Article paru dans « Le rêve littéraire, du baroque au classicisme : réflexes typologiques et enjeux esthétiques », Revue des Sciences Humaines, 1988-3, n° 211 (Rêver en France au XVIIe siècle), p. 213-235.
Que Jean-Pierre Chauveau et Jean Serroy trouvent ici l'expression de ma gratitude pour leur aide.
à Jacques Morel
La littérature française du XVIIe siècle1 n'a pas la réputation d'être une littérature onirique. On verrait plutôt en elle — malgré l'atmosphère crépusculaire de certaines tragédies de Corneille et de Racine — une apothéose du monde diurne, comme a cru longtemps pouvoir le résumer à travers la seule symbolique de Louis XIV, le Roi-Soleil. Mais depuis bientôt cinquante ans émergent, sous les auspices du concept de « baroque », tous les textes de la première moitié du siècle, ce qui a modifié notre perception de la littérature de l'ensemble de cette époque. La presque totalité de L'Illusion comique, spectacle d'ombres, se déroule la nuit, cette même nuit qui voit les habitants du royaume des morts et du monde des songes visiter tant de poètes, tant de personnages de romans et de pièces de théâtre, que l'on en vient à se dire que finalement le Corneille de Polyeucte et le Racine d'Athalie ont fait comme les autres : comme Rotrou, dans le théâtre duquel pas moins d'une douzaine de rêves sont mentionnés, racontés ou analysés ; comme Tristan qui intègre un rêve dans chacune de ses cinq tragédies ; comme Alexandre Hardy, le prolifique dramaturge du début du siècle, qui a fait de même dans plus de la moitié des quarante pièces qu'il a pu publier ; comme tel auteur anonyme du début du siècle qui nous présente à l'intérieur d'un même roman2 presque toutes les formes de songes littéraires de son temps.
Faire la part des choses s'impose donc. La littérature française du XVIIe siècle ne prétend pas plus aujourd'hui qu'hier rivaliser avec celle du XIXe pour l'onirisme et la déréliction nocturne. Et plus qu'une question de masses, ou d'occurrences, se pose la question des modalités, particulièrement aiguë en ce siècle qui cantonne l'expérience personnelle dans des genres non « reconnus » par la tradition, tandis que pour les genres proprement « littéraires » l'art consiste à faire œuvre originale dans le cadre de la grande règle de toutes les règles, l'imitation. Enfin, ce qui complique les choses, c'est que les relations du rêve à la littérature sont de deux ordres : littéral et métaphorique. Le succès que paraît avoir obtenu dans l'Europe de la fin de la Renaissance la métaphore la vie est un songe invite à approfondir la question des rapports — littéraires — entre le rêve et la réalité.
I. RÉALITÉ ET TRADITION LITTÉRAIRE
En notre XXe siècle, où la découverte d'un langage de l'inconscient, à la fois structuré et masqué, a donné une telle importance aux rêves authentiques, la première question que l'on est tenté de poser à l'onirisme littéraire du XVIIe siècle est la suivante : y a-t-il un projet d'authenticité dans les rêves littéraires de cette époque ? On s'attendrait à ce que la littérature fasse de cette question une fausse question. Si elle est, comme elle se voulait au XVIIe siècle, une imitation du réel, le caractère factice ou authentique des rêves devrait être indécidable. Par là, il devrait être extrêmement difficile d'établir une typologie. Or c'est tout le contraire qui se produit3.
1. Etat des lieux
En se tenant dans le champ littéraire traditionnel, on s'aperçoit vite que le rêve littéraire — exclusivement désigné par le terme de songe à cette époque4 — obéit à un mode de fonctionnement typologique. L'expression littéraire au XVIIe siècle se répartit dans trois modes d'écriture dominants : la poésie lyrique, le théâtre tragique et tragi-comique, le roman (à défaut d'épopée). Il se trouve que chacun de ces genres possède un type de rêve dominant — mais non pas exclusif —, répartition en tous points conforme à ce qu'elle était déjà dans l'antiquité, et à ce qu'elle est dans les autres grandes littératures européennes de la Renaissance (Italie, Angleterre notamment).
La poésie lyrique privilégie le songe érotique : rêve de nature évocatoire, il est toujours constitué par la vision de la femme aimée, suivant une tradition qui remonte jusqu'aux Anacréontiques, à l'Anthologie grecque, en passant par les poètes latins, Tibulle, Ovide, Properce, évidemment relayés à la Renaissance par Pétrarque, puis Bembo, Sannazar, et les poètes franais de la Pléiade. Comme on peut s'y attendre, le premier XVIIe siècle, si fortement poétique, a donné le jour à de très beaux textes, mais aucun ne parvient à faire oublier ceux que Ronsard avait écrits au siècle précédent — c'est-à-dire, finalement, quelques décennies plus tôt. Quoi qu'il en soit, l'important, c'est qu'on retrouve les directions mêmes dans lesquelles s'étaient illustrés les poètes de la Pléiade. D'une part, l'invocation au sommeil et au songe, seuls capables de transformer en douceurs les duretés de la maîtresse ; d'autre part, l'apparition de la maîtresse5, qui fait oublier son absence ou sa cruauté, mais dont la disparition au réveil ne manque pas de désespérer le poète6; enfin la possession physique de la maîtresse :
Dans ce petit moment, ô songes ravissants !
Qu'amour vous a permis d'entretenir mes sens,
J'ay tenu dans mon lict Elise toute nue…7
On croit au premier abord à l'absence totale de modification de la thématique, comme si les poètes de la première moitié du XVIIe siècle se trouvaient en présence d'une matière sur-codifiée à laquelle ils ne pouvaient pas toucher. En fait, on peut saisir de subtiles différences entre la thématique ronsardienne et celle de ces écrivains « baroques ». Au lieu d'accepter le rêve érotique avec une ironie désabusée tirée des contraintes de l'âge8 ou, comme l'explique G. Mathieu-Castellani, d'éprouver vergogne au réveil et de se désoler de l'imposture du songe (Cassandre), le poète de la fin du XVIe et des trente premières années du XVIIe paraît éprouver du plaisir dans le mensonge apporté par le songe, dans l'expression de la vie illusoire des rêves, dans la conscience de la mouvance des images9. D'autre part, à la même époque, la poésie gaillarde et satirique prend le contrepied du courant idéaliste, ce qui se répercute jusque dans la thématique du songe : à la fin d'un sonnet figurant dans ses Délices satiriques (1620), Théophile de Viau, après avoir repris durant trois strophes la thématique de la possession onirique de sa maîtresse défunte, termine sur une pirouette à la fois scabreuse et libertine10. Poème exceptionnel, il confirme, en jouant sur les poncifs du songe érotique, le succès de la tradition dans le premier tiers du XVIIe siècle.
