Quelques pistes bibliographiques :
Charpin Fr., 1977, L’idée de phrase grammaticale et son expression en latin, Lille-Paris.
Chausserie-Laprée J.-P., 1969, L’expression narrative chez les historiens latins, Histoire d’un style, Paris.
Dangel J., 1998, « Oratio soluta et numerosa : cohésion linguistique et cohérence stylistique », dans Ch.-M. Ternes et D. Longrée (éds), Oratio soluta - Oratio numerosa : les mécanismes linguistiques de cohésion et de rupture dans la prose latine, Actes des 8es Rencontres scientifiques de Luxembourg, 1995, (Études luxembourgeoises d'histoire et de littérature romaines, 1), Luxembourg, 1998 : 8-21 (disponible sur http://orbi.ulg.ac.be).
Marouzeau J., 1922-1949, L’ordre des mots dans la phrase latine, vol. I., Les groupes nominaux, 1922; vol. II., Le verbe, 1938 ; vol III, Les articulations de l’énoncé, 1949, Paris.
Spevak O., 2010, Constituent order in Classical Latin prose, (Studies in Language Companion Series, 117), Amsterdam-Philadelphie (révision de Spevak O., 2006. L’ordre des constituants en latin, Aspects pragmatiques, sémantiques et syntaxiques, HDR Université de Paris IV – Sorbonne, 2006, disponible via http://www.olgaspevak.nl/pdf/).
Touratier Chr., 2008, Grammaire latine. Introduction linguistique à la langue latine, Paris.
Est-il légitime de parler de « LA » phrase latine et de postuler ainsi qu’il existe bien, en latin, une réalité linguistique unique pouvant être placée sous cette dénomination ? C’est ce que pourrait laisser penser le titre de l’ouvrage pionnier publié en plusieurs volumes par J. Marouzeau entre 1922 et 1949. Mais les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord. D’une part, on ne rencontre, chez les Anciens, aucun terme qui puisse recouvrir exactement ce que les linguistes désignent généralement aujourd’hui sous le vocable de « phrase », mais plusieurs termes désignent des réalités diverses qui ne correspondent jamais que plus ou moins partiellement à « la » phrase. D’autre part, même s’il parlait de L’ordre des mots dans la phrase latine, J. Marouzeau avait lui-même montré, dans son étude, combien les énoncés latins pouvaient varier dans leurs structures : les entités que les latinistes d’aujourd’hui identifient dans les textes comme des phrases prennent en effet des formes et des aspects multiples selon la nature du texte, selon sa datation, selon le genre de l’oeuvre, selon le mode d’expression du passage examiné, ou encore selon le style particulier de chaque auteur. S’il existe bien « une » phrase latine, celle-ci est à coup sûr protéiforme et ne se laisse pas aisément cerner. C’est pourtant bien là la tâche que nous allons nous assigner ici : préciser les contours de la phrase latine et ce, dans une étude en trois temps. Nous commencerons par passer en revue les multiples termes latins sous lesquels les auteurs et les grammairiens anciens désignent la chaîne parlée et rechercherons en quoi ceux-ci recouvrent plus ou moins partiellement l’ensemble des sèmes propres au terme français de « phrase ». Nous examinerons ensuite l’impact que les divers facteurs évoqués précédemment peuvent avoir sur les divers types de phrase, selon que l’on se penche sur une source documentaire ou sur un texte littéraire, sur une poésie, une pièce de théâtre ou une œuvre en prose, sur une narration ou sur un discours, sur un texte de César ou de Suétone... Nous conclurons en évoquant quelques-unes des hypothèses linguistiques, anciennes ou récentes, sur les principes qui fondent l’organisation des phrases latines et en tentant de dégager quelles implications celles-ci peuvent avoir pour l’enseignement de la langue.
