René char. La parole sanglée

Je vous invite maintenant à entrer dans le texte des Feuillets d’Hypnos à partir de cette question de la tension entre aphorisme et lyrisme. Pascal, vous citiez Héraclite sur le feu s’allumant et s’éteignant en mesure, je vous propose de commencer par le fragment 194 de Feuillets d’Hypnos, qui très précisément si j’ose dire, parle l’Héraclite dans le texte, ou presque.

Je me fais violence pour conserver, malgré mon humeur, ma voix d’encre. Aussi est-ce d’une plume à bec de bélier, sans cesse éteinte, sans cesse rallumée, ramassée, tendue et d’une haleine, que j’écris ceci, que j’oublie cela. Automate de la vanité? Sincèrement non. Nécessité de contrôler l’évidence, de la faire créature.

Le fragment 194 montre combien est permanent chez Char le souci de nouer ensemble écriture et violence. Je tiens à ce terme, parce qu’il a sa charge d’inauguration, d’intronisation, d’effraction, de transgression, qui font la poésie de Char. C’est vrai depuis l’entrée en poésie par le surréalisme. Convulsif, déflagrant, le magicien poète est un conducteur de foudre. L’écriture par jet, ou par pulsion, propage sur les bords de l’aphorisme, sur les lignes de crête du poème, par les précipices du texte aussi, et son alternance entre le dire noir et le blanc silence, l'éclair violent de cette parole. Toute la particularité des Feuillets d’Hypnos tient à ceci : la guerre d'Espagne, la montée des extrémismes, une intolérance quasi physique à l'injustice suscitent, providentiellement peut-être, le désir chez René Char de transformer l'écriture convulsive en parole d’action. On est cette fois passé de l’écrit, pur peut-être, à un poème qui est pensé comme parole, écriture à haute voix pour citer Barthes.

On trouve dans le fragment 194 trois éléments qui serviront à mon propos : la voix d’encre, pour suggérer l’oralité du texte, cette écriture à haute voix. Puis la plume à bec de bélier, pour métaphoriser l’écriture en geste de casseur de pierre, qui fait sauter les verrous des forteresses et pulvérise les liens de ce qu’il touche : on l’a bien dit tout à l’heure, et Pierre-Antoine aussi, le mot inaugural est un mot d’effraction, qui tranche, qui incise, qui entaille, et l’aphorisme démultiplie cette force inaugurale. « Une plume à bec de bélier », c’est aussi une plume qui rompt les maillons de la parole, voilà pourquoi la parole n'aura que le temps et l'espace de l'aphoristique. Enfin, dernier point important, c’est justement ce jeu d’éteindre et de rallumer. « En mesure », dit Héraclite. Char dit « sans cesse » pour désigner sans doute les battements premiers qui règlent la respiration des aphorismes, leur choc, leur réverbération, et sans doute aussi leur exact rayon d’action. « J’écris, j’oublie », dit Char : le geste (dont je parlais ce matin) est un geste de proposition incessante, c’est à dire d’extériorisation et d'annulation. C’est le principe même de la voix, qui annule ce qu’elle extériorise et objective. Le poème charien tient à la voix, sans doute par ce geste qui propose, donne et disperse.

De cette façon, on peut justifier la transformation de la page poétique, dans Feuillets d’Hypnos, en réserve de traits et de projectiles. Peut-être Daniel reprendra-t-il des choses plus profondes qui dépassent simplement Feuillets d’Hypnos. Pour ces traits et projectiles, qui apparentent l’énoncé à une arme, je crois que l’aphorisme a bénéficié, dans les Feuillets, de la conjonction d’une hantise personnelle, à savoir la lecture très ancienne d’Héraclite, et de la volonté d'unir la parole à l’action. On trouve, au fragment 156, « Accumule, puis distribue », ou bien encore, au fragment 57, « La source est roc, et la langue tranchée ». Il y a bien une violence à faire par la parole et une violence à faire à la parole. La poésie charienne est un art de la balistique (fragment 98: « La ligne de vol du poème »).

C’est donc autour de cette langue tranchée que je vais commencer, ce sera le premier temps de ce propos : la langue tranchée, que j’appelle, pour rendre compte de la contention extrême des fragments dans Feuillets d’Hypnos, une parole sanglée.

Une parole sanglée

Le défi pour Char était celui-ci: s’éloigner du moule contraignant du vers, de la strophe, par horreur du convenu, et donner à la seule prose les moyens de contenir et de retenir l’épanchement. La prose est normalement du côté du flux, de l’écoulement; mais l’aphorisme, pensé du côté de la contention, veut contrôler la trajectoire du mot. La prose doit se charger de concision lapidaire par des moyens propres, en dehors de ce qui est donné par le vers, métrique et prosodie.

