Les humanités au cœur de l’enseignement du français

  • Marielle PAUL-BARBA Une histoire du binôme conflictuel latin-français dans l’enseignement secondaire en France du XVIIIau XXsiècle. Pour une métadidactique de l’enseignement du français. Ecole doctorale de l’EHESS Centre de recherches : Georg SIMMEL. Doctorat LANGAGE. Discipline : Sciences du littéraire. La thèse est consultable en ligne sur  thèses.fr 

  • Le rapport : Les Humanités au coeur de l'école 

  • Programme de l'enseignement optionnel de sixième Français et culture antique 

  • Renée Balibar, L’institution du français. Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la République, Paris, Presses Universitaires de France, 1985

Préambule.

 

Pourquoi l’enseignement du français est-il resté si longtemps coupé de ses langues mères que sont notamment le latin et le grec?

Tout d’abord, deux raisons structurelles :

Le latin et le grec sont devenus, dès la fin du XVIe siècle, des matières scolaires. Or, dans l’enseignement secondaire, le français était alors exclu, n’étant, dans les collèges des Jésuites puis dans les lycées napoléoniens du XIXe siècle, que la langue de communication orale ou la langue de traduction, mais il n’était pas étudié pour lui-même. Le latin et le grec n’étaient donc pas étudiés conjointement avec le français.

L’enseignement du français, comme matière scolaire à part entière, s’est élaboré au cours du XIXe siècle, sans référence au latin : c’est la citadelle du primaire instauré par celui qui deviendra  le ministre Guyot (première moitié du XIXe siècle) qui exclut le latin de la formation des instituteurs, décision qui  influe encore sur la formation des professeurs des Écoles aujourd’hui.

S’est donc ainsi bâtie et développée une  sorte de barrière entre les langues anciennes et le français dans l’enseignement du XIXe siècle, entre le primaire et le secondaire : d’un côté un enseignement primaire fondé sur le français et un enseignement secondaire, fondé sur les langues anciennes. Ce phénomène a engendré une fracture culturelle assumée à cette époque : les enfants qui allaient à l’école primaire appartenaient aux classes sociales les moins favorisées, ceux qui allaient au lycée, qui comportait de petites classes adaptées aux plus jeunes, venaient des classes aisées. Il n’y a donc pas eu de tradition de l’enseignement du français lié au latin, (même l’étude du lexique est restée très succincte) et cela s’est transmis jusqu’à nos jours, puisque les professeurs des écoles ne bénéficient toujours pas d’une initiation aux langues anciennes ni au français du Moyen-Âge, c’est-à-dire d’une vision diachronique de la langue française indispensable pour la maîtriser. C’est cette absence de perspective historique dans l’enseignement du français qui génère la méconnaissance des codes qui en assurent la maîtrise.

Nous sommes toujours les héritiers de cette fracture culturelle, même si l’école de la République  s’est démocratisée et permet à près de 80% d’une classe d’âge d’aller au lycée. En effet c’est moins d’une fracture sociale dont a hérité l’enseignement que d’une fracture culturelle et linguistique : l’enseignement du français est toujours coupé de celui de ses langues mères, le latin et le grec, privant la majeure partie des élèves d’une connaissance indispensable à la maîtrise de la langue, même si une évolution est en cours, comme en témoignent la mise en place de l’enseignement de spécialité Littérature, langues et culture de l’Antiquité au lycée, à la suite du rapport Les Humanités au cœur de l’école qui a proposé une refondation de l’enseignement des langues anciennes, et, débouche en 6ème, sur l’enseignement optionnel Français et culture antique (FCA). C’est cette fracture linguistique qui est, à nos yeux, l’une des causes du caractère encore trop élitiste de notre enseignement du français.

En effet, malgré cette refondation, qui concerne l’enseignement des langues anciennes et s’efforce de tisser des liens avec l’enseignement du français, nous demeurons prisonniers de cette fracture culturelle car notre institution a du mal à revenir sur l’histoire de l’enseignement du français et des langues anciennes pour comprendre selon quel rapport à la langue s’est opérée cette fracture.

