La comédie du ridicule

« La Comédie du ridicule », [in] «Molière, des Fourberies de Scapin au Malade imaginaire». Littératures classiques, supplément annuel, janvier 1993, p. 7-18.

Comédie-miroir et comédie bouffonne1

On ne sait quelle fatalité paraît avoir condamné depuis ses origines le genre comique en Occident à se trouver écartelé entre deux postulations inconciliables, l'une dévouant la comédie au rire sans souci de mesure ni de vraisemblance, l'autre lui assignant pour idéal une représentation enjouée et souriante de la réalité courante : dans la Grèce antique, ce furent l'Ancienne et la Nouvelle Comédie, autrement dit Aristophane et Ménandre ; à Rome, la vis comica de Plaute et les délices savamment intriquées de Térence. Et la dualité ne manque pas de se retrouver dans la comédie moderne ressuscitée par l'Humanisme : entre commedia dell'arte et commedia sostenuta en Italie, entre farsa et comedia en Espagne, et de même, dans la France du XVIIème siècle, entre la farce de tradition gauloise transfigurée par l'influence de l'esprit dell'arte et la comédie d'intrigue de tonalité romanesque puis burlesque, inspirée pour majeure partie de la comedia espagnole. Il n'est pas malaisé de deviner là l'influence de la dualité inhérente à l'esthétique occidentale, partagée depuis toujours entre la fonction transcendante qu'assignait à l'artiste la philosophie de Platon, celle de révéler les essences, d'atteindre au Vrai par l'enthousiasme que provoque le Beau ; et le rôle tout immanent dans lequel le cantonnait la poétique d'Aristote : celui de reproduire de manière mimétique la réalité, pour révéler l'homme à lui-même à la faveur du plaisir sensible que procure l'exacte imitation des apparences.

Il est vrai qu'entre ces deux aspirations, le concept-clef de vraisemblance peut jouer le rôle de médiateur et de conciliateur dans la plupart des domaines de la création artistique : puisqu'il faut pour satisfaire à la “vraisemblance-mimétique” pratiquer un choix dans la réalité multiforme offerte à l'observation de l'artiste qui ne peut représenter la totalité du réel, rien n'empêche celui-ci de retenir dans sa sélection les traits intemporels et absolus qui satisfassent du même coup à l'exigence de révéler les essences à travers les apparences — qui satisfassent à la “vraisemblance-correctrice”. De la sorte, l'accomplissement de chacune des deux aspirations, transcendante et immanente, intellectuelle et sensible, se réalise à travers l'autre. Malheureusement, la comédie n'y trouve pas si aisément son compte : car s'il est loisible de concevoir qu'elle ait pour ambition morale, faute de mieux, la révélation et la correction des travers de caractères et de mœurs par le rire, il est patent que les procédés capables de provoquer ce rire salutaire et révélateur ruinent en même temps les effets de vraisemblance mimétique propres à délecter le spectateur. Le souci de correction morale, forme de révélation comique du vrai, suppose en effet que le poète caricature les travers humains pour les débusquer par le rire : ce qui s'opposait radicalement au principe de l'exacte représentation de la réalité, lequel ne tolère guère dans la comédie que la fine raillerie n'excédant pas la mesure du vraisemblable et suscitant un sourire de connivence amusée.

Deux modèles dès lors se dessinent, antithétiques : celui de la comédie-bouffonne, celui de la comédie-miroir. Or dans la France du premier XVIIème siècle, la scission entre les deux formes avait atteint un tel degré qu'elle menaçait d'implosion le genre comique lui-même. Car la comédie inspirée des déformations grimaçantes de la farce ne se souciait tout bonnement plus de la moindre révélation morale pourvu qu'elle fît rire par ses excès gabelants. Tandis que la comédie d'intrigue, tout à ses effets de virtuosité dramatique et de galanterie romanesque, ne prétendait plus guère à faire rire, en tout cas, plus à corriger par le rire : on vit même un célèbre théoricien comme Heinsius et un illustre praticien comme Corneille plaider en faveur d'une exclusion du rire hors du champ de la belle comédie. Le genre se trouvait ainsi écartelé, sans espoir d'unification, entre les délices toutes gratuites de la vis comica, vigueur de la pure hilarité, et la mesure nuancée du speculum vitæ, tableau des mœurs et caractères du temps formant prétexte à une intrigue railleuse ou simplement souriante.

La vraisemblance du ridicule

 

La synthèse que Molière eut l'audace de proposer entre ces conceptions antithétiques consista, pour le dire en bref, à forger une esthétique du rire de vraisemblance qu'il désigne par le terme large de « ridicule ».

Pour concilier l'exactitude de la peinture, qui délecte l'esprit, avec la déformation grimaçante propre à susciter le rire, il suffisait en effet d'assigner pour tâche à la comédie de prélever avec discernement et de combiner avec fermeté et densité les déformations risibles dont la réalité offre tous les jours le spectacle hilarant autant que profitable ; autrement dit, de considérer une fois pour toutes que l'homme est naturellement voué au ridicule. Le rire qui salue cette évidence a besoin de la réalité, la satire des mœurs et des caractères a besoin de s'appuyer sur la réalité pour faire éclater cette vérité : que nos travers sont invraisemblablement ridicules et qu'il est du ressort d'une œuvre d'art éprise de vraisemblance d'accepter cette leçon même “invraisemblable” de la réalité… Ce dont il se déduit que le ridicule constitue la forme spécifiquement comique de la vraisemblance ; et, conclusion corollaire, que Molière est peut-être le premier poète à avoir accompli pleinement les ambitions de l'esthétique du genre comique, le premier poète comique donc qu'on puisse dire régulier, au sens classique du terme.

