Molière sur le plateau de l'Impromptu de Versailles

« Molière sur le plateau de L’Impromptu de Versailles », [in] Clotilde Thouret (dir.), Le dramaturge sur un plateau. Quand l’auteur dramatique devient personnage, Paris, Garnier, 2018, p. 243-256.

La fronde qu’avait suscitée à la fin de 1662 le triomphe de L’Ecole des femmes dans une mince fraction du public réticent à l’admirer précipita Molière et ses détracteurs durant toute l’année 1663 dans une « guerre comique » que l’on nomme depuis la fin du XIXe siècle querelle de L’Ecole de femmes. Nous en sont restés deux petits chefs-d’œuvre d’à-propos et de réflexion critique en acte, où le poète et comédien met diversement en scène sa personne, son œuvre et son esthétique. La Critique de l’Ecole des femmes convoque dans un salon parisien de convention des types et des caractères issus de son répertoire comique : deux jeunes femmes, l’une raisonnable et mesurée, l’autre enjouée et piquante, un honnête homme éclairé, un marquis ridicule, une précieuse infatuée et un pédant fielleux. Ils dialoguent leurs appréciations opposées sur la pièce en litige et détaillent en procès ses défauts prétendus et ses qualités défendues. Le tout prend la forme très souple d’une conversation allant crescendo entre ces six devisants dont le débat est conclu par un tour spirituel de dénotation : « Il se passe des choses assez plaisantes dans nostre dispute », conclut l’aimable Uranie, qui poursuit :

Je trouve qu’on en pourroit bien faire une petite Comedie, et que cela ne seroit pas trop mal à la queuë de L’Escole des Femmes1.

Molière et sa comédie se sont en effet trouvés au centre du plateau toute la pièce durant, faisant le sujet du conflit et l’objet du débat.

L’Impromptu de Versailles, créé quatre mois et demi plus tard, constitue sa réplique aux comédies de Donneau de Visé et de Boursault qui avaient entre-temps repris le modèle de La Critique de l’Ecole des femmes pour le retourner contre lui en satirisant sa pièce, son œuvre, son art et sa personne. La troupe s’était rendue à Versailles à l’invitation du roi, qui avait commandé au poète de répondre à ses détracteurs par ce qui aurait pu n’être qu’une nouvelle et seconde Critique de l’Ecole des femmes. Renouvelant le modèle d’une manière propre à en interdire le retournement contre lui par ses adversaires, Molière imagina de donner à cette contre-attaque attendue la forme d’une répétition avortée de la pièce qu’on lui avait commandée par sa troupe réunie autour de lui dans la salle mise à sa disposition au château. Comédie de comédiens et de coulisses, L’Impromptu de Versailles distribue donc sous leur propre identité à la ville les compagnons de Molière l’entourant sur le plateau de la salle de spectacle, pour une répétition tumultueuse des bribes de la seconde Critique de l’Ecole des femmes entrecoupées par des débats sur l’art du bon comédien, sur les défauts des comédiens rivaux de l’Hôtel de Bourgogne, sur les motifs des détracteurs de L’Ecole des femmes, ceux en particulier de Boursault. Le tout culmine sur une déclaration solennelle de Molière, en forme de presque parabase, exigeant que ses adversaires cessent de l’attaquer sur

des matieres de la nature de celles, sur lesquelles on m'a dit qu'ils m'attaquoient dans leurs Comedies, c'est dequoy je priray civilement cet honneste Monsieur qui se mesle d'écrire pour eux ; et voilà toute la réponse qu'ils auront de moy2.

Rideau sur la querelle. La continuera qui voudra : Molière est venu dire en personne, sur le plateau de sa pièce, qu’il s’en retire. Et bon courage à qui voudrait composer un contre-Impromptu ou un anti-Impromptu en contrefaisant le sien : l’acteur principal manquerait nécessairement à l’appel du régisseur…