Dès lors, qui cherche une approche vraiment neuve du rêve dans la poésie de la première moitié du siècle, doit se tourner vers les visions : poèmes d'inspiration fantastique et noire, textes tourmentés qui correspondent à une certaine pente des baroques (la mélancolie), jeux fondés sur le thème du monde renversé, nous sommes à mille lieux du rêve érotique. Mais sommes-nous encore dans le rêve proprement dit ? à l'exception de rares poèmes comme Les Songes funestes de Tristan (extrait des Amours de 1638), il semble que le terme de songe soit soigneusement évité par les poètes : pour désigner ces textes dont on ne sait jamais s'il s'agit d'un véritable cauchemar ou d'un rêve éveillé, c'est le mot vision qui apparaît le plus souvent11 — du moins lorsque ces poèmes portent un titre12. Il tout à fait significatif que Tristan ait associé le qualificatif funeste à songe pour un sonnet dont toute l'horreur réside dans la crainte d'être abandonné par sa maîtresse. Comme si le songe, illusoire, désenchanté, funeste, était exclusivement, pour les poètes du premier dix-septième siècle le songe amoureux.
De son côté, le théâtre sérieux privilégie le rêve prémonitoire. La Bible, l'épopée homérique, les plus anciennes tragédies grecques conservées en contiennent de fameux13, et les songes prophétiques de Poppée et d'Octavie dans le théâtre de Sénèque ont particulièrement influencé les auteurs modernes, au premier rang desquels ceux de la Renaissance14. Apparition d'un dieu (ou d'un envoyé du Dieu chrétien), d'un spectre, d'un revenant sous sa forme humaine, de l'un des personnages concernés par la prémonition, il s'agit dans tous les cas d'une figure dont les paroles ou les suggestions concernent l'action à venir, ou dont l'attitude menaçante — ou menacée — laisse mal augurer des événements qui se préparent15. A côté de cette forme, dont l'origine est plus particulièrement épique, le rêve prémonitoire revêt aussi la forme de la vision funeste, qui était à l'origine le songe tragique par excellence. On connaît le bref mais horrible récit du rêve de la princesse Théodore dans Venceslas de Rotrou, où à la vision du flanc de son frère percé de coups succède celle de sa décapitation16. En fait, l'époque moderne répugne à marquer franchement le départ entre les deux formes : dans La Sylvie de Mairet17, la mère de l'héroïne raconte qu'elle a assisté éblouie, terrorisée puis rassurée aux modifications d'un paysage exceptionnel, mais ces bouleversements météorologiques avaient pour victime Sylvie, tour à tour paisible, balayée par les éléments, heureuse enfin dans des atours royaux.
Plus notables sont les différences dans la présentation scénique des songes18. Aussi longtemps que les dramaturges ont tenu à faire paraître sur la scène, aux côtés des dormeurs, les apparitions nocturnes — Alexandre Hardy, imitant Garnier, s'y est complu —, l'accent portait moins sur la forme de l'apparition, puisqu'elle était donnée à voir aux spectateurs, que sur le discours prononcé qui balayait le passé, le présent et le futur — ce qui le rendait apte quelquefois à servir d'exposition. Le remplacement définitif de ces présentations scéniques par les récits faits à leur réveil par les personnages, s'est traduit par une excroissance du decorum au détriment du contenu même du songe : passé 1625, comptent autant l'angoisse du rêveur à son réveil, les discussions sur la véracité des songes (decorum extérieur), et l'arrière-plan visuel, longuement détaillé quelquefois, du songe (decorum intérieur), que son contenu.
Notons pour finir que même les pièces religieuses, Polyeucte, Athalie, Le Véritable saint Genest de Rotrou préfèrent ces deux formes de songe, synthèses des songes biblique, épique et tragique, et ignorent d'autres formes de songes bibliques, notamment les songes mystiques (comme l'échelle de Jacob). Cette exclusion, ainsi que les problèmes de présentation dont nous venons de parler, introduit le problème du statut du rêve au théâtre, sur lequel nous reviendrons.
Les genres narratifs — l'épopée et son succédané moderne, le roman —, privilégient eux-aussi les songes prémonitoires, nombreux dès l'épopée homérique. Ils possèdent, en outre, un type de songe, beaucoup plus rare, mais qui leur est propre : le songe visionnaire et « excursionniste » : ce n'est plus l'évocation, ni l'apparition, mais le voyage en un lieu surnaturel. Que ce type de songe appartienne en propre à la littérature narrative s'explique aisément : il s'agit d'une variante du voyage héroïque dans l'au-delà (descente aux enfers dans l'antiquité), qui est comme l'une des marques de fabrique de l'épopée antique, aussi bien que de l'épopée médiévale. Pour celui qui veut sauvegarder les apparences de la vraisemblance, il n'y a guère que l'artifice du songe qui, à l'âge moderne, assure un passage acceptable du monde humain aux mondes surnaturels19.
Il s'est d'ailleurs créé un véritable sous-genre narratif, ni épopée, ni roman, ni discours, le songe visionnaire, dont le texte fondateur est Le Songe de Scipion de Cicéron20, où Scipion l'Africain entraîne son petit-fils dans un voyage céleste, au cours duquel il lui explique la structure de l'univers, la musique des sphères, la nature de l'âme. Le Moyen-âge a vu fleurir ensuite une grande quantité de Songes21, jusqu'à ce qu'à la Renaissance, le très fameux Songe de Poliphile de Francesco Colonna donne une nouvelle orientation au genre22. Cette tradition est loin d'être perdue dans la France du XVIIe siècle : avant La Fontaine (Le Songe de Vaux) qui en sera le plus subtil interprète tout en la bouleversant complètement, comme on verra plus loin, Nervèze s'inscrit dans le droit fil du Songe de Poliphile pour composer une œuvre oratoire qui, après avoir dressé un cadre architectural merveilleux, est à la fois une oraison funèbre et un testament spirituel d'Henri IV (Le Songe de Lucidor23) :
[…] l'esprit de Lucidor manié et possédé de l'image du grand Théophile [i.e. Henri IV] lui sembla une nuit sous le voile de Morphée être dans un désert environné de hauts rochers et de forêts épaisses, et où l'art, faisant miraculeusement des violences sur la nature, avait aplani les monts, donné des sources d'eau aux terres les plus arides, et forcé les rochers même de se fendre pour recevoir les fondements de ses superbes édifices, qui tous ensemble confusément bâtis étaient parfaits en chaque partie : il y voyait des jardins disposés en parterres, et en des allées qui refusant le passage aux rayons du soleil demeuraient toujours sombres ; le tout embelli de canaux et de fontaines, et ces fontaines enrichies de marbres taillés industrieusement à diverses figures…24
Curieusement, il ne semble pas que le courant romanesque dominant au début du XVIIe siècle, roman héroïque et galant ou roman pastoral, connaisse ce type de songe. C'est particulièrement étonnant dans un roman comme Les Fantaisies amoureuses25. Présentant une large palette de songes tout en enchâssant de longues séquences versifiées adaptées de la Jérusalem délivrée, on s'attendait à ce que le grand songe excursionniste de l'épopée du Tasse26 figurât en bonne place dans l'un des fragments enchâssés dans le roman. Il n'en est rien, et l'on s'étonne aussi que la somme romanesque qu'est L'Astrée contienne des songes prémonitoires, mais nul songe excursionniste. Doit-on penser que les auteurs de romans ont estimé que ce type de rêve ne se justifiait que dans une intention allégorique ?
