Molière ou l'éminente dignité du rire

« Molière ou l’éminente dignité du rire », [in] La Grâce de Thalie ou la beauté du rire, Philippe Heuzé et Christiane Veyrard-Cosme (éd.), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2010, p. 165-172.

En un siècle où Louis XIV épousait la veuve de Paul Scarron, on pourrait penser que le rire n’eut pas à produire ses lettres de noblesse pour atteindre à la reconnaissance esthétique. Et pourtant Molière dut batailler ferme pour faire sacrer la comédie et consacrer la royauté du rire, sinon dans les faits, où le succès fait loi, du moins en théorie et en principe, où ce sont les savants qui promulguent les lois. Molière et les pédants, ç’aurait pu donner matière à une fable de La Fontaine. Ce fut en réalité le thème d’une petite comédie écrite en marge ou plutôt en queue de L’École des femmes et présentée comme La Critique de la pièce dont le succès retentissant faisait murmurer, au début de l’année 1663, les envieux, les spécialistes et les délicats. À la faveur de quoi la polémique passait en scène, les cabaleurs à la question, et le genre comique à l’épreuve de la réflexion. Cette piécette en forme de conversation animée mettant aux prises partisans et adversaires de Molière, de son art et de sa manière, s’épanouit ainsi en une esthétique de la comédie qui ne prétend à rien moins qu’à fonder l’éminente dignité du genre, tel que Molière l’entend et le pratique, sur l’éminente dignité du rire. Et le poète de revendiquer, audace sans seconde, la palme pour le comique par rapport au tragique habilement détrôné :

Uranie – La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile à faire que l’autre.

Dorante  – Assurément, Madame ; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures au Dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez des hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.1

Tirade dramatique s’il en fut, puisque le mouvement de la parole y implique celui de la pensée : l’on part d’une « difficulté » comparée, l’on aboutit à une supériorité de mérite. L’argumentation du premier point s’appuie sur la comparaison entre l’effort requis pour attraper le vrai et la moindre peine qu’il y aurait à se hisser au merveilleux ; et sur le second point, l’on glisse subrepticement, par une ellipse qui semble un coup de force, de l’exigence de plaire par sa bonne facture, qui suffit à la tragédie pour agréer, à la nécessité en outre de faire rire, qui surajoute sa difficulté à la comédie et lui octroie son surcroît de mérite. Un mérite où il entre de l’extraordinaire, que proclame le qualification d’« étrange » attachée à l’entreprise, dès lors que ce rire, étrange restriction, doit toucher « les honnêtes gens ».

Quelques mois plus tard, en confirmation de ces propos, L’Impromptu de Versailles profitera du contexte offert par la commande royale pour éclairer et durcir en paradoxe cette dernière assertion, en substituant aux « honnêtes gens », évoqués dans la comédie donnée à la ville, les « personnes qui nous impriment le respect », auxquelles s’adresse la nouvelle comédie donnée à la cour :

Molière — Et n'ai-je à craindre que le manquement de mémoire? Ne comptez-vous pour rien l'inquiétude d'un succès qui ne regarde que moi seul? Et pensez-vous que ce soit une petite affaire que d'exposer quelque chose de comique devant une assemblée comme celle-ci, que d'entreprendre de faire rire des personnes qui nous impriment le respect et ne rient que quand ils veulent? Est-il auteur qui ne doive trembler lorsqu'il en vient à cette épreuve? Et n'est-ce pas à moi de dire que je voudrais en être quitte pour toutes les choses du monde?

Ce durcissement du paradoxe révèle l’état de mépris dans lequel le rire est alors communément tenu : les gens sérieux, ceux que l’on respecte et qui se respectent assez pour ne pas souhaiter y succomber, s’entendent à ne rire « que quand ils veulent ». Et de fait, la tirade de Dorante, déjà, était suivie d’une attaque en règle contre l’hilarité, menée tambour battant par la Précieuse et le Marquis dont la morgue effarouchée prétendait être restée de marbre durant la représentation de L’École des femmes :

Climène : — Je crois être du nombre des honnêtes gens ; et cependant je n’ai pas trouvé le mot pour rire dans tout ce que j’ai vu.

Le Marquis : — Ma foi, ni moi non plus3.