1. Les noms de la phrase en latin.
Comme l’a bien montré Fr. Charpin (1977 : 25-183), aucun terme latin ne recouvre l’ensemble des sèmes inhérents à la notion de phrase telle que celle-ci est utilisée dans la linguistique moderne. Pour celui-ci, la phrase y serait généralement définie par cinq traits que l’on pourrait résumer ainsi : unité de communication par le langage, dotée de limites, significative, syntaxique et prosodique. En recourant à l’analyse sémique, Fr. Charpin formalise ici la conception moderne la plus habituelle selon laquelle la phrase consiste en un énoncé grammaticalement et sémantiquement complet placé entre deux ponctuations fortes. Si cette définition est sans doute la plus répandue, elle n’en est pas moins discutable : elle pourrait fort bien s’appliquer également aux notions de syntagme ou de proposition ; tout dépend ici de ce que l’on entend par « ponctuations fortes ». Le véritable critère distinctif réside sans doute plutôt dans le fait que la phrase est constituée obligatoirement par une ou plusieurs propositions, identifiables elles-mêmes par la relation qu’un sujet et un prédicat entretiennent en leur sein. Quoi qu’il en soit, les cinq traits relevés par Fr. Charpin ne se trouvent jamais clairement réunis dans aucun terme latin. Le terme de phrasis, qui n’est attesté que chez Sénèque le Rhéteur et Quintilien (notamment Contr., 3, 7 et I.O., 10, 1, 87), ne désigne pas seulement, —comme le mot grec qu’il décalque et qui se traduit en latin par elocutio-, la qualité de l’expression, la coloration stylistique de l’énoncé, voire l’énoncé par rapport au message, mais signifie, chez les deux auteurs, « technique de la parole ». Elocutio, locutio ou dictio ne prennent en compte essentiellement que la dimension phonique de la parole, et ne recouvrent donc que très partiellement la notion de phrase. Le terme de sententia s’applique lui plutôt à la notion de « proposition logique » et dénote dès lors la manière de voir, le sentiment, l’opinion d’un individu. Oratio désigne l’unité obtenue par l’articulation du message (sententia) et des mots (uerba), mais porte sur une réalité beaucoup plus large que la phrase. Il résulte de l’enquête de Fr. Charpin que les anciens ignorent ce qu’est une phrase au sens où nous l’entendons aujourd’hui et ce, parce qu’ils méconnaissent l’existence des structures syntaxiques. Mais, de très nombreux termes peuvent recouvrir partiellement la notion ou l’englober plus largement, comme les termes constructio, periodus ou structura, et, à cet égard, les emplois varient très largement d’un auteur à l’autre. Sans doute tout simplement également parce que la réalité décrite est elle-même très variable.
2. Les multiples facettes de la phrase.
Selon les témoignages mêmes des Anciens, il faut distinguer la parole ordinaire d’une parole « artistique », cette dernière pouvant prendre essentiellement trois formes : poétique, oratoire ou narrative. Celles-ci peuvent se combiner dans certains genres, comme par exemple l’épopée relevant à la fois des formes d’expression poétique et narrative. La différence qui sépare ces deux types de paroles, ordinaire et artistique, repose sur le principe de mise en œuvre : dans le cas de la prose ordinaire, la cohérence de la phrase est assurée essentiellement par les relations syntaxiques, sémantiques ou pragmatiques qui s’établissent entre ses constituants ; dans le cas de la poésie, s’instaure une cohésion structurale qui repose sur une mise en ordre voulue par l’auteur. Pour Cicéron (Or., 202), le style, quelle qu’en soit la nature, consiste à ordonner le hasard en des rapports formels perceptibles et saisissables : la parole est alors ars, reposant sur l’alliance d’une instruction reçue (disciplina) et d’une règle méthodique (ratio).