*

De l’une à l’autre comédie, la situation pourrait sembler de simple parallèle : elles sont comparables et réciproques, semblables et opposées, du lever au baisser du rideau. Mais elles ne sont pas que parallèles : leur succession pèse sur leur similitude et la perturbe. Car dès lors qu’une polémique littéraire s’inscrit dans la durée, on sait bien que le rapport limpide se trouble entre l’ouvrage qui y joue le rôle de cible, et celui ou ceux qui se situent par rapport à lui en position et en fonction de glose, qui le scrutent et le détaillent pour le défendre ou le détruire. Comme chaque nouvelle vague de commentaire doit prendre en compte les arguments de la précédente, les textes critiques sont appelés à s’éloigner toujours davantage du texte-cible, d’une distance qu’augmente toute l’épaisseur du dossier polémique s’enflant de sa propre fécondité. Et que dire si s’ajoute à ce phénomène un autre facteur de trouble, induit par la nature et la structure du commentaire, comme c’est le cas dans la querelle de L’Ecole des femmes où texte cible et textes critiques partagent le même genre, celui du poème dramatique représenté ou affichant une ambition de représentation scénique ! Chaque texte en vient alors à prendre pour cible et pour support de son argumentation non seulement l’ouvrage qui constitue l’enjeu du conflit, mais aussi la réplique précédente du débat, qui devient sa cible seconde, jusqu’à une autonomie progressive et progressivement accrue de la querelle par rapport à son prétexte.

Au fil de cette évolution esthétique autant que polémique, de nouveaux sujets, de nouveaux enjeux, de nouvelles formes et de nouveaux thèmes s’ajoutent aux premiers, les relèguent et pour ainsi dire les occultent. Tout nouveau texte, toute nouvelle pièce qui s’écrit et s’inscrit dans ce cadre prend dès lors statut plus ou moins de cible pour le suivant, tout en se constituant en glose critique du précédent. Une nouvelle relation d’ordre, en forme à la fois de cascade et d’ondulation propagée, se substitue à la première, qui était de simple enveloppement critique. C’est ce dont témoigne le passage de La Critique de l’Ecole des femmes à L’Impromptu de Versailles, la première ciblant de ses arguments contradictoires la pièce en débat qui fait le cœur de son propos, la seconde encadrant, au sens propre, une version réitérée de la précédente, au cœur de laquelle c’est moins la question de L’Ecole des femmes, de sa nature et de sa valeur qui constitue la cible, que la querelle de L’Ecole des femmes et les questions qu’elle a soulevées. Mélange subtil de similitudes, d’oppositions et de succession.

Certes, de prime abord, du lever au baisser du rideau, on peut soutenir que les deux pièces se correspondent terme à terme en s’opposant. La dernière scène de L’Ecole des femmes présente six personnages en quête d’auteur ; la première scène de L’Imprompu de Versailles dix acteurs en quête de personnages. Dans un cas, le lieu de la fiction est le salon d’un hôtel mondain transformé en joute littéraire où s’élabore une conversation, promesse d’une comédie. Dans l’autre, c’est une salle de château royal devenue coulisse comique où se distribuent des rôles, promesse d’une représentation. L’une interpelle les poètes et les théoriciens rivaux de Molière ; l’autre les comédiens concurrents et les polémistes qu’ils sont supposés avoir suscités. Donnant la parole aux spectateurs, la première argumente une critique postérieure à la représentation d’une comédie déjà publiée ; donnant la parole aux comédiens, la seconde ébauche une poétique préalable à la composition et à la représentation d’une comédie qui n’existe pas : l’une commente une réalité et l’autre préface une fiction. Au centre de chacune, certes, se profile, présente et absente, cette Ecole des femmes qui est leur raison d’être. Mais alors que la conversation chez Uranie est censée succéder à une représentation de L’Ecole des femmes, tout en anticipant la création de sa Critique (qui vient en fait de se dérouler), ce n’est pas une représentation de L’Ecole des femmes qu’on est supposé préparer dans la coulisse de Versailles, mais une seconde version de sa Critique qui ne sera jamais complétée des scènes manquant à ce qu’englobe L’Impromptu de Versailles. Si L’Ecole des femmes a fécondé la feinte parthogenèse dont procède sa Critique, c’est à son tour La Critique qui a fécondé L’Impromptu, sous la forme fictive d’une répétition stérile de sa petite sœur prématurée et finalement mort-née. Cette dette est figurée de manière emblématique par le repli du théâtre dans le théâtre au sein duquel la réplique finale de la première précipite rétrospectivement sa représentation, tout en suggérant implicitement, sans encore le savoir, le modèle de la feinte répétition de son double fictif dans les coulisses de Versailles.

