16 novembre 2021 — Plan National de Formation
Europe et langues anciennes : nouvelles questions, nouvelles pratiques
Première journée européenne des Langues et Cultures de l'Antiquité
Table ronde. Regards croisés sur les langues anciennes : recherche et enseignement
Le thème d’aujourd’hui est immense, donc je me limiterai à deux points saillants qui concernent la fonction de l’enseignement de la culture classique dans l’Europe d’aujourd’hui et surtout dans celle de demain. Le premier concerne la langue, le second la culture.
Premier point, la langue. À ce propos il faut réfuter d’abord un préjugé. Dans la perception commune, le latin, comme le grec, sont tenus pour des langues « mortes ». Beaucoup en déduisent que ces langues sont inutiles : « À quoi bon étudier des langues que plus personne ne parle ? », objecte-t-on. Mais que peut bien signifier la « mort » d’une langue ?
On dénombre aujourd’hui environ sept mille langues parlées à la surface de la terre. Cela semble beaucoup, mais c’est peu, une fois rapporté au nombre de langues qui ont disparu au cours du temps, pour les raisons les plus diverses : un tiers de la multitude des langues parlées par les Indiens d’Amérique du Nord s’est déjà éteint, un autre tiers subsiste seulement et ces langues sont parlées par un petit nombre de locuteurs maintenant très âgés. Quant au millier de langues parlées jadis en Amérique centrale et en Amérique du Sud, une seule, le guarani, peut espérer survivre : elle est avec l’espagnol la langue officielle du Paraguay. Une véritable hécatombe linguistique. En ce sens, le latin et le grec sont – malheureusement – en bonne compagnie. Mais les langues ne meurent pas toutes de la même façon, et toutes les langues mortes ne se ressemblent pas.
Comment peut-on considérer qu’une langue comme le latin est « morte » ? Le sort qu’a subi le latin n’est pas comparable à celui des langues indigènes américaines ou australiennes, irrévocablement défuntes et privées de descendance. Après elles, ces langues n’ont laissé aucun héritage, à l’exception des fichiers de quelque linguiste. Tout au contraire, le latin n’est jamais réellement mort, sa fortune est restée immense à travers les siècles. Comme il est bien connu, cet idiome survit dans les nombreuses langues romanes qui en sont dérivées : la structure et le lexique du latin continuent à vivre dans le français, l’italien, le roumain, le castillan, le catalan, le portugais… De plus toutes ces langues n’ont cessé de revenir au latin – en se ‘re-latinisant’ à chaque génération - à travers l’éducation classique pratiquée en Europe pendant des siècles. Cela signifie que, dans les langues et les cultures romanes, le latin est « né à nouveau » d’innombrables fois. D’un autre côté, n’oublions pas que le latin est même massivement présent dans la langue qui, pour de nombreuses raisons, joue un rôle dominant dans les relations culturelles, économiques et politiques du monde contemporain, à savoir l’anglais. Car malgré ses origines germaniques, l’anglais d’aujourd’hui recèle 70 % de mots d’origine latine. On a également calculé que, sur les mille mots qu’il faut connaître pour accéder à une université anglophone, 90 % sont des mots d’origine latine. Voici un exemple qui, en raison de son caractère paradoxal, devient éclairant lorsque l’on évoque la mort présumée du latin.
Au cours des dernières années, en particulier en Amérique et en Angleterre, il y eut beaucoup de controverses à propos des classiques grecs et latins, accusés d’être à l’origine d’une culture raciste, suprématiste blanche, misogyne et autres griefs semblables. Cette polémique a été baptisée « Cancel Culture » ou « Decolonise Classics ». À ce propos on a même avancé des propositions absurdes, comme abolir tout court l’enseignement des classiques à l’université, refuser la lecture de textes classiques qui ne seraient pas « soutenables » en termes de race, genre, violence, et ainsi de suite ; mais de tels raisonnements ont aussi le mérite de nous faire réfléchir à partir d’un nouveau point de vue sur le rôle que les textes classiques ont joué dans notre tradition occidentale et sur le changement de perspective que l’on peut avoir des classiques, changement qui plus que jamais aujourd’hui s’impose. Mais ce n’est pas cela qui nous intéresse, ce sont les « mots » utilisés pour décrire ce mouvement : « Cancel culture » et « Decolonise classics ». « Culture », en effet, est un mot latin, cultura ; « cancel » dérive lui-même du latin cancellare, qui indique proprement l’acte du copiste qui marque avec des lignes croisées un mot ou une phrase à « supprimer » dans un texte, créant ainsi l’image d’une « grille », en latin cancellum ; « classics » est évidemment le mot latin classicus ; quant à « de-colonise », il ne s’agit pas seulement du fait que « colonise » est un dérivé du latin colonia, mais le préverbe utilisé dans le composé anglais, de-, est bien un préverbe latin qui, en plus, conserve sa fonction morphologique originaire : en tant que préverbe, il indique en latin la notion de « loin de », de « privation de » (de-cedo, de-duco, de-migro etc.). « Decolonise » est donc un composé latin parfaitement formé. En conclusion, nous sommes confrontés à des propositions qui déclarent la nécessité d’effacer la culture classique tout en étant entièrement articulées à partir de mots latins et même à partir de la morphologie de cette langue « détestée ». Le fait est que le latin « parle » en nous-même, sans que nous nous en apercevions. Le latin forme la « conscience profonde » du langage intellectuel de l’Occident.
