Theatrum mundi : vitalité d’une vieille métaphore dans le théâtre français du 17e siècle Projet de préface française à Lynda G. Christian, Theatrum mundi : the history of an idea (1987)

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Préface en guise de postface : pour le lecteur français, le livre de Lynda G. Christian appelle continuation. Non qu’il ne soit pas complet en son objet d’étude : retracer l’histoire d’une idée de sa naissance à sa renaissance. Et l’on comprend que l’auteur ait interrompu son parcours à la fin de la Renaissance, dont El Gran Teatro del Mundo, si avancé que soit le XVIIè siècle à sa date de représentation, marque, pour la littérature espagnole, le terme. Comme dans toute recherche, tirer un fil de l’écheveau des idées qui ont nourri l’imaginaire occidental, c’est courir le risque que ce fil soit sans fin : à toute recherche se pose en premier lieu le problème du terminus ad quem. Surtout lorsque, comme ici, le terminus a quo est constitué par l’origine même de l’idée. Surtout lorsque, comme ici, le fil est inextricablement emmêlé avec d’autres fils, métaphores de la vie comme songe, comme voyage, allégorie de la Fortune…

Lynda G. Christian nous a donc conduits jusqu’au terme de la Renaissance française, jusqu’à Montaigne. C’est dire que l’enquête s'interrompt au seuil du XVIIè siècle français. Regrets ? Assurément. On regrette toujours qu’une belle histoire s’arrête. D’autant qu’il y a matière.

Il est vrai que cette matière n’apparaît pas avec une aussi triomphante évidence que dans la littérature anglaise ou espagnole. Il n’y a pas d’équivalent pour la conscience collective française des vers fameux de Shakespeare « All the word’s a stage… » ; et aucun de nos trois grands dramaturges ne s’est aventuré à déployer sur la scène « le grand théâtre du monde », comme l’a fait Calderón. Il n’empêche. Nourrie en ses livres par la tradition morale humaniste, tancée dans ses églises par les prédicateurs catholiques, polie dans ses salons où le paraître est un art, éblouie dans ses jeux de paume transformés en théâtres, la France du XVIIè siècle est si bien persuadée que le monde est un théâtre qu’elle va accoucher d’un roi démiurge dont tout l’effort consistera à écrire lui-même une pièce mettant en scène, par cercles concentriques, la cour, la ville, le pays et, si possible, l’Europe ; une pièce dont il se voudra à la fois l’Auteur, le Spectateur suprême et le premier Acteur. En somme, la France ne possède ni refrain shakespearien, ni allégorie caldéronienne, mais elle possède Versailles, tangible symbole de la tentative démiurgico-scénographique du Roi-Soleil.

Le plus remarquable dans ce symbole est qu’il est à la fois aboutissement de l’idée que le monde est un théâtre et négation du fondement philosophique de cette idée. Dans son grand dessein, Louis XIV négligeait, en effet, une chose essentielle : que le théâtre du monde n’a de sens qu’au regard de Dieu ; en aucun cas au regard des hommes. Il refusait un des aspects constitutifs de la métaphore : un roi n’est qu’un homme, et, partant, un acteur comme les autres sur la scène du monde. Louis XIV confondait-il donc l’humain et le socio-politique ? Car dans la sphère socio-politique le roi peut être le grand ordonnateur de toutes choses ; mais la sphère socio-politique, si réelle qu’elle puisse paraître à qui prétend l’organiser, n’en est pas moins de l’ordre du simulacre comme l’ensemble des activités humaines. Prendre le simulacre pour l’authentique : cela a nom dans la pensée morale du XVIIe siècle aveuglement et folie.

Aveuglé, Louis XIV l’a assurément été, mais non par folie. Il constitue le plus parfait aboutissement imaginable de la pensée politique française qui a élaboré depuis le XVIè siècle, pour les Valois, puis pour les Bourbons, la théorie de la monarchie absolue de droit divin. À la mort de son père, il avait cinq ans. Roi à cinq ans, il est ainsi accueilli au Parlement de Paris le 17 mai 1643, par la bouche de l’Avocat Général Omer Talon :

Sire, le siège de Votre Majesté nous représente le Trône du Dieu vivant. Les Ordres du Royaume vous rendent Honneur et Respect comme à une Divinité visible.