Ce critère fonde la distinction entre la prose quotidienne (oratio soluta) et la prose littéraire dite nombreuse (oratio numerosa). Si la première ne doit sa cohésion fonctionnelle « qu’à une cohérence naturelle en langue et à une distribution aléatoire de rythmes préétablis dans une langue naturellement rythmiques et rythmée » (Dangel 1998), la seconde présente une texture contrôlée par un auteur dans le cadre d’un mode d’expression donné. Il va de soi que les phrases de l’une et de l’autre présenteront dès lors des structures, des ordres et des rythmes bien différents. La cohésion construite de l’oratio numerosa reposera sur la recherche d’une ligature (iunctura) entre les mots, qui recevra des extensions plus ou moins variables selon les textes. Le liage le plus simple sera d’ordre phonique et fera intervenir divers procédés (élision, homophonie, allitération, homéotéleute...) qui contribueront à une progression colométrique de la phrase. S’y ajouteront des procédés sémantiques, tels que la reprise verbale ou les réseaux synonymiques. Ces facteurs de cohésion structurale préexistent certes dans le code linguistique même, mais c’est bien une mise en ordre voulue et arrangée des mots (compositio uerborum) qui leur conférera une fonction stylématique. La différence entre prose et poésie repose ici sur le fait que le vers poétique, quel qu’il soit, offre, à cette mise en ordre, des structures et jalons d’un rythme préétabli. La prose nombreuse doit pour sa part se créer ses propres repères rythmiques (Rhét. Her. 4.16). L’auteur doit ici éviter que son style ne devienne dissolutus par l’absence de connexions et d’articulations calculées (articuli), formant un réseau sous-jacent au texte (nerui). Comme dans le cas de la poésie, de tels réseaux reposent sur un certain nombre de structures récurrentes et clairement indentifiables. Parmi celles-ci, on notera tout particulièrement les figures d’encadrement ou les disjonctions encadrantes avec entrelacs ou chiasmes, qui peuvent intervenir à différents niveaux, y compris phoniques, et qui aboutissent parfois à de véritables constructions strophiques.
La prose nombreuse connaît par ailleurs deux formes essentielles, -expression oratoire et expression narrative-, auxquelles correspondent deux types clairement distincts de phrase. La période oratoire, caractérisée par une forte cohésion fonctionnelle et structurale, est considérée par les Anciens comme un cycle parfait, qui, d’une part, renfermerait les diverses parties de l’énonciation dans une structure circulaire (periodus, circuitus, ambitus) et d’autre part, trouverait en lui-même son propre achèvement formel et fonctionnel (conclusio). Supprimer un élément de la période reviendrait dès lors à ruiner l’ensemble (Varron, De numeris, frg 287 F, Cicéron, Or., 221-226, Quintilien, I.O., 9, 4, 22 ; 67, 122 et 11, 3, 35-39). Ce tout unitaire, décrit par les auteurs antiques eux-mêmes, repose en fait sur une coordination de la syntaxe, du sens et du rythme, en vue de créer une claire progression colométrique, de préférence par unités croissantes. Pour soutenir cette progression, sont largement utilisés les procédés d’emboîtement et d’enchaînement. Il s’agit de créer systématiquement un ou plusieurs « horizons d’attente » chez le lecteur. Un bel exemple de ces mécanismes est fourni par l’exorde du Pro Archia :
Si quid est in me ingenii, iudices, quod sentio quam sit exiguum, aut si qua exercitatio dicendi, in qua me non infitior mediocriter esse uersatum, aut si huiusce rei ratio aliqua ab optimarum artium studiis ac disciplina profecta, a qua ego nullum confiteor aetatis meae tempus abhorruisse, earum rerum omnium uel in primis hic A. Licinius fructum a me repetere prope suo iure debet.
« Si j’ai quelque talent, juges, que je perçois être ô combien limité, ou si j’ai quelque pratique du discours, à laquelle, je l’avoue, je ne me suis pas peu appliqué, ou si quelque connaissance de cette matière m’est venue de l’étude assidue des arts libéraux, de laquelle, je le reconnais, aucune époque de ma vie ne s’est écartée, et bien de tout ceci, c’est, et même en tout premier lieu, cet Aulus Licinius qui doit presque de plein droit m’en réclamer le bénéfice ».
La structure conditionnelle repérable dès le début de la phrase (Si quid est...) laisse attendre d’emblée la proposition principale qui lui répond (earum rerum omnium... debet). L’indéfini quid apparaît de par son signifié lexical lui-même comme ouvert à un complément que l’on attend jusqu’à ingenii. L’attente de la principale reste latente et est reportée par divers procédés : insertion d’un relative apposée, formant une brève incise (quod sentio quam sit exiguum), double disjonction par aut qui donne à penser que la structure de cette première conditionnelle va se répéter une première, puis une deuxième fois (ce qui est bien le cas ici, avec deux conditionnelles incluant une relative apposée), rythme ternaire répondant à un trinôme conceptuel bien connu des auditeurs (ingenium, exercitatio, ratio), récurrence de lexèmes et de structures entre les différentes subordonnées (présence des indéfinis, insertion des verbes régissant infitior et confiteor au sein des propositions infinitives, avec détachement de ego, me et nullum), homophonies liées à la répétition des indéfinis et des relatifs, utilisation d’une expression anaphorique globalisante en tête de la principale (earum rerum omnium) relançant l’attente du prédicat debet qui clôt la période. En raison de ses conditions orales de production, —même s’il s’agit éventuellement d’une oralité fictive—, le discours requerra le plus souvent, —comme c’est le cas ici—, l’utilisation de multiples procédés de cohésion visant à favoriser autant que possible la compréhension et la mémorisation du message. On comprend dès lors beaucoup mieux pourquoi Quintilien peut qualifier la période d’oratio uincta atque contexta (I.O., 9, 4, 19), de « discours lié et entrelacé ».
