Conférence inaugurale prononcée le 16 novembre 2021 dans le cadre du Plan National de Formation
Europe et langues anciennes : nouvelles questions, nouvelles pratiques
Première journée européenne des Langues et Cultures de l'Antiquité
Madame la Ministre, Madame l’Ambassadrice, Messieurs les Ministres,
Monsieur le vice-président de la Commission européenne,
Monsieur le Recteur,
Cher Frédéric,
Chères et chers amis,
Permettez-moi d’évoquer pour commencer une double déception, dans deux domaines qui semblent très éloignés et sans commune mesure, mais qui en fait se comprennent l’un par l’autre. Je ne le fais pas par pessimisme, mais au contraire pour tenter de montrer ce que nous pouvons espérer :
1. La première déception vient évidemment du spectacle, depuis des décennies, d’un amoindrissement de la place qu’occupent les langues anciennes dans les enseignements secondaires et supérieurs, en France et aussi en Europe. L’initiative qui nous réunit atteste une volonté politique commune non seulement d’enrayer cette évolution, mais de donner une chance plus ouverte, plus démocratique et plus partagée à une Antiquité enfin renouvelée.
Nous revenons de très loin. En France, vous le savez, il faut toujours se battre contre des idées rigides et courtes de la modernité et de l’égalité. Les Humanités, qui seraient par définition inégalitaires, vintage, ont mauvaise presse. Les études dites classiques étaient plus que menacées lors du quinquennat précédent. Mais la situation, visiblement change, ou peut vraiment changer. L’occasion en est donnée aujourd’hui avec la « Déclaration commune des ministres européens de l’éducation ».
Pendant plus de vingt ans, des arguments non passéistes, non nostalgiques et non élitistes en faveur d’un investissement européen fort dans l’enseignement des langues anciennes avaient été donnés, diffusés dans un grand nombre d’interventions, de rapports officiels, de livres. Ces travaux montraient avec simplicité que cet enseignement est un outil d’émancipation des personnes, d’accroissement de leurs compétences face aux différentes formes de mondialisations et donc un outil de démocratisation de l’enseignement.
Je rappelle simplement ce que nous étions en train de perdre : l’accès à la richesse exceptionnelle des très nombreux textes grecs et latins ; l’accès à la force stupéfiante de leur intelligence poétique, théorique, politique, historienne ; à la diversité peu mesurable des expériences qu’ils font revivre au cours de leurs explorations infatigables de la pluralité des mondes humains et divins ; l’ouverture quasi infinie sur un champ de possibles politiques, religieux, littéraires, théoriques qui ne cessent de surprendre et de nous rappeler que des mondes autres sont possibles. Nous perdions collectivement la possibilité de comprendre comment nos cultures se sont élaborées, et, pour les individus, s’éloignait l’expérience irremplaçable pour qui apprend à lire ces textes d’un décentrement de soi dans le déchiffrement, la lecture, la traduction de langues à la fois étrangères et toujours à l’horizon de nos cultures, et après ce moment d’étrangeté, l’expérience d’un retour, en étant différent, vers le présent, vers le familier, qui est ainsi mieux compris grâce à cet écart.
Encore une fois, nous revenons de loin. Il semble que la donne soit réellement en train de changer.
Pour mieux comprendre ce que nous affrontons, la question aujourd’hui est encore : pourquoi y a-t-il eu une telle volonté de renoncer à ces richesses ? Cela a à voir avec une seconde déception, toute récente.
2. Déception, ou plutôt accablement et colère. Il peut sembler dérisoire, voire indécent, de mettre en rapport le phénomène somme toute limité de cette évolution prévisible et marginale de l’enseignement avec des phénomènes historiques très récents de portée globale. Je pense surtout à la défaite de « l’Occident » en Afghanistan au mois d’août dernier. De nombreuses crises internes ou externes pourraient aussi être mentionnées.
La chute de Kaboul était annoncée. Elle conclut un immense effort de guerre de vingt années, extrêmement coûteux en dizaines de milliers de vies, en argent, en énergies, en espoirs bafoués. Une guerre a été perdue par l’Occident (comme toutes les guerres asymétriques depuis celle d’Indochine) en très grande partie parce qu’elle a été menée sur une base fausse. Même si le but de guerre était au départ limité (détruire une base arrière des attaques du 11 septembre 2001), le conflit a pris une grande ampleur : une société pensait pouvoir exporter tels quels ou presque ses modèles politiques, économiques, militaires, ses normes et valeurs dans une autre qu’elle considérait comme arriérée et donc disponible pour une modernisation rapide et salvatrice. Un universel substantiel, pré-constitué, était opposé à un local supposé déficient. La société-cible n’était pas considérée pour elle-même, dans son histoire complexe, sa diversité, ses contradictions, ses aspirations, ses langues. Elle était un objet. L’échec est total.
Il est d’autant plus incompréhensible qu’en Occident même, aux États-Unis et en Europe, sans parler de l’Afghanistan et des pays d’Asie, un savoir précis, scientifiquement établi, connu avait été de longue date élaboré sur ce qu’il en est des sociétés afghanes, sur leurs caractéristiques et leurs demandes, ainsi que sur les Talibans comme forme sociale en fait moderne. Ces savoirs, construits de manière méthodique dans les mondes académiques, n’ont tout simplement pas été pris en compte. Un ignorantisme d’État l’a emporté. Il opposait avec arrogance des experts dépendants d’administrations militaires, diplomatiques, politiques, à des savantes et savants travaillant à l’Université et connaisseurs de la réalité du terrain. Ces anthropologues, historiens, sociologues n’ont cessé de dénoncer l’irrationalité de l’entreprise. Ils n’ont pas été entendus, sauf par des militaires, qui étaient comme eux sur le terrain.