Un rire de vraisemblance, cela ne veut évidemment pas dire mesuré et modéré par les exigences de la bienséance et les principes de l'imitation vraisemblable de la réalité : Molière n'est pas Térence. Non, il s'agit d'un rire aussi franc assurément que celui de la farce, ou encore celui de Plaute — à cela près qu'en réponse aux ambitions esthétiques du classicisme le plus exigeant, notre poète fait du rire un instrument éthique de révélation des essences : car ce “ridicule” de nouvelle fonte, loin de proscrire la vérité et de négliger la réalité, y plonge ses racines, y puise ses forces, en tire ses armes, pour restituer vérité et réalité dans une épure absolue, avec une évidence drue, capable de pénétrer au delà des apparences pour avoir su en prélever par un choix avisé et inspiré les traits majeurs et les avoir montés en une syntaxe rigoureuse. La comédie ne vise plus dès lors à corriger les hommes de leurs propres défauts en traitant ceux-ci sous un angle caricatural qui les rende risibles : il ne s'agit plus pour elle de castigare ridendo mores, de châtier les mœurs en les caricaturant de manière à les faire paraître risibles, mais de speculari ridendo mores, de contempler d'un œil railleur le ridicule naturel des hommes, de les mettre en spectacle sous le feu de la dérision, parce que les mœurs humaines, de soi, sont le plus souvent comiques. La logique de la comédie selon Molière veut que le ridicule ne s'ajoute pas aux défauts des hommes comme une sanction en vue d'une salutaire correction, mais qu'il jaillisse comme une évidence du spectacle de leurs mœurs naturellement dérisoires.

Ce qui ne veut pas dire que les traits gratuits, farcesques, virtuoses seront rejetés par Molière hors du champ de ses comédies, même les plus grandes : son génie procède d'association, non d'exclusion. Au contraire, certains effets farcesques des plus élémentaires, répétition mécanique d'un geste, d'un mot, ou allusion malséante et impudique aux fonctions élémentaires du corps, se métamorphoseront dans son esthétique en marque d'obsession incongrue et disproportionnée, prendront la valeur et le rôle d'un signe ridicule de préoccupation délirante et de solipsisme exacerbé. Le rire suscité par de tels traits procède donc également et conjointement de l'esprit de la farce et du génie du ridicule : ainsi les malaises soudains et irrépressibles que provoquent chez Argan les laxatifs de M. Purgon le bien nommé relèvent-ils certes, comme le déploreront les délicats, d'une esthétique de la farce la moins raffinée. Mais pour facile qu'il soit, un tel trait dans Le Malade imaginaire n'a plus rien de gratuit : car, associé aux autres marques du souci pour ses déjections fréquemment manifesté par le personnage, il s'intègre complètement à l'action et au sujet en contribuant à la peinture de l'obsession médicale d'Argan et des effets ridicules auxquels le vouent le délire de son imagination et la fureur de sa passion iatrophile.

Délire et fureur, disons-nous. Effectivement, si cette peinture véritable des travers humains provoque le rire, c'est qu'elle n'offre pas une image de la nature, mais bien de sa transformation caricaturale par l'imagination et l'erreur humaines. L'optique comique ainsi entendue supposait donc une double alchimie : celle de la nature déformée par les travers des hommes ; celle de la scène, qui devait pour les restituer les transposer dans son génie propre, génie de la déformation lui aussi mais déformation scrupuleusement attachée à restituer la vérité profonde des êtres et de leurs conduites. Faute d'être jamais vraiment parvenu à obtenir une totale transparence dans la superposition entre ces deux systèmes, l'art comique avait toujours eu tendance à infléchir tantôt du côté de la nature bafouée une dénonciation qui confinait alors à la satire, tantôt du côté de la déformation scénique une dérision qui touchait dans ce cas à la farce. Pourtant la réalité enseigne à la fiction que le ridicule procède de l'intérieur des êtres et des choses, et constitue l'extériorisation de leurs disconvenances sous la forme d'une marque immédiatement sensible et naturellement issue du “fond” : cette marque, c'est le rire, nous explique la Lettre sur la comédie de l'Imposteur. Le rire que provoque la comédie ne saurait donc, pour être digne du ridicule de la réalité, provenir de simples effets de divertissement ou de diversion surajoutés à la peinture des mœurs et des caractères, ni même de situations amusantes dans lesquelles seraient placés sans autres raisons qu'esthétiques des personnages atteints de travers nuisibles et empêchés de nuire grâce à des subterfuges badins : le mal vient de plus loin…

Harmonie et dissonance

 