A l’inverse, l’écriture narrative est qualifiée d’oratio tracta et fluens par Cicéron (Or., 66), de « discours étiré et fluide ». Celle-ci n’en est pas pour autant une oratio dissoluta : elle répond simplement à d’autres principes de mise en œuvre. Reposant sur une cohésion formelle et fonctionnelle, elle recourt largement à l’attente de structures phrastiques préétablies. Comme l’a bien montré J.P. Chausserie-Laprée (1969 : 129-130), le schéma de base est celui de la phrase narrative type qui, avant la proposition principale, juxtapose des séries plus ou moins longues de membres circonstanciels, selon le modèle théorique qui suit :
Consul
cum copias contraxisset
flumen transgressus
itinere per prouinciam celeriter facto
castra ad hostes posuit.
Comme l’écrit J.P. Chausserie-Laprée, on note « une suite de trois mouvements juxtaposés, une conjonctive par cum (« alors qu’il avait rassemblé ses troupes »), une participiale en accord (« ayant traversé le cours d’eau ») et une autre à l’ablatif absolu (« ayant fait route rapidement à travers la province »), appelés membres circonstanciels, et dont chacun met en scène une action distincte du consul ». Ces trois membres acheminent le lecteur étape par étape vers la proposition principale qui clôt l’énoncé. Ici aussi, comme dans le cas du Pro Archia, le prédicat (verbe) de la principale arrive à la fin de la phrase avec une valeur de clôture. La grande différence entre les deux écritures repose essentiellement sur l’absence de ligature entre les différents membres circonstanciels, ceux-ci s’additionnant simplement les uns aux autres sans que l’on ne puisse prédire ou pressentir quand ce mouvement va s’arrêter.
Ce schéma, -cher à César et encore plus à certains de ses continuateurs qui l’imitent sans grand génie-, est tellement bien fixé que l’auteur de la Guerre des Gaules et de la Guerre civile s’autorise lui-même à utiliser plus ou moins régulièrement des variantes expressives de celui-ci : phrase à relance et phrase à rallonge. La première de ces deux structures consiste simplement à coordonner entre elles deux phrases narratives :
Consul
cum copias contraxisset
flumen transgressus est
et
itinere per prouinciam celeriter facto
castra ad hostes posuit.
La seconde repose, elle, sur la postposition à la proposition principale d’un élément inattendu :
Consul
cum copias contraxisset
flumen transgressus
castra ad hostes posuit
itinere per prouinciam celeriter facto.
Après une phrase qui semblait complète et cohérente, l’ablatif absolu en « rallonge » itinere per prouinciam celeriter facto vient préciser une circonstance complémentaire du procès décrit dans la principale : cette « rallonge » actualise des valeurs sémantiques proches d’une indépendante paratactique au plus-que-parfait iter per prouinciam celeriter factum erat/fecisset. Les deux structures apparaissent comme concurrentes et certains historiens, en particulier Tacite, se plaisent à jouer de cette concurrence par effet de uariatio.
A côté de ces structures que J.P. Chausserie-Laprée considère comme caractéristiques de ce qu’il appelle le « récit soutenu », d’autres apparaissent (1969 : 560) comme caractéristiques d’un « récit dramatique », au tout premier chef, les structures de rupture en ni, cum ou donec :
Hannibal iam subibat muros cum repente in eum erumpunt Romani (Liv. 29. 7).
« Hannibal venait déjà sous les murs quand soudain les Romains font une sortie contre lui ».