On saisit comment le discours dynastique français est parvenu à briser toute possibilité pour le discours philosophique et moral de mettre en cause la personne du roi. Car les Bossuets ne se sont pas faits faute de prêcher devant la cour la vanitas vanitatum, l’élévation et abaissement des trônes : mais chacun avait bien conscience qu’à la cour du Roi-Soleil leurs prêches étaient de l’ordre de l’épidictique, et en aucun cas du délibératif. Aussi, nulle folie dans l’attitude d’un roi qui se veut metteur en scène du monde. Non seulement il n’est pas un homme comme les autres hommes, mais il n’est pas un roi comme les autres rois. Des années plus tard, Félibien, en réfléchissant sur Le Portrait du Roi peint par Le Brun, se trouvera confronté à cette évidence : si « beaucoup de Princes qui ont porté la couronne n’ont été Rois qu’en apparence », il fallait avec Louis XIV « représenter un Roi véritable, un Roi dans le corps et l’âme duquel Dieu a versé libéralement des dons et des talents extraordinaires… ». « Roi véritable », « divinité visible », Louis XIV n’est pas une simple apparence sur le grand théâtre du monde ; il EST, même si sa politique consiste à élaborer une véritable dramaturgie du paraître. « Dieu vivant », il AGIT, tandis que les autres hommes jouent les rôles qu’il veut bien leur laisser jouer. Puissance d’une idéologie qui consacre la dissolution du vieux rapport analogique macrocosme-microcosme — comme Dieu domine la création, le roi domine la société —, et qui parvient à subjuguer une métaphore millénaire — le monde est un théâtre — par une métaphore vive — le roi est un dieu vivant ; le monde est son théâtre.

Il va de soi que l’idéologie politique s’inscrit dans un champ idéologique qui l’englobe ; qu’elle n’aurait rien pu faire à elle seule si le terrain n’avait pas été préparé par une modification de la vision du monde entre le XVIè et le XVIIè siècle. Mais nous ne pouvons sur cette immense question que renvoyer aux travaux de tous ceux, historiens, historiens des mentalités, historiens des idées, qui se sont penchés sur la « crise baroque ». Pour notre part, nous resterons au cœur de la métaphore, nous en tenant au comparant, le théâtre.

À sa manière, la tragédie française du XVIIè siècle révèle elle aussi une dérive incontestable du theatrum mundi. Tandis que la comédie se veut le miroir du commun des hommes, la tragédie, telle qu’elle était renée au XVIe siècle, se voulait « l’école des Rois et des Grands ». Au milieu du XVIè siècle, Jodelle, l’inventeur de la tragédie française moderne, rappelait au roi Charles IX que le rôle du poète tragique est de présenter les heurs et malheurs que connaissent les rois et les grands lorsqu’ils jouent leur « jeu brief » et leur « roolle » sur « l’echauffaut » du monde. Le texte est d’importance, et l’on nous pardonnera d’en citer un long extrait :

 

[…] veu que la vie encores n’est qu’un songe,

Qui d’objets plus facheux ceux qui sont plus grands ronge :

Et qu’il y a cent fois plus de mal à dresser

Et tenir ces grandeurs, et mesme à les laisser

Cent fois plus de tourment, et que d’une vistesse

Tant roide chet le poinct où il faut qu’on les laisse :