Il ne s’agit pas seulement d’une rivalité corporatiste, mais de l’oppositon frontale entre deux manières de concevoir les réalités sociales.
- Ou bien, pour ces experts, la réalité est considérée comme un terrain d’expérimentation dont les problèmes doivent être traités au moyen de procédés ayant déjà fait leur preuve ailleurs et ayant acquis par là, selon eux, une validité universelle. Il n’est donc pas illégitime d’exporter depuis une société des solutions vers une autre. La question est d’abord technique : installer concrètement les conditions d’une société non dysfonctionnelle ; persuader ses membres par l’exemple, par la rhétorique et aussi par la guerre de la légitimité des valeurs (démocratiques) censées donner du sens à l’opération et motiver les acteurs en les libérant le plus possible de leurs traditions.
Dans cette conception, l’histoire ne compte pas, à savoir le fait qu’une société est particulière, qu’elle n’est pas hors sol, hors temps, mais se travaille elle-même pour faire face à son actualité par des processus d’apprentissage parfois contradictoires à partir de ses différents passés, qui peuvent lui être plus ou moins accessibles, plus ou moins compréhensibles ou opaques (les traditions) et cela dans une interaction constante, changeante avec d’autres sociétés, qui sont elles-mêmes actrices d’un même processus.
Le monde imaginé par ces experts est, à l’inverse, supposé être contemporain de lui-même, avec seulement des retards éventuels à combler d’une société à l’autre. Ce monde plan est si possible déployé, compris, interprété et changé au moyen d’une seule langue, qui saura dire à tous les différents aspects de cette contemporanéité dans ses dimensions aussi bien objectives (les institutions, les formes de développement, les échanges) que subjectives (les croyances, les valeurs, les motivations des groupes et des individus). Il s’agit d’être efficace.
- À l’inverse, selon une autre conception développée par des sciences humaines et sociales qui se veulent réellement compréhensives de leur domaine, la société est considérée comme un ensemble précaire, dont l’intégration n’est jamais assurée, mais se constitue de manière historique et imprévisible, pour une grande part contingente, par un travail collectif où les points de vue souvent contradictoires des parties prenantes individuelles et collectives participent à la construction temporelle, chaotique et tâtonnante d’un monde vécu partagé, cela au sein de systèmes institutionnels (politiques, économiques, juridiques) en transformation permanente.
Les conceptions de ce qui fait société varient énormément selon les orientations scientifiques de ces études avec des divergences profondes sur le rôle des individus dans les transformations globales, sur les rapports entre économie et politique, sur les fonctions des systèmes symboliques, des formes de communications, sur l’homogénéité ou non des cultures, le rôle des langues, des religions, des sécularisations, etc.
Mais le point commun de ces démarches souvent en controverse les unes avec les autres est qu’elles sont toutes historiennes (ou presque toutes, même la théorie économique est en train de bouger). L’histoire est au centre de leur perspective : aucune tabula rasa au nom de ce qui serait « d’actualité » et par là-même contraignant n’est légitime. La réalité sociale n’est pas un donné objectif qu’il s’agirait de traiter le plus efficacement possible avec des instruments connus. Liées de manière complexe à leurs passés, les sociétés sont mouvantes, à la fois particulières, autodéterminées, et compréhensibles, même difficilement, les unes par les autres.
La première conception, que l’on qualifie souvent de technocratique, est dominante à l’heure actuelle dans l’ensemble des dimensions sociales et dans les échanges. Elle vient de connaître un échec spectaculaire en Afghanistan, et ailleurs (Rwanda, Irak, Sahel, Libye, Éthiopie) – échec qui, sans doute, ne changera pas grand chose quant aux modes de prises de décision.
Cette conception s’affirme comme non historique et universelle, mais, dans une forte contradiction avec elle-même, elle ignore par là ses origines locales (occidentales) et historiques, comme avatar administratif et politique d’une position philosophique complexe bien connue et particulière, qui fait du réel un donné objectif qu’il faut connaître et traiter de la manière la plus adéquate possible : un empirisme. Selon l’orientation simplifiante donnée à cette position théorique, les individus, à part ceux qui décident, sont traités comme des variables de modèles généraux. Ils sont objectivés.
Je parle bien d’un avatar administratif et politique : l’empirisme, comme orientation philosophique définie notamment par David Hume, produit des sciences sociales et humaines évidemment très fécondes ; la différence est que ces sciences sont ouvertes, exposées à la discussion argumentée, alors que la gouvernance par expertise se pose comme seule rationnelle. On est dans le domaine de la croyance, et non de la discussion argumentée.
La seconde conception n’est pas limitée à quelques cercles académiques en souffrance d’une reconnaissance politique faisant pour le moment étonnamment défaut. Elle cherche à comprendre les aspirations et les difficultés d’individus et de groupes engagés dans des situations historiques changeantes. Avec ses options diverses, elle nous considère non comme des variables, mais comme des êtres historiques, avec toutes les ambiguïtés, difficultés qu’il y a à définir cette condition, puisque nous sommes à la fois acteurs et sujets (au sens de « dépendants ») de processus qui nous dépassent.
Les enjeux sont, je crois, plutôt clairs. Il y en a au moins deux :
- Premier enjeu : quelle place donner à un enseignement du passé (en l’occurrence, l’Antiquité gréco-latine) dans une société européenne qui est fortement partagée et contradictoire dans son rapport à son passé ?