Second point : la culture. Pendant longtemps, au moins en Italie, à l’école, l’étude de l’Antiquité s’est articulée sur deux voies : d’une part l’étude de l’histoire (guerres et batailles, bouleversements politiques, évolution des formes de gouvernement) et d’autre part l’étude de la langue et de la littérature (apprentissage syntaxique-grammatical, biographies d’auteurs, lectures anthologiques). Aujourd’hui, dans une société globale qui conçoit de plus en plus les relations entre les gens en termes de « cultures » (au sens religieux, ethnique, politique), il est temps d’abandonner cette perspective traditionnelle pour aborder plutôt l’étude de la « culture » grecque et romaine en tant que telle. Une « culture » qui doit être approfondie dans ses aspects non seulement linguistiques, littéraires ou évènementiels, mais aussi familiaux, sexuels, religieux, institutionnels, artistiques, en posant des questions sur le genre, la relation entre maîtres et esclaves ou le rôle et la position des animaux dans la société. Les Romains seraient d’accord avec nous, parce qu’ils diraient que pour comprendre leur civilisation il faut d’abord étudier leurs mores (coutumes, mode de vie) voilà le mot - si important dans la construction de la société romaine - qu’ils utiliseraient pour signifier leur « culture ». De cette façon, nous pourrons faire découvrir à nos élèves que les Anciens étaient en effet « comme nous » sous de nombreux aspects - nos « ancêtres » comme on les appelle - car nous avons hérité une grande part de leurs façons de vivre et de penser à travers les pratiques de l’éducation occidentale ; mais que les Anciens sont aussi « autres que nous » par rapport à une quantité tout aussi grande de coutumes et de modes de vie. En prenant cette voie, notamment à travers la pratique de la traduction, l’étude de la culture ancienne pourra devenir un véritable « gymnase » de confrontation avec l’autre, un exercice dont la pratique est indispensable dans les sociétés européennes contemporaines. La comparaison entre les cultures – la nôtre et celles des Grecs et des Romains, mais aussi la culture grecque face à la culture romaine – nous permettra de mettre en évidence les aspects de l’héritage classique qui choquent nos sensibilités modernes (esclavage, discrimination à l’égard des femmes, sang et violence comme source de spectacle), pour en discuter le contexte historique original et les influences qu’ils ont parfois exercées sur le développement de la culture dans la suite des temps. Parce que l’héritage classique ne comprend pas seulement « démocratie » ou « liberté » mais aussi esclavage, violence et discrimination, il ne faut pas l’oublier. De l’autre côté, pour ce qui nous concerne spécifiquement dans cette journée, la pratique de la comparaison entre les cultures pourra aussi nous aider à définir quel modèle adopter et lequel rejeter dans notre conception de l’Europe future. Et à ce propos, je voudrais mettre en comparaison deux mythes de fondation, l’un romain, l’autre grec.
Selon le récit traditionnel de la fondation de Rome, Romulus rassemblait d’abord dans son asylum des gens de partout, libres ou esclaves tous tant qu’ils étaient ; après cela, le fondateur fit creuser une fosse circulaire où l’on déposa les prémices de tout ce dont l’usage était légitimé par la loi ou rendu nécessaire par la nature. C’est Plutarque qui parle. À la fin, chacun jeta dans la fosse une poignée de terre apportée du pays d’où il était venu, et on mêla le tout ensemble. Ils donnèrent à cette fosse le nom de mundus, le « monde ».