 

Pourquoi parler ici  de rapport à la langue ?

Le rapport à la langue désigne le lien que nous entretenons avec la langue que nous parlons ou que nous apprenons et dont nous avons une certaine représentation. Cette représentation naît de la façon dont la langue nous a été enseignée et elle véhicule des connotations qui ont une incidence importante sur la façon dont elle est enseignée et reçue. Le fait de ne pas prendre en compte explicitement le rapport à la langue, en d’autres termes, le fait de ne pas rendre explicite l’image que l’on a de la langue enseignée, peut être source de rejet et d’incompréhension. C’est un constat :  l’enseignement de la langue au sein de l’institution scolaire transmet un rapport à la langue particulier et c’est ce rapport particulier qu’il est nécessaire d’interroger désormais pour comprendre la fracture culturelle dont nous avons hérité.

Les langues latines et grecques véhiculent toujours à l’heure actuelle, une image qui leur colle à la peau, celle de langues élitistes, difficiles, et inutiles. Il en est de même pour le français dit littéraire, que l’on se représente comme une langue difficile, peu accessible à ceux qui manquent de culture.

 

Pourquoi une telle image des langues latines, grecques et française, en France  notamment ?

Pour des raisons historiques, que nous allons exposer ici brièvement, le rapport au français, dans l’institution scolaire, s’est imposé sur le même modèle que celui du latin et du grec. C’est-à-dire dans un rapport d’admiration. Un rapport d’admiration né pour une littérature qui a été considérée comme admirable et qui est devenue une référence unique accédant au statut de canon universel, ce canon qui fait d’une littérature, une littérature classique.

C’est le cas notamment pour les productions littéraires du Ve siècle avant J-C de la Grèce classique, pour celles du Ier siècle avant J.-C. pour la littérature latine et pour celle du XVIIe siècle en France.

Ce rapport à la langue classique, grecque, latine ou française, fondé sur l’admiration, a généré une conception anhistorique de la langue, comme si seules les époques classiques étaient légitimes pour incarner la langue grecque, la langue latine ou la langue française. L’enseignement en France, (celui des lycées napoléoniens pour le latin, le grec puis le français), a pérennisé cette conception en n’enseignant que des morceaux choisis d’auteurs classiques. La réalité de l’évolution historique des langues a été ainsi écartée. La constitution de la grammaire du latin et du grec a été effectuée à partir d’exemples uniquement pris dans cette littérature classique, renforçant ainsi l’image de langues parfaites et immuables.

C’est sur ce modèle-là que l’enseignement du français a, peu à peu, pris forme.

Au XVIIIe siècle, l’influence de la Grammaire générale, qui mettait toutes les langues sur un pied d’égalité en donnant la priorité à la logique du sens sur l’usage formel, a aidé à l’émancipation du français et à la constitution d’une grammaire propre : un grammairien comme Beauzée invente ainsi la notion de compléments spécifique à la langue française et va même jusqu’à nier, dans ses articles, publiés dans l’Encyclopédie, que le français provient du latin car le français est une langue analytique alors que le latin est une langue transpositive (qui comporte des cas et dont l’ordre des mots ne suit pas la logique de la pensée). Pour lui, le français est supérieur en clarté au latin parce qu’il suit la progression logique de la pensée.

Malgré les emprunts en masse que les sciences, en plein développement au XVIIIe siècle, ont fait aux racines latines et grecques pour la constitution d’un nouveau lexique scientifique, le français est perçu comme une langue autonome qui a son génie propre et ne doit rien ni au latin ni au grec. La méconnaissance du latin dit tardif et du français du Moyen-Âge (dont les études ne se développent qu’au XIXe siècle) font admettre que ce génie de la langue ne doit rien aux langues anciennes. Cette confusion entre le génie, qui concerne, en réalité, la mise en œuvre de la langue à une époque donnée par des écrivains de talent, et la structure grammaticale qui s’est constituée progressivement, a fait admettre l’idée qu’il existait un français parfait et immuable qu’il convenait d’enseigner. C’est ainsi que la tradition scolaire a admis et imposé une norme haute de la langue, fondée sur un usage particulier du français, le français des auteurs classiques du XVIIe siècle, en niant paradoxalement l’importance de la filiation avec le latin et le grec.