D’un côté, elle est intrinsèquement liée à un passé mouvant, le sien propre, qu’elle n’a cessé de redécouvrir, de transformer, d’utiliser pour parvenir à une meilleure compréhension d’elle-même et à la définition de valeurs et de normes d’action.
Les étapes de ce long rapport historique au passé, qu’il soit païen, juif, chrétien, musulman, puis national, colonial ou européen, sont elles-mêmes devenues un passé que l’on interroge, reprend ou met à distance. C’est ce qu’on a pu appeler le processus d’apprentissage par lequel la ou les sociétés européennes ont, dans une interaction constante, évolué et se sont constituées.
D’un autre côté, la société est tenue, encadrée (de manière non encore totale, heureusement) par une croyance gestionnaire dans l’efficacité de mesures prises « d’en haut » et de loin par des groupes sociaux restreints, au nom de connaissances pré-établies. Cette croyance n’est pas spécifiquement liée, comme on le dit trop souvent, au libéralisme dit « anglo-saxon ». Un pays jacobin comme la France l’a massivement adoptée dans de très nombreux domaines, précisément pour rester jacobin. Police, recherche scientifique, justice, médecine, etc., sont affectées en leur cœur et entravées par ce qu’Alain Supiot a appelé « la gouvernance par les nombres ». Officiellement dans le but de « rationaliser » et de simplifier l’action de l’État ; surtout pour diminuer les dépenses publiques et concentrer les lieux de décision.
Dans cette optique, la connaissance du passé n’a qu’une valeur divertissante ou de confort, assurant la familiarité d’un patrimoine bien entretenu. Au pire, elle nourrit des approches identitaires qui réifient ce passé ; au mieux, elle peut compenser les duretés de décisions économiques nécessaires. Mais elle n’impacte pas profondément les mécanismes de prise de décision, ni les décisions elles-mêmes. Les gens n’ont qu’à comprendre hic et nunc.
- Second enjeu : quel rôle peut jouer l’enseignement d’un passé particulier, l’Antiquité, qui est un passé nécessairement local et non pas mondial même s’il est celui de tout un continent, l’Europe, face à la condition mondialisée de nos existences, face à la confrontation quotidienne, non seulement en Europe mais au-delà, avec d’autres langues, d’autres cultures, d’autres valeurs ? Cela non pas seulement quand nous sortons de notre société, mais à l’intérieur même de nos espaces proches, où se juxtaposent des cultures, des langues, des traditions différentes de provenance mondiale.
Cette seconde question est d’autant plus urgente que dans l’ensemble des pays européens (et ailleurs) se renforce une tendance à la crispation sur le passé national ou européen dans les mouvements dits « identitaires ». Le passé n’y est pas compris comme une ressource pour un développement libre et ouvert, mais comme une racine, une origine immuable, contraignante et excluante servant à tracer des frontières closes entre « amis » et « ennemis », dans un revival actif de la pensée de Carl Schmitt. Cela vaut autant pour la défense d’une culture majoritaire se réclamant de « racines chrétiennes » (un peu moins, il faut le dire, « judéo-chrétiennes » ou « gréco-latines »), que pour les minorités le recours au littéralisme, à l’idôlatrie d’une tradition le plus souvent imaginée.
Dans un pays comme le nôtre où les intentions de vote raciste atteignent aujourd’hui 35%, avec un retour fracassant des idées de Vichy, la question est d’une urgence absolue.
Une chance, sans doute, est que nous parlons toutes et tous plusieurs langues, en fonction de nos origines, de nos voyages, d’exils, des chansons que nous écoutons, de notre habitat (avec la multiplicité des parlers « populaires »), de nos moyens de communication. L’enseignement reçu à l’école nous a au moins appris à passer même très maladroitement de notre langue maternelle à quelque chose comme de l’anglais. L’expérience du passage entre les langues est familière, constante, souvent ludique. L’idée d’un monolinguisme constituant l’identité et la solidité d’une culture centrée autour d’une langue n’est pas tenable, si elle l’a jamais été.
En plus, le français n’est pas seulement de France, mais mondial, comme le rappelle très opportunément la toute récente Grande Grammaire du Français dirigée par Anne Abeillé et Danièle Godard. Une langue est une variation. L’altérité peut s’exprimer aussi en français.
Quant à la langue qu’on nous présente souvent comme universelle ou devant l’être ou en tout cas comme étant désormais la langue commune de l’Europe, l’anglais international, ce n’est la langue maternelle de personne, même pas des anglophones de naissance : on doit s’y transporter, y arriver, plus ou moins bien (ou s’en moquer, si on est un anglais historique), à partir de sa langue, en franchissant un hiatus permanent. On vit « entre les langues ».
Dire avec Umberto Eco que la traduction est la langue de l’Europe ou avec Souleymane Bachir Diagne qu’elle est la langue du monde ne signifie évidemment pas que nous sommes tout le temps en train de traduire et de répéter des phrases déjà écrites ou dites. Cela signifie que nous avons conscience que toute phrase que nous entendons ou prononçons pourrait légitimement être entendue ou dite dans une autre langue. Il n’y aurait rien d’étonnant à cela. Parler ne signifie donc pas d’abord ou seulement transmettre une information ou une opinion sur un état des choses, mais aussi transmettre une manière de dire, qui sera différente de langue à langue, même si ce qui est visé n’est pas l’affirmation bornée d’un particularisme, d’une différence, mais une communication autour de préoccupations communes pour lesquelles on suppose qu’une entente est possible – sauf si on veut simplement être méchant. On entend ce que l’autre dit, mais aussi ce qu’il ne dit pas, ou autrement. On entend une histoire, un rapport historique, personnel à la langue.