S’il y a de la pose à ne pas rire, c’est que le rire confine au vulgaire, entre clownerie et « obscénité » — le mot est de Climène. Et pourtant, à en croire Molière, il est un rire digne des honnêtes gens, voire des grands qui nous impriment terreur et respect. Un rire qui vaut en dignité le cothurne sur lequel se guinde la tragédie. Et qui trouve sa dignité dans l’exactitude de la ressemblance entre le modèle observé et la copie transposée que la scène comique en offre. Un rire de ressemblance, en somme.

On le veut bien. Mais le raisonnement convaincrait plus sûrement si son tour elliptique ne l’empêchait d’expliciter comment s’articulent les deux affirmations qu’appose la tirade de Dorante : que l’objet de la comédie est « de peindre d’après nature » ; et que son but est de « plaisanter », autrement dit « faire rire les honnêtes gens ». Car à dire vrai, cela ne s’articule qu’en apparence : poussez la ressemblance à l’extrême, et vous ferez œuvre réaliste peut-être, mais comique, rien de moins sûr ; car pour donner à rire, il convient au contraire de déformer et de charger, en d’autres termes d’outrer. Bref, à dire les choses en deux mots, ce que la tragédie guinde, la comédie l’abaisse : n’est-ce pas une identique entorse à la règle de ressemblance exacte ? Donneau de Visé, censeur du poète et de son œuvre, ne s’y trompe pas quand il fait se récrier en ces termes un marquis jugeant ses pareils mis en scène par Molière :

Il nous habille autrement que nous ne sommes ; il allonge nos cheveux, il agrandit nos rabats, apetisse nos pourpoints, augmente nos garnitures4.

Travail de déformation propre à susciter le rire, impropre à garantir une exacte ressemblance avec la nature. En transparence de la tirade de Dorante se lit un tout autre raisonnement, celui-là même contre lequel va s’élever et lutter Molière justement dans La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles : c’est que la comédie, si elle veut faire rire, doit outrer les ressemblances en caricature et abaisser la réalité en trivialité. Pour quoi non seulement elle n’est pas plus exigeante sur le vrai que la tragédie, mais de surcroît elle abaisse ce que l’autre élève : tirée vers le bas et le faux par le souci de faire rire, elle ne sauvera un peu de sa dignité qu’en limitant ses effets hilarants. En d’autres termes, moins on rira à une comédie, et plus digne elle sera : en vraisemblance, et en élégance. Serait-ce la défense que Molière esquisse en prétendant que sa pièce donne à rire aux « honnêtes gens » ? L’hypothèse, à l’évidence, serait bien réductrice et mutilante. Il fallait être délicat comme Boileau pour regretter le sac de Scapin au nom de la beauté morale du Misanthrope, sans comprendre que Molière y enveloppe tout aussi bien Alceste. L’École des femmes regorge de traits qui la promettent au rire d’un public universel, et la défense du parterre, de son goût éventuellement mêlé et de son hilarité assurément facile, n’est pas la moindre des revendications esthétiques formulées par Molière dans cette querelle. Non, son raisonnement pousse plus loin, à l’évidence, que ces ajustements timides ; et le paradoxe qui lui fait articuler de manière si abrupte la ressemblance et l’hilarité dans l’apologie de la comédie par Dorante mérite meilleure explicitation.

Pour mesure du déplacement, à la fois mince et déterminant, qu’opère sa pensée par rapport à l’opinion esthétique courante que nous venons de dire, il faut revenir aux raisons pour lesquelles cette opinion était couramment professée, et plus particulièrement en ce milieu du XVIIe siècle, où la hantise du rire et de son indignité, depuis la réforme morale du théâtre entreprise par Richelieu, avait suggéré l’idée même à un poète comique comme Corneille et à un poéticien comme Heinsius que la comédie peut fort bien se passer du rire, et s’en trouve d’autant mieux. Aux bateleurs et farceurs la tâche indigne de parler au corps et aux zygomatiques, aux érudits et aux poètes amateurs de genres « soutenus » la tâche de plaire en souriant et en transposant une réalité moyenne où les amours plaisantes et intriquées de jeunes bourgeois aimables seront égayées discrètement par le feston de dérision ancillaire qu’y introduira modérément un petit personnel de matamores et de servantes : expression d’un écartèlement entre deux définitions du genre qui assignent contradictoirement à la comédie de se faire speculum vitæ, miroir ressemblant de la vie croquée d’après nature, et de susciter le déchaînement de la vis comica en brisant le miroir ou en le déformant à plaisir, comme dans ces palais grotesques où les cirques invitent à la distorsion hideuse de leur corps les visiteurs qui s’en amusent.