Ce sont ainsi les trois époques dites classiques qui sont devenues les uniques références pour des langues dont l’histoire et l’évolution s’étend pourtant sur plusieurs siècles. Le grec classique du Ve siècle représente un état de langue particulier, (le grec parlé à Athènes par les orateurs attiques, les philosophes et les tragiques qui utilisaient de façon codifié les autres dialectes) ;  de même, le latin classique a  pour référence le latin d’un auteur principalement, celui de Cicéron  toujours chaudement recommandé pour le thème latin ; de même, le français classique illustre un état particulier du français, la langue parlée à la cour qui a subi l’épuration de son vocabulaire et de ses tournures sous l’influence des grammairiens de l’époque, comme Vaugelas. Cette réduction du corpus littéraire à des auteurs d’une même époque, utilisant un même état de langue, a instauré un rapport normé à la langue, comme si une langue n’évoluait pas, comme si la règle précédait l’usage et a nié la dimension diachronique dans la constitution d’une langue si bien que la filiation entre les langues anciennes et le français a été mise à l’écart. Or un tel rapport à la langue est erroné car une langue ne cesse d’évoluer.

C’est pourtant ce rapport d’admiration pour les langues classiques qui prévaut encore dans notre institution scolaire et qui a servi de référence à l’établissement d’une grammaire scolaire française sans référence au latin. C’est ce rapport à la langue fondé sur l’admiration au sein duquel est né cette rivalité entre le latin et le français, accentuée par le contexte social et politique, qui a instauré une fracture culturelle et linguistique entre le primaire et le secondaire, fracture que nous n’avons pas encore réduite, car l’histoire de notre enseignement du français fait apparaître  que le français s’est imposé comme langue d’enseignement puis, de plus en plus,  comme langue enseignée contre le latin.

Ce préambule nous amène ainsi à reconsidérer ce que signifient les mots de latin, grec et français. Les mots deviennent réducteurs sous l’effet de l’usage et cette réduction devient trompeuse. Aussi, le mot « latin », le mot « grec », le mot « français » n’ont-ils fini par désigner que  « l’état de langue classique ». Dès que l’on adjoint un adjectif ou un complément à ces mots, apparaît l’évolution de ces langues qui n’a pas cessé de se traduire historiquement : grec homérique, grec classique, grec de la Koinè… latin classique, latin tardif ou bas latin, latin d’église, latin scolaire et même macaronique… français du Moyen-Âge, français de la cour, français classique, français moderne, français littéraire, français parlé, français créole, français des quartiers… les usages d’une même langue sont multiples et dans le temps et dans l’espace.

 

1- Qu’est-ce qu’une langue ? Le co-linguisme.

 

Comment se constituent ces langues qui sont des réalités mouvantes et historiques ?

Un examen attentif permet de voir  que le français s’est créé au sein d’un colinguisme avec le latin.

Le concept de colinguisme est un outil de réflexion qui attire l’attention sur les rapports qu’entretiennent deux langues que les circonstances historiques mettent en relation, en particulier dans le cadre d’un enseignement. Au cours de ses travaux, Renée Balibar a été amenée à développer la notion de colinguisme distincte de celle de bilinguisme, qui ne concerne qu’une pratique individuelle, tandis que le colinguisme définit un rapport collectif à la langue. Elle montre ainsi comment c’est d’abord en se distinguant du latin que le français trouve son identité. Ainsi le colinguisme est aujourd’hui consubstantiel à la langue et la littérature créoles/françaises et permet de penser plus efficacement les rapports entre les deux langues que le concept de bilinguisme. Le concept de bi-linguisme est lui inadapté pour comprendre les rapports entre le créole et le français tant il s’agit d’abord de relations au fil du temps entrelacées de la syntaxe et du lexique.