Vivre entre des langues différentes, de plus en plus, permet d’entendre ce qu’est une langue en général : non pas seulement un ensemble de signes servant à dire quelque chose de manière réglée, non pas seulement non plus l’expression d’une identité bien établie, formée par une langue, mais, dès qu’on la parle, un va-et-vient permanent entre une intention de dire et les contraintes et les possibilités qu’impose et offre une langue donnée pour une personne particulière dans telle ou telle situation. Une langue est vivante dans cette dualité, comme action, nécessairement située, et comme somme d’usages réglés formés par l’histoire.
Notre immersion quotidienne dans une série composite de langues transforme profondément notre monde vécu, qui ne peut plus se limiter à un ensemble fixe de références. Il y a là, je crois, une chance très grande pour une meilleure compréhension du rôle que peut jouer en Europe notamment le souci de connaître et d’enseigner les langues anciennes. Il s’agit en effet, dans l’idée d’une meilleure intelligence de la pluralité des langues comme condition vécue, de mettre le langage, avec l’ensemble de ses potentialités, au centre des préoccupations pédagogiques. Or, on le verra, l’école des langues anciennes, ces langues mortes que plus personne ne parle, langues à la fois proches, parce que nos langues et cultures se sont construites avec elles, et lointaines car elles ont porté des mondes qui ne sont plus les nôtres, est une école idéale du langage en général.
De fait, le moment actuel peut encore, malgré tout, être une chance pour un enseignement des langues anciennes, et en fait de toute langue de culture, si on entend par langue non pas un code utilitaire, mais un milieu historique qui a recueilli en lui un ensemble d’expériences fondamentales et qui permet la construction par les individus de leurs rapports au monde.
Ce moment actuel rend au moins plus visibles les défis à affronter. La transformation par la pluralité des langues de notre monde d’expérience s’appuie, en effet, sur deux nouveaux contextes qui renforcent ou pourraient renforcer l’intelligence de cette pluralité en focalisant l’attention sur le langage. Un contexte institutionnel avec les avancées de l’Union Européenne, et un contexte théorique général qui met le langage au cœur de nos relations aux « mondes » :
- Le renforcement grâce à l’Union Européenne des cadres institutionnels qui permettent de considérer le passage des frontières comme un mode de vie normal – avec toutes les frictions que cela suscite en interne dans les États-nations et vis-à-vis de l’extérieur. Même si l’Europe n’est ni un État ni une nation, elle est devenue le cadre évident de nos activités sociales. Le cadre national n’est à l’évidence plus le seul, même s’il reste fonctionnel et chargé de sens en raison de son histoire. Dans ce cadre, l’anglais « global » artificiel tend certes à se généraliser comme langue de service, comme langue utilitaire de communication immédiate, mais les échanges confrontent les européens, entre autres les étudiants et les jeunes chercheurs, à des élaborations différentes des univers sociaux et des modes d’apprentissage. Ils découvrent concrètement qu’ils peuvent sortir de leurs évidences et se décentrer.
- Par ailleurs, sur le plan théorique, les philosophies contemporaines ont tendance à faire du langage le medium conditionnant la possibilité de nos rapports au monde. Elles ne s’appuient plus sur une nature objective qui garantirait la vérité des propositions émises, ni sur le sujet rationnel comme source quasi divine de vérité, mais se situent dans un entre-deux (que le philosophe Jean-Marc Ferry appelle « le verbe », à savoir le lien entre sujet et objet). Cet entre deux est réalisé par le langage. À la fois il participe du sujet en tant qu’il est appris depuis l’enfance, intériorisé et qu’il permet des actes d’expression, des prétentions subjectives à dire quelque chose qui fasse sens, et il participe de l’objet comme ressource symbolique déjà présente, solidifiée et stratifiée, objectivée dans une langue particulière. Les deux instances ne cessent de se conditionner l’une l’autre. Nous sommes toujours « entre ».
Les théories varient fortement entre traditions philosophiques et scientifiques opposées selon ce qu’elles définissent comme critères de validité des énoncés ainsi construits. Mais ce qui leur est commun est le fait qu’aucune réalité extérieure aux tentatives langagières de proposer des énoncés communicables et « raisonnables » sur le monde ne sert de fondement à la légitimité de l’opération. Des instances comme une nature conçue comme un cosmos, un ordre, ou un Dieu ou, à son image, un sujet humain tout puissant ne sont plus des autorités en soi. Elles sont elles-mêmes prises dans la dynamique langagière des échanges d’arguments.
Fortement détachées des images du monde qui s’appuient sur de tels fondements intangibles, ces réflexions théoriques contemporaines tentent de définir les conditions d’une communication universelle possible. Elles sont par essence sécularisées. Par là, et c’est une vraie difficulté, elles entrent en conflit avec les traditions religieuses vivantes et actuellement plutôt conquérantes qui mettent une révélation divine au fondement de leur vérité. Cette confrontation semble mettre en question la prétention à une forme d’universalité qu’affirment les conceptions sécularisées du langage et des savoirs. Autour de cette question, celle de la légitimité ou non d’un universalisme, des conflits ne cessent de s’exacerber en ce moment, aux États-Unis notamment, et de plus en plus en Europe.
On est donc devant un vrai défi, qui est au cœur des problèmes que rencontre aujourd’hui l’enseignement européen : comment maintenir à la fois
- la volonté de tenir, par un langage enseigné et maîtrisé dans l’ensemble de ses dimensions, quelque chose d’universel, de manière qu’une communication puisse s’établir entre des individus différents,
- et la volonté de respecter dans leurs différences des traditions historiques opposées mais cohabitant dans le même monde, parfois dans le même quartier, la même école ou la même classe, traditions religieuses ou traditions sécularisées qui revendiquent chacune leur vérité ? Ces traditions opposées habitent souvent les mêmes personnes, prises entre plusieurs appartenances.