Dès lors, on a une parole sanglée en ce qu’elle ramasse et réduit. C’est, par exemple, le fragment 23, « Présent crénelé…. » Il n’y a pas de déterminant autre que le participe passé. C’est un énoncé comme une notule, un commentaire jeté à la hâte, visiblement en marge de l’action. Cette parole renvoie implicitement à la pression du réel, la pression du corps du combattant au maquis. Mais c’est une parole latérale par rapport au réel, car l'aphorisme joue sur l’ambivalence du substantif. « Présent crénelé », c’est le temps présent d’un homme partagé, entre l’action et la contemplation, entre l’action et l’écriture, entre la violence et l’offrande. L’expression vient lapidairement dire la scission de Char dans la guerre. Le présent fait aussi offrande, cadeau, mais crénelé, donné et repris. Enfin et surtout, la métaphore de crénelage suggère l’alternance constante du plein et du vide qui constitue la page en aphorismes. Les créneaux font ainsi rempart contre l’horreur du monde : le poème-aphorisme, le recueil en aphorismes construiront une forteresse intérieure pour préserver le territoire humain de l’horreur du monde. Mais simultanément, ces forteresses, il faut les évider, les alléger. Ce que l’on édifie, il faut le rendre léger. Et l’on sait combien chez Char, même physiquement, ce problème de l’allègement était un problème complexe.

Donc ramasser, réduire, cela veut dire tendre et contre tendre, comme le disait Pascal tout à l'heure en commentant Héraclite. Sangler, au sens propre. L’infinitif, l’apostrophe, la pure désignation sont des gestes verbaux constants dans les aphorismes de Feuillets d’Hypnos. On pense à 182 (« Lyre pour les monts internés ») ou bien 106 (« Devoirs infernaux »), ou bien 108 (« Pouvoirs passionnés et règle d’action »). La parole y est comprimée: on ne sait à quoi cela réfère, ce qui fait qu’en effet, si l'on peut dire ces mots d'une seule haleine, on ne peut pas les lire de cette façon; on est obligé d’y revenir deux, trois fois, pour comprendre quels sont les différents points d’impact de la phrase nominale. Le système de la parole aphoristique est sous-tendu par la contrainte vitale du maquisard, par le devoir éthique de privilégier l’action, par le peu de temps laissé pour se dire absent de l’action, et par l’impératif esthétique : « pointe de diamant », disait Philippe Le Guillou ce matin. De sorte que le lexique et la syntaxe privilégient le singulier (« flèche », « lyre »...), le singulier défini (fragment 5: « le point de la langue »), le singulier abstrait...

La tension entre une exigence -- l'intelligence avec l'ange, l'altitude de cierge -- et une contingence, le poids de l'ici bas, use de l'aphorisme pour bloquer l’emphase lyrique. C’est une sorte d’interdit jeté à l’expansion de la parole. Il n’y a pas dans les aphorismes de Feuillets d’Hypnos d’intemporel durable, voilà pourquoi il n’y a pas de maxime, donc pas de position ostentatoire d'une autorité qui se voudrait universelle. Au contraire la constante contextualisation de l’aphorisme suggère, par décrochement énonciatif ou commentaire interne, que la parole haute, le haut langage, viennent d’un ici et d’un maintenant, d’un homme en situation. Une surveillance toujours narquoise des énoncés explique l’humour des aphorismes chariens, même si on ne l’entend pas toujours. C’est cela aussi la tension et la contre tension, il y a du haut langage et cette voix mezzo voce, cette voix entre parenthèses, cette voix en décrochement, qui laisse soupçonner que le poète lui-même n’est pas dupe de la hauteur à laquelle il place la parole. Par exemple, on trouve dans l’aphorisme 80, assez plaisant de ce point de vue, beaucoup d’allusions ironiques à Rimbaud, à Laforgue, à Apollinaire, à Baudelaire avant tout.

Nous sommes des malades sidéraux incurables, auxquels la vie, sataniquement, donne l’illusion de la santé. Pourquoi ? Pour dépenser la vie et railler la santé ? (Je dois combattre mon penchant pour ce pessimisme atonique, héritage intellectuel…)

Le décrochement énonciatif fait que la grandeur de l’aphorisme est en quelque sorte surveillée, démystifiée, dédramatisée, par une pensée en sous-texte. Ce serait exactement le même décrochement en 49, amusant aussi.

Ce qui peut séduire dans le néant éternel, c’est que le plus beau jour y soit indifféremment celui-ci ou tel autre. (Coupons cette branche, aucun essaim ne viendra s’y prendre.