Le degré de grammaticalisation, de normalisation de l’une influence l’autre, l’enrichit et favorise aussi son émancipation. C’est un concept qui permet d’interroger une réalité historique sous le rapport de la conception de la langue. La linguiste Renée Balibar a créé ce terme de co-linguisme pour désigner la formation du français au sein de l’appareil d’État en contact étroit avec le latin, le co-linguisme générant deux pratiques fondamentales dans l’évolution du français : la traduction et la « grammatisation ». Pour mettre en lumière le processus d'institutionnalisation du français, dans son ouvrage, L’Institution du français, trois moments de l'histoire sont retenus : l'acte diplomatique des Serments de Strasbourg du 14 février 842, les événements révolutionnaires de 1789-1795 et l'institution du français scolaire d'école primaire dans les années 1880.

Pendant des siècles, l’acte de la traduction du latin vers le français est resté celui d’une minorité. La Révolution française en rendant nécessaire la connaissance du français par le peuple, qui parlait alors majoritairement les langues régionales, a initié un processus de démocratisation de la langue que l’enseignement primaire poursuivit au XIXe en  donnant à employer un français élémentaire, c’est-à-dire appris pour lui-même sans recours à la traduction, puisque ni les instituteurs ni les élèves n’avaient accès au latin. Pour  Renée Balibar, ce français élémentaire est un français du premier degré, c’est-à-dire qu’il étudie ce que disent les textes mais non pas ce que les textes veulent dire, parce qu’on ne les traduit pas, (pas plus que le latin, les langues régionales n’ont de place à l’école primaire). L’école mise en place par Jules Ferry intensifie encore ce processus de monolinguisme où le français étudié pour lui-même n’offre aux élèves que des modèles à imiter selon la norme du bon français et ne permet pas l’accès à la langue au contact de laquelle s’est formé le français et qui l’imprègne de sa culture : le latin. Ce que les textes veulent dire, c’est-à-dire leur dimension symbolique chargée des sédiments culturels déposés par les âges dans les mots et les références dont ils sont chargés, reste fermée aux élèves du primaire qui n’ont pas accès à l’enseignement secondaire et donc à une maîtrise de la langue qui vise à les rendre autonomes. Ils sont privés de la culture de la traduction qui a permis à des auteurs (et Victor Hugo n’est pas le moindre) d’acquérir une maîtrise de la langue au service de leur création poétique.

Les raisons pour lesquelles le XXe siècle n’a pas réussi la démocratisation de l’enseignement du latin et du grec sont dues principalement au fait que le grand prestige de cet enseignement de classe, qu’étaient celui des Humanités, n’a pas laissé place à sa remise en cause ou du moins, que l’on conçoive autrement cet enseignement, même si les défenseurs des lettres classiques mettaient en avant la nécessité d’offrir à tous l’accès aux Humanités. Après la seconde guerre mondiale, les défenseurs des humanités classiques se sont affrontés avec ceux qui promouvaient les lettres modernes. Chacun est resté sur ses positions mais avec un même rapport à la langue : comme nous l’avons vu, celui d’une langue classique qui avait son génie propre en niant toute évolution liée au colinguisme : les uns défendaient l’enseignement des langues grecque et latine, les autres, celle du français.

Malgré l’institutionnalisation de cursus universitaires consacrés au français du Moyen-Âge, donc à l’évolution du latin au français, l’enseignement primaire et secondaire a continué  à fonctionner dans la séparation de l’enseignement du français et des langues anciennes, un enseignement fondé sur la langue et sur des textes empruntés majoritairement au canon classique. La rivalité lettres classiques-lettres modernes qui naît suite à la controverse de la création de l’agrégation de lettres modernes en 1959 perdure jusqu’aux années 2000 et il faut croire que nous n’en sommes pas encore tout-à-fait sortis.

Cette rivalité a fortement contribué à l’impossibilité d’une réflexion de fond. Mais nous pouvons mettre en lumière les raisons historiques de cette rivalité et poser les bases d’un retissage des liens en changeant notre rapport à la langue et aux textes.