La mission de l’École, des institutions nationales et européennes n’est évidemment pas de fournir une réponse à cette question conceptuellement et politiquement extrêmement difficile – une réponse officielle ne serait que dogmatique et autoritaire, comme le sont actuellement certaines défenses officielles de la laïcité. Leur mission est d’instituer concrètement un modus vivendi qui permette aux personnes de vivre et de s’instruire en respectant pacifiquement deux exigences opposées, en tout cas en fort décalage :
- connaître et faire reconnaître des histoires différentes, des appartenances particulières, leurs valeurs,
- et développer un apprentissage qui ne renonce pas à dépasser l’état de fait de ces différences en favorisant des compétences à visée rationnelle.
Tout le problème est de ne pas donner de cette exigence de rationalité, et donc d’universalisation, une définition qui la fige, la réifie et la confonde avec un domaine particulier du savoir, dans une lutte permanente et en fait irrationnelle des disciplines (et donc des corporations) entre elles, dans un « conflit des facultés » toujours renouvelé. Une discipline, une science affirme alors son emprise sur ce qu’il faut considérer comme ce qui vaut universellement, avec comme résultat avéré un immense effet de réduction.
Or cela a été visiblement le cas. En France, on a longtemps cru, depuis le XVIIe siècle, que la grammaire, du latin puis du français, était le lieu dépositaire d’une rationalité évidente (avec « l’analyse logique des phrases ») et apprenable (les Pères Jésuites venant affirmer finement qu’en fait la langue est d’abord irrationnelle, rhétorique et poétique – la lutte n’est de loin pas close). Puis, à partir des années 1960, dans une perspective dite « moderne », ce sont les mathématiques qui ont eu cette fonction (la grammaire disparaissant quasiment de l’enseignement, sauf pour le latin et le grec, qui ont été des îlots de résistance à cette dégrammaticalisation). Les mathématiques paraissaient plus rigoureuses et surtout plus démocratiques que toute langue, quelle qu’elle soit, car elles sont totalement indépendantes de toute appartenance sociale. Elles ont récemment été déchues de leur privilège (avec, en conséquence, une crise majeure de l’enseignement des sciences et des sciences elles-mêmes dans notre pays), quand leur a été opposée la nécessité de donner une finalité professionnelle à l’enseignement de masse et donc de l’adapter davantage au marché économique. Le pôle universalisant de l’enseignement a été occupé par l’anglais international et les savoir-faire y afférents, valorisés en ce qu’ils facilitent l’insertion dans un monde internationalement ouvert et compétitif.
De telles définitions, très rigides, de l’exigence rationnelle que se doit de maintenir l’enseignement sont des impasses en ce qu’elles ne permettent tout simplement pas de tenir compte de l’autre exigence, à savoir celle d’inclure dans la communauté éducative des individus qui ont avec eux des histoires différentes, et qui, surtout, sont d’abord, tous sans exception, des êtres pris dans l’histoire.
Tout tourne autour de la langue, comme j’avais déjà eu l’occasion de le rappeler avec Heinz Wismann. D’où des solutions possibles. La langue, on l’a vu, est une dynamique permanente, liée à l’histoire, entre un pôle subjectif, qui consiste dans le fait qu’elle rend possible l’acte de parler, et un pôle objectif, à savoir l’ensemble de ressources symboliques qui s’y sont déposées.
Dans cette dualité, ses fonctions sont multiples :
- En tant que code, une langue peut servir, conventionnellement, à ce qu’un accord se crée autour de désignations claires du réel ou de ce qu’il est important de considérer comme réel (c’est le sens nouveau donné à « ontologie »). Le langage est alors envisagé dans sa fonction dénotative. Formalisé, il devient le langage à visée universelle des sciences. Cette dimension est à la base des langages des experts. Mais ces langages ont souvent tendance à se prendre comme des reflets directs de la réalité (selon l’idée que « c’est comme ça ! »), et à oublier qu’ils sont une élaboration historique située. On voit se développer une sorte de mythologie naïve de la dénotation, si souvent à l’œuvre dans les modes actuels de gouvernance.
- Du côté du sujet ou des sujets qui parlent, la langue est expressive. Ce peut-être l’expression collective d’une appartenance sociale ou culturelle, mais aussi l’expression individuelle d’une tentative de dire quelque chose de nouveau. On est du côté du particulier, pas de l’universel. Prime alors la connotation, à savoir les ajouts et nuances particulières qui enrichissent le sens des mots et rendent l’innovation possible à l’infini. Si cette expressivité par essence ouverte de la langue est prise comme étant ou devant être avant tout la manifestation d’une identité historique, religieuse ou culturelle donnée, elle se fige. On fait comme si elle dénotait une appartenance conçue comme un fait objectif indépassable (avec encore une fois le jugement péremptoire « c’est comme ça ! »). Les langues deviennent des repaires d’identités. On peut appeler cette réification, fortement à l’œuvre dans les fondamentalismes, racismes ou nationalismes actuels, une mythologie de la connotation.