Écartèlement, disons-nous. En tant que miroir de la vie, la comédie se définit comme peinture souriante des travers humains dans une intention didactique de correction par l'exemple. En tant que correctrice des mœurs, elle se veut représentation vraisemblable des comportements naturels de personnages moyens. Ces deux ambitions se croisent donc et devraient pouvoir se combiner heureusement, la comédie provoquant le plaisir que suscite naturellement la représentation fictive de la réalité en même temps qu'elle induit à une salutaire méditation sur l'essence de l'homme, sur les erreurs qu'il se laisse aller à commettre et sur les vérités que spontanément il ne saurait discerner. Mais une difficulté surgit dès qu'il s'agit de mettre en pratique cet harmonieuse conciliation. Voici pourquoi. On sait que l'effet esthétique provoqué par la tragédie procède de fortes émotions capables de susciter conjointement le plaisir des sens et l'illumination de l'esprit et de l'âme : terreur et pitié purgent l'âme de ses passions excessives et plongent l'esprit dans la méditation. La conciliation des deux visées s'opère au sein de cette émotion méditative. Faute de larmes, la comédie recourt au rire qui enchante et corrige lui aussi selon un processus dérivé de la catharsis. Mais il se trouve, malheureusement, que les procédés capables de provoquer le rire ont pour effet de ruiner les ambitions du réalisme scrupuleux par lequel le spectateur est supposé  atteindre à la délectation du vraisemblable : le rire procède de la déformation du réel dont la reproduction exacte, au contraire, est nécessaire à susciter la délectation mimétique. Pour châtier les mœurs, castigare ridendo mores, exigence transcendante, il faudrait donc transformer en miroir déformant le scrupuleux et élégant speculum vitæ, source du plaisir immédiat, immanent, de ressemblance.

Ainsi la vraisemblance se trouve-t-elle empêchée dans la comédie de jouer le rôle fédérateur que l'esthétique classique lui assigne dans tous les arts de la représentation : celui de révéler les essences par l’imitation sélective et illuminatrice des traits de la réalité qui sont porteurs de vérité absolue et pérenne. Dans le cas de la comédie, la révélation des essences suppose la déformation caricaturale qui engendre l'hilarité irrépressible, gloire tonitruante de l'excès ; la délectation provoquée par l'exacte copie de la réalité observée suppose au contraire une estompe délicate des contours, une fine connivence, voire une délicate raillerie — rien de plus, rien de trop. Deux esthétiques dès lors se dessinent, celle de la comédie-miroir, celle de la comédie-bouffonne, qui chacune doit s'attacher à épanouir autant que possible la part de l'ambition artistique qui lui fait défaut : la comédie par imitation exacte et décente de la réalité s'efforcera à la méditation morale sur le mode de la fable ou de la poésie satirique ; la comédie hilarante devra dégager des effets appuyés de la caricature une vérité supérieure dessinant en creux les contours du Beau et du Vrai à partir de leurs contraires.

Et c'est ainsi qu'à l'inverse de la tragédie, le genre comique offre tout au long de son histoire des modèles de l'une et l'autre tendance, dualité irréductible et source de parallèles virtuoses pour les poéticiens : en Grèce, entre Aristophane et Ménandre, à Rome, entre Plaute et Térence. Dualité qui se retrouve dans l'Europe humaniste, entre la commedia sostenuta et la commedia dell'arte des Italiens, en Espagne entre la farsa et la comedia, en France entre la farce gauloise ou italienne et la comédie galante, à l’espagnole. Or ce partage-ci constitue bien plus qu'un prolongement du divorce, il menace la poétique du genre comique d'une véritable explosion, il menace d'exclure la comédie de la juridiction de l'esthétique classique : car la farce, tout à ses déformations grimaçantes, aura tôt fait de ne se soucier plus de la moindre révélation morale ; et la comédie érudite, quand elle ne néglige pas la vraisemblance au profit d'effets gratuits de virtuosité, de surprise et de romanesque, ne prétend pas à corriger par le rire, ni même plus guère à faire rire. Le genre se trouve ainsi, au début du XVIIe siècle, écartelé entre les délices toutes gratuites de la vis comica, force comique de l'hilarité, et les volutes de la bergerie accommodée aux apparences du quotidien et bien oublieuse des leçons attendues de l'oratio morata, de ses ambitions de démonstration par l'exemple, de sa prétention à méditer sur les mœurs et caractères du temps : c’est la comédie galante selon Corneille contre la comédie burlesque selon Scarron. La synthèse que Molière eut l'audace de proposer entre ces conceptions antithétiques consista, pour le dire en bref, en une modification d’optique, à la fois infime et déterminante : elle consista à faire passer de la scène à la salle, de l’acteur sur son modèle, le reproche de difformité, en suggérant que la déformation caricaturale infligée à la nature par les hommes, par leurs illusions, leurs passions, leurs caractères et leurs conduites naturellement farcesques, sont à tort imputés pour outrances au poète et au comédien. À ce compte, la fiction comique se contente de transposer et de rendre ostensible par le dénuement du plateau les hideurs et les ridicules que le grouillement de la vie masque dans la réalité quotidienne à nos regards accoutumés à cela. Quand la pièce a bien pris la mesure caricaturale de son modèle, le rire du spectateur salue par son irrépressible jaillissement l’évidence de la ressemblance. Ce déplacement de perspective noue les deux ambitions traditionnelles de la comédie autour d’une esthétique du rire de vraisemblance que Molière, à travers Dorante, désigne par le terme large de « ridicule » et dont en effet le rire constitue la synthèse, l’expression et la fin.