Le colinguisme nous invite ainsi à chercher dans le français même ces strates culturelles déposées au cours des siècles par ce va-et-vient constant qu’ont opéré les lettrés entre le latin et le français. Le  grec  ne saurait être négligé mais  de fait le latin a été lui-même en situation de colinguisme avec le grec et il en est imprégné :  le grec a également enrichi le français via le latin.

Ajoutons que bien entendu il n’est nul besoin de faire apprendre le latin et le grec aux élèves ou aux professeurs des écoles mais d’abord et avant tout de leur faire voir comment ces deux langues sont présentes par leur culture, leur vocabulaire et leur syntaxe dans le français. C’est ce que ne parvenaient pas à concevoir les défenseurs des humanités classiques : qu’il n’était pas nécessaire de maîtriser les langues latines et grecques pour maîtriser le français. Et ce que ne parviennent pas à concevoir les défenseurs des seules lettres modernes, c’est qu’il est impossible d’ignorer la présence des langues antiques dans le français, si on veut réellement parvenir à le maîtriser et surtout à l’enseigner.

 

2- Comment le colinguisme peut-il permettre une meilleure compréhension des textes en français ?

Depuis fort longtemps, les hommes ont rapporté des récits  et nous savons que, dans toutes les cultures, ces récits  se sont transmis oralement. Ainsi les enfants adorent qu’on leur raconte des histoires et l’enseignement peut légitimement suivre ce mouvement naturel, vers des récits qui stimulent l’imaginaire et véhiculent des valeurs qui donnent des repères dans la construction de soi, afin de transmettre cette culture dans laquelle s’est constitué le français.

Mais ces récits, si l’on prend pour exemple la mythologie gréco-latine, nous les connaissons parce qu’ils ont été réécrits par des auteurs, grecs et latins, de talent, et mis par écrit. Ces auteurs ont été ensuite traduits en français, un français qui s’est enrichi par l’exercice de la traduction au sein de ce colinguisme. Or les traductions sont elles-mêmes l’expression d’un état de langue lié à une époque précise (on ne traduit pas au XVIIe siècle dans le même français qu’au XXe) état de langue qui les rend difficilement accessibles aux lecteurs modernes et inaccessibles aux enfants qui entrent en 6ème. Il est donc crucial de s’aider de la littérature de jeunesse pour faire connaître la mythologie. La littérature de jeunesse a mis du temps à être reconnue, à ne pas être considérée comme une sous-littérature indigne de figurer dans les programmes officiels. Or il existe des auteurs contemporains de talent qui s’emparent de la mythologie, travaillant la langue pour la rendre à la fois poétique et accessible, renouant ainsi avec le mouvement des aèdes qui recréaient en de multiples variantes les récits qu’ils avaient reçus oralement. La littérature de jeunesse est un tremplin vers l’acquisition non seulement du lexique mais d’une musique de la phrase, d’une syntaxe d’un français qui, d’abord accessible, deviendra de plus en plus complexe au fur et à mesure de la poursuite des études.

On ne peut acquérir de l’aisance dans l’acte d’écrire que parce qu’on a reçu d’abord cette musique de la langue française. De même que la littérature orale est première, et la mise par écrit seconde, de même l’innutrition des élèves, pour être profonde, intime, et efficace, se doit de passer par l’oral, le théâtre, et toutes les pratiques qui permettent une restitution orale, par l’élève, des mots et des phrases qu’il a  entendus parce que c’est ainsi qu’il les fait siens. On n’écrit que lorsqu’on a des choses à dire, lorsqu’on a d’abord été nourri par des récits écoutés, des récits que l’on aura envie ensuite de lire, de relire et de réécrire à sa façon. Une pratique aisée de la lecture n’est possible que parce qu’on reconnaît les mots entendus. Si un texte comporte trop de mots inconnus, la lecture est vite décourageante, voire impossible.

