La mort au quotidien : force et faiblesse du lien familial

La mort, loin d’être un événement anecdotique, fait partie intégrante de la vie quotidienne de la famille : différence d’âge des conjoints au mariage, fragilité des femmes et des enfants face à la naissance et à la maladie, guerres pour les hommes, espérance de vie limitée... Les causes sont multiples et obligent sans cesse les familles à s’adapter et à se recomposer. De ce fait, l’expérience de la mort correspond à une période de crise pour la famille : elle est mise en danger directement d’une part par la disparition de l’un ou de plusieurs de ses membres, ce