Pivot de cette ambiguïté de structure et de statut, la situation de l’auteur dans l’une et l’autre de ces deux œuvres fait emblème de leur opposition : Molière est absent dans l’une, présent dans l’autre, ou plutôt diversement présent dans les deux, dans la première comme objet, dans la seconde comme sujet de la parole dramatique. Car elles constituent deux autoportraits de leur auteur, si dissemblables de nature et de forme soient-ils, l’un de biais, celui de La Critique de l’Ecole des femmes, où l’on parle de lui ; l’autre de face, celui de L’Impromptu de Versailles, où il parle de soi. Confrontation de deux manières qui évoque la façon dont le triptyque bien connu de Champaigne avait saisi le visage de Richelieu — de face et de profil3. Dans le premier cas, la personne de Molière constitue le point de fuite du propos qui débat de son œuvre et de son art. Dans l’autre, son œuvre et son art constituent le point de fuite du débat que noue le propos tenu par son personnage. Ce qui implique dans leurs dispositifs scéniques et leur structure esthétique des différences bien plus fondamentales encore, modifiant leur portée. La Critique de l’Ecole des femmes se déroule dans un salon, là où le « Peintre » puise l’essentiel de son inspiration et où son œuvre est commentée par ceux qui s’y reconnaissent : Molière y est l’objet d’une parole qui le nomme et le commente sans qu’il y parle ni y paraisse en pied. L’Impromptu de Versailles se déroule dans une coulisse improvisée, là où s’élabore et se prépare sous la direction du poète scénographe et scénographié la représentation d’une pièce écrite par lui, une pièce que l’on essaie, aussi, et dont l’auteur est prié de se soumettre au jugement de ceux qui l’incarnent. Ce sont là deux espaces propres à mettre le théâtre en situation d’analyse critique, de part et d’autre de la scène.

Mais la différence dans le choix de l’espace comique servant de laboratoire d’analyse — salon ou coulisse —modifie du tout au tout l’esthétique de l’ouvrage : à La Critique, œuvre close, unifiée et uniformisée comme une après-midi mondaine, s’oppose L’Impromptu, œuvre dell’arte (au sens étymologique), éclatée en plusieurs niveaux de fiction emboîtés, tour à tour distribution d’une pièce, parodie (par extraits) de quelques autres, répétition (ou double sens de la mise en scène d’une comédie et de la reprise d’une autre) et parabase. Unifiée par le prétexte de mettre en répétition une pièce que l’on n’entreverra que par séquences discontinues, L’Impromptu de Versailles déploie les composantes de la res dramatica comme une peinture cubiste qui n’aurait pas renoncé à la stricte régulation de la perspective. La forme choisie par ces deux pièces pour mettre le dramaturge au centre du plateau, dans l’une en tant qu’objet, dans l’autre comme sujet, dans l’une comme un absent dont on parle et dans l’autre présent et parlant, implique ces différences en même temps qu’elle les réverbère —ressort et miroir à la fois de leur différence intrinsèque dans leur rapport à la chose théâtrale, dans leur manière d’en traiter.

Face à La Critique de l’Ecole des femmes qui situe une fois pour toutes son rapport à l’œuvre théâtrale qu’elle commente, un rapport critique au sens actuel du terme, L’Impromptu de Versailles, lui, joue sur ce rapport, le module et module la présence de l’auteur selon un jeu de miroirs qui diffractent son image et celle de l’art dramatique en multiples reflets, dans une posture ironique au sens premier du terme. Dans la comédie que nous qualifions de critique, le portrait de Molière est indirect, partiel et figé. Dans l’autre, la comédie qu’on dira ironique, il est cubiste, cinétique et instable : ce dont témoignent les modifications de son rôle, tour à tour et parfois conjointement acteur et comédien, personnage et personne privée, chef de troupe et entrepreneur de spectacles. Ce dont témoigne aussi, dans le tissage dramatique de L’Impromptu de Versailles, la fréquence des effets de rupture : interruptions de la répétition par l’intrusion des fâcheux, par les conseils avisés de l’auteur, par les suggestions rebelles des comédiens, par les messagers empressés du roi. Mais tout cela sans vertige baroque, sans fêlure dans le vernis de vraisemblance, sans atteinte au contrat d’illusion, à la seule faveur d’une fluidité entre les plans dont chacun met l’autre en distanciation, jusqu’à la presque parabase de Molière qui parvient à conserver son rôle de « Molière » de scène pour exprimer par cette médiation réduite à l’infiniment petit le point de vue et les principes de Molière-Poquelin. Au contraire, La Critique de l’Ecole des femmes maintient l’illusion scénique dans l’unité et l’uniformité jusqu’à la réplique finale qui, en prophétisant la métamorphose de la conversation qui s’achève en petite comédie complétant L’Ecole des femmes, restitue alors seulement le spectacle à son statut univoque de fiction critique.