On pourrait le croire en considérant le plus fameux songe excursionniste de la première moitié du XVIIe siècle, le songe de Francion (Histoire comique de Francion de Charles Sorel, 1623). Cela pourrait paraître paradoxal dans la mesure où il s'agit d'abord d'un travestissement des grands songes visionnaires. Francion raconte les quatre étapes d'un voyage dans l'au-delà : après une navigation sur un tonneau dans un lac inconnu, il se retrouve au ciel, revient sur la terre, avant de s'enfoncer dans ses profondeurs. — parcours dans tous les cas extrêmement licencieux. Dans la seconde édition, le parcours sur le lac est supprimé, et désormais le jeu parodique est encore plus clair puisqu'il ne reste que les trois règnes de l'univers chrétien (céleste, terrestre et infernal). Et c'est en cela que l'on peut parler d'allégorie, au sens de transcription d'une vision du monde. Car si ce rêve a appelé toutes les interprétations, il est clair que chez un jeune auteur du début du XVIIe siècle, lié à Théophile de Viau, on a plus de chances d'être en présence d'un renversement libertin de la vision du monde chrétienne, sous couvert d'un défoulement onirico-sexuel, que d'avoir affaire à une entreprise délibérée d'exploration de l'inconscient.
Quoiqu'il en soit, le modèle offert par l'Histoire comique de Francion pour la tradition en cours de constitution du « roman comique » a eu pour effet de sacraliser ce type de songe. Dans une « histoire comique » attribuée à O. S. de Claireville, Le Gascon extravagant, une femme folle raconte son rêve à un saint ermite qui mettra son inspiration sur le compte du diable ; et l'on retrouve les trois étapes consacrées :
Dans mon assoupissement, il m'a été avis que j'étais transportée par les Airs, et qu'après avoir fait le Circuit de toute la Terre, j'ai été par un grand tourbillon de feu précipitée dans le Centre des Abîmes.27
Notons pour finir que si la question de la relation au réel est une fausse question au XVIe aussi bien qu'au XVIIe siècle, toute référence à la réalité n'est pas absente des récits de songe au théâtre aussi bien que dans le roman, mais ces références concernent toujours le cadre du songe — et non son contenu. W. Leiner l'a bien montré dans son étude sur le rêve de Francion28. Le récit du rêve est généralement encadré par des réflexions sur le fonctionnement, l'origine et la portée des rêves. On s'arrête ainsi sur les réactions des dormeurs à leur réveil — troubles physiques (sueur, pâleur) et psychologique (angoisse, indifférence, confiance) — on raisonne sur les conditions de l'endormissement — et notamment revient comme un leitmotiv l'idée qu'au commencement d'un rêve on voit repasser les images de la journée ou les images sur lesquelles on s'est endormi29 —, on oppose les arguments des crédules et des incrédules sur le sens des songes. Ainsi en ce qui concerne le rêve de Francion : Sorel enchaîne à l'issue de son récit les témoignages des personnages qui ont assisté au sommeil agité du héros, le rappel des liens existant entre les événements vécus la veille et le contenu du rêve (procédé très classique), et pour finir une réflexion sur la discontinuité du récit, garante de l'authenticité du récit onirique : « vous sçavez que tous les songes ne se font ainsy qu'à bastons rompus » (Ed. A. Adam, Pléiade p. 141).
Si tout effet de réalisme n'est pas absent lorsque ces éléments sont habilement combinés, il faut souligner que les réflexions de ce type ne sont pas seulement le lot d'un genre littéraire qui se prétend réaliste. Le théâtre a recours au même type d'encadrement. Dans sa Marianne, Tristan L'Hermite est même allé jusqu'à faire rappeler par l'entourage du roi Hérode toute la théorie contemporaine sur l'origine et la signification des rêves30. Quelques années plus tard, Corneille a esquissé un jeu de ce type dans Polyeucte. En fait, il est clair que l'on est là encore en présence d'une tradition que seuls les plus habiles savent régénérer. Avant même Tristan et Corneille, Mairet dans sa Sophonisbe a imaginé un réveil particulièrement réaliste :
Là certes le sommeil à la crainte a fait place,
Et je me suis trouvée aussi froide que glace ;
Puis embrassant le Roi, par un contraire effet
La peur a fait en moi ce que l'Amour eût fait(V, 4 ; v. 1603-1606)
2. Le statut du rêve
On comprend que ce mode de fonctionnement des rêves littéraires ait empêché les historiens des mentalités d'aller demander aux œuvres littéraires connaissance de la réalité du XVIIe siècle. Peut-on au moins se demander ce que les textes nous apprennent sur le rêve lui-même ? Difficile question dans la mesure où l'on ne voit pas comment on pourrait sortir le rêve de son statut littéraire.
P. Pelckmans dans un rapide essai sur le topos prémonitoire au théâtre s'est efforcé de dégager l'indifférence des auteurs à l'égard de la vraie nature des rêves. Comment trancher, en effet, entre l'incrédulité des confidents — pour qui, au mieux, un songe doit s'interpréter « en contraire sens31 » — et la crédulité des rêveurs ? Les rêveurs ne finissent-ils pas eux-même par se laisser rassurer par les confidents ? Mais, en même temps, ce sont eux qui ont raison puisque la suite de l'action vient toujours confirmer la justesse de ce qui avait été entrevu à travers le rêve :
Enfin, voici l'effet de mon songe effroyable ;
Vous voyez maintenant que ce n'est pas à tort
Que je prenais pour moi tous ces signes de mort.32
C'est évidemment un cercle vicieux, puisque le rêve a été introduit expressément pour avoir raison.
Doit-on en conclure que les auteurs du XVIIe siècle n'avaient qu'une opinion « littéraire » sur le rêve ? On est d'autant plus tenté de le croire que ceux des lettrés qui ont écrit sur le sujet ont, du début à la fin du siècle, du médecin André du Laurens jusqu'au Père Ménestrier, en passant par le philosophe sceptique La Mothe Le Vayer, partagé le même point de vue, sous des approches et des classifications différentes : d'une part, Dieu a effectivement communiqué avec les patriarches de l'Ancien Testament et peut éventuellement continuer à le faire33; d'autre part, la quasi totalité des songes, qu'ils soient « naturels » ou « animaux » (Du Laurens) ne sont pas justiciables d'une quelconque interprétation, ce qui relèverait du « paganisme et [de] la superstition » (Ménestrier). On ne voit guère nos écrivains avoir sur la question une opinion opposée à celle de ces trois lettrés, si différents par l'âge et les conceptions philosophiques. Certes, chacun pouvait connaître l'Interprétation des songes d'Artémidore d'Ephèse, régulièrement rééditée aux XVIe et XVIIe siècles. Mais l'opinion éclairée était assurément celle que Charles Sorel prête à un personnage de son Histoire comique de Francion : « c'est à faire à des niais de vouloir trouver les choses futures ou passées dans ces fantaisies là ». Purs produits de l'imagination non contrôlée — « fantaisie » — les songes véritables ne devraient donc être qu'objets de littérature, si la littérature ne s'empressait pas de leur préférer les songes très contrôlés de la tradition littéraire.