Que l’on est plus long temps souvent à s’atourner

D’or, d’argent, et de pourpre, à gravement orner

Ses gestes et sa voix, encor ceci je donne

À ceux qui sont mieux nés pour si grave personne,

Et plus long temps encor pour attendre que l’heur

Inespéré nous pousse en un roolle meilleur,

Que l’on n’est pas à faire et à dire en la sorte

Qu’un decore requiert tout ce qu’à l’heure porte

Ce jeu brief et ce roolle, apres lequel il faut

Soudain se retirer derriere l’echauffaut,

Souvent sans le succez des choses desirees,

Souvent avecq’ ennuy des choses empirees,

Souvent avecq’ regret et mescontentement

D’avoir ainsi fini son roolle brievement,

Plus souvent avec honte et repentance et rage

D’avoir trop mal joué tant digne personnage,

Tant qu’avecques un blasme en sort encor un ris,

De voir l’orgueil enflé soudainement surpris

D’estonnement et faute, et bien souvent encore

Avec cruelle fin, qui sans fin deshonore,

Qui aux chaisnes de fer les couronnes changeant,

Ou sous honteuse mort piteusement rangeant

Telle enfleure de vie en mille horreurs terribles,

En muglemens tragicqs, en larmes, en horribles

Pitiez, qui quelquefois pour le peu d’amitié

Qu’on porte à tel joueur, ne font point de pitié,

Vont tout d’un coup cachant tout cela qu’on admire

En eux, sous le rideau que le sort soudain tire

D’iceluy, les couvrant pour jamais tel rideau,

Les plus souvent tout noir : c’est un obscur tombeau,

Si tombeau mesme ils ont, qui pour la fin receuë,

Peut estre, couvrira la grace qu’ils ont euë

Pour un temps, la faveur des spectateurs, l’honneur,

Magnificence, pompe, accortesse, et bon heur,

Mesme ce qu’ils ont eu de courage et victoire

Sur d’autres, voire encore de clemence en leur gloire,

Et en leur triste fin d’innocence et de coeur,

Pour contre le malheur, la fureur, la rancueur,

Et le tort, s’il y est, porter telle inhumaine

Issue, et meprisant comme trompeuse et vaine

Tout gloire et grandeur, mesler aux durs sanglots

Quelque parole, ou fait, digne de quelque los,

Et dont on puisse apres quelque constance apprendre

Au lieu de s’enterrer dans l’urne de leur cendre…

(Discours de Jules Cesar avant le passage du Rubicon)

 

On saisit quelle mission assignaient à la tragédie les poètes du XVIè siècle. Le théâtre tragique est le microcosme de la grande tragédie que constitue le théâtre du monde. Théâtre du théâtre, tragédie de la tragédie.

On aurait peine à trouver un texte semblable sous la plume des poètes tragiques français du XVIIè siècle. C’est que la nature même de leur théâtre est différente. La conception de la tragédie du monde est indissolublement liée à la toute puissance de la fortune. C’est la capricieuse fortune qui change les couronnes en chaînes de fer : les hommes aveugles ne sont pas en mesure de saisir les volontés de la Providence derrière les caprices du sort. Ils sont doublement victimes : victimes de ce qu’ils subissent, et victimes des voies impénétrables de Dieu qu’ils ne discernent pas. Au contraire, la tragédie de la première moitié du XVIIè siècle, fascinée par l’affirmation de la grandeur du héros cornélien, congruence de la transposition au théâtre de l’héroïsme épique, de l’optimisme tridentin et moliniste, de l’idéal de la magnanimitas aristotélicienne et d’un véritable mythe personnel, celui de l’envol, est dans ses formes les plus hautes le résultat d’une quête de la maîtrise des apparences.

Aussi le theatrum mundi est-il bien présent dans l’œuvre de Corneille, mais sous une forme éminemment positive. Dès 1636, L’Illusion comique invitait à un dépassement des illusions des apparences par une conscience toute montaignienne de ces mêmes apparences. À partir de Cinna se met en place une problématique qui reviendra obstinément tout au long de sa carrière, au travers d’une réflexion sur légitimité et usurpation (Cinna, Héraclius, Pertharite, Œdipe, Sertorius), sur essence et apparence héroïques et/ou royales (Rodogune, Héraclius, Don Sanche, Pertharite, Œdipe, Othon), résultat d’une méditation constante sur l’identité et sur la place de l’homme dans le grand théâtre du monde. L’homme n’est qu’un acteur, certes, mais il doit tout tenter pour donner un sens à son rôle, ou, si le destin l’a placé au premier plan de la pièce, pour comprendre ce rôle et le maîtriser. Tout chrétien — tout dévot même — qu’il était, Corneille n’a pu oublier la principale leçon de l’humanisme, laissant à Rotrou, spécialiste de l’ambiguïté, c’est-à-dire d’une conception anti-humaniste du theatrum mundi, le soin de disqualifier dans son Véritable saint Genest l’ensemble des activités humaines, et, en premier lieu, celles des rois.