Par ce que j’appelle la surveillance narquoise, la parole est sanglée pour éviter qu’elle n’atteigne la « stratosphère du verbe », selon les propres mots de Char. C’est le troisième enjeu: il faut, pour contrôler l’évidence, la construire. On sait bien que le modèle poétique pour Char est un modèle ascensionnel.  Au fragment 56 : « Le poème est ascension furieuse, la poésie le jeu des berges arides ». La lecture que nous devons pratiquer, lecture multiple, sera modelée par le travail de l'écriture, que Char souhaite « commotion graduée ». La proposition poétique (Char préférait proposition à aphorisme) s’éjecte progressivement des énormités, des densités silencieuses qui l’entourent, la menacent et l’oppressent: c’est l’image de « l’amande qui jaillit de sa rétive dureté », selon le fragment 191. L’aphorisme se construit par étagement progressif. Cela peut passer, dans Feuillets d’Hypnos, par la dramatisation narrative, et les temps s’y prêtent évidemment. Les récits de guerre, les récits d’assauts particulièrement sanglants, sont architecturés selon une dramatisation très soigneusement ménagée. Mais cela peut aussi porter sur des objets plus proprement lyriques, à travers un travail, presque d’atelier, de la production lyrique, qui montre bien que l’aphorisme ne peut accoucher d’une image ou d’une leçon finales que d’une façon élaborée et consciemment laborieuse. Ne prenez pas le terme au sens péjoratif : c’est parce qu’il y a le travail de la langue dans le texte qu’on assiste à cette construction de l’évidence. C’est par exemple tout l’enjeu du très beau fragment 175 sur le peuple des prés.

Le peuple des prés m’enchante. Sa beauté frêle et dépourvue de venin, je ne me lasse pas de la réciter. Le campagnol, la taupe, sombres enfants perdus dans la chimère de l’herbe, l’orvet, fils du verre, le grillon, moutonnier comme pas un, la sauterelle qui claque et compte son linge, le papillon qui simule l’ivresse et agace les fleurs de ses hoquets silencieux, les fourmis assagies par la grande étendue verte, et immédiatement au-dessus, les météores hirondelles…

Prairie, vous êtes le boîtier du jour

Seul, l’espace déployé par la proposition autorise le passage vers l’image. Elle n’est pas donnée, elle est résultat : « vous êtes le boîtier du jour ». Il y a là une façon d'accoucher de l'évidence pour en façonner la vérité et échapper ainsi à l'aléatoire convulsivité de l’image surréaliste. Et seule, la brièveté de l'aphorisme peut conduire la lumière de l'image. Ou le très court 152.

Le silence du matin, l’appréhension des couleurs, la chance de l’épervier.

Le ternaire contrôle la production de la pensée la plus aboutie, « la pointe diamantée ». C’est très progressivement que se construisent ces choses là, même si cela se construit dans la brièveté. On voit aussi que ce qui se contrôle, c’est l’aspiration vers le plus haut: l’épervier vole au plus haut, mais part d’une profonde immersion dans le monde d’ici bas.

Dès lors, et on conclura ainsi sur la parole sanglée, Char s’autorise l’évidence, mais comme une forme de devoir poétique: en dépit de ce que suggère une parole si souveraine, si condescendante, quelques fois si difficile d’approche, le poète éprouve une profonde répulsion pour l’arrogance oraculaire. Paradoxalement, Char répugne au prophétisme, j’allais dire satisfait. L’habite sans cesse l’intense devoir d’être sur la plus grande réserve possible de la parole. Ce qui émerge ne l’est que sous contrôle de la pudeur et de la contention. Pourtant les signes d’autorité que revêt cette parole persistent d’une façon très sensible. Le ton est parfois hautain, à la façon de La Rochefoucauld, 169 : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil », ou bien encore, 107 « On ne fait pas un lit aux larmes comme à un visiteur de passage ». La solitude de la première personne est dressée par toutes les formes négatives : « Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement ». Certains aphorismes ne réfrènent pas une morgue cuisante à l'encontre des médiocres : « Il n’est plus question que le berger soit guide, ainsi en décide le Politique, ce nouveau fermier général ». Les signes d’autorité finissent par dessiner un ethos de l’autorité, mais (j’espère vous l’avoir fait comprendre), cette parole sanglée, qui s’érige soi-même dans sa puissance interne, est une parole entièrement et très explicitement construite sous nos yeux, elle n’est pas donnée a priori.

Or la voix d’encre va emporter la parole sanglée, l’aphorisme lapidaire, dans une réverbération pour le coup profondément incontrôlable. C’est à dire que dans un deuxième temps, il faut que nous entendions cette haute voix, pour montrer que s’il s’agit de contrôler l’évidence, c’est, selon le fragment 194, pour « en faire une créature », lui laisser donc le droit de vie autonome . C’est le deuxième et dernier point de mon intervention.