- On oublie trop souvent une troisième fonction de la langue. Aucune langue n’est naturelle au sens de spontanée. Quand elle désigne par des sons ou des signes écrits, puis par des mots, quand elle articule des éléments de sens, elle montre qu’elle le fait, elle souligne le caractère artificiel des moyens qu’elle convoque. En ce sens elle est, à ses différents niveaux de sens, métalinguistique, ou « réflexive ». La langue assure par là sa fonction de communication, car elle manifeste ainsi explicitement à quelles conditions une entente est possible d’un locuteur à l’autre. La langue ne se laisse donc pas enfermer dans les deux premières fonctions que nous avons évoquées. Elle les met en place et les déploie en donnant les signes de l’orientation spécifique qu’elle prend en le faisant, en signalant par là ce qui est attendu de l’interlocuteur. C’est la dimension qu’analyse l’approche pragmatique du langage.
On voit ainsi se dessiner à gros traits ce qu’on peut appeler la compétence communicationnelle. Elle est au moins triple. Elle consiste évidemment, face à quelqu’un qui vous parle dans votre langue ou dans une autre, à pouvoir répondre à la question : qu’est-ce qu’elle (ou il) me dit ? Quel information veut-elle (ou il) me transmettre quant à l’état des choses, quant à ses pensées, ses sentiments ? En réponse, il s’agit d’être capable de parler à son tour de manière pertinente. En deuxième lieu, elle consiste aussi à se demander : qui est-elle (ou il) ? Quel type de langue j’entends et je devrais employer pour me faire comprendre ?
Il y a cela, évidemment, et c’est essentiel. Mais il y a aussi autre chose, qui est fondamental et qui fait qu’il peut y avoir communication. C’est être capable de se demander : pourquoi elle (ou il) me parle comme cela ? Que me signale-t-il sur sa manière de vouloir entrer en contact avec moi et me parler ? Quel effort fait-il pour dire ce qu’il dit ? Comment se situe-t-il (ou elle) par rapport à ce qui se dit d’habitude ? Qu’essaie-t-il de me dire de particulier ?
La compétence communicationnelle ne se limite pas à savoir comprendre et s’exprimer correctement, clairement et efficacement dans sa langue ou dans une autre au sujet d’une réalité connue. Il ne s’agit là que de savoir-faire techniques, indispensables mais partiels. Cela ne fait pas encore la communication, qui requiert un autre niveau de compétence, un autre type d’engagement personnel. Il s’agit d’abord de comprendre dans quelle situation de parole on parle.
La compétence véritable consiste à pouvoir apprécier la valeur de ce qui est dit, ou non dit, ici et maintenant, à pouvoir hiérarchiser les éléments décisifs d’une situation, réagir à la nouveauté produite en se demandant si elle est vraiment neuve, ou si elle ne tient pas à l’histoire de celle ou de celui qui vous parle. Cela requiert certes des savoirs, historiques, linguistiques, sociaux, personnels, mais, au-delà, cela requiert la capacité d’interpréter et de juger, c’est-à-dire d’évaluer le pourquoi de ce qui arrive et le lien qui peut-être établi entre ce qui est dit et les valeurs auxquelles on tient, valeurs qui peuvent être bousculées, interpelées par la nouveauté de ce que l’on découvre chez autrui. Il s’agit donc d’éduquer le jugement.
On dira peut-être que s’il s’agit d’un enjeu actuel, s’il s’agit de développer les compétences personnelles qui permettent qu’une communication authentique, informée et libre s’instaure entre des personnes de mondes différents, la connaissance des textes de l’Antiquité n’est strictement d’aucune utilité. Comment des phrases issues d’un passé lointain, tirées de langues mortes, pourraient-elles aider à ce programme tourné vers l’avenir ?
Dans l’Europe mondialisée où nous vivons, l’important n’est pas de connaître une multitude de langues. Tout le monde n’a pas la capacité de cela. L’important est d’être conscient de ce que veut dire parler à d’autres. Pour cela est requise une conscience approfondie de ce qu’est sa propre langue, sa langue maternelle, celle de tous les jours, non pas comme langue d’échange, de service (une autre langue peut servir à cet usage), mais comme langue de culture, c’est-à-dire comme langue considérée dans son épaisseur historique comme stratification d’expériences diverses. Ce qui s’est déposé dans le passé de nos langues est un ensemble de ressources qui permettent de sortir de la fascination pour le présent, pour l’état des choses, qui permettent de prendre du champ et donc de concevoir du nouveau. Ces ressources qu’on trouve chez soi, dans sa langue, dans les textes plus ou moins anciens qu’elle a portés peuvent être réactivées, transformées pour imaginer des futurs possibles et, simultanément, pour se représenter et comprendre le travail qu’accomplissent des locuteurs d’autres langues quand, en parlant, ils se lancent dans la même opération.
Or le grec et le latin sont le passé de nos langues. Non en raison d’une origine « naturelle ». Cela ne vaudrait dans le cas du latin pour les seules langues romanes, et pour le grec ancien pour la Grèce d’aujourd’hui, mais parce que ces langues et leurs textes ont été (avec de longs moments d’oubli) repris, utilisés, adoptés par toutes les sociétés européennes au cours d’un long travail d’élaboration civilisationnelle dans l’ensemble des domaines qui forment une société : droit, politique, science, religion, culture, économie.
L’apprentissage actuel de ce que peuvent nos langues comme ressources historiques se réalise (ou pourrait se réaliser mieux) à peu de frais, facilement et expérimentalement à l’école quand on y enseigne le passage entre notre langue présente et les langues anciennes. Par cet enseignement, on sort de soi, non pour aller chercher une altérité absolue, mais pour répéter et intérioriser, dans des exercices méthodiques maîtrisables, le geste historique qui a été la base de la formation des langues et cultures d’Europe. Puis on revient au présent, à soi, autre, non seulement enrichi par la connaissance de mondes historiques différents, mais par la découverte que l’on est capable, grâce au langage, de changer de monde. On fait l’expérience concrète, si possible ludique, inventive, de ce qu’est une langue de culture en soi.