Pour savoir d'où, il n'est que d'observer que les travers raillés et brocardés par la comédie du ridicule sont toujours accompagnés d'un plus grave défaut qui les enveloppe, celui d'une cécité mentale procédant de l'étourderie, de l'extravagance, de l'obsession, du délire, risquons le mot, de la folie inhérente aux égarements de l'esprit et de l'âme. Cela encore, la Lettre sur l'Imposteur le dit explicitement : nos défauts en dernière analyse relèvent toujours d'un manque de raison — aveuglement fatal, égarement ébloui, fascination d'une image mensongère, illusion sur soi. D'où il ressort que le théâtre de Molière ne ridiculise pas seulement des travers de caractères ou de mœurs : il débusque le ridicule de l'égarement qui invariablement en constitue l'origine. C'est l'évidence même que l'extravagance ne suffit pas à contenir tout le ridicule de la comédie, loin de là. Les excès de conduite qu'elle génère, associés au défaut de raison qui lui ôte tout frein, contribue tout au plus, comme simple aiguillon de l'attelage, à laisser agir sans retenue une plus intense source d'énergie comique : celle de l'image erronée de soi et du monde, qui légitime et meut ces conduites excessives, et contribue à obscurcir de chimères et d'idées fixes cette raison affaiblie. L'extravagance n'est jamais que de mode : elle s'approfondit et se stabilise en s'inscrivant dans le délire d'imagination et en y inscrivant par voie de conséquence le ridicule moliéresque compris au sens large.

Pour concilier l'obligation esthétique d'une vraisemblance qui ne se confonde pas avec un décalque immédiat du réel et d'une hilarité qui ne se résolve pas dans la seule verve de la farce ou de la caricature naturellement déformantes, la dramaturgie comique de Molière semble avoir en somme inventé de se référer à une éthique des difformités morales et sociales fondée sur une image de l'homme en proie à l'égarement de son esprit : la comédie suppose une vision comique des hommes, de leur nature marquée par ce délire de l'image extravagante d'eux-mêmes et du monde qui les met en dissonance avec la réalité et la raison, et que sanctionne le rire suscité par ce ridicule patent.Or, attribuer pour origine au ridicule dont procède la comédie les dissonances observées dans la réalité puis transposées, stylisées et concentrées par l'écriture dramatique qui en tire conjointement vérité et drôlerie, revenait à supposer une norme par rapport à laquelle se mesurent ces difformités : après tout, que ce soit sur scène ou à la ville, le ridicule se définit toujours en termes d'écart, de déviance, par rapport à une harmonie réelle ou idéale. Si dans la comédie moliéresque cet écart, cette déviance se trouvent concrétisés et incarnés par des personnages dont l'imagination troublée extravague, cette déviation par rapport à la norme se trouve assez couramment explicitée par d'autres personnages, inscrits dans les mêmes situations et confrontés à eux au cœur de la même intrigue. Il s'ensuit que l'esthétique de Molière présente deux pôles inégalement intéressants sans doute, mais placés dans une relation de nécessaire réciprocité : celui de la difformité risible et celui de la norme esthétique, rationnelle, morale et sociale que déforment folies, impostures et extravagances.

Cette bipolarité n'a plus guère à voir avec le simple phénomène de coexistence qui s'observait dans la comedia  espagnole du Siècle d'Or, par exemple, entre des personnages galants auxquels surviennent des mésaventures dignes de leur condition, formant l'essentiel de l'intérêt dramatique, et des personnages burlesques ou facétieux qui parallèlement égayent la scène de leurs bons mots, enveloppent de leurs badinages, comme de torsades de feuillage ornemental, la colonne puissante de l'intrigue amoureuse en un contrepoint plaisant, mais nullement destiné à éclairer l'un de ces univers par l'autre : au lieu que dans la comédie de Molière, le ridicule de ceux-ci se trouve mis à nu par leur confrontation avec le bon sens ou le beau naturel de ceux-là. Rien à voir non plus avec le génie de la farce, qui s'attache à faire oublier au spectateur la mesure du monde réel pour le transporter dans un univers de fantaisie et d'outrance sans repères, en le fascinant par la grimace qui déforme tous les visages, sans exception. Au contraire, la comédie moliéresque conserve précieusement la bipolarité du modèle comique antérieur, celui de la comédie à l'espagnole et plus largement de la comédie humaniste puis baroque, afin de constituer l'ancien pôle galant et raisonnable en critère normatif par rapport auquel se mesure l'écart des comportements grotesques et absurdes désormais placés eux aussi au plein centre de la scène : la cohérence interne des comédies s'en est trouvée renforcée sans que leur richesse fût le moins du monde diminuée.

Ainsi aux trois Femmes savantes égarées dans les méandres de leurs diverses folies s'opposent trois hommes diversement raisonnables dont les remontrances se chargent de mettre en relief l'égarement d'imagination des trois bas-bleus ridicules et de définir l'optique à partir de laquelle leur conduite paraîtra la plus ridicule. Pour autant, les rôles de Clitandre, d'Ariste et de Chrysale ne se réduisent nullement à cette utile fonction : champions d'Henriette, chacun à sa façon, et tous trois régulièrement opposés aux championnes du clan adverse autour de l'enjeu que constitue la main de la jeune fille, ils participent aussi en profondeur à la dramaturgie du ridicule mise en œuvre par cette comédie. Clitandre sur le plan éthique, en opposant l'image gracieuse, équilibrée et séduisante d'une aimable et ferme maîtrise de soi aux fureurs de l'imagination délirante ; Ariste sur le plan dramatique, en opposant non seulement l'image de la réalité mais celle aussi d'une profitable fourbe à la fourberie appuyée sur la démence ; Chrysale enfin par la dimension éminemment comique dont sa bonhomie caponne revêt l'expression d'une sagesse ironique sous ses allures naïves, pastiche des enseignements paradoxaux d'un Esope ou d'un Diogène, sinon du dernier Montaigne. Tout trois participent pleinement à l'action autant qu'à la signification de la comédie, au conflit autour de l'image, de son élaboration et de sa déformation, qui constitue l'enjeu “anthropologique”, si l'on peut dire, de l'action comique.