C’est ainsi que La Critique de l’Ecole des femmes opère dans l’ordre de la dénotation, en attribuant à L’Ecole des femmes et à son auteur un statut d’objet qu’on anatomise, qu’on cite et qu’on commente, dont on examine les principes et le talent : la pièce élargit cela en une étude froidement critique du phénomène global que constitue une représentation dramatique, depuis la genèse de la pièce jusqu’à son effet heureux ou malheureux, en soumettant à son scalpel même les charmes de l’illusion qu’elle provoque. La dramaturgie et le génie du dramaturge y sont comme atomisés et anatomisés. Signe de cette sobriété, le seul qui n’y figure pas, c’est le dramaturge dont on parle toujours sans le voir jamais. L’Impromptu de Versailles, parce que Molière y figure en pied, dans le feu de l’action scénique, s’est orienté vers un inventaire de toutes les connotations qui étoffent un poème dramatique et un personnage à la fois de poète, de dramaturge et de chef de troupe, jusqu’à promouvoir l’un en fait scénique total et en faisant miroiter les diverses facettes de l’autre présenté comme un homme-orchestre et déployé comme un homme-spectacle avec changements à vues. La pièce se délecte à jouer sur le secret des coulisses, l’intimité de l’invention, le mystère de l’incarnation scénique. Elle s’ingénie à éclairer les relations ténébreuses de l’auteur au texte, de l’individu au rôle, du poète au prince : on y refuse certes aux fâcheux le droit de percer le mystère des répétitions, mais on y convie le public.

Au plain-chant de La Critique, fondant en chorus comique la diversité des voix qui modulent leur harmonieux désaccord, s’oppose la polyphonie de L’Impromptu dont, entre maintes expressions, on retiendra l’exemple vertigineux, quoique tout serti de vraisemblance, qu’offre à la seconde scène l’entrée sur le plateau devenu coulisse du « marquis fâcheux » joué par La Thorillière : il vient interrompre sous ce masque ses camarades jouant sous leur propre nom leur personnage « à la ville », à l’instant où ils entrent dans des rôles de scène — dont celui de marquis et de fâcheux — au sein d’une pièce encadrée dont la réalité se réduit aux quelques passages mis en répétition sur la coulisse prétendue qui sert de cadre à la pièce effectivement représentée4. Et Molière, acteur, sujet et auteur de l’action scénique, y figure simultanément sous ses divers masques de personnage incarné, de comédien incarnant, de chef de troupe surmené, de courtisan en service commandé et de poète contesté. Ce n’est pas le dramaturge ou le poète dramatique, ici, qui est en scène : c’est l’homme de théâtre, de théâtre total, figurant toutes les composantes, toutes les implications, toutes les connotations d’un spectacle scénique. La Critique de l’Ecole des femmes fait l’éloge de la pièce contenue dans son titre et accessoirement l’éloge de l’art dramatique de Molière. L’Impromptu de Versailles fait accessoirement l’éloge de l’art dramatique de Molière et surtout, plus généralement et plus simplement, celui du théâtre.