Une écriture à haute voix

Je songeais à la rhétorique ancienne qui articule evidentia et energeia. Il y a une disposition propre du dire chez Char, qui propulse le dit et fait de l’évidence une forme libérée. Toutes ces formes, qu’il appelle formes d’une seule haleine (ce qui ne veut pas dire d’une seule lecture), seules peuvent témoigner de l’effroi ressenti devant l'horreur du monde. En cela, on peut y voir une " parole du désastre", pour reprendre les mots de Blanchot. La fragmentation n’est pas un accident de l’Histoire, n’est pas non plus une réponse à l’Histoire, c’est la parole de l’histoire désastreuse. Les résidus de vers ( 204 : « O vérité, infante mécanique, // reste terre et murmure // au milieu des astres impersonnels » 10//6//10 ) hantent la prose comme des fantômes. D’une haleine et morcelées, ces paroles se présentent en hypotaxe très réduite : les énoncés privilégient la phrase indépendante, la juxtaposition, le discours direct inséré sans terme de guidage, les collages de voix, les phrases scalènes, à parallélisme. L’écriture doit reconduire le souffle bord après bord, le reconduire, et ne jamais courir le risque de l’exténuer complètement par des phrases trop longues.

Pourtant l’oralité est pensée chez Char pour rendre au vent ce qui lui appartient. C’est là la proximité avec Saint-John Perse qui me frappait en travaillant une nouvelle fois, après Vents, sur Feuillets d’Hypnos. L’oralité est pensée contre la fixité dogmatique, mais aussi, vous le disiez à propos du feu, Pascal, elle est pensée comme le travail de la parole poétique par des forces organiques et élémentaires. On songe au fragment 228 : « La grandeur réside dans le départ qui oblige. Les êtres exemplaires sont de vapeur et de vent ». Ceci explique de façon récurrente, dans Feuillets d’Hypnos, l’isotopie de la bouche. Fragment 147 : « Serons-nous plus tard semblables à ces cratères où les volcans ne viennent plus et où l’herbe jaunit sur sa tige ? ». Une hantise s'exprime, dont le symptôme est la récurrence des formules du cri: 133 : « Sottises, ah, pauvreté sanglante ! ». Et, par accueils successifs de la parole, une réverbération du silence, avec des points de suspension, mais pas autant que chez Saint-John-Perse, parce que le geste de cet accueil du silence est moins ostentatoire. Peu d’aphorismes se terminent par des points de suspension. Quand ils y sont (« présent crénelé… », ou le fragment 150), c’est qu’ils signifient bien que le texte reste flottant sur un sous-texte auquel nous seuls, lecteurs, pouvons nous raccrocher. Il y a aussi des questions sans réponses, comme dans le fragment 186 : « Sommes-nous voués à n'être que des débuts de vérité? ». Bref, on observe ce que Char appelle, en 185, une « procédure du silence ». On entend ce qu’il veut dire : la poésie doit capter de la parole sa fugitivité, sa disposition à l'évanescence, quand le seul écrit résonne malheureusement pour l'éternité.

L' écriture à haute voix, dont parle Barthes, se traduit enfin, je pense, par une intense conscience du présent. C’est à cela que sert probablement la conjonction entre aphorisme et lyrisme : restituer l’intensité du présent. La mobilité du texte refuse la durée, car toute pensée qui voudrait durer est une usurpation, une imposture, qui prétend couvrir le monde en nappes et contrer la mort. On ne peut pas la contrer, il faut la laisser travailler le texte. Cette intense conscience du présent fait que dans le texte, sont toujours soulignés la circonstance, l’aujourd’hui, la situation de conscience, le prix de perceptions volatiles et fugitives, exceptionnelles et passagères. Ainsi le très beau fragment « Chante ta soif irisée » : une telle concentration de la métaphore par synesthésie, et simultanément, une projection de la chose vue, ou éprouvée tactilement, dans le chant, jusqu'à l'impondérable irrisation. L’intensité d’un tel présent n’est absolument pas durable. Quantité de fragments thématisent l'aiguisement de la perception, nécessaire à l’intensité de l’aphorisme et relevant en même temps de la pression du lyrisme. De sorte que, sans doute, il s’agit de dire l’aujourd’hui. C’est cela l’articulation tendue entre aphorisme et lyrisme.

Je conclurai en rappelant que Feuillets d’Hypnos exemplarise de ce point de vue là ce que tous les autres recueils de Char disent, à savoir leur explosivité. C’est le fragment 140 : « La vie commencerait par une explosion et finirait par un concordat ? C’est absurde ». Il ne s’agit pas de finir sur un concordat, il faut finir en poursuivant l’explosion initiale, c’est la seule façon d’articuler aphorisme et lyrisme.

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