En somme, la dramaturgie moliéresque met en scène sous la forme d'une représentation, d'une image donc, globalement vraisemblante et pourtant — ou plutôt par conséquent — hilarante, le conflit entre une image accomplie de perfection raisonnable ou galante et sa déformation par un délire imputable à l'image, à l'égarement que provoque l'image obsessionnelle ou chimérique. Il n'est que de rappeler l'élégant épanouissement de soi par l'école de l'amour auquel Angélique se trouve conviée par Cléante promu son professeur en musique de l'âme, tel que la leçon de chant du Malade imaginaire en oppose l'image vive et délicate au couple dérisoire du benêt et du fou que forment Diafoirus le fils et Argan le (beau)-père prétendu, tous deux victimes d'une image d'eux-mêmes et du monde erronée, aberrante, mutilante. La puissance de l'image qui, bien gérée, aide le moi à s'accomplir dans sa perfection en lui offrant un modèle idéal sur lequel se guider, peut tout aussi bien — et plus fréquemment — déformer l'esprit et l'âme en métamorphosant la nature du sujet en sauvagerie concertée ou en évanescence débile : cette perversion survient toutes les fois que la faculté imaginative se “déprave” sous l'effet d'un désir ou d'une phobie, d'une passion concupiscible ou irascible, ou encore par suite d'une dégradation physique, déséquilibre des humeurs ou dépravation des organes. Selon l'origine et la forme du mal, le ridicule induit par les conduites qu'il suscite prend tantôt les couleurs un peu sombres et rudes de l'obsession fanatique, tantôt les teintes riantes, voire criardes, d'une euphorie chimérique. Et l'on pourrait bien dire que tout le ridicule de la comédie moliéresque se ramène à ces images principielles.

Chimères et marottes

 

Il est patent en effet que, depuis notamment qu'Arnolphe a conjoint de manière exemplaire une obsession du cocuage en forme d'idée fixe à une illusion absurde d'y échapper grâce à un stratagème extravagant qui abuse son imagination éblouie, le délire ridicule des héros moliéresques oscille entre l'obsession et l'illusion, désignées explicitement dans L'Ecole des femmes l'une comme une « marotte », l'autre comme une « chimère ». Ces deux vocables transposaient d'ailleurs sur la scène l'opposition entre les deux formes canoniques du délire que le XVIIème siècle n'ignorait pas, même si Esquirol n'en avait encore explicité le champ sous les dénominations d'« illusion » et d'« hallucination », celle-ci consistant à « voir ce qui n'est pas », celle-là à « voir ce qui est autrement qu'il n'est », selon les définitions de Furetière, cette fois.

Réinventant le monde en signes positifs qui confirment l'image embellie et illusoire de soi et de son être qu'il s'est forgée, le chimérique apparaît le plus souvent comme un extraverti, sanguin ou colérique, qui se courrouce quand la réalité vient faire obstacle à son rêve éveillé, qui traite de folies importunes les raisons et les vérités qu'on lui oppose, et vit de la sorte dans une agréable euphorie : ainsi M. Jourdain, mamamouchi épanoui, ou Mme d'Escarbagnas, grand'dame en sa petite ville. Fondant ses effets comiques sur l'écart par rapport à l'évidence flagrante, la chimère constitue une “folie d'irréalité” : de fait, le fief d'Escarbagnas ne doit guère excéder quelques arpents de maigre rapport, et le voyage à Paris de la prétendue Comtesse ne dut guère excéder les sphères d'une mondanité médiocre et d'une parentèle de faible rang. La marotte, elle, ne nie pas la réalité du monde, mais sa diversité : elle réduit l'univers spirituel ou matériel à un seul objet, celui sur lequel s'est fixée la passion, qui lui fait regarder pour rien tout le reste. Introverti, l'homme — ou la femme — à marotte est enfermé dans son univers monothéiste, monotone, monomane. La marotte réévalue toutes choses à l'aune de son souci obsessionnel, et la faute d'une servante contre la grammaire paraît plus grave qu'un manquement dans le service de la cuisine à Philaminte dévorée par la marotte des sciences et des lettres. Fondant son ridicule sur l'écart par rapport à la nature, c'est-à-dire à la juste mesure, à l'appropriation mesurée et convenante des choses et des conduites à leur exacte valeur, la marotte est folie mutilante, difformité d'âme.