Dès lors cela n’a rien d’un hasard si c’est dans son Œdipe (1659) que Corneille a affirmé son point de vue avec le plus de force. Présentée depuis toujours comme le sujet idéal de la tragédie à l’antique, la fable d’Œdipe repose sur une thématique qui avait tout pour séduire un Jodelle : après vingt ans de bonheur, un roi se retrouve la victime impuissante des vicissitudes de la fortune, et entaché sans le vouloir d’une faute originelle qu’il doit effacer de son sang. Belle leçon pour les rois qui risqueraient de s’abuser sur la pérennité des choses d’ici-bas. À première vue, rien, si ce n’est le goût de la gageure, ne peut expliquer le choix de Corneille : ni son théâtre, ni, comme on a vu, l’idéologie politique du règne. Le résultat est pourtant là : Corneille a adapté le sujet, et sa tragédie a été au nombre des six œuvres de lui que Louis XIV, au faîte de sa gloire, « a fait représenter de suite devant lui à Versailles, en octobre 1676 ». Choix révélateur s’il en est, et qui enveloppe d’une ironie vengeresse la condamnation a priori qu’avait formulée l’abbé d’Aubignac :

Corneille devait considérer qu’il mettait son Œdipe sur le théâtre français et que ce n’est pas là qu’il faut manifester les grands malheurs des familles royales, quand ils sont mêlés d’actions détestables et honteuses et que les sujets se trouvent enveloppés dans les châtiments que le Ciel en impose à la terre. À quoi bon de faire voir aux peuples que ces têtes couronnées ne sont pas à l’abri de la mauvaise fortune, que les désordres de leurs vies, quoique innocentes, sont exposés à la rigueur des puissances supérieures […]. C’est leur donner sujet, quand il arrive quelque infortune publique, d’examiner toutes les actions de leurs princes, de vouloir pénétrer dans les secrets de leur cabinet, de se rendre juge de tous leurs sentiments, et de leur imputer tous les maux qu’ils souffrent, et qui ne doivent être que pieuse croyance que les Rois sont toujours accompagnés d’une faveur particulière du Ciel, qu’ils sont partout innocents et que personne n’a le droit de les estimer coupables. […] Il faut enseigner des choses qui maintiennent la société publique, qui servent à retenir les peuples dans leur devoir et qui montrent toujours les souverains comme des objets de vénération environnés des vertus comme de la gloire.

Ainsi d’Aubignac condamnait l’Œdipe de Corneille au nom d’une conception cornélienne de la tragédie — et louis-quatorzienne de la royauté —, sans voir que, justement, Corneille avait plié le sujet et à sa dramaturgie (enjeu politique et intrigue amoureuse) et à sa propre vision du monde. Chez Corneille, Œdipe devient une véritable dénonciation de la forme traditionnelle du mythe, qui présente l’homme prisonnier d’un destin qui le dépasse. Sans aller jusqu’à affirmer comme d’Aubignac que les rois « sont partout innocents », il témoigne, au travers de l’ensemble des rôles d’Œdipe et de Thésée, que les rois, s’ils manifestent toutes les vertus royales, s’ils s’efforcent de remplir leur rôle le plus parfaitement possible, ne peuvent être coupables.

Car son Œdipe, s’il manifeste un comportement tyrannique au début de la pièce — aussi longtemps qu’il affronte Dircé, héritière légitime du trône de Thèbes —, change d’attitude dès qu’on apprend que le fils de Laius est vivant et qu’il vit à la cour ; autrement dit dès qu’il se met à chercher l’héritier légitime, sans savoir qu’il occupe lui-même sa propre place. De là la constante grandeur qu’il manifeste tout au long de l’enquête qui va le conduire jusqu’à sa propre personne — à la différence du personnage de Sophocle, affolé par son hybris et son refus de voir. Car son héroïsme, sa sagesse et sa grandeur lui ont conféré l’apparence d’un roi, et c’est à ce titre qu’il occupe le trône de Thèbes ; ce qui justifie son cri à la nouvelle qu’il n’est pas le fils du roi de Corinthe : « Je ne dois plus qu’à moi tout ce que j’eus de rang » (v. 1720). Mais précisément, comme nous l’ont appris Héraclius, Don Sanche, Pertharite, seul peut paraître roi celui qui, même sans le savoir, est roi. Aussi nulle surprise lorsqu’il se révèle en définitive le roi légitime de Thèbes : son apparence royale s’est enfin confondue avec l’essence. Or c’est là que réside le scandale du mythe. Cette essence royale est entachée d’un parricide et d’un inceste : « Mon souvenir n’est plein que d’exploits généreux, / Cependant je me trouve inceste et parricide… » (v. 1820-1821).