C’est dans cette perspective, qui relève d’une forme de métadidactique, qu’il convient  de faire une proposition concrète : partir d’un texte dont le sujet est mythologique, dans un état de langue accessible à ses auditeurs pour permettre l’écoute, le développement de l’imaginaire et l’entrée dans une culture avec ses valeurs.  Ensuite, se demander avec les élèves d’où viennent ces récits de la mythologie antique, comment ils sont parvenus jusqu’à nous. Il est, en effet, essentiel de faire connaître, dès que possible, ce mouvement de la transmission des récits et de leur réécriture continuelle. Il n’est pas question d’entrer dans des études érudites mais de faire un lien entre aujourd’hui et autrefois, de réinstaurer cette dimension diachronique qui fait sens parce qu’elle est historique : lettres classiques et lettres modernes sont dans une même continuité. Les textes fondateurs sont au programme de sixième depuis plus d’une décennie, il restait à mettre en évidence le lien entre la littérature de jeunesse contemporaine et les textes antiques traduits.

Les textes antiques peuvent être ainsi présentés comme des matrices qu’ont lues et dont se sont inspirés les auteurs modernes. Le choix d’un texte latin s’explique par sa relative facilité d’accès : le latin peut se lire facilement, tout ce qui est écrit se prononce dans un alphabet qui est le nôtre. De plus, le texte latin comporte des mots grecs ce qui permet de montrer la filiation dans la transmission du vocabulaire entre le latin et le grec, et faciliter ainsi l’étude du lexique. L’observation de certains faits de langue grammaticaux et syntaxiques du texte latin permet de revenir, par confrontation, au texte français de la traduction et au texte de départ, extrait de la littérature de jeunesse, pour montrer comment les auteurs s’emparent de la langue et la mettent en œuvre.

Il est ainsi possible de s’attacher au lexique employé dans le texte en français contemporain et dans celui du texte latin, en choisissant les mots les plus riches de sens, comme le proposent, par exemple les fiches de « Lexique et culture ». L’observation de faits grammaticaux et syntaxiques dans le texte en français et dans le texte en latin permet de s’interroger sur le fonctionnement de la langue sans couper cette interrogation grammaticale du sens. Il est en effet essentiel que toute étude de la langue reste liée au sens. L’enseignement de la grammaire française est restée l’héritière d’une époque révolue où les enfants à qui l’on enseignait le français en primaire ne le parlaient pas ou très mal. L’école de Jules FERRY est devenue obligatoire parce que la majorité de la population français en maîtrisait pas ou mal le français. Le français a été enseigné sur le modèle de la grammaire latine, par des règles, des exemples types parce qu’il était une langue étrangère pour beaucoup. Tout autre est la situation actuelle où le français est la langue maternelle d’une grande partie des élèves : ils n’ont plus à apprendre les règles d’une langue qu’ils parlent tous les jours mais à comprendre et à expérimenter les richesses qu’elle recèle pour trouver l’expression qui leur convient au service de leur pensée. C’est une mise en œuvre de la langue au service d’une pensée qu’il s’agit d’exercer dans l’enseignement et non pas une description grammaticale coupée du sens. Or cette mise en œuvre se pratique par l’étude des textes mais aussi par la traduction : l’étude des textes permet de faire connaître le style d’auteurs différents, c’est-à-dire un travail littéraire sur la langue qui porte la marque d’une personnalité et offre des façons différentes de voir et de dire le monde. Mais la traduction permet par la confrontation avec d’autres langues, qu’elles soient anciennes ou modernes, de mieux saisir le fonctionnement du français car, pour traduire un texte, il faut sans cesse se demander si « cela se dit en français » donc s’interroger sur les possibilités d’expression du français sans perdre de vue le sens à rendre. La traduction n’est donc pas un exercice formel scolaire, mais bien une façon exigeante de revisiter les richesses d’une langue au service d’un sens à exprimer. Ce n’est pas un exercice artificiel. Il va sans dire qu’une telle pratique permet de faire des ponts solides avec l’enseignement des langues vivantes, favorisant la maîtrise orale et écrite des langues ainsi confrontées.