Les chimériques brassent du vent. Ils s'attachent aux valeurs les plus futiles, aux biens qui n'en sont pas : par exemple le bel air de la préciosité et de la galanterie affectée, la qualité ramenée à quelques signes d'apparence qu'ils singent maladroitement, le parisianisme qui éblouit leur esprit provincial. Pleins de ces riens, ils s'égarent soit en poursuivant de purs fantômes, soit en prenant pour de bon argent les imitations naïves et grossières, toutes caricaturales, des véritables valeurs, des vertus réelles ; et parfois en combinant les deux, comme les Précieuses qui adulent en provinciales éblouies l'imitation approximative par M. Tibaudier des grands airs de Tendre, modèle lui-même tout chimérique auquel M. Harpin est gourmandé de ne pas conformer sa brutalité matérialiste. Etourdis et fâcheux, pécores précieuses et amoureux chimériques, bourgeois de Paris épris de noblesse et nobles provinciaux épris de Paris se font ainsi les proies consentantes d'images illusoires, et particulièrement de l'image avantageuse d'eux-mêmes que leur renvoient leurs complaisantes illusions. Ainsi y a-t-il du chimérique chez les provinciaux et les bourgeois entêtés de galanterie, de qualité et de belles manières tout illusoires, chez M. de Pourceaugnac, chez les Sotenville, chez M. Jourdain et Mme d'Escarbagnas, chez Bélise, aussi, qui se croit irrésistible, chez tous les savants en -us et tous les pédants en vers, d'Oronte à Trissotin, comme chez les Diafoirus, Purgon et tous les médecins et apothicaires sûrs de leur science et heureux d'en faire profiter leurs patients.

Les gens à marotte au contraire — et ce peuvent être parfois les mêmes, mais vus sous un autre angle de leur personnalité — s'attachent pour l'ordinaire à des valeurs plus solides : à la dévotion, comme Orgon, à la sincérité et au vrai mérite, comme Alceste, au plaisir, comme Dom Juan, à la richesse, comme Harpagon, à la science et aux belles-lettres, comme les Femmes savantes, ou à la santé, comme Argan. Rien là qui de soi flatte et abuse ; mais bien de quoi obséder jusqu'à l'idée fixe des esprits qui se replient sur l'unique objet qu'ils se sont choisi, dans un délire de possession qui, méprisant les lois de la nature, mutile leur esprit et leur âme. La comédie de caractère accueille préférentiellement les fous à marotte, couramment flanqués de l'imposteur qui flatte leur lubie : le couple d'Orgon avec Tartuffe fait archétype, ceux de Philaminte et Trissotin, d'Argan et Béline le reproduisent avec moins d'équilibre, celui d'Alceste avec Célimène forme une variante étonnante. La comédie de mœurs est plus favorable à la peinture des chimères, et sa variante la comédie-ballet avec une dilection toute particulière, le divertissement se prêtant à développer dans un climat d'euphorie les imaginations fantasques des fous chimériques : voir La Comtesse d'Escarbagnas.

Mais le modèle de ces délires gagne même les intrigues tirées de la farce ou de la commedia dell'arte que Molière transfigure à ce prix en comédies véritables sans rien leur retirer de leur verve ni alourdir pour autant le trait épuré et stylisé qui en fait tout le sel. La scène de la galère des Fourberies, d'origine burlesque, la scène du sac, d'origine farcesque, transcendent leur origine par cette référence à l'image, ce jeu avec l'image et l'imagination délirante qui approfondit par le ridicule qu'elle leur confère la personnalité des types comiques confrontés aux ruses du valet metteur en scène. Soit la scène de la galère turque : la répétition mécanique par Géronte de sa question stupéfaite et indignée — « qu'allait-il faire dans cette galère ? » — suggère que la perte de son cher argent causée par cette malheureuse visite en mer sinon en terre ottomane tourne chez lui à l'obsession ; et la crédulité avec laquelle cette fureur indignée le fait tomber dans le panneau révèle que l'illusion fleurit aisément sur la marotte comme son couronnement chimérique. Le lazzo final de la bourse reprise d'une main quand l'autre a eu tant de peine à la donner achève superbement cette esquisse d'une marotte avaricieuse conjugée à une crédulité étourdie parce que hantée par une préoccupation envahissante d'origine passionnelle : source d'un ridicule qui approfondit sans l'alourdir la verve farcesque de la scène.

Autre exemple de l'influence exercée sur d'anciennes formes comiques par la dramaturgie du ridicule fondée sur la dépravation de l'imagination : dans les comédies ou les farces mettant en scène des provinciaux grotesques, le rire était traditionnellement suscité par la satire du milieu d'origine de ces extravagants, province campagnarde imbue de ses titres, prétentieuse et maladroite. Désormais, l'accent se déplace de la caricature du provincialisme sur l'origine psychologique et morale des travers provinciaux, source d'un ridicule plus fin et plus universel, celui de la vaine présomption, de l'illusion et de l'incongruité qu'elles induisent. Moulés sur le modèle canonique des nobles campagnards de comédie, les Sotenville dans George Dandin n'ont guère conservé de cette topique que le ridicule de la prétention chimérique, fondé sur l'écart entre l'image qu'ils se font d'eux-mêmes et la réalité. De même la comtesse d'Escarbagnas, plus encore qu'eux éloignée du modèle ancien : dans la comédie dont elle est l'héroïne, le comique ne provient guère de la grossièreté brutale de Harpin ni de la platitude fade de Bobinet, qui auraient fait merveille dans une farce ; mais de la singerie des mœurs galantes à laquelle s'essaie Tibaudier, copie conforme du ridicule de la comtesse ; et du démenti qu'inflige Harpin à la chimère de l'Angoumois repeint aux couleurs de Tendre. Elargissons la remarque : dans Le Bourgeois gentilhomme, Mme Jourdain ni même Nicole ne sont pas ridicules d'être l'une bourgeoise, l'autre servante au parler populaire, mais bien M. Jourdain ; et Cléonte, aussi bourgeois pourtant que son futur beau-père, est un parfait galant homme. De même dans Les Femmes savantes où la drôlerie du baragoin de Martine et de la pleutrerie de Chrysale, formes dérivées de la farce, s'efface presque devant le ridicule étincelant du jargon de Philaminte et Bélise et de leurs délires grammaticaux et astronomiques mus par leur folie.