Comment dire autrement pour Corneille qu’il lui paraît inconcevable que la coïncidence de l’être et du paraître puisse être entachée de quelque chose qui la dépasse ? Dans le grand théâtre du monde, Dieu nous a imparti pour seul devoir de remplir du mieux qu’il nous est possible le rôle qui nous a été attribué, et ce serait une insulte à la toute-puissance de Dieu d’imaginer qu’il ait pu au départ piper les dés en condamnant le rôle d’avance, avant que le rideau soit levé. Et craignant qu’entraîné par la forme traditionnelle du mythe, son spectateur ou son lecteur méconnaisse la signification qu’il a donnée à sa propre version, comme le fera d’Aubignac, Corneille a fait explicitement prononcer par Thésée une condamnation de la conception de la fortune aveugle et une affirmation de la liberté de l’homme :

 

Quoi, la nécessité des vertus et des vices,

D’un Astre impérieux doit suivre les caprices,

Et Delphes malgré nous conduit nos actions

Au plus bizarre effet de ses prédictions ?

L’âme est donc toute esclave, une loi souveraine

Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne,

Et nous ne recevons ni crainte ni désir

De cette liberté qui n’a rien à choisir…

.............................................................................

D’un tel aveuglement daignez me dispenser,

Le Ciel juste à punir, juste à récompenser,

Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire,

Doit nous offrir son aide et puis nous laisser faire.

(III, 5, v. 1149-1156 et 1167-1170)

 

On voit que la confiance de Corneille dans les vertus du théâtre n’a pas faibli depuis L’Illusion comique. Du théâtre, grand pourvoyeur en illusions, sort finalement la vérité. A bien jouer son rôle de roi — en l’occurrence en allant loyalement jusqu’au bout de son enquête —, Œdipe a prouvé que ce n’était pas en vain que Dieu l’avait fait naître roi : derrière les illusions de sa destinée chaotique, il n’a cessé de montrer en jouant bien son rôle qu’il était digne d’être roi, et que les illusions n’étaient que des épreuves. Du théâtre, miroir abrégé du grand théâtre du monde, sort l’assurance que la comédie peut être maîtrisée. En attendant que le rideau tombe et que Dieu applaudisse les bons acteurs et rejette les mauvais sous la trappe.

Que devient le theatrum mundi après ce si remarquable Œdipe ? En butte à la « démolition du héros » (P. Bénichou) qui relègue au rang des choses surannées l’éthique de la gloire et de la liberté vertueuses et qui — tous courants dévots confondus, de Pascal à Bossuet — réaffirme la nudité, les misères et l’aveuglement de l’homme ; doublée par le discours louis-quatorzien qui confisque la gloire pour la seule exaltation d’un roi absolu ; concurrencée par la tragédie de la passion racinienne, la tragédie cornélienne devait progressivement s’acheminer vers sa propre mort. Et avec elle la conception du théâtre du monde que s’était forgée l’humanisme chrétien.

Restait la conception de l’humanisme sceptique qui aurait pu lui survivre quelque temps, si son plus éminent représentant n’était pas mort (1673) au moment même où Corneille cessait d’écrire pour le théâtre (1674) : Molière.