Interrogeons sur leur statut les hommes du XVIIe siècle. Le Père Ménestrier notait en 1694 (La Philosophie des Images énigmatiques, p. 395-396) :
Les Poëtes qui […] introduisent [les songes] dans leurs Ouvrages en font une espèce de fiction, qui prépare aux événemens qu'ils veulent décrire. Dans les pièces de Théatre, ils sont utiles à établir les sujets, ce qu'on appelle la Protase, ils ne servent pas moins aux péripéties, et aux dénouements. La Tragédie de Marianne commence par un Songe. […] Ils sont aussi d'agréables Episodes dans les Poèmes Epiques.
Le rêve n'est donc, comme l'expliquait déjà Corneille dans l'Examen de Polyeucte, qu'« embellissement » de théâtre (aussi bien que de roman).
Remarquons, avant de poursuivre, que qui ne veut pas s'en tenir à une conception technique des choses peut dégager une autre conclusion de l'opposition entre les rêveurs et les confidents. Que les héros aient toujours raison contre les seconds rôles en voyant leurs songes confirmés par les événements, on pourrait l'attribuer à leur nature de héros, qui respirent un air infiniment plus élevé que leurs suivants. Comme s'ils conservaient un reste de leur antique et épique capacité à communiquer avec l'au-delà : le théâtre ne tolérant pas les descentes aux enfers, l'aptitude à la communication nocturne pourrait signifier que les dieux ne sont pas devenus muets auprès de ceux des mortels qu'ils jugent le plus proches d'eux. Et d'une certaine manière, c'est bien de cette façon qu'Athalie interprète les menées du dieu hébraïque à son égard. Mais il faut bien avouer que cette « supériorité onirique » des héros est rarement aussi bien marquée : dans la plupart des cas il faut s'en tenir à une conception fonctionnelle, ou à tout le moins ornementale, de l'insertion des songes dans les œuvres de fiction.
Le texte de Ménestrier dénote une vision un peu étroite des procédés littéraires, à moins de prendre au sens large le verbe préparer : on ne peut réduire tous les songes à leur seule fonction dramaturgique et en rester à l'aspect linéaire des œuvres. Certains récits de rêve provoquent, par le biais de la figure de la mise en abyme, des effets de miroir qui approfondissent le sens et de leur présence et de l'œuvre elle-même. D'autres contribuent à conférer par leur place, par l'importance qui leur est accordée, et par leur puissance évocatoire, un climat très particulier à la pièce, ce qui est précisément le cas de La Marianne dont parle Ménestrier, où l'on voit la folie de la fin faire écho au songe inexplicable du début, encadrant l'enchaînement irrémédiable des malentendus et des mensonges et l'aveuglement irrationnel du roi.
Quelquefois même, il faut s'en tenir au sens étroit d'embellissement, ce que ne faisait pas Corneille. Si chez lui, chez Racine et chez les meilleurs de leurs confrères, valeur ornementale et valeur fonctionnelle sont indissociables, il est des auteurs chez lesquels il faut prendre le terme d'embellissement au pied de la lettre. Passant au crible les nombreux rêves qui parsèment le théâtre d'Alexandre Hardy, au début du XVIIe siècle, P. Pelckmans a relevé que le poète se désintéressait absolument de la relation entre le rêve et la suite de l'action : on est loin de Corneille rythmant le déroulement des premiers actes de Polyeucte des craintes de Pauline qui voit se vérifier à mesure tout ce qu'elle avait rêvé. Chez Hardy, il suffit que la vision ait été racontée ; il n'en est plus question ensuite. Contrepoint rhétorique de l'apparition scénique destinée à susciter un effet d'expressionnisme théâtral34, le récit de songe est goûté de son côté pour sa valeur poétique et évocatoire.
II. UNE RÉALITÉ ONIRIQUE (la vie est un songe)
Revenons à Sorel qui dans la dernière édition remaniée de Francion (1633) clôt le récit du songe par la réflexion suivante :
[…] Pour moi je ne conclus rien autre chose, sinon que ceux qui se laissent emporter aux vanités de ce monde y pensent éternellement, et que jamais leur sommeil n'est paisible. Je dirai bien même que je crois qu'ils dorment et qu'ils rêvent toujours, car tout ce qu'ils voient n'est qu'illusion et tromperie, si bien qu'encore que Francion vueille distinguer son songe du reste de ses aventures, si est-ce que je le tiens pour pareil, et je pense que ses actions n'étaient pas alors plus réglées. Toutefois comme la principale erreur de ceux qui rêvent est de croire qu'ils ne rêvent point, il s'imaginait alors être fort bien éveillé et son compagnon aussi ; car ceux qui ont le cerveau troublé par la fantaisie du monde ne connaissent pas cet abus.35
De la part d'un auteur du XVIIe siècle, aussi indifférent que ses confrères aux implications métaphysiques ou psychologiques du rêve, la transition du rêve littéral au rêve métaphorique peut paraître spécieuse. D'autant que, ajout tardif, cette soudaine référence philosophique n'a produit aucun effet en retour sur le songe du héros. Mais elle a le mérite de mettre l'accent sur la double face du rêve au XVIIe siècle, et nous conduit à nous poser une nouvelle question : l'importance et le retentissement européen d'une œuvre comme La Vida es sueño (La Vie est un songe) de Calderon et parallèlement le fait que la métaphore semble devenue un objet de réflexion à la fin de la Renaissance ( de Montaigne à Pascal ) sont-ils les indices de ce que le rêve est, par un autre biais, au cœur des préoccupations des écrivains de l'époque ?
Laissons le domaine de la philosophie — en rappelant que cette métaphore est un lieu commun des penseurs depuis l'antiquité — et restons dans notre domaine, qui est celui de la fiction littéraire. Si la poésie de la fin du XVIe siècle (Sponde, Chassignet) en fait un thème gracieux36, il apparaît rapidement susceptible d'assez peu de variations, et le XVIIe siècle poétique ne lui fait pas un sort particulier. En revanche, au théâtre où prospèrent, durant la première moitié du siècle, les situations d'illusion occasionnées non seulement par les mensonges et les supercheries, mais surtout par les jeux de dédoublement (dédoublement de l'identité, mais aussi dédoublement du théâtre lui-même), il semble que le rêve métaphorique ait trouvé son véritable lieu d'expression puisque c'est là seulement que l'on peut montrer en action la déréalisation de la vie.