Pons Sublicius iter paene hostibus dedit, ni unus uir fuisset (Liv. 2.10).
« Le pont Sublicius faillit livrer passage aux ennemis, n'eût été un seul homme ».
Contrairement aux éléments en « rallonge », les structures postposées formant rupture sont attendues et cette attente repose sur divers mécanismes linguistiques : utilisation de l’imparfait (subibat) et de l’adverbe iam dans le premier cas, de l’adverbe paene dans le second ; dans les deux exemples, le procès décrit par le prédicat de la principale n’arrive pas à son terme du fait des procès décrits dans les subordonnées ; paradoxalement, ce sont ces mêmes procès qui paraissent décrire l’événement principal, alors que les procès décrits dans les propositions principales semblent relégués au second plan.
Chaque auteur latin s’approprie ces divers procédés, tout en favorisant certains au détriment d’autres ou tout en créant éventuellement des formes intermédiaires, comme certaines propositions en cum postposées chez Tacite qui tiennent finalement à la fois de la « rallonge » et de la « rupture ». Mais par-delà les variantes existant d’un auteur à l’autres, les récurrences et les régularités sont suffisamment fortes pour que le lecteur (ou plus exactement, dans un contexte antique, l’auditeur) reconnaisse sans aucune hésitation les divers marqueurs caractérisant le rythme et la structure propres à chaque phrase.
3. Quelques principes linguistiques d’organisation phrastique
Au-delà des principes d’organisation phrastique qui relèvent du mode d’expression choisi, les linguistes ont tenté de dégager des facteurs pouvant de manière plus générale influer sur l’ordre des mots au sein de la phrase latine.
Depuis H. Weil (1844), circule l’idée qu’au sein de la phrase latine, l’ordre des mots serait « libre » par rapport aux langues modernes où celui-ci serait « fixe ». Dès lors, les philologues ont simplement tenté de dégager empiriquement quelques grandes tendances, comme l’affinité du verbe avec la position finale (cfr Schneider 1912). Avec J. Marouzeau apparaît l’idée que placer dès lors les verbes dans une position médiane ou initiale pouvaient leur donner un relief particulier, ou celle selon laquelle les places initiale et finale pouvaient être des places privilégiées réservées à de mots importants (mis à part la position habituelle du verbe en finale). Depuis le 19e siècle également, les approches comparatistes et typologiques ont fait la part belle à l’ordre des mots et les linguistes se sont à moultes reprises interrogés sur le bien-fondé d’une description de la langue latine comme une langue de type SOV (Sujet_Objet_Verbe) : rejoignant partiellement J. Marouzeau, certains ont dans des études récentes soutenu que l’ordre SOV était en latin l’ordre non marqué et que tous les autres ordres répondaient à des intentions particulières, principalement d’emphase ou de contraste.
Dans sa thèse (1977), Fr. Charpin a proposé quelques règles originales sur l’organisation des mots au sein de la phrase. Malheureusement celles-ci se voient la plupart du temps contredites par les faits. Ainsi, selon ce latiniste, le complément direct (ou le premier complément indirect) dépendrait étroitement du verbe dont il ne pourrait pas être séparé par plus d’un syntagme fléchi, mais chez César, on rencontre des phrases telles que celle-ci :
Legionem Caesar, quam equis deuexerat, passibus ducentis ab eo tumulo constituit (Caes., Gall. 1.43)
« César plaça à deux cents pas de ce tertre la légion qu’il avait amenée sur les chevaux ».
Le principe selon lequel deux mots avec des terminaisons identiques consécutives appartiendraient obligatoirement au même syntagme est contredit par la juxtaposition de Gallis et de magnis praemiis dans le passage suivant :
Tunc cuidam ex equitibus Gallis magnis praemiis persuadet ut… (Caes., Gall. 5.48)
« Au moyen de grandes récompenses, il persuade alors un des cavaliers Gaulois de...»