Le va-et-vient grammatical et syntaxique qu’oblige toute traduction favorise ainsi une familiarité avec des textes divers dont ceux de l’antiquité, ce qui présente aussi l’avantage de renouer avec la culture commune européenne de la République des lettres. Même si nous savons que le latin ne sera plus la langue de communication des lettrés, il est encore, par sa présence dans de nombreuses langues européennes, constitutif de cette culture commune qui fait l’Europe et dont les générations nouvelles ne doivent pas ignorer ni l’existence ni l’importance. Nous savons que l’anglais de communication ne permet pas de transmettre des pensées, alors que la langue anglaise est une langue de culture dont la richesse peut s’appréhender par son histoire. Changer de regard sur les langues en adoptant un point de vue plus diachronique et en sortant d’un monolinguisme appauvrissant permet de faire dialoguer les langues entre elles et de favoriser une maîtrise en profondeur du lexique et de la culture européenne.

 

Proposition concrète :

En lecture cursive, le professeur lit en classe, en plusieurs fois, Le feuilleton d’Hermès de Murielle Szac, chaque épisode correspond à 10 minutes de lecture à voix haute (il faut favoriser ce que Serge Boismare appelle la médiation culturelle), au neuvième épisode, Hermès (qui est encore enfant et auquel les élèves peuvent s’identifier) découvre la naissance du monde, par l’intermédiaire d’une vieille nourrice, Pausania.

Extrait : « Tu vois au commencement, il n’y avait rien du tout. Rien d’autre qu’un trou béant, le Chaos. Et puis soudain, on ne sait ni comment ni pourquoi, la désse-terre a surgit du Chaos. Regarde ! On l’appelle Gaïa. »

Comment l’autrice Murielle Szac connaît-elle cette histoire pour nous la raconter ?

Grâce à des auteurs antiques, comme Ovide, qui l’ ont racontée.

Ovide, Métamorphoses, Livre 1 :

I. — Le chaos. la création. (V. 5-23, 34-44.)

Ante mare et terras et, quod tegit omnia, cælum,
Unus erat toto naturæ vultus in orbe,
Quem dixere Chaos, rudis indigestaque moles ;

(la lecture du latin à voix haute, le texte pouvant être projeté sur le tableau, permet aux élèves de voir des ressemblances avec des mots français, ce sont des mots dits transparents : ante, mare, terras,  naturae, chaos, indigesta, ou bien on peut deviner le sens des mots comme  rudis).

On peut projeter  ensuite cette traduction :

Traduction juxtalinéaire :

 

Ante mare et terras,
Avant la mer et les terres

et cælum quod tegit omnia,
et le ciel qui couvre toutes les choses,


unus vultus erat
un seul aspect était


in orbe toto naturæ,
dans le globe tout-entier de la nature,


quem dixere Chaos,
aspect que les hommes ont appelé Chaos,


moles rudis indigestaque ;
masse grossière et indigeste ;

 

Travail sur le lexique :

1) Quels sont les mots présents dans le texte de Murielle Szac et dans celui d’Ovide ? donc quels sont les mots porteurs d’éléments essentiels du mythe ? À faire repérer.

2) Travail sur le sens : qu’est-ce que le Chaos ? Mot qui vient du grec, indiquer le lien grec-latin et les mots français qui en proviennent (chaotique). C’est la présence d’un monde informe (faire relever les mots négatifs qu’emploie Ovide) avant celle d’un cosmos organisé, l’idée de désordre et d’ordre qui se succède, le récit exprime le besoin d’ordonner chez l’homme. Les mots grecs Chaos et Gaïa, permettent de mentionner La théogonie d’ Hésiode dont s’inspire Ovide, idée de continuité et de transmission littéraire et initiation aux racines grecques (théo et gonie). A noter que ce sont les hommes qui nomment, pouvoir de la parole.

IL s’agit de donner une conscience, par l’exemple, de la dimension diachronique par les textes  pour retrouver ce qui a nourri la Renaissance, l’idée de filiation entre les textes, entre les mots, et dans la syntaxe et de faire connaître un récit fondateur.