L’école des langues anciennes est ainsi une école personnelle du décentrement de soi. C’est une école de cosmopolitisme. Nous avons la chance de vivre à une époque où le latin et le grec ancien n’ont plus rien de normatif. Ils n’incarnent pas la règle, la raison, la rigueur langagière, mais sont redevenus ce qu’ils étaient à l’origine, des langues parmi d’autres. D’où leur mort comme langues d’échange. Cela nous est favorable. Les langues anciennes sont désormais des langues que personne ne parle plus, bien mortes, des langues qui n’appartiennent à personne. Par là même, elles sont les plus démocratiques qui soient, car elles sont indépendantes de toute classe sociale, de toute origine, contrairement à ce que l’on a dit. Elles sont le terrain pédagogique idéal où s’apprend un rapport libre à toute langue.
La traduction est au cœur de ce processus. Traduction de grands textes évidemment, c’est-à-dire de textes qui ont exercé vis-à-vis de leur langue, de leur culture la même liberté, la même inventivité que ce que l’école essaie de développer chez ses élèves. Traduire suppose d’abord l’immersion dans un texte, dans une autre langue et requiert pour cela le repérage des mécanismes qui font que des phrases étrangères ont un sens (la grammaire). On apprend ainsi ce qui est la condition première de toute langue. C’est le moment laborieux mais indispensable de la « version », de l’analyse littérale. Puis, une fois que quelque chose comme la précision et la rigueur du sens sont saisies, dans une représentation bien définie des concepts qui permettent d’organiser le sens, on passe à une autre langue, la sienne. On est d’autant plus libre et armé pour inventer un style, un usage, éventuellement des mots, des tournures, comme l’a fait déjà l’auteur ancien que l’on traduit, que l’on a une idée claire de la nouveauté qu’il faut rechercher. Il ne s’agit pas seulement de ne pas se tromper (certes), mais d’écrire, c’est-à-dire de réinventer son propre rapport à la langue.
Un simple exercice scolaire, limité, enseignable et libérateur a ainsi une grande portée culturelle et même politique en ce qu’il ouvre à l’échange avec d’autres univers culturels.
Il s’agit bien d’une exigence européenne. Le passé convoqué pour cet enseignement n’est pas n’importe lequel, mais un passé commun à toute l’Europe. Ce passé va même au-delà, puisqu’il a fortement alimenté de nombreuses traditions savantes et religieuses liées à l’islam : le néo-platonisme pour la théologie et la mystique, Aristote, les médecins et les mathématiciens grecs pour la philosophie et les sciences, traditions qui ne sont pas moins « grecques » qu’en Europe.
Au début de ces remarques je posais la question : pourquoi se référer encore à ce passé ancien ? Une réponse, toute élémentaire, est que l’on n’a pas le choix de son passé.
Le poète Bacchylide, du Ve siècle avant notre ère, disait que même Zeus ne pourra jamais faire que la guerre de Troie n’ait pas eu lieu. Le passé européen est grec et latin, même s’il est aussi beaucoup d’autres passés. On ne peut y échapper.
Mais reste la question : quel besoin nous avons, aujourd’hui, de ce passé ? Peut-il encore servir d’appui pour inventer collectivement des mondes possibles ?
Le passé antique a été un appui en ce sens dans la longue histoire européenne de sa réception, jusqu’au XXe siècle. À des rythmes différents, le retour aux Anciens a été le moyen de transformer les valeurs et les normes des sociétés d’Europe. Pour les pays qui dépendaient de l’Empire Romain d’Occident, les rôles respectifs du latin et du grec ont évidemment été très différents, le latin étant inscrit dans plusieurs langues, dans le droit et dans les dogmes de l’Église chrétienne. C’est le retour au grec (à partir de Pétrarque et de Boccace) ou au latin littéraire et privé, non scolastique, qui a plutôt servi de terrain pour des renouveaux. Chaque fois, à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, à l’âge classique, puis lors du premier romantisme (1800), le geste d’un recours aux Anciens a été un acte révolutionnaire de rupture avec l’état des choses et a servi à penser et établir de nouveaux rapports à la société, au pouvoir, à la science, à la langue, dans un geste de sécularisation opposé à l’emprise de la révélation divine.
Ce geste était double, et sans doute se dessine là une spécificité européenne dans le rapport au passé : d’un côté, les auteurs anciens étaient valorisés au point de devenir des modèles, des normes à respecter ; mais, de l’autre, il était posé que ces auteurs étaient opaques, non immédiatement intelligibles. Comme on les redécouvrait, il fallait une science pour en restituer la lettre, pour les traduire, en comprendre le sens et apprécier la valeur. Le rapprochement, l’appropriation se faisaient aussi par un geste de mise à distance, d’objectivation, opéré par des sciences du texte et de l’interprétation qui furent créées pour cela : philologie, grammaire, histoire (de même que la nature était conçue comme un livre à lire correctement, more philologico, cf. Denis Thouard). Le retour à l’Antiquité, contre l’Église, ne créait aucun dogmatisme, puisque, au contraire, une liberté était gagnée par là. Ce geste essentiellement dialectique de reprise et de regard critique permettant la réinvention, peut sans doute être pris comme fondateur de nos modernités. Les modernes ne se disaient pas héritiers directs des Anciens. Ils les adoptaient après examen, en changeant de parents.
Friedrich Schiller en 1795 dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme dit qu’il faut quitter le présent et l’Allemagne, si mal en point, si arriérée, pour s’éduquer auprès des anciens Grecs et revenir chez soi comme Oreste revient pour tuer sa mère Clytemnestre.