Les œuvres mineures illustrant généralement bien les tendances, on considèrera les comédies d'un auteur oublié, Brosse, dont les titres sont particulièrement révélateurs : Les Innocents coupables, Les Songes des hommes éveillés, L'Aveugle clairvoyant. La présence systématique de l'oxymore dans ces trois titres mérite attention. Elle annonce au spectateur-lecteur de l'époque que ces pièces vont mettre en œuvre ce que l'on appelle volontiers aujourd'hui la dialectique du réel et de l'illusion, ou, si l'on préfère, des apparences et de la réalité.37
Dans Les Songes des hommes éveillés38, après un acte d'exposition, l'essentiel de la pièce est constitué par quatre spectacles que le châtelain Clarimond offre à l'un de ses hôtes, Lisidor, avec l'espoir de le guérir de la neurasthénie qui l'accable depuis la disparition de sa fiancée dans un naufrage. Les trois premiers spectacles sont des supercheries jouées à trois personnages aux frontières de la veille et du sommeil, à qui Clarimond et sa sœur font arriver des événements si invraisemblables qu'ils s'accusent de rêver. Le quatrième est présenté au spectateur des trois premiers avec tout l'apparat d'un spectacle théâtral véritable : on joue devant lui une pièce prétendument fictive, mais qui est, en fait, l'histoire de sa vie et de ses amours et qui permet la réapparition dans son propre rôle de sa fiancée disparue. Quatre supercheries, donc, dont les quatre victimes sont ou bien les acteurs involontaires de spectacles qu'ils ne peuvent percevoir, ou bien, dans le dernier cas, le spectateur conscient d'une comédie qu'il croit imaginaire. Dans tous les cas, soulignons-le, le jeu consiste à présenter aux quatre victimes une réalité si invraisemblable qu'ils ne peuvent la prendre que pour du rêve, comme s'il s'agissait de les convaincre qu'il n'existe pas de frontière entre la vie et le songe, entre le réel et l'illusion. Même les dénouements sont ambigus : la victime de la première supercherie n'a pas été tirée explicitement de son erreur, et le paysan Du Pont, héros malheureux de l'épisode central, reste persuadé de n'avoir pas cessé de dormir depuis qu'il a sombré dans son coma éthylique, et d'avoir rêvé qu'il avait pris la place de son seigneur, qu'il était servi par un page et des laquais, qu'un visiteur le prenait pour un héros de Rocroi et lui offrait sous peine de mort sa sœur, que ce visiteur, comme il s'en était douté, était le diable et qu'il le faisait transporter aux enfers par ses laquais-diablotins : « en un mot, je n'ai fait qu'un effroyable songe » (v. 1029). Si pour les comparses, l'ordre du monde paraît ainsi plus obscur que pour les héros, la leçon pour ceux-ci n'est pas si rassurante qu'on pourrait croire. Car en les tirant d'erreur on leur prouve d'une part qu'on a pu les faire douter d'eux-mêmes, de l'autre qu'ils ont été effectivement plongés tout éveillés dans le monde du rêve puisqu'ils se sont laissés prendre d'une façon ou d'une autre aux jeux complexes de l'illusion théâtrale.
Ainsi cette œuvre nous rappelle, s'il en était besoin, l'étroite parenté des deux topos, magnifiquement illustrés en Espagne à la même époque par Calderón, « le monde est un théâtre » et « la vie est un songe ». Mais la question essentielle est de savoir si cette dramaturgie de l'ambiguïté est sous-tendue effectivement par une philosophie de l'irréalité ou si elle résulte d'un projet exclusivement ludique. C'est évidemment par le premier terme de l'alternative que l'on est tenté tout d'abord. On devrait alors trouver dans la littérature des traces profondes d'une vision du monde à laquelle les philosophes font référence.
Considérons ce qui dans la production théâtrale des années 1580-1660 produit le plus fréquemment des jeux d'irréalité : la ressemblance, et plus particulièrement, l'apparition aux yeux d'un amant de sa maîtresse déguisée (généralement même travestie). Il se trouve que ce type de rencontre produit des effets différents selon les époques. Dans la comédie de la deuxième moitié du XVIe siècle, elle sert à ridiculiser le barbon qui rencontre sa femme travestie, reconnaît en elle une femme adultère, plaint les maris qui épousent « de telles chiennes et bagaces » et se réjouit que Dieu lui ait donné « une des plus prudes femmes qui soit d'ici à Notre-Dame-de-Liesse » (Les Contents, IV, 1). La tragi-comédie et la pastorale de 1630, peuvent jouer sur la ressemblance, faire hésiter le héros et même lui faire envisager une possibilité d'illusion ; mais c'est pour le mieux plonger dans une erreur dont il ne se rend pas compte.
Il en va différemment à partir de 1640. Dans Les Trois Orontes de Boisrobert, la rencontre tourne absolument à la confusion du héros, victime du travestissement de sa maîtresse (II, 4) :
Je m'abuse sans doute, une agréable idée
Dont je sens que mon âme est partout possédée,
Remplit mon œil encor, qui comme elle est déçu,
Et je pense avoir vu ce que je n'ai point vu.
C'était pourtant son air, et son port adorable,
Mais il est disparu, ce fantôme agréable,
Qui m'a percé le cœur de ses traits adorés,
Et j'en trouve ces lieux encor tout éclairés,
Comme je sens mon âme encor toute éblouie
De sa rare beauté qui s'est évanouie.
Comme je viens d'écrire à cet objet charmant,
Et que j'ai cru la voir toute nuit en dormant,
L'imagination qui partout me la montre
M'a fait faire de jour cette vaine rencontre.
Non, non, je n'ai rien vu, je m'étais abusé.
Abuse, idée, déçu, je pense voir, fantôme, éblouie, cru la voir, en dormant, imagination, vaine rencontre, abusé une nouvelle fois, répétition qui encadre la tirade et la place tout entière sous le signe de l'abus des sens : le lexique de la déréalisation s'exprime en une trame bien plus serrée que dans telle tragi-comédie de 1630 (Alcimédon) où il n'allait pas au-delà du couple songe-mensonge à la rime. Cette tirade est exemplaire : une bonne part des comédies proposées durant la décennie 1640-1650 présentent des jeunes premiers qui doutent de leurs sens ou de la réalité39. Curieusement, la plupart de ces pièces sont des adaptations, étroites ou libres, de comedias espagnoles, et seuls Les Songes des hommes éveillés sont une comédie originale40. La conclusion est tentante : plutôt que d'une vision du monde dont paraissent se faire l'écho les philosophes, les littérateurs, qui ne prennent en compte cette vision du monde qu'à certaines époques, paraissent sous l'effet d'un mode.