Pour concilier l'exactitude de la peinture, qui délecte l'esprit, avec la déformation grimaçante propre à susciter le rire, il suffisait en somme d'assigner pour tâche à la comédie de prélever avec discernement et de combiner avec fermeté et densité les déformations risibles dont la réalité offre tous les jours le spectacle hilarant autant que profitable ; autrement dit, de considérer une fois pour toutes que l'homme est naturellement voué au ridicule. Le rire qui salue cette évidence a besoin de la réalité, la satire des mœurs et des caractères a besoin de s'appuyer sur la réalité pour faire éclater cette vérité : que nos travers sont invraisemblablement ridicules et qu'il est du ressort d'une œuvre d'art éprise de vraisemblance d'accepter cette leçon même invraisemblable de la réalité… Ce dont il se déduit que le ridicule constitue la forme spécifiquement comique de la vraisemblance ; qu’il est donc bien digne des honnêtes gns, autant que du parterre, et des grands mêmes qui nous inspirent le respect. Car le rire est l’expression physique d’une vérité morale révélée : vecteur d’un enseignement profitable et critère d’une lucidité ressuscitée par ses vertus de vraisemblance correctrice, il mérite et hausse son rang dans la hiérarchie des passions honorables.

C’est en ce sens qu’il faut entendre, selon nous, la référence au public « honnête » que vise un rire rien moins que modéré. Le rire comique, selon Molière, ne saurait être châtié ni châtré par les exigences de la bienséance et les principes de l'imitation vraisemblable de la réalité : Molière n'est pas Térence. Non, il s'agit d'un rire aussi franc assurément que celui de la farce, ou encore celui de Plaute. — à cela près qu'en réponse aux ambitions esthétiques du classicisme le plus exigeant, notre poète en fait un instrument éthique de révélation des essences : car ce « ridicule » de nouvelle fonte, loin de proscrire la vérité et de négliger la réalité, y plonge ses racines, y puise ses forces, se fait scalpel d’une anatomie des difformités morales propre à restituer vérité et réalité dans une épure absolue, avec une évidence drue ; il se veut et se sait capable de pénétrer au delà des apparences pour avoir su en prélever par un choix avisé et inspiré les traits majeurs et les avoir montés en une syntaxe rigoureuse. La comédie ne vise plus dès lors à corriger les hommes de leurs propres défauts en traitant ceux-ci sous un angle caricatural qui les rende risibles : il ne s'agit plus pour elle de castigare ridendo mores, de châtier les mœurs en les caricaturant de manière à les faire paraître risibles, mais de speculari ridendo mores, de contempler d'un œil railleur le ridicule naturel des hommes, de les mettre en spectacle sous le feu de la dérision, parce que les mœurs humaines, de soi, sont le plus souvent comiques. La logique de la comédie selon Molière veut que le ridicule ne s'ajoute pas aux défauts des hommes comme une sanction en vue d'une salutaire correction, mais qu'il jaillisse comme une évidence du spectacle de leurs mœurs naturellement dérisoires.

