16 novembre 2021 — Plan National de Formation
Europe et langues anciennes : nouvelles questions, nouvelles pratiques
Première journée européenne des Langues et Cultures de l'Antiquité
Table ronde. Regards croisés sur les langues anciennes : recherche et enseignement
D’où l’enseignement des Langues et Cultures de l’Antiquité (LCA) et la recherche en Langues ancienne peut-elle servir notre présent et motiver la société. Il faut balayer une vision clivée entre ce qu’on a interprété (par un malentendu sur la formule pascalienne) comme “esprit de géométrie” et “esprit de finesse”. Les “Humanités” et les études classiques sont au service de la con-science et de la con-naissance, et de la science. Il n’y a pas à choisir son camp et le recul des enseignements scientifiques au lycée est un drame. Personnellement je me sens non pas à l’intersection de, mais dans le champ commun de la science, qui est à la fois théorique, pratique, naturelle et humaine. Et les LCA constituent un foyer à ranimer, d’une construction sociale et de communauté à toute échelle, également en-deçà et au-delà du cadre européen. La recherche a selon moi dans nos disciplines pour objet, non pas d’exhumer des œuvres ou des modes de vie, mais d’utiliser des expériences de pensée et d’action, des expériences parfois étranges, pour envisager le réel.
Je suis un enseignant-chercheur, ou un chercheur-enseignant, consacrant mon temps à étudier la culture antique et à transmettre, par le filtre de mon expérience de pensée, les conceptions et les réflexions des auteurs, autant que possible à travers la langue dans laquelle ils les ont exprimées. Parce que les catégories de pensée sont les catégories de langue — et réciproquement. Je ne conçois pas cet enseignement comme “historique”, ni comme “littéraire” — d’autant que mon domaine de spécialité est la science antique —, mais comme anthropologique voire ethnographique.
J’ai fait mon apprentissage du réel en grande partie à travers la lecture des textes antiques, et je ne pense pas être un dinosaure ou un réactionnaire. J’ai autant appris/compris (μανθάνειν) en biologie par la lecture d’Aristote, qui me rend capable de communiquer avec les biologistes, que par mes cours de lycée en sciences de la vie, sans doute parce que ce savoir grec est aussi articulé aux autres domaines de l’expérience humaine. Les textes anciens mettent en réseau des dimensions culturelles variées et sont pour la plupart perpendiculaires à la valeur moderne de spécialisation : on passe dans un même texte du politique au pédagogique, à l’esthétique, à l’optique…
Avant d’évoquer quatre exemples dans mon domaine d’expérience, je voudrais situer ma conception de notre rapport à cette culture.
Pour moi la culture antique est étrangère et contemporaine. Cette étrangeté est une conviction et un constat (la plupart des Européens ont pris le large et n’éprouvent pas cette identité, même résiduelle). Nous ne sommes, en France, pas plus Grecs ou Romains que Gaulois, Celtes, Francs ou Vikings. Les Roumains ne sont pas davantage Daces ou les Espagnols Ibères. Nous ne sommes ni Grecs, ni Romains, mais nous avons probablement besoin de leur lanterne. Parce que ce que nous mettons derrière ces mots, ce ne sont pas des hommes ou des époques, mais une énorme et multivoque machine à produire des représentations, des idées, et des liens entre les hommes dans le monde social et avec le monde que l’on appelle (avec une hésitation légitime maintenant) naturel. Je sais que la société gréco-romaine, pour le dire vite, est totalement différente de la nôtre, et je suis convaincu qu’en répétant que cette culture gréco-romaine constitue la matrice de notre culture, ou ses “racines”, on risque de limiter sa place à une origine, appauvrir sa voix et compromettre son actualité.
Bien sûr cette « filiation culturelle » et linguistique existe bel et bien. Mais si ces « racines » sont seulement historiques et ne sont plus une part de l’expérience, il faut réinventer autrement le lien. Ce n’est pas de là qu’il faut partir, de ce ‘là’ lointain qui est un dénominateur historique commun et partiel, plutôt une forme de souvenir, diversement reconstruit, et qui nous engage dans les marais psychopathologiques et fantasmatiques de l’héritage et de l’identité. C’est plutôt d’un grand ‘ici’, qui s’adresse à nous et que présentent ces cultures dans la vitalité de leurs textes et leurs diverses productions culturelles.
La culture, c’est-à-dire l’ensemble des productions et des règles de la pensée théorique et pratique ne doit pas être enfermée dans un cadre historique, car selon cette approche le passé, même quand il est idéalisé et proposé comme une valeur, reste caduc et inactuel. Seule importe la capacité de formes culturelles à potentialiser, dans une communauté vivante, les identités et les différences, les liens comme les écarts. La culture que l’on appelle classique est la connaissance et l’expérience de formes de pensée et d’action éprouvées, approfondies, aguerries pourrait-on dire. Car il ne faut jamais dissocier le savoir de l’expérience, c’est aussi une leçon de la philosophie et de l’épistémologie antiques. La connaissance ne sert, individuellement et collectivement, que par l’accroissement qu’elle peut procurer de notre harmonisation au monde et de notre harmonisation du monde.
Ce qu’on connaît comme “la mythologie” est en grande part grecque. Il s’agit d’histoires, mais évidemment pas, pour nous, d’histoires qui se rapportent à un passé. Ce sont des histoires qui manifestent, pour nous, une expérience présente. Sinon elles n’intéresseraient que les historiens. De la même façon, cette culture au risque du présent, peut constituer non pas un ‘patrimoine’ à entretenir par piété, mais un ‘capital’ à faire fructifier, un ensemble de clés de pensée et d’action. Toute la culture gréco-romaine est une occasion d’ “appropriation”.