Cela paraît encore plus évident lorsque l'on considère les pièces qui jouent sur les thèmes des jumeaux et des sosies. Rotrou qui plonge en 1638 Amphitryon et Sosie dans la déréalisation la plus profonde (Les Sosies) n'était pas allé aussi loin en 1630 lorsqu'il adaptait une autre pièce de Plaute, Les Ménechmes. Dans cette comédie, l'essentiel des conséquences psychologiques des méprises d'identité ne déborde guère les champs lexicaux de la folie et de l'ivresse — qui deviendront accessoires dans Les Sosies. Ménechme Sosicle, tout d'abord, trouve vite une explication rationnelle à ce qu'il prenait pour magie et ne voit ensuite dans l'attitude des autres que piège, ivrognerie ou folie. Certes, il s'écrie : « ô Dieux! quelle merveille! / En l'état où je suis, je doute si je veille » (II, 3) ce qui, apparemment, constitue un renchérissement par rapport à Plaute41. Mais ce n'est que formule ; la présence à ses côtés de son esclave l'assure qu'il ne rêve pas, et il s'empresse d'aller voir de quelle nature est le piège que lui tend cette belle femme qui feint de le connaître. Quant à Ménechme Ravi, lorsque, accusé de folie et entraîné par les valets de son beau-père, il s'écrie à son tour « Dieux ! dors-je, ou si je veille » (IV, 5), c'est qu'il ne comprend pas ce qu'on lui veut, ou pourquoi on lui en veut (« O dieux! qu'ai-je commis, que chacun me délaisse ? »). Délivré par le valet de son jumeau, mais stupéfait de le voir assurer qu'il est son maître, il « commence à douter » de sa raison42. Mais il en revient aussitôt : c'est encore sur les autres qu'il rejette la folie, une fois seul à la fin de l'acte, et il se promettrait d'en rire si ses ennuis amoureux ne le plongeaient dans la mélancolie.
Il nous paraît donc que si l'on voit les deux Ménechmes douter à tour de rôle du monde, de la réalité ou de soi, c'est qu'on lit l'adaptation de Rotrou à la lumière de son adaptation des Sosies. Deux raisons supplémentaires peuvent nous en convaincre. En premier lieu on peut se livrer à une rapide comparaison avec l'adaptation anglaise des Ménechmes, La Comédie des erreurs de Shakespeare. Dès sa première rencontre avec celle qui prétend être sa femme et qui l'attend pour dîner (rencontre correspondante à celle de Ménechme et d'Erotie), Antipholus de Syracuse — qui ne peut s'appuyer sur son valet lui-même dédoublé — marque son sentiment de déréalisation (II, 2) ; et ce ne sont pas simples formules ici, car Antipholus fait plus qu'entrer dans le jeu de l'illusion. Il avoue dans la même scène qu'il se croit « métamorphosé dans l'âme ». On pourrait multiplier les exemples : Antipholus de Syracuse ne cesse de ponctuer les aventures qui lui arrivent de réflexions sur l'illusion dans laquelle lui et son valet sont plongés. Notons bien d'ailleurs qu'au lieu d'accuser les autres de folie, comme le fera Ménechme Sosicle chez Rotrou, c'est sur le compte de la magie qu'il met tout ce qui lui arrive43: s'il ne doute pas toujours de lui-même, du moins doute-t-il du monde.
En second lieu, la profondeur des expressions de doute exprimées par les personnages de Shakespeare permet de mesurer exactement le caractère superficiel des rares exclamations de déréalisation que Rotrou a prêtées à ses deux personnages. Leurs cris ne sont que formule, avons-nous dit. C'est que Rotrou s'est effectivement borné à utiliser une rhétorique de circonstance, habituellement destinée à souligner l'expression de la surprise. Les expressions du type « rêvè-je ou si je veille ? » courent en nombre serré de Larivey jusqu'à Racine même44. Elles sont particulièrement abondantes dans les dénouements, en particulier dans les dénouements des pièces à déguisement où la joie de découvrir la véritable identité d'autrui ou la sienne propre (dans le cas des déguisements inconscients) se traduit presque automatiquement par des formules de ce type.
Nous avons parlé plus haut d'un effet de mode limité aux années 1638-1650. On s'étonnera d'autant plus de la reprise par Molière en 1668 du sujet des Sosies que les modifications paraissent superficielles. En fait, les modifications qui concernent l'identité des personnages vont très loin. Rappelons les conséquences de la double imposture dont sont victimes les deux personnages : Sosie les éprouve d'emblée dans le fait d'être repoussé du logis et d'être battu par « lui-même » ; Amphitryon commencera par éprouver la sensation confuse d'avoir été exclu de son propre lit avant de se voir repoussé de chez lui par celui qu'il prend pour son propre valet, et en troisième lieu d'être laissé pour compte par son double. Les processus de l'illusion sont donc inverses pour le maître et le valet. De ces deux processus, déjà présents chez Plaute, Rotrou et Molière n'ont pas tiré le même parti.
Chez Rotrou, les parcours inverses dans l'humiliation et la dépossession de soi pour les deux « doublés » n'en produisent pas moins une même déréalisation. D'où la concordance de leurs réflexions au milieu du second acte, lorsqu'Alcmène leur a démontré, preuve à l'appui, qu'ils sont arrivés depuis la veille au soir :
AMPHITRYON
Tout esprit, tout conseil, et tout sens m'abandonne,
J'ignore qui je suis et ne connais personne ;SOSIE
Quelque savant démon, en la magie expert
Fait qu'ainsi tout se change, et se double, et se perd.(II, 4, v. 843-846 ; éd. Charron, p. 107)
Réflexion qui succède à un premier « Je ne me connais plus, moi-même je m'ignore » (II, 3, v. 732) au début du récit d'Alcmène. On voit clairement que si la fameuse exclamation d'Amphitryon : « Je doute qui je suis, je me perds, je m'ignore, / Moi-même je m'oublie et ne me connais plus » intervient à la fin de son face à face avec Jupiter (IV, 4, v. 1464-1465), le processus de déréalisation est engagé dès les premiers indices de l'existence d'un imposteur.