Ainsi s’explique peut-être le destin scénique des deux pièces depuis la disparition de leur auteur. Car c’est contre toute attente la moins représentable des deux, celle qui supposait la présence de Molière en personne pour incarner son personnage, c’est celle-là qui aura connu le destin le plus brillant et le plus autonome dans l’histoire : il n’est pas rare de voir aujourd’hui encore L’Impromptu de Versailles représenté seul ou accompagné de pièces de même type, celles de dramaturges ayant pris ou repris la même voie : Giraudoux par exemple lui a donné un frère besson avec son Impromptu de Paris5. Inversement, il est plus rare et somme toute plus difficile de donner La Critique de l’Ecole des femmes, ailleurs qu’« à la queuë de L’Escole des Femmes », comme le suggérait Molière lui-même par le truchement de son personnage d’Uranie : car la pièce est plus inféodée à son objet et plus limitée au sujet de la querelle.

Confirmant son titre, en effet, La Critique de l’Ecole des femmes se contente de prolonger en débat critique l’effet produit par le théâtre, en annexant ce débat à la fin de L’Ecole des femmes comme son complément et son commentaire : elle se déploie dans l’ordre de la glose, de la répercussion, de l’implication, de la généralisation et de la légitimation. La Critique ne devient comédie qu’au profit d’une autre, elle ne répercute pas le monde pour lui-même ou pour en tirer de quoi rire, elle soumet ces ambitions à celle de servir L’Ecole des femmes qui fait écran entre elle et la réalité du salon mondain où Molière la projette pour la cautionner de vraisemblance. Elle se ressent de ses origines polémiques, elle avoue la dissertation qu’elle faillit être à l’origine, même parée des personnages et du ton où se reconnaît le répertoire comique du poète et qu’elle soumet, par réciprocité de bons services, à l’épreuve esthétique dont ils vont sortir vainqueurs et légitimés. Elle confère une épaisseur objective — une densité d’objet (du débat) — à L’Ecole des femmes, elle campe son auteur en professionnel avisé et réfléchi, tandis qu’en échange l’omniprésence de cet objet et de cet auteur qui constituent son sujet donne une caution de réalité à ceux qui en débattent, à l’espace de ce débat : emboîtement et épaulement réciproques, chacune déborde un peu dans et sur l’autre, mais sans la recouvrir ni l’absorber, loin s’en faut. Molière y figure en creux, sa présence est comme concave : il y gagne l’épaisseur de Dieu, créateur et mainteneur de l’univers (dramatique).

À l’inverse, L’Impromptu de Versailles, œuvre ironique, se feuillette en images, en lieux, en propos, en sujets qui se superposent et se substituent les uns aux autres avec une labilité de kaléidoscope : au choix de la coulisse et de la cour, milieux jusqu’alors extérieurs à la dramaturgie d’une querelle qui se déroulait sur la scène et dans les salons parisiens, correspond le remplacement du commentaire, qui prenait le théâtre pour objet de débat et d’évaluation, par une expérimentation prenant le théâtre pour objet d’essai et d’analyse. Cela, par le jeu combiné entre la distribution des rôles, qui dédouble le personnage dramatique et son incarnation scénique, et l’effet de théâtre dans le théâtre, qui répète La Critique de l’Ecole des femmes à travers la fiction d’une comédie jumelle, mais vue sous l’angle de l’apprentissage et du travail dramatiques, et non plus sous l’angle de la composition et de l’effet — une comédie jumelle à la fois inachevée et contestée, réplique à peine ébauchée de son modèle antérieur, dont elle se constitue l’image allusive et lacunaire, dotée de toute l’évanescence d’une image. La posture métatextuelle et hypertextuelle à laquelle s’était vouée la « première » Critique de l’Ecole des femmes s’est répercutée sur la « seconde », sur les bribes de la seconde. L’Impromptu de Versailles, protubérante d’effets et de suggestions autant que la comédie précédente était pleine d’arguments et de probations — L’Impromptu est une comédie convexe, et même sphérique, comme un microcosme forgé sur le modèle d’une sphère armillaire. Molière y a réussi l’exploit d’y combiner une reprise (hypertextuelle) de La Critique de l’Ecole des femmes dont une nouvelle version s’encadre dans sa mise en répétition, et un commentaire (métatextuel) de « toutes [les] critiques et contre-critiques » qu’elle avait suscitées. Mais de surcroît, en projetant sur le plateau sa personne, son corps comique, il a synthétisé cette double nature propre à sa pièce précédente en projetant la nouvelle dans un statut original et rare, celui du texte « ironique », qui naît de la mise en scène de son feint avortement.