Car Molière en était venu progressivement à assignerr à sa propre production une ambition qui était au pied de la lettre celle que l’on assignait à la comédie depuis l’antiquité : être le miroir des actions des hommes. Il proposait, à proprement parler, la comédie du monde. Proposition révolutionnaire par rapport aux comportements des auteurs comiques de la génération précédente. Pendant près de trente ans, la tragi-comédie (du moins celle d’un Rotrou) et la comédie avaient reposé sur les jeux du masque et du visage, du songe et de la réalité, de l'aveuglement et de la clairvoyance, mettant sans cesse en œuvre ce postulat selon lequel ce qui paraît n'est jamais la vérité : interprétation ludique du thème du theatrum mundi, mais arrière-plan très sérieux, puisqu’il ne s’agissait de rien d’autre que de la conviction selon laquelle les hommes, prisonniers de la caverne platonicienne, sont victimes des apparences et s’y complaisent. Loin d’accepter l'ambiguïté, la comédie-miroir moliéresque représente au contraire un effort pour arracher les masques, dissiper les illusions, éclairer les aveugles. Mais Molière n’avait rien d’un apologiste ou d’un moraliste chrétien. La pensée sceptique à laquelle il se rattachait voyait l’idée du theatrum mundi moins comme une métaphore que comme une comparaison : le monde n’est pas un théâtre sous le regard de Dieu ; le monde est comme un théâtre. La grande comédie du monde doit être dénoncée par la comédie satirique.

De là sa rencontre, au moment où sa satire devient politique en s’attaquant à l’hypocrisie sociale majeure, celle des faux dévots, avec le discours idéologique de la monarchie. Non que Molière se soit laissé prendre aux mirages de l’idéologie louis-quatorzienne. Mais en percevant l’idée du théâtre du monde comme une comparaison dénuée d’implications métaphysiques, en prenant l’idée d’un point de vue laïque, il n’a eu aucun mal à assigner au roi la place d’Auteur-Spectateur-Juge dans la comédie sociale. Le résultat de cette rencontre, c’est Le Tartuffe. Non pas la première version en 3 actes, créée en 1664 et aussitôt interdite pour des raisons religieuses, mais la dernière version de Tartuffe, en 5 actes, créée et publiée en 1669.

L’acte V de Tartuffe, ajouté à la première version en 3 actes vers 1665, est en effet sous-tendu par la structure du theatrum mundi. Comme dans la version humaniste du thème, il y a place, aux côtés de l'Acteur aveugle (Orgon), pour un Acteur-Spectateur : c'est l'homme qui a pris conscience qu'il n'était qu'un Acteur, qui s'efforce de jouer son rôle du mieux qu'il peut, et qui veut éclairer les autres (Cléante). Mais aux côtés de l'Acteur aveugle et de l'Acteur-Spectateur de la comédie du monde, s'est fait jour un troisième type d'acteur, celui qui, au lieu de s'avancer aveuglément, mais à visage découvert, brouille les cartes en ne permettant pas que l'on sache quel rôle il joue (celui que Molière a transformé en 1665, de naïf directeur de conscience tombant dans l’hypocrisie par incapacité à résister à ses passions à aventurier cynique et dangereux). Au dessus d'eux se tient l'Auteur-Spectateur-Juge dans sa version laïcisée : le Roi. Tel est le sens de l'intervention finale de l'Exempt porteur de la parole du Roi, qui n’a rien d'un maladroit deux ex machina (Tartuffe, acte V, scène dernière, v. 1906-1920). Dans un tel contexte, l’exaltation des vertus attribuées au « Prince » n’a rien de conformiste ; elle est dans la perspective exacte de la structure sémantique de la pièce. De fait, les mots sont précisément choisis : ce « Prince ennemi de la fraude », « dont les yeux se font jour dans les cœurs », « que ne peut tromper tout l'art des imposteurs », dont la « grande âme » est pourvue « d'un fin discernement », qui « sur les choses toujours jette une droite vue », qui « donne aux gens de bien une gloire immortelle », et qui a percé à jour « par ses vives clartés » les replis du cœur de Tartuffe, ce Prince, en un mot, possède très exactement les caractéristiques que les écrivains qui développent le thème du theatrum mundi prêtent au Spectateur divin. Il y a donc effectivement une intervention divine dans Tartuffe, mais elle n'est pas ex machina. Tandis que tout au long de la comédie s'agitaient les trois principaux Acteurs, le Spectateur-Juge attendait que chacun soit allé jusqu'au bout de son rôle pour intervenir,

 

Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,

D'une bonne action verser la récompense,

Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,

Et que mieux que du mal il se souvient du bien. (v. 1941-1944)

 

Ainsi, la répartition des rôles est claire : la société des hommes est faite d'une majorité d'aveugles, d'une brochette de clairvoyants, et d'un nombre variable d'aventuriers masqués qui viennent troubler le jeu des deux premières forces en présence ; mais aussi loin que puissent s'introduire ces derniers, la force régulatrice de la société peut les démasquer et les punir.