Rien de tel dans la scène correspondante d'Amphitryon. Au contraire, à Sosie qui lui fait remarquer : « Et de même que moi, Monsieur, vous êtes double » (II, 4, v. 977), Amphitryon répond par un violent « tais-toi ». La jalousie, l'amour et l'honneur sont seulement en jeu, qui provoquent la rage d'avoir été la victime d'un imposteur. Or il en va de même, ce qui ne laisse pas de surprendre au prime abord, dans les scènes du dernier acte où le héros se voit contester son identité par son double en présence de ses capitaines et de son valet qui finissent par suivre l'imposteur. Toute réflexion marquant l'illusion, la déréalisation, la dépersonnalisation est absente du texte de Molière. Ce n'est pas que le héros de Rotrou n'eût pas la même volonté que celui de Molière d'aller jusqu'au bout des choses, de prouver qu'il était la victime d'un odieux imposteur et de s'en venger. Mais cette volonté était balancée par la conscience de l'illusion. Lors même qu'il était au pied de sa maison, accompagné des gardes de Créon qui l'assuraient de son identité, il se demandait encore si cette identité n'était pas au même moment dans la maison en train de festoyer avec son double, comme il l'expliquait au capitaine des gardes. Dans la même situation, le héros de Molière discute sur la question de savoir si Alcmène est coupable ou non, et ne répond rien à Sosie qui lui fait remarquer : « Et l'on me dés-Sosie enfin / Comme on vous dés-Amphitryonne. » (III, 9, v. 1860-1861). Aussi l'Amphitryon de Molière est étranger à toute sensation de dépossession de soi. A l'inverse du héros de Rotrou, « plus désespéré de perdre son identité que sa femme », l'Amphitryon de Molière se révolte uniquement contre celui qui le déshonore en prenant sa place à sa table et dans son lit.47
Molière a donc établi une différence extrêmement nette entre les conséquences de l'illusion pour le maître et pour le valet. Trente ans après Rotrou, vingt ans après l'apogée de la comédie à l'espagnole, il n'assigne pas les mêmes enjeux à l'illusion. Dans son mode extrême, qui est la dépersonnalisation, elle n'est plus désormais que du domaine des valets, et se voit ravalée au statut de procédé burlesque. Désormais, l'illusion magistrale ressortit seulement au domaine de l'imposture, qui n'est plus quelque chose dont on peut se griser sous prétexte que la vie est un songe et que l'illusion est le propre de l'homme.
III. D'UNE AUTRE ESTHÉTIQUE
On voit ainsi, au travers de la confrontation entre Amphitryon et Les Sosies, comment l'esthétique a évolué en ces trente années qui séparent la fin du règne de Louis XIII et l'épanouissement de celui de Louis XIV. Nous insistons bien ici sur les questions d'esthétique, qui seules sont de notre ressort dans la présente étude. Or l'esthétique de la représentation littéraire du rêve prend elle-aussi un tout autre tour en cette seconde moitié du XVIIe siècle.
La manifestation la plus nette de cette modification est constituée par la seule œuvre qui prétend consacrer la totalité de son contenu au rêve : Le Songe de Vaux de La Fontaine (1658-1661). Le titre inscrit dès lors le poème dans la filiation des « œuvres-songes », conçues comme un genre littéraire particulier, et le poète invoque dans son Avertissement au lecteur les précédents du Roman de la rose, du Songe de Poliphile, et du Songe de Scipion, trois œuvres très différentes, mais qui ont en commun d'être des récits d'initiation. On chercherait en vain un projet initiatique dans Le Songe de Vaux ; ce que La Fontaine emprunte à ses devanciers — outre l'idée de la promenade architecturale venue du Songe de Poliphile — se situe sur le seul plan de l'énonciation, le prétexte rhétorique du songe autorisant toutes les libertés de composition.
Les trois fragments publiés du Songe de Vaux48 sont particulièrement représentatifs de la diversité qui aurait caractérisé l'œuvre achevée. Après une visite du narrateur au Sommeil pour le conjurer de faire paraître le château de Vaux en songe, le rêve se poursuit par une dispute publique entre quatre fées qui concourent pour le prix qui sera attribué à celle qui aura le mieux contribué aux splendeurs de Vaux. En troisième lieu, approchant d'un carré d'eau dans un jardin de Vaux, le narrateur assiste au récit dialogué des aventures (en vers alterné — comme dans les Fables) d'un saumon et d'un esturgeon49. Quel qu'ait pu être le schéma originellement prévu par La Fontaine, il apparaît clairement que la construction de l'œuvre repose sur un parti-pris de discontinu. Or, par nature, le songe visionnaire autorise le vagabondage structurel. En outre, il y a adéquation entre cette sorte d'errance narrative et son projet descriptif puisque, Vaux n'étant pas tout à fait achevé, il ne pouvait s'agir d'une description exhaustive. De plus on assiste à un véritable vagabondage stylistique : alternance entre poésie héroïque et poésie galante (lyrique), doublée d'une alternance entre le vers et la prose.
La lecture de l'avertissement (« A peine les Songes ont commencé de me représenter Vaux que tout ce qui s'offre à mes sens me semble réel ; j'oublie le dieu du sommeil et les démons qui l'entourent ; j'oublie enfin que je songe… »), confirme que le songe est en fait un artifice rhétorique. S'il ne paraît y avoir rien d'original en cela, puisque ce détournement est constitutif du songe conçu comme « genre littéraire », on va voir qu'il y a différentes manières d'opérer les détournements littéraires, et que La Fontaine n'a attendu ni les Contes ni les Fables pour y exceller.
Nous examinerons seulement le premier fragment, consacré à la mise en place du songe. Il est composé de trois morceaux, qui possèdent la particularité d'être trois présentations différentes de la même entrée du narrateur dans le monde du songe, sorte de microcosme de l'œuvre tout entière, dans laquelle se succèdent trois styles et trois systèmes de prosodie différents — pour dire la même chose. De la littérature conçue comme un art de la variation.
Tout commence par un prélude lyrique (deux séries d'heptasyllabes encadrant 6 alexandrins) où le narrateur chante les charmes du printemps, du silence nocturne, d'Aminte (sa maîtresse) et de Morphée, et résume en quelques vers la vision de Vaux (« Il me fit voir en songe un palais magnifique, / Des grottes, des canaux, un superbe portique… »). Ce prélude est loin d'être anodin. Le poète, par sa référence à une maîtresse fière, à laquelle il voue des « vœux impuissants », et qui règne la nuit sur ses sens, se rattache explicitement à la tradition du songe érotique, mais pour la dépasser, pour la faire céder devant la nouveauté du projet, pour la détourner. Le mode lyrique va céder la place au mode « héroïque », parce qu'Aminte va céder la place à Vaux, un type de songe chassant l'autre.50
Il passe ensuite à la prose, qui paraît déplacer simplement la perspective, en faisant oublier définitivement la femme pour raconter avec plus de détails comment le songe lui a fait voir Vaux. En fait, ce passage à la prose fait à son tour explicitement référence à l'une des traditions littéraires du songe : l'insistance sur l'authenticité des conditions de déroulement du rêve D'où, ici, la référence aux gravures de Vaux faites par le graveur Silvestre (« que ma mémoire conservait avec un grand soin »), et l'affirmation selon laquelle « une partie des objets sur la pensée desquels [il] venai[t] de [s]'endormir [lui] repassa d'abord en l'esprit. » De là, feignant que la crédibilité est établie, le narrateur enchaîne avec la préparation de ce qui va faire l'essentiel de ce premier chapitre, la visite au dieu du sommeil. Rien ne révèle mieux la perversité de l'écriture de La Fontaine que ce passage-ci : s'il feint d'insister sur l'authenticité du début du songe, c'est au moyen de garants d'authenticité archi-codés, et c'est pour mieux nous entraîner dans le monde le plus littéraire qui fût à son époque, celui de la mythologie.