C’est au centre mouvant de ces cercles capricieusement recoupés les uns par les autres que « travaille » le spectacle, sertissant l’objet (fictif) du débat sous la forme d’une comédie inachevée et à peine répétée, d’une comédie-prétexte, fictive, alors que La Critique greffait son propos sur l’objet (réel) du débat —L’Ecole des femmes — qui lui demeurait donc irréductiblement extérieur : elle vivait de cette extériorité même, comme un commentaire vit de ce qu’il commente, aux dépens de ce qu’il commente. L’Impromptu de Versailles, lui, absorbe son objet et l’ingère, sans toutefois aller jusqu’à le digérer. Également parasitaires l’une et l’autre, La Critique l’est aux dépens de L’Ecole des femmes, ouvrage bien réel, dont elle tire son statut de fictivité et d’inféodation assumées. Parasitaire, L’Impromptu l’est aux dépens de la seconde Critique de l’Ecole des femmes dont il dévore la répétition et déchiquette symboliquement le texte fictif qu’il met en lambeaux : la pièce en tire, à l’inverse, un effet paradoxal de réalité, de réalité spécifique, qu’on pourrait dire une réalité spéculaire, cautionnée par la présence de son auteur et protagoniste y jouant son propre personnage. Comme ce dessin d’Escher, où une main cisèle de la pointe du crayon qu’elle tient une autre main tenant un autre crayon qui réciproquement dessine la première, la comédie fermée sur elle-même vit à l’intérieur de son univers, celui du théâtre, en se donnant à elle-même sa caution de réalité par le décalage des plans que lui fait la structure de coulisse— alors que La Critique de l’Ecole des femmes allait chercher sur le plateau et dans le texte de la comédie qui constituait son objet cette vraisemblance extérieure qui l’avouait pour fiction.

Ainsi s’explique la différence entre le mot de la fin qui conclut l’une et celui qui conclut l’autre : spéculaires dans les deux cas, certes, mais celui qui achève La Critique de l’Ecole des femmes avoue la pièce pour fiction en dénotant l’illusion par le solipsisme ; celui qui conclut L’Impromptu de Versailles donne la pièce pour réalité en l’excluant de la fiction promise — faute de la représentation attendue, qui n’existera pas, le roi se contentera de « la premiere [comédie] que vous pourrez donner6 », c’est-à-dire n’importe quelle pièce du répertoire de Molière ou d’un autre même, sauf L’Impromptu de Versailles justement, qui n’est pas avoué pour fiction et que ce dénouement en forme d’annulation fictive connote de réalité ambiguë. Le baisser de rideau sur La Critique de l’Ecole des femmes s’inscrit dans le moment furtif où les personnages se révèlent pour comédiens : sa dernière phrase (« La Comedie ne peut mieux finir, et nous ferons bien s’en demeurer-là7 »)  brise l’illusion, dans l’esprit du plaudite des pièces humanistes. Le dénouement de L’Impromptu de Versailles, reconnaissant pour fiction la représentation qui va le suivre, en tire au contraire caution de réalité pour la répétition avortée qu’il a donné à voir. Il s’inscrit dans le moment — beaucoup moins furtif — où la réalité va basculer dans la fiction : ce que l’on appelle un lever de rideau. L’espace instable où s’inscrit cette pièce a comme intégré à l’action comique l’espace non moins mouvant où Molière avait situé sa harangue d’orateur en ouverture des Fâcheux en 1661 : ne s’y présentait-il pas, par anticipation de toute la situation fictive qui fonde L’Impromptu de Versailles, comme un chef de troupe accablé, se lamentant de n’être pas prêt pour la représentation du spectacle prévu, lequel allait suivre son excusatio fictive prononcée depuis la tribune de la réalité ?