Dans tous ces cas, le ridicule se concentre sur l'égarement chimérique au détriment des effets satiriques ou caricaturaux, moins essentiellement “comiques” — au deux sens du terme. Ce déplacement offre à Molière l'occasion de subtiles variations sur les écarts entre image et réalité, et entre images elles-mêmes. La comédie peut exploiter par exemple le décalage entre des pratiques correctement imitées et le contexte mal venu dans lequel elles sont insérées : ainsi certains traits de mœurs nobles singés par la comtesse d'Escarbagnas, comme d'affubler ses rares serviteurs des titres de laquais, d'écuyer, de fille de chambre ou de Suisse. Mais le ridicule peut jaillir aussi du divorce entre un train de vie réellement aristocratique et l'illusion que cela puisse suffire à conférer au parvenu la qualité qui lui fait défaut : ainsi les deux laquais de M. Jourdain, et son naïf contentement à les montrer, qui détruit l'illusion de grandeur par la trop ostensible manifestation de ses marques. Tantôt, c'est l'explication destinée à masquer l'écart qui en accuse elle-même le caractère dérisoire : ainsi les interprétations par Bélise de l'attitude réticente, fuyante ou éberluée de ses amants supposés. Tantôt, c'est l'aisance à accepter l'invraisemblable, à l'apprivoiser, qui révèle combien le personnage pactisait déjà avec la folie hallucinée avant même d'être emporté dans l'univers purement chimérique que par ruse on fabrique autour de lui : ainsi la crédulité de M. Jourdain envers la fourbe enturbannée qui l'abuse.

C'est une autre forme d'écart, moins apparentée au décalage qu'à l'exclusion, qui définit le ridicule inhérent à la marotte : celle-ci consiste en effet à mettre à l'écart tout ce qui n'entre pas dans le champ de l'idée fixe, de la préoccupation exclusive. S'ensuivent des effets de ridicule variés, depuis ceux tout badins que provoquent la distraction, l'étourderie, jusqu'à ceux, terribles, qui confinent à l'expression d'une folie soliloquant ses fureurs : le comique de la marotte parcourt ainsi tout l'espace qui sépare le jeu de scène d'Arnolphe avec son Notaire2 de celui d'Harpagon avec son voleur — la marotte dans ce dernier cas se métamorphose en hallucination proprement délirante. Géronte sous le coup des « cinq cents écus » que réclame ce pendard de Turc en conçoit sur le champ une obsession à la fois navrée et dilatoire qui lui ôte toute capacité de soupçon, de recul critique par rapport au panneau qu'on lui monte : le délai prétendument fixé pour le versement de la rançon, l'épuisement de son imagination affolée à chercher de vaines solutions qui toutes se révèlent impossibles, la pression tantôt compatissante, tantôt indignée de Scapin, les compensations illusoires qu'il tire des injures dont il commande que l'on abreuve le pirate, tout cela conspire à prêter vie à cette saynète de fourbe convenue, à transcender son invraisemblance même en révélation poétique du vrai absolu. L'obsession d'Argan dans Le Malade imaginaire contribue à prolonger de la même manière le rire farcesque en révélation par le ridicule : le comique naïf, fréquemment scatologique, toujours trivial, qui est inhérent à la nature de la marotte médicale, ne fait que soutenir l'édifice du rire provoqué pour sa meilleure part dans cette comédie par le ridicule de l'inconvenance psychologique, le ridicule d'incongruité que suscite une concentration fascinée de l'esprit sur le corps, de l'âme sur la matière.

La comédie des Femmes savantes réunit de manière emblématique les deux inspirations : entre sa tante Bélise, pure chimérique attachée à un modèle de galanterie elle-même chimérique, et sa mère Philaminte, passionnée d'un savoir véritable mais qu'elle dénature en marotte ridicule et tatillonne, voici Armande qui pour s'être acharnée à se faire aimer selon les lois illusoires de Tendre a perdu son prétendant et fait une fin dans une marotte philosophique et éthique en prêchant un chimérique dégoût de la chair, des lois et des plaisirs de la nature : autant dire qu'elle.conjugue des éléments des deux erreurs, vivant comme une marotte aigrie, perverse et à l'occasion malfaisante, l'échec de la chimère dont elle s'est repentie. Prolongeant cette folie, éventuellement pour en profiter, un Trissotin, moitié fou, moitié fourbe, et un Vadius, fou tout à fait, pur illuminé, représentent ces savants à marotte luttant sans merci entre eux à qui saura le mieux pervertir l'art et la science que leur besogneux labeur ensemence d'herbes folles. Certains d'entre eux savent quelque chose — du grec, par exemple, comme Vadius : leur marotte, à ceux-ci, ne fait que dénaturer de vraies valeurs par une possession illusoire et une pratique caricaturale. Mais les « gendelettres » et ceux du monde qui s'escriment à la rime sans raison, comme Trissotin, les savants en rien du tout, les pédants du Mariage forcé ou les médecins dont le galimatias se nourrit d'un espoir chimérique de connaître quelque chose aux mystères de la machine humaine en dépit des remontrances véhémentes de Béralde et de Molière — voilà bien des passionnés de vent, dévots jusqu'à la marotte d'idoles chimériques.