Avec le dernier morceau, écrit sur le « mode héroïque »51, nous sommes enfin entrés dans le songe. Mais de quel songe s'agit-il ? d'un songe dont le sujet est le songe lui-même. Il s'agit là d'une innovation absolue, mais qui passe inaperçue parce qu'on envisage le texte comme une simple imitation d'Ovide, sans réfléchir sur ce qui les distingue. D'une part, le texte d'Ovide s'inscrit dans une histoire : Iris va demander un service au dieu Sommeil52; on voit donc les Songes et le Sommeil, mais on n'est pas déjà à l'intérieur d'un songe. D'autre part, toute la dernière partie du texte de La Fontaine, placée après le pivot constitué par l'invocation au sommeil, est originale. C'est la transformation des songes en formes architecturales qui vont animer Vaux. Cela est capital car le texte donne par là une impression exceptionnelle de profondeur, le poète ayant créé un univers onirique à double fond. Ainsi le narrateur (Acante) rêve, sur un premier niveau, qu'il va voir le dieu Sommeil et qu'il découvre les Songes, en tant que formes vides :
Les Songes l'entouraient sans troubler son repos.
De fantôme divers une cour mensongère,
Vains et frêles enfants d'une vapeur légère,
Troupe qui sait charmer le plus profond ennui,
Prête aux ordres du dieu, volait autour de lui.
Là, cent figures d'air en leurs moules gardées,
Là, des biens et des maux les légères idées,
Prévenant nos destins, trompant notre désir,
Formaient des magasins de peine ou de plaisir.
et il rêve, sur un second niveau, que les Songes deviennent les multiples parties de Vaux : les formes vides se remplissent et deviennent des images accomplissant dès lors leur fonction effective de songe montreur d'images illusoires :
Des merveilles de Vaux ils m'offrirent l'image ;
Comme marbres taillés leur troupe s'entassa ;
En colonne aussitôt celui-ci se plaça ;
Celui-là chapiteau vint s'offrir à ma vue…
Au bout du compte, on est loin d'Ovide, ce que confirme l'examen de la disposition des masses chez les deux poètes. Si l'ensemble de la description de l'antre, du dieu, et des songes est comparable, l'écrivain français a inversé les proportions, moins intéressé par la résidence du dieu que par la forme des songes, qu'il développe longuement53. On touche là à cette innovation absolue dont on a parlé. Car s'il est vrai que la personnification des songes est une idée mythologique, l'amplification de la description des Songes de trois à treize vers montre que La Fontaine a parfaitement analysé sur le plan linguistique la double face du mot songe : songe est à la fois le concept lui-même (l'idée de songe) et le contenu (la chose rêvée), et c'est là-dessus qu'il joue : l'idée de songe devient l'objet même du récit descriptif (cf. « figures d'air » / « légères idées ») dans un premier temps ; ensuite seulement (dernière partie du texte) l'idée devient vision.
De ce fait, toutes les images qui servaient dans la poésie baroque d'enrichissement aux métaphores filées à partir du lieu commun la vie est un songe (fantômes, vain, frêle, vapeur légère…), sont prises pour elles-mêmes. Dans la poésie baroque elles avaient le statut de comparant, ici elles prennent le statut de comparé ; et c'est pourquoi toutes ces « figures d'air » peuvent enfin être l'objet à leur tour d'un jeu métaphorique, avec la double comparaison qui s'enchaîne ensuite :
Je regardais sortir et rentrer ces merveilles :
Telles vont au butin les nombreuses abeilles,
Et tel, dans un Etat de fourmis composé,
Le peuple rentre et sort en cent parts divisés
Insensiblement on a débouché sur l'art de la fable.
Notons bien pour finir que La Fontaine n'est pas isolé. Ce jeu esthétique sur le songe, on le retrouve là où l'on s'attendrait peut-être le moins à le retrouver : au théâtre, normalement le lieu des songes informatifs et prémonitoires. Alors que le début du siècle faisait paraître sur la scène des spectres, censés apparaître en songe aux héros endormis, la deuxième moitié du siècle s'intéresse non plus à la matière du songe, mais à son matériau : à la suite d'Ercole Amante de l'abbé Buti (1662) et des Amours du Soleil de Donneau de Visé (1671) où dans l'antre du Sommeil voletaient quantité de songes54, Atys de Quinault fait apparaître et chanter autour du héros endormi le Sommeil, les trois Songes majeurs (Morphée, Phobetor, Phantase) ainsi que les « Songes agréables » et les « Songes funestes ».
C'est donc toute une époque qui cherche ainsi à exprimer verbalement (La Fontaine) ou visuellement (théâtre à machines, opéra) les virtualités des mots. Mais ce qui n'est qu'effet accessoire chez les auteurs de théâtre — il faut varier le spectacle, embellir et "surprendre" — va devenir le cœur même de la création littéraire chez La Fontaine fabuliste. Le poète s'efforce de dépoussiérer les mots de leur sens univoque afin de jouer sur leur face cachée, leur rendant ainsi tout leur pouvoir en superposant leurs différents sens. On voit donc l'extrême subtilité qui anime la création littéraire chez La Fontaine. Il affecte de prendre le songe comme un artifice rhétorique, mais en même temps il confère à sa construction et à son écriture un caractère déambulatoire bien plus proche du rêve que ne sont la plupart des rêves littéraires où les visions ont une parfaite cohérence : artifice rhétorique qui nous dit que nous sommes dans la littérature, onirisme structurel et énonciatif suprêmement littéraire, et, pour couronner le tout (même si c'est en guise d'ouverture) tout un jeu sur le concept lui-même de songe. Ce jeu sur les mots, on le retrouvera dans les fables ; cette conception erratique (ou labyrinthique) de l'œuvre animera les recueils des fables : Le Songe de Vaux, c'est l'esthétique de La Fontaine qui s'essaye sur le motif du songe.
Ainsi avec La Fontaine, le songe cesse d'être un thème littéraire pour devenir la littérature elle-même, cesse d'être une métaphore de la vie pour devenir une métaphore de l'art littéraire. Ce qu'il exprimera clairement dans l'une de ses plus importantes fables-critiques, Le dépositaire infidèle (IX, 1) :
Et même qui mentirait
Comme Ésope et comme Homère
Un vrai menteur ne serait.
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge,
Nous offre la vérité.
Il est incontestable que nous sommes en présence ici de l'une des expressions les plus fortes de l'esthétique classique, et l'on se doit de souligner que cette conception du songe a été pleinement accepté par les théoriciens du rêve. Dans sa Philosophie des images énigmatiques (1694), le P. Ménestrier, après avoir écarté toute possibilité de créance dans les rêves authentiques, qu'il qualifie de « contes ridicules », accepte les « fictions ingénieuses » que sont les rêves littéraires, parce qu'ils « peuvent servir à l'instruction des hommes » (p. 396), retrouvant ainsi à sa manière la théorie « la-fontainienne » du « mentir-vrai » poétique ; et il termine son chapitre sur ces mots : « j'appellerai volontiers la Poésie la sœur des songes dont elle imite les illusions » (p. 397).