Travail sur la syntaxe :

On peut proposer le  repérage du pronom relatif, (la seule déclinaison conservée en français), ici et l’absence de déterminant en latin :

cælum quod tegit omnia, le ciel qui couvre toutes les choses,

On peut faire trouver à partir de caelum d’autres pronoms relatifs :

le ciel que…
Le ciel dont …
le ciel où…

et montrer que « vultus quem dixere Chaos » (l’aspect qu’ils ont appelé Chaos) fonctionne comme en français : la forme du pronom change selon la fonction (cette notion de fonction peut être analysée plus tard) et l’on peut faire  remarquer le changement de forme qui initie à la notion de déclinaison à partir du français et  peut  être une première étape).

On peut aussi faire relever le « t » final dans tegit et erat comme signe distinctif de la troisième personne et confronter avec la conjugaison des verbes des deuxième et troisième groupes.

Travail oral :

relecture de ce court passage en latin et en français, retour aussi au texte de Murielle Szac, mise en scène du dialogue de Pausania et Hermès.

Travail d’écriture : 

Pour ré-employer le vocabulaire étudié : imaginez le Chaos. Lecture de la genèse dans la Bible et/ou d’autres récits de création du monde pour nourrir et faire réfléchir.

 

Conclusion :

Cette fracture culturelle qui a si longtemps éloigné ceux qui enseignent la lecture et l’orthographe du français des langues dont il est issu, doit être impérativement réduite. Répétons-le, il ne s’agit pas de demander aux futurs professeurs des écoles comme à ceux du secondaire de maîtriser le latin et le grec mais d’avoir la connaissance de leur présence dans le lexique et la syntaxe de notre langue et d’aborder l’étude de la langue française dans une perspective historique et culturelle qui donne des repères simples et prépare de façon cohérente à la poursuite d’études. C’est une innutrition nécessaire et démocratique car elle permet de constituer une culture commune entre enseignants de niveaux différents et d’aborder très tôt de grands thèmes philosophiques comme la création du monde, au programme notamment en 6ème en Français et en en Français culture antique. La mythologie est porteuse de tous les grands thèmes philosophiques qui font sens aujourd’hui plus que jamais. Les élèves, en effet, n’attendent pas la terminale pour se poser des questions clefs. Aussi la formation des professeurs nécessite-t-elle l’acquisition d’une culture portant sur l’histoire des textes et de la langue, sur l’importance de la transmission et de la traduction. Le tout en privilégiant, dans les premiers niveaux surtout, l’oral sur l’écrit, en faisant vivre les textes par des pratiques théâtrales et orales pour que chacun fasse sien ce qu’il a entendu. La pratique de la grammaire par la confrontation du fonctionnement dans des langues diverses permet de conserver le sens en point de mire et de voir comment chaque langue a des moyens différents d’expression. C’est une préparation à la traduction qui permet de mieux s’exprimer en français. Le français est une langue de culture et l’école a pour mission de permettre à tous ceux qui passent sur ses bancs de s’en emparer avec jubilation. Ces éclairages historiques permettront, je l’espère, d’apporter des éléments pour rendre plus conscientes nos pratiques qui contribuent à la formation du citoyen de demain. Il serait en effet temps de penser l’apprentissage du français et du latin en terme de colinguisme, car ce qui fait le cœur d’une culture proprement humaniste (langue et culture), c’est sa capacité à se penser dans la profondeur du temps.

  • Marielle PAUL-BARBA Une histoire du binôme conflictuel latin-français dans l’enseignement secondaire en France du XVIIIau XXsiècle. Pour une métadidactique de l’enseignement du français. Ecole doctorale de l’EHESS Centre de recherches : Georg SIMMEL. Doctorat LANGAGE. Discipline : Sciences du littéraire. La thèse est consultable en ligne sur  thèses.fr 

  • Le rapport : Les Humanités au coeur de l'école 

  • Programme de l'enseignement optionnel de sixième Français et culture antique 

  • Renée Balibar, L’institution du français. Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la République, Paris, Presses Universitaires de France, 1985
Besoin d'aide ?
sur