D'une façon générale, les chimériques se trompent plutôt dans leur représentation d'eux-mêmes ; les obsessionnels, c'est là leur marotte, s'égarent davantage dans leur représentation du monde. Les premiers peuvent se perdre dans un pur solipsisme ou transporter dans leur rêve intérieur les images du réel qu'ils croient propres à parer leur métamorphose hallucinée, paradoxalement accueillants au monde extérieur parce qu'en fait ils s'en sont une fois pour toutes exclus sur les ailes du songe délirant. Les seconds se méfient de la réalité extérieure, tout en propulsant leur désir vers ce qui les y attire d'un éclat emprunté, chimérique, ou vers l'ombre qu'ils prennent pour la proie dénaturée par leur obsession de s'en saisir. Et c'est de cette façon, justement, sous la forme ambivalente de l'obsession pour une chimère, que les deux types d'erreur communiquent. Outre celle d'Armande, l'illusion d'Argan, et celle généralement des faux malades traités par de vrais médecins, figurent admirablement cette communication : d'abord bien sûr parce que maladie imaginaire et erreur médicale articulent les deux fausses représentations, la première celle du Moi, l'autre celle du Monde. Mais surtout parce que le corps étant à la fois sujet et objet se situe à l'intermédiaire des deux zones d'égarement, part du moi qui est dans l'étendue du monde, part du monde qui s'offre le plus immédiatement à l'illusoire saisie que tente le moi : en ce sens, le cas d'Argan constitue une synthèse et une clef de l'égarement ridicule dans la dramaturgie de Molière, combinaison de l'aveuglement d'amour-propre et du délire d'imagination.

Fureur passionnelle et délire mélancolique

 

Car le personnage du Malade imaginaire unit en lui, outre les deux composantes structurelles du ridicule de l'imagination délirante, les éléments qui en profondeur paraissent en supporter l'édifice, en fonder la vraisemblance : à savoir l'exacerbation maladive des passions, leur combinaison en une fureur d'amour de soi, forme suprême de l'amour-propre traqué par les moralistes classiques, le tout enveloppé dans un modèle psycho-physiologique plusieurs fois déjà sollicité par Molière, celui de la mélancolie hypocondriaque.

Qu'Argan soit la proie de ses passions, et que celles-ci prospèrent sur une exacerbation délirante de l'amour-propre, c'est l'évidence même : la terreur de mourir qui l'habite et le propulse dans une fureur puérile de médecine et de médecins procède d'un amour de soi à la vigueur peu commune, le paradoxe voulant que la conjonction entre cette peur et cet engouement tourne en un souci maladif de sa santé qui le condamne à faire le malade, à la fois par hantise de l'être et pour mieux s'assurer de s'en guérir au cas où il lui surviendrait quelque mal. Cette position infantile mais tout-puissante ravit et exacerbe en lui une passion du pouvoir tyrannique et maussade. Bel échantillon des passions surgies à l'articulation exacte entre l'esprit et le corps, entre l'image de soi et la sensation de soi, le tout bâti sur du vide, du néant : Argan se porte comme un charme, malgré qu'il en ait. Il faut dès lors supposer plus qu'un désordre passionnel pour expliquer une telle hallucination dont l'objet est constitué par le sujet délirant lui-même. Or il est patent, et déjà bien connu, qu'Argan est soigné par ses médecins pour une mélancolie de type hypocondriaque dont le diagnostic précis avait été naguère établi par Molière, plus savant en médecine qu'on ne l'eût cru, dans Monsieur de Pourceaugnac : ainsi, après Dom Garcie et Alceste hypocondriaques amoureux, après Lucile du Médecin volant et les deux Lucinde de L'Amour médecin et du Médecin malgré lui feignant une mélancolie érotique, après Pourceaugnac tenu par erreur pour hypocondriaque, Argan parachève une lignée de mélancoliques pour rire. On comprend assez bien le choix par Molière de ce modèle implicite, quand on sait que cette maladie, synonyme de folie douce ou sombre, mais sans violence ni fièvre, articule une dimension chimérique, propre à toutes les démences mélancoliques, et la singularité d'une fixation obsessionnelle sur un objet ou une idée, plus caractéristique de la forme hypocondriaque du mal.