Certaines des intuitions de Fr. Charpin semblent toutefois se vérifier. Ainsi, celui-ci affirmait ce qui suit : « la proposition subordonnée apparaît comme une structure figée où, à quelques variantes près, les éléments sont rangés selon un ordre identique et facilement repérable. …la distribution des constituants en fonction de leur nature caractérise fondamentalement les subordonnées : la conjonction ou le relatif, à l’exception de quelques phénomènes d’extraposition d’un mot de la proposition, est le terme introducteur ; le verbe est constamment en position finale (70 à 90 % des cas) et le sujet en position initiale... ; quels que soient les cas d’espèce, la séquence est toujours bien regroupée et ne laisse aucune place à des éléments étrangers ». Les recherches que le LASLA – « Laboratoire d’analyse statistique des langues anciennes » de l’Université de Liège mène dans le cadre du projet LatSynt (conception d’un analyseur syntaxique automatique du Latin) ont montré que cette affirmation se vérifiait très largement dans un corpus d’historiens latins classiques (César, Salluste, Tacite). Reste à vérifier qu’il en est de même avec d’autres auteurs et d’autres genres.
Au début des années 80, une autre étude importante, celle de D.G.J. Panhuis (1982), visait à montrer que l’ordre normal des mots dans la phrase allait du moins informatif (le « thème ») au plus informatif (le « rhème »), le verbe venant en dernière position dans cette configuration. Tous les autres ordres apparaissaient alors comme des ordres « émotifs ». La voie était ainsi ouverte à une analyse pragmatique de l’ordre des mots, favorisée par le cadre théorique offert par l’école linguistique de la Functionnal Grammar, et reposant essentiellement sur la distinction entre « topic » (« ce dont on parle ») et « focus » (« l’information saillante dans la phrase »). Cette approche a donné lieu à de multiples articles et surtout à la synthèse d’O. Spevak (2010) qui a le grand mérite d’insister sur la nécessité d’analyses tenant compte des divers types de phrase : interrogative, impérative et déclarative. Une autre piste explorée notamment par Chr. Touratier (2008 : 152), est celle d’un caractère « oral » des textes, favorisant de nombreuses extrapositions, comme par exemple dans ce vers de Plaute :
Sed istum quem quaeris ego sum (Plaute, Curc. 419).
« Mais cet homme que tu cherches, moi, je le suis ».
Si l’on est prêt à suivre ici Chr. Touratier, quand il s’agit d’un extrait de comédie, on aura beaucoup plus de mal à admettre que le legionem de Gall., 1.43 constitue un élément extraposé extérieur à la proposition principale.
Comme on le voit, les linguistes sont loin de s’accorder pleinement sur les principes régissant l’agencement des différents syntagmes formant une phrase. Que tirer dès lors de tout ceci quand il s’agit d’enseigner la langue latine ? En premier lieu, que l’ordre des mots en latin ne peut pas s’apprendre par le biais de l’apprentissage de règles, trop peu certaines encore et souvent trop mouvantes, mais qu’il faut sans doute se limiter à préciser quelques grandes tendances propres à chaque auteur (comme, par exemple, la place initiale du sujet et la place finale du verbe chez César) et surtout privilégier la mémorisation de quelques exemples latins authentiques et représentatifs de la pratique des auteurs latins les plus souvent étudiés. Ensuite, il s’agit d’intégrer la dimension linéaire du texte et de la phrase dans la découverte du sens : l’ordre des syntagmes n’est pas indifférent, mais celui-ci vise au contraire à produire un agencement particulier des idées. Dès lors, découvrir le sens d’une phrase ne peut en aucun cas consister à la déconstruire : demander à un apprenant de rechercher en tout premier lieu le verbe principal de la première phrase du Pro Archia n’aurait aucun sens dans la mesure où précisément Cicéron a tout fait pour que ce verbe soit attendu tout au fil de la phrase et vienne en finale la clôturer pour en faire un tout cohérent. Comme nous avons tenté de le montrer par notre traduction française, le sens peut fort bien se découvrir progressivement, au fil de la lecture, en notant au fur et à mesure de leur apparition les différents indices que nous fournit Cicéron. Le respect de la linéarité du texte nous apparaît ici comme indispensable si l’on veut percevoir, pleinement et dans toutes ses dimensions, cette compositio uerborum si chère aux auteurs latins et à qui la phrase doit à la fois sa structure, son ordre et son rythme.
Dominique Longrée, Université de Liège, Belgique
Mots clés : sententia, oratio, periodus, iunctura, compositio, contextus, syntaxe, prosodie, cohésion, linéarité.