Cette fosse creusée par Romulus est chargée de signification. On y jette aussi bien des produits de la culture que des produits de la nature, pour signifier la création d’une nouvelle vie, l’émergence d’une nouvelle civilisation. En outre – et c’est pour nous le moment le plus significatif de l’épisode – sont jetées dans la fosse des mottes de terre provenant des différents lieux d’origine propres à ceux qui s’étaient réunis autour de Romulus. Quel sens donner à ce passage singulier du mythe ? Il délivre à coup sûr un message symbolique très fort : créer sa propre terre, la bâtir, est quasiment un acte de nature cosmologique – Romulus crée un mundus, en effet, « un monde » – , un acte qui va bien au-delà des rites habituels de fondation. L’acte de mélanger ces mottes de terre apportées de loin reflète le mélange des hommes venus de tous ces lieux différents que Romulus rassemble dans l’asylum au moment de fonder la nouvelle cité : en accueillant la terre provenant d’autres territoires, le sol de Rome devient de manière très concrète « terre d’asylum ». Dans la représentation mythique, le sol de la ville va se configurer à la fois comme l’un et le multiple : un, parce que les mottes, au départ distinctes, sont ensuite mélangées ; multiple, parce qu’il tient ses origines d’autant de « sols » différents que les mottes de terre. Le message politique de ce mythe est très fort, il met en évidence l’un des caractères principaux de la culture romaine : l’ouverture. La même disposition qui permet non seulement aux étrangers, mais aussi aux esclaves de devenir citoyens romains, en soumettant par conséquent la communauté romaine à un « remaniement » continu. Cette inclination fondamentale à l’ouverture, qui constitue l’épine dorsale de la culture romaine à travers les siècles, trouve son expression narrative dans un récit fondateur qui mélange d’un côté des hommes, de l’autre des mottes de terre, dans un parallélisme parfait.
Voici maintenant le mythe grec qu’on pourrait comparer avec le mythe romain que je viens de raconter. Il s’agit d’un autre mythe de fondation, qui parle aussi de terre, d’origine et des peuples, mais qui transmet un message tout à fait opposé au mythe de l’asylum et des mottes de terre : il s’agit de l’autochtonie athénienne. Ce mythe prétendait que les Athéniens seraient issus « de cette terre même » sur laquelle ils vivaient – c’est le sens littéral du mot autochtonie, autochton : ils veulent dire par là qu’ils sont « nés » de la terre Attique, qu’ils ont été les premiers habitants de ce sol, et donc les seuls dignes d’y résider. Cependant, à Athènes, la tendance à l’exclusion ne venait pas que du mythe, elle était aussi présente dans le droit. En effet on ne pouvait pas devenir citoyen, comme à Rome : on l’était. Seuls, les fils de parents tous deux Athéniens pouvaient jouir de ce privilège, tandis que tous les autres – étrangers, métèques et esclaves – n’avaient aucune possibilité d’y prétendre. Le modèle de l’autochtonie véhicule donc l’image d’une culture qui, à l’inverse de la vision romaine, place son identité uniquement en elle-même : tandis que la culture romaine est « excentrique », en fondant son identité sur les hommes venu du « dehors » et sur leur mélange, la culture athénienne se veut, elle, « autocentrique », comme cela se voit dans plusieurs mouvements identitaires d’aujourd’hui. Le contraste entre les deux mythes, le romain et le grec, ne pourrait être plus explicite : à Athènes c’est la terre qui produit les hommes, à Rome ce sont les hommes qui produisent la terre.
En conclusion le mythe de la fondation de Rome – mélange d’hommes, mélange de terres - ne fait que donner une réalité concrète à la représentation symbolique et durable que les Romains ont voulu donner d’eux-mêmes : le mélange, la multiplicité, le mouvement. Dans ce mythe d’origine, les Romains avaient en somme laissé une place non seulement à l’altérité, à la diversité, mais jusqu’à la possibilité d’être à la fois soi-même et autre. La culture romaine n’hésite pas à se définir comme un passage, à situer son identité également en dehors d’elle-même. L’identité des Romains, s’ils en ont une, est de nature « excentrique »: c’est pourquoi leur civilisation peut encore offrir un modèle valable pour une Europe dans laquelle il est de plus en plus nécessaire d’être à la fois soi-même et autre, citoyens d’un pays et en même temps citoyens d’une communauté de pays : une Europe qui, tout au contraire, s’entête parfois à se trouver en se morcelant en une pluralité de (prétendues) nations souveraines centrées sur elles-mêmes, en suivant ainsi la voie athénienne de l’autochthonie et de la fermeture.