Cela dit, pas plus que Dom Garcie ou Alceste ne sont physiologiquement malades, pas plus que Lucile et les deux Lucinde ne sont atteintes de l'affection que par ruse elles feignent, Argan ne saurait non plus être tenu le moins du monde pour mal portant . Molière prend soin ici encore de jouer sur l'ambivalence inhérente au concept de mélancolie, lequel associe depuis toujours une lecture littérale et médicale du désordre conjoint de la bile noire et de l'esprit en proie à la tristesse et à la crainte, et une lecture profane et métaphorique, de portée purement psychologique et phénoménologique, assimilant tout au plus la mélancolie, dans le langage courant, à un état mental de malaise et d'hallucination, à une maladie de l'âme et de l'esprit. Comme si, ayant usé faute de mieux du schéma intellectuel de type psycho-physiologique à travers lequel il fallait passer pour concevoir en son temps le délire de se croire malade sans l'être, Molière en avait évidé le contenu, n'en conservant que la carapace, et précipitant en pure maladie de l'âme cette démence dont le corps d'Argan se trouve protégé par les affirmations circonstanciées et répétées de Toinette, de Béralde et de Cléante protestant à qui mieux mieux non seulement de l'excellente santé du bonhomme, mais même de l'excellent équilibre de son tempérament humoral !

En somme, il nous paraît que Molière, fécondant les acquis d'une longue tradition savante, médicale et morale à la fois, littéraire aussi, par les leçons de l'observation pratique, empirique, a réussi à construire avec les matériaux intellectuels dont il disposait, dans l'optique de son temps, mais tout en dépassant les découpages et les perspectives qui lui paraissaient caducs, une anthropologie de la conscience hallucinée qu'un sujet peut avoir de lui-même — de son moi intellectuel, social, affectif, moral, ou simplement, dans le cas d'Argan, physique ! — dès lors qu'une marotte hante d'images obsessionnelles son esprit. C'est en quoi le modèle mélancolique, sous les deux formes du délire visionnaire et de l'obsession hypocondriaque limitée à un objet précis, nous paraît susceptible de compléter et de fonder plus profond encore dans la nuit de l'âme l'interprétation des extravagances ridicules de l'homme que ne le fait l'explication par les passions déformant ou hallucinant le jugement. A travers cette grille d'analyse sous-jacente au texte de plusieurs comédies de Molière et affleurant exceptionnellement à la surface de Pourceaugnac et surtout du Malade imaginaire, la dramaturgie du ridicule jette ainsi un jour incertain et audacieux sur les mécanismes de dénaturation de l'homme par lui-même.

Conclusion

 

Ce n'est pas qu'il faille en conclure, au total, que l'esthétique du ridicule s'épanouissant en dramaturgie de l'imaginaire, la réalité aura finalement dicté sa loi à la fiction comique qui se serait contentée d'en projeter les contours en un calque parfait. En articulant poétique du ridicule et anthropologie de l'imagination dépravée, nous entendons au contraire offrir du théâtre de Molière une lecture procédant de la plus parfaite implication entre l'un et l'autre domaine. Car si l'homme est perçu par la comédie dans l'optique d'une anthropologie de la dissonance et de la dénaturation, c'est bien aussi parce que l'esthétique du ridicule aiguise le regard à percevoir les difformités et l'oreille à déceler les dysharmonies dont la représentation déclanche infailliblement le rire. Le ridicule forme donc le pivot du processus de création grâce à sa nature double, à sa structure biface : point de vue sur la nature des choses dans la réalité et expression comique de leur difformité et de leur extravagance dans l'œuvre dramatique.

Avant Molière, la farce protégeait l'univers fictif de la scène de tout contact avec la réalité qu'excluait sa démesure truculente. Et la comédie vraisemblable se soumettait aux lois du modèle social et moral dont l'œuvre d'art devait respecter les normes pour en dénoncer les travers ; pour satisfaire à la vraisemblance, la comédie se faisait non seulement conforme à la réalité sur laquelle elle posait son calque, mais encore conforme à ses normes, “conformiste”, si l'on peut dire, et mesurait le rire à l'aune du bon goût. Avec l'esthétique du ridicule, tout change : c'est pour ainsi dire la comédie qui soumet la réalité sociale et morale à la loi comique, celle de la dissonance bouffonne — mais pour révéler grâce à cette école du sens critique et à travers les entorses à la norme la règle véritable de la nature humaine : que la difformité et la dissonance par rapport à la raison et à la nature sont tout aussi naturelles à l'homme que la norme qu'elles pervertissent, plus naturelles même. C'est le principe de vraisemblance qui dès lors exige que la nature humaine soit perçue dans l'optique de la comédie, sans limite de délicatesse de goût si la copie veut être vraie. Pour le dire en bref, Térence imposait à la comédie les lois et les normes de la réalité, que Plaute outrepassait ou même ignorait sans souci ni remords ; Molière, lui, impose à la réalité l'optique et les valeurs de l'art comique. Et par là, il la révèle à elle-même : l'esthétique du ridicule constitue en ce sens la revanche de l'art sur la réalité au nom de la vérité.

« La Comédie du ridicule », [in] «Molière, des Fourberies de Scapin au Malade imaginaire». Littératures classiques, supplément annuel, janvier 1993, p. 7-18.

Notes

  1. Cette communication reprend les positions développées dans nos deux ouvrages : Molière ou l'esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque d'Histoire du Théâtre », 1992 et Le Cas “Argan” : Molière et la maladie imaginaire, ibid., 1993.
  2. L'École des femmes, IV, II.
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