L’Impromptu ne fait que creuser aux dimensions d’une pièce entière ce mouvement de bascule en le redoublant dans un miroir qui en inverse plaisamment l’image. Le modèle rhétorique de la harangue s’y conjugue avec le modèle dramatique de la répétition pour situer la pièce dans l’entre-deux du réel et de la fiction en perpétuels rebonds et démentis réciproques. Le miroir que tendait Uranie à la conversation critique venant d’être jouée se contentait d’en inverser la réalité prétendue en reflet fictif, pour signifier le passage inverse, celui de la fable représentée sur scène à la réalité de la salle. En même temps, son propos verrouillait les promesses d’infinie réversibilité qu’aurait pu enclencher ce trait d’esprit en forme de tourniquet capricieux. Le jeu de miroirs que compose et décompose L’Impromptu de Versailles tient, lui, du palais des reflets mirant à l’infini le rapport du modèle à sa représentation, le saisissant de tous les côtés pour en recomposer une image qui fait tellement vrai que son hyperréalisme l’avoue pour fallacieuse : c’est, au siècle de la chandelle, une prémonition de l’holographie. Et le statut du dramaturge, son mode de présence sur le plateau enregistre, réverbère et réalise cette modification d’optique et de nature : tableau justement qualifié de « critique », La Critique de l’Ecole des femmes laisse deviner, glissant de la coulisse sur le plateau, l’ombre portée du dramaturge ; L’Impromptu de Versailles, machinerie ironique, l’y propulse en hologramme.

C’est la différence, dans le roman, entre À la recherche du temps perdu, dont le narrateur décide en conclusion l’écriture du texte que nous venons de lire, et Les Faux-monnayeurs, où Édouard s’emploie vainement à écrire un roman dont la vie lui conteste la puissance de le créer : roman de salon vs roman de coulisses. C’est la différence, au cinéma, entre E la nave va, dont le finale montre en dénotant la fiction (fort peu vraisemblable) le décor de toiles et la machinerie pivotante d’où Fellini dirige ses caméras, et Otto e mezzo, ce presque neuvième film que l’échec de sa mise en scène par son personnage de réalisateur empêtré réduira à n’être que le huitième et demi de son auteur. La différence de l’une à l’autre posture, c’est celle de la critique à l’ironie : dans l’œuvre critique, le dramaturge n’est pas sur le plateau— l’écriture réunit les conditions de son surgissement. Marcel dans la Recherche n’est pas romancier — pas encore : c’est la dernière phrase de l’œuvre qui le constitue rétrospectivement auteur du récit des expériences données jusqu’alors pour des réalités biographiques et sociales, que le mot de la fin transforme en images avouées de l’esprit et de la plume. De même E la nave va est-il parcouru par le commentaire d’un journaliste-chroniqueur embarqué sur le navire, avant que l’apparition ultime du vrai « réalisateur » ne pulvérise cette fiction en la révélant à sa réalité d’artifice. Au contraire, Édouard dans Les Faux-monnayeurs redouble tellement Gide que celui-ci lui prête les pages de son propre journal semées de brouillons et d’esquisses, projetés au sein de son texte, pour y constituer une state s’apparentant à la coulisse ou au plateau sur lequel vient écrire ce romancier embarrassé — aussi embarrassé que Mastroianni, lequel dans Huit et demi tente de nouer les fils et d’opérer les repérages de ce film constitué par l’échec de ses tentatives pour le tourner.

Car le secret de l’œuvre ironique, c’est évidemment celui de la réussite par la mise en scène du feint échec. Tous ces ouvrages ont en commun de mettre en scène une persona identifiable à leur créateur, stérile ou empêchée, et de raconter l’échec de son entreprise, qui fait la trame et la réussite paradoxales de l’œuvre. La superposition des deux trames totalement transparentes l’une à l’autre, le réglage parfait de cette suite de contretemps et de déboires dont le résultat conjure l’échec par la perfection de sa mise en scène (c’est le cas, anecdotiquement, pour Gide, en pleine difficulté d’invention, que dénoue ce sursaut cathartique), cette adéquation presque totale de la proie et de l’ombre s’incarnent dans le personnage du créateur mis en scène par lui-même à travers un reflet— disons un « négatif » —  de lui-même8.