Dans un second temps, au XXe siècle, l’appropriation des Anciens s’est faite parfois dans un sens inverse. Au lieu d’être instauratrice de modernité, elle a pu être violemment anti-moderne. Les régimes dictatoriaux du fascisme, du IIIe Reich et de Vichy se sont réclamés d’Athènes ou de Rome (le nazisme s’arrogeant la Grèce – voir Johann Chapoutot) pour combattre les avancées libérales et démocratiques que le recours antérieur aux Anciens avait permis de concevoir. L’Antiquité devenait fermée, dogmatique. Les racines grecques et romaines se faisaient meurtrières. La barbarie sait s’habiller en haute culture.
L’oscillation entre une Antiquité progressiste, moderne ou aidant à moderniser la société, et une Antiquité réactionnaire, considérée comme une racine, une origine archaïque et vraie, indépassable et fixant le destin réel des sociétés européennes, a pu conduire dans la seconde moitié du siècle dernier à abandonner toute idée d’identification des Anciens et de nous. Les sociétés anciennes, qu’on ne rassemblait plus sous le terme fallacieux d’Antiquité (quoi de commun entre Platon et le Colisée ?), étaient lues, analysées dans leurs diversités et surtout respectées dans leur altérité par rapport à nous. Nous ne sommes pas des Grecs et des Latins, même si une continuité historique a eu lieu entre eux et nous car nous n’avons pas cessé de les travailler ; l’altérité est l’autre face de la proximité ; elles sont indissociables comme le rappelle Maurizio Bettini.
Le gain en terme de connaissances est immense, puisque de nombreux anachronismes ont enfin été balayés. Mais on peut se demander si définir une société comme « autre » ne risque pas de l’enfermer dans une identité à soi, séparée, mais homogène, alors qu’on sait que toute société historique est tensions, craquements, décentrements, qu’elle est perpétuellement autre par rapport à elle-même. Et se pose la question du sens que prend le retour vers « nous », les autres de ces autres. Comment et pourquoi la communication entre les deux sociétés est-elle possible ? À quoi sert cette communication, si jamais elle peut se faire ?
Une réponse, peut-être, est que cette altérité n’est pas spatiale. Elle n’est pas celle de sociétés contemporaines les unes des autres : entre elles il y a le temps, et un temps qui n’est pas vide, mais celui d’appropriations, certes souvent abusives, mais qui ont changé radicalement la société qui est la nôtre, ce que n’ont pas fait pour l’Europe, ou pas encore, la rencontre d’autres sociétés « autres » comme celles d’Afrique et d’Asie. Aller vers l’Autre grec et romain est aussi comprendre le temps de cet auto-apprentissage.
Ce passage vers l’Ancien ne produit aucune leçon de type universel. Les Anciens, grecs ou romains, n’ont rien à nous apprendre qui puisse valoir partout et tout le temps. Ce serait ridicule de le penser, même si leurs réflexions sont des aiguillons essentiels pour mieux penser ici et maintenant. Par contre, le passage instruit, libre vers l’Ancien a une portée universalisable : entre des expériences différentes, les nôtres et les leurs, il introduit par la comparaison un élément tiers qui permet de juger les unes et les autres. Le décalage crée l’espace d’une réflexion possible, un détachement. Et il permet de saisir ce qui se passe pour toutes les autres civilisations dans leur travail sur leur propre passé. Aucune norme, aucune certitude, aucune identité ne sont produites, mais la possibilité d’un échange sur ce qui fait l’histoire de chacun.
Cet argument devrait suffire contre celles et ceux qui actuellement aux États-Unis prônent l’éradication des études classiques parce que ces études ont été liées, ou sont encore liées au racisme et à l’esclavagisme, ce qui est vrai. Mais il s’agit par la connaissance la plus précise et la plus audacieuse des Anciens de s’arracher à ces aveuglements et de construire un point distant, un « regard de loin », disait Claude Lévi-Strauss, qui permette d’évaluer d’une manière nouvelle les situations contemporaines.
Pour conclure.
Nous avons présenté une première réponse quant à l’importance d’une réadoption par nous des Anciens en invoquant la nécessité actuelle en Europe d’une construction libre et informée d’un rapport aux langues dans leur histoire et dans leur pluralité.
Nous n’avons pas beaucoup parlé des contenus de connaissance ainsi retrouvés. Ils sont innombrables. Leur actualité vient non pas de ce que les Anciens en ont fait pour eux-mêmes, mais précisément de leur non-actualité : en poésie, philosophie, science, droit, religion, etc., ils nous permettent de mieux comprendre, par cette distance prise, par ces contrastes, ce qu’il en est de ce qui compte aujourd’hui.
Langues, connaissances. Tout cela est très sérieux. Il y a aussi l’imaginaire, sa fantaisie. Les histoires anciennes, mythes ou épopées ou récits historiques fascinent encore car ils créent des points d’ancrage partagés, des repères connus de nous tous qui structurent notre monde vécu. Ce sont des attracteurs, communs à toute l’Europe, non pas des concepts ou des connaissances, mais des « lieux communs » symboliques (comme le dit le sociologue Laurent Thévenot) qui aident à figurer nos expériences. Ulysse, Achille attirent toujours car ils sont des figures d’expériences extrêmes, du désarroi, de l’errance, du deuil et de la violence. Et surtout, ils sont là pour libérer de ces extrêmes car depuis des siècles ils sont mis en mots. Le langage, même des Anciens, est une école intime. Les artistes l’ont compris. À l’École de prendre sa part.