Il y a donc beaucoup plus de profit à considérer et employer cette part d’altérité de la culture antique pour organiser nos différences. Et je crois que nous avons tout intérêt à nous helléniser, non que j’idéalise la vie à Athènes au IVe siècle avant J.-C., par exemple — elle n’est pas faite pour moi, pour nous —, mais parce que les façons grecques de concevoir le réel sont prodigieusement fécondes : l’antiquité une banque de sperme intellectuelle. Je vais prendre un exemple paradoxal : après la révolution copernicienne, il reste à faire une révolution ptoléméenne, où la terre est remise au centre ; pour le dire moins brutalement, il y a place aussi pour une conception ptoléméenne du monde, qui conçoit l’univers du point de vue humain situé. Car, malgré tout, le soleil se lève et, comme le dit Husserl (1934) la terre ne bouge pas. Je sais bien ce que vous savez. Mais la science grecque permet aussi, parallèlement au filtre de la science contemporaine qui nous dépasse tous, sans micro-scope et sans téle-scope de voir le monde avec, disons, un méso-scope, à hauteur moyenne d’homme et d’expérience.
Les quatre exemples sont aussi des expériences d’enseignant, survenues dans des cours divers (Master pharmacie, Master philosophie, Licence métiers de santé, Master histoire) — où j’ai pu mesurer l’impact vivant de conceptions antiques.
Le premier touche aux cadres de la pensée logique et aux catégories du discours scientifique. Il pointe à la fois vers Aristote et Euclide, et implique toute l’épistémologie contemporaine : l’inventaire des qualités (catégories) de l’être, les différents modes de raisonnement (logique et syllogistique), valables ou tordus, et la distinction entre “problèmes”, “définitions”, “axiomes”, “démonstration”. Sans ces outils, on nage complètement dans le domaine scientifique. Au mieux on opère selon ces cadres, on distingue ces notions, mais en oubliant ce qui les fonde et les organise. Quand on sait ce qu’on fait et comment on pense, on est éclairé — l’opacité à nous-mêmes étant ce qui, individuellement, nous fait souffrir et, collectivement, nous handicape.
Le second concerne la théorie des causes aristotéliciennes et la notion de finalité. Je ne vais pas faire de leçon sur ces quatre causes, mais veux dire simplement que cette clé conceptuelle permet d’aborder toutes les productions, aussi bien dans le domaine de la nature que de la culture : cela vaut pour une voiture comme pour un pissenlit — et Darwin ne s’y est pas trompé (même s’il reconnaît une ‘finalité interne’ mais non une ‘finalité externe‘). Mettre au premier plan la cause finale, et dire que la cause et le but, malgré notre grammaire, cela peut être la même chose, c’est tout simplement génial.
Le troisième est l’invention grecque d’une clinique dans toutes ses dimensions (observations, expérience, théorisation, éthique, etc.) et la conception grecque de la solidarité psychosomatique du patient, et l’impossibilité de soigner le corps sans s’adresser à la psyché. La médecine moderne a peut-être besoin d’un bain de jouvence grec.
Le quatrième se rapporte à la langue et l’étymologie sur deux points. C’est un lieu, crucial, où le grec se rappelle constamment à nous. On sait qu’en science, en particulier en biologie, la terminologie est massivement grecque. Mais il ne s’agit pas seulement de racines anciennes, il y a sans cesse création de nouveaux mots (des centaines font chaque année leur apparition), de néologismes, le plus souvent en grec. Et quoi de plus neuf qu’un néologisme ? Il ne s’agit pas là seulement d’histoire et de racines, mais de fabrication et de ferments. En outre, les mots ou racines qui sont exploités (et il y a là une vraie carrière en exploitation) sont aussi des concepts et conditionnent du coup une certaine vision : la trophé dans laquelle nutrition, croissance et formation sont solidaires ; la cyto (de cytologie), comme la cellula latine, avec sa notion de sac ou d’enveloppe ; l’écologie, elle-même, mot partagé et quasi universel sous cette forme, où la maison (oikos) est au cœur de l’éco-nomie et de ses règles.
Dans les trois premiers cas, l’idée que “nous” sommes des héritiers de la culture antique, idée que je n’avais pas aiguisée chez eux, a pu encourager l’adhésion des étudiants aux conceptions commentées. Mais leur écho et leur portée allaient bien au-delà de cette identification culturelle. Ces cas me sont apparus comme des lieux déterminants pour une expérience partagée, reposant essentiellement sur la qualité intellectuelle, voir existentielle, et la nature même de ces conceptions. Par delà les arguments d’héritage et d’identité, qui peuvent avoir une efficacité tactique, mais dont il faut aussi se méfier, on peut assumer, intellectuellement, le privilège accordé à cette culture, et assumer sa part, en quelque sorte, d’arbitraire, en renonçant à faire du lien historique une cause. De même que nous nous référons dans le passé à ce que nous sélectionnons comme adéquat, pour des raisons diverses, sans l’adopter dans tous ses aspects et ses parts obscurs ; de même qu’on se réfère dans l’antiquité à la démocratie — et non à la tyrannie —, à la philosophie — et non à ses violences —, on peut, que l’on croie au miracle ou que l’on n’y croie pas, et parce que c’est un foyer culturel qui rend libre, faire des Grecs et des Romains nos pédagogues.