Mais comparaison n’est pas raison : L’Impromptu de Versailles pousse plus loin le pari que ne le font Gide ou Fellini, qui ne se confondent pas avec Édouard ou avec le réalisateur joué par Mastroianni. C’est qu’au modèle de l’œuvre ironique se sera fédéré ici celui de la comédie de coulisses, portée par la tradition plus large de la comédie de comédiens, suggérant cette plus grande adhérence encore du réel à la fiction qu’atteste la fusion asymptotique de Molière avec lui-même. Le modèle trouverait sa meilleure illustration, dès lors, dans une œuvre d’art presque exactement contemporaine : c’est en 1656 que Vélasquez peint son œuvre devenue emblématique, Las Meninas. Le peintre s’y met lui-même en scène, côté coulisses et côté labeur — ce que symbolise l’envers de la toile, équivalent de l’envers du décor figuré par la salle de répétition des comédiens au château de Versailles. Le sujet, vu de loin et peu distinct, dans le reflet d’un miroir, c’est le couple royal, objet de la commande du tableau que nous ne verrons pas : de la même façon, la « seconde » Critique de l’Ecole des femmes, délivrée par bribes et en lambeaux sur la scène de L’Impromptu, y tient lieu de l’objet commandé et attendu par Louis XIV. Mais l’objet réel de la représentation, c’est le groupe plus trivial, affairé, hétéroclite, des ménines, qui assistent à la pose côté spectateurs : depuis les coulisses, en somme. Ce que peignant, Velasquez ne se contente pas de substituer à un tableau d’apparat une scène de genre ou une bambochade de cour. Il peint la peinture, l’acte de peinture, en le prenant à revers.

Ce revers, il n’est pas figuré seulement par le retournement de la toile ; mais aussi, en fond extrême du tableau, par la silhouette de José Nieto Vélasquez, homonyme du peintre, s’encadrant dans une porte ouverte et suspendu dans sa contemplation de la scène entière. De même, au premier plan, un chien reposant patiente, impavide, en dépit des coups de pied que lui porte un nain. Le peintre lui aussi, contre toute attente, suspend son pinceau et semble prendre la pose — la pose pour lui-même, puisque c’est lui qui se peint. Que nous suggèrent ces symboles légers ? Que le secret auquel la peinture veut donner corps, ce n’est pas l’espace : trop facile, trop attendu, tautologique. C’est le temps : peindre le temps, en tout cas donner par un art de l’espace une idée, une impression, une intuition du temps, du temps suspendu, voilà le fin du fin, le secret des maîtres —Vermeer, Titien, Giorgione, Greco, peintres du suspens de l’instant. L’œuvre où Molière est parvenu à enfermer quelque chose de l’essence du théâtre s’intitule Impromptu. Ses thèmes sont le retard, la procrastination, la précipitation, le contretemps, l’impatience. Sa condition, le délai. Et si sa leçon était de nous faire sentir que le théâtre est d’abord un art du temps ?

« Molière sur le plateau de L’Impromptu de Versailles », [in] Clotilde Thouret (dir.), Le dramaturge sur un plateau. Quand l’auteur dramatique devient personnage, Paris, Garnier, 2018, p. 243-256.

Notes 

  1. La Critique de l’École des femmes, sc. vi, Édition des Œuvres compètes de Monsieur de Molière, Paris, 1662, t. II, p. 185.
  2. Molière, L’Impromptu de Versailles, sc. v. Édition des Œuvres posthumes de Monsieur de Molière, Paris, 1662, t. VII, Œuvres posthumes, p. 122-123.
  3. Philippe de Champaigne, Triple portrait du cardinal de Richelieu portant l'Ordre du Saint-Esprit (c. 1640), Londres, National Gallery. Ce triple portrait a été peint à l’intention du Bernin, auquel avait été commandé un buste du modèle.
  4. Molière, L’Impromptu de Versailles, sc. ii, p. 103-106.
  5. Jean Giraudoux, L’Impromptu de Paris, (créé le 4 décembre 1937), Paris, Grasset, 1937.
  6. Molière, L’Impromptu de Versailles, scène dernière, p. 126.
  7. Id., L’Ecole des femmes, scène dernière, p. 287.
  8. C’est le « ma foi, c’est fait » du sonnet de Voiture, comme le notera Donneau de Visé dans sa réplique à L’Impromptu de Versailles.
Besoin d'aide ?
sur