Exceptionnel témoignage que celui de cette dernière version de Tartuffe. Il révèle de quelle manière ont pu se rencontrer la conception humaniste et sceptique du theatrum mundi et l’idéologie de la monarchie absolutiste. Illusion commune à tous les débuts de règne ? Pas seulement. Depuis la naissance du dauphin, nombre d’intellectuels et d’artistes s’étaient laissé persuader que le nouveau règne allait ramener l’âge d’or : « Redeunt Saturnia Regna… » Le rêve ne devait pas résister pour la plupart à l’épreuve du temps : pour un La Fontaine, le rêve s’était brisé dès septembre 1661, à l’arrestation de Foucquet,. L’interdiction de Tartuffe dès sa création en 1664, et renouvelée durant cinq ans, allait briser celui de Molière. Le Roi avait beau continuer à le protéger, il avait révélé des limites incompatibles avec le grand Auteur-Spectateur-Juge qu’il prétendait être. Pour le comédien qui s’était cru un instant investi par lui d’une mission morale et politique, il fallut en rabattre : « […] c’est une folie à nulle autre seconde / De vouloir se mêler de corriger le monde », fait-il dire à Philinte au commencement du Misanthrope (1666). Quand on a ainsi les ailes coupées, il ne reste qu’à se divertir et divertir les autres du spectacle :

[…] n'étant pas assez fort pour résister aux mauvais exemples du siècle, je m'accoutume insensiblement, Dieu merci, à rire de tout comme les autres, et à ne regarder toutes les choses qui se passent dans le monde que comme les diverses scènes de la grande comédie qui se joue sur la terre entre les hommes. (Lettre sur la comédie de l'Imposteur, 1667)

Rire et faire rire : le repli de Molière n’avait rien de frileux. Il se remettait à sa juste place, s’en tenant à une conception strictement satirique du theatrum mundi. Encomium moriae : comme l’avait expliqué la Folie d’Erasme, le chantier restait vaste.

Encore une fois, cette préface se veut une invitation à poursuivre l’enquête entreprise par Lynda G. Christian vers la France du XVIIè siècle. Poursuivre, c’est aller bien au delà des quelques réflexions auxquelles nous venons de nous livrer. C’est repérer avec précision les lieux privilégiés de l’expression de cette « idée », ainsi que les moments où elle s’affirme avec le plus de force et ceux où elle s’étiole, analyser les modalités qu’elle revêt en fonction de ces lieux et de ces moments, etc. Sans oublier le rôle joué par les adversaires du théâtre, pour qui le principe du théâtre du monde aboutit paradoxalement, mais logiquement, à la négation même du théâtre :

Car si toutes les choses temporelles ne sont que des figures et des ombres, en quel rang doit-on mettre les Comédies qui ne sont que les ombres des ombres, puisque ce ne sont que de vaines images des choses temporelles, et le plus souvent des choses fausses ? (Nicole, Traité de la Comédie)

L’enquête ouvre assurément sur un vaste champ et sur un nombre considérable d’écrivains et d’œuvres. Mais il faut tout aussitôt ajouter que quelques chapitres en ont déjà été esquissés, depuis les travaux fondateurs de Jean Rousset en 1954. La liste n’est pas très longue, et nous la proposons, sans prétendre aucunement à l’exhaustivité, en appendice à cette préface. Il suffirait de nouer les fils, de combler les manques, et de pousser plus loin. Avis aux amateurs.

 

Esquisse bibliographique (arrêtée en 1991) — le theatrum mundi et la littérature française du XVIIè siècle

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