En somme, pour « rendre agréablement sur le théâtre des défauts de tout le monde » sans édulcorer le rire au profit de la vraisemblance et inversement sans sacrifier à la caricature farcesque la peinture de la vérité, la solution proposée par Molière fut que « peindre d’après nature » se confondît avec « entrer dans le ridicule des hommes5 ». Dès lors que ceci revient à cela, que les deux formules se superposent en une transparence exactement appliquée, le ridicule de la scène se trouve légitimé par celui de la salle et le comique se proportionne à la bouffonnerie involontaire des spectacles de la nature humaine : la grimace du masque se contente alors de rendre justice aux déformations observées sur les visages. L’idée se retrouve dans L’Impromptu de Versailles, au cœur d’une tirade de Madeleine Béjart qui définit les personnages silhouettés par le poète comique comme autant de « tableaux des caractères ridicules qu’il imite d’après nature6 » : la formule lève l’hypothèque de la farce ou de la satire, qui peint des caractères naturels imités de façon ridicule, excès grimaçant ; et l’hypothèque de la comédie morale, qui peint le ridicule de caractères naturels imités agréablement, discrétion appauvrissante : double écueil de l’excès de sel et de l’excès de grâces.

Cette définition globale et universelle du rire inscrit doublement celui-ci au cœur battant de la nature humaine. D’abord, et selon un raisonnement qui sera développé par la Lettre sur la comédie de l’Imposteur, parce que le rire s’entend comme

la forme extérieure et sensible que la providence de la nature a attachée à tout ce qui est déraisonnable, pour nous en faire apercevoir, et nous obliger à le fuir7..

C’est le versant psychologique de la thèse : l’imitation exacte de la malséance qui déclenche le rire inscrit dans le cerveau du spectateur avec la puissance d’une conviction spasmodique le réflexe de rejeter pour ridicule la conduite brocardée par la comédie. Cette conviction spontanée demeurera attachée par la suite à la faute épinglée et aux traits qui la caractérisent, chaque fois que le hasard en reproduira l’exemple dans la vie. Et puis, versant physique du propos, c’est parce que le rire est enraciné dans le corps viscéral que son sceau ne se conteste pas : lui résister, par snobisme comme les précieuses et les pédants, ou par dignité mal placée, chez les grands qui nous inspirent le respect et ne rient que lorsqu’ils veulent, c’est contrarier un élan de la nature surgi du fond du corps, au creux du ventre :

Dorante : — … ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir8.

Le rire constitue l’un de ces processus par lesquels, pour reprendre une intuition de Jackie Pigeaud, le corps pense. Car le rire ne ment pas, il constitue le critère par lequel la valeur, pour ne pas dire la validité d’une comédie se mesure, sans préjugé ni artifice possible. À preuve, qui veut lui résister se ridiculise et devient soi-même objet des rires :

Dorante  — Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. A tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami9.

L’honnête homme, lui, le vrai, sait rire avec le parterre dans une fraternité de sensation qui nous rappelle qu’au siècle de Descartes, l’évidence de la raison est la chose du monde qui se partage le mieux. Que le rire soit son expression, c’est sa gloire toute neuve, son blason redoré par la poétique de Molière : la difformité et l’erreur qu’il décèle ne le contaminent plus, tout glorieux qu’il est de constituer au contraire de critère lumineux de la vérité retrouvée. En deux mots, qui nous serviront de conclusion, l’éminente dignité du rire et de sa beauté, dans l’esthétique de Molière, c’est d’exalter la splendeur du vrai.

« Molière ou l’éminente dignité du rire », [in] La Grâce de Thalie ou la beauté du rire, Philippe Heuzé et Christiane Veyrard-Cosme (éd.), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2010, p. 165-172.

Notes

  1. La Critique de l’École des femmes, sc. VI.
  2. L’Impromptu de Versailles, sc. I.
  3. La Critique de l’École des femmes, sc. VI.
  4. Jean Donneau de Visé, Zélinde ou la véritable Critique de l’École des Femmes et la Critique de la Critique, Paris, de Luyne, 1663, sc. X. D’après l’éd. crit. p. p. Georges Mongrédien, La Querelle de l’École des femmes, comédies de Jean Donneau de Visé, Edme Boursault, Charles Robinet, A.-J. Montfleury, Jean Chevalier, Philippe de La Croix, Paris, Société des Textes Français Modernes, Nizet, 1971, 2 vol., I, p. 77-78.
  5. Formules de Dorante dans La Critique de l’École des femmes, sc. V et VI.
  6. Formule de Madeleine Béjart dans L’Impromptu de Versailles, sc. I.
  7. Lettre sur la comédie de l’Imposteur. [in] Œuvres complètes de Molière, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, 2 vol. , I, p. 1173-1174.
  8. La Critique de l’École des femmes, sc. VI.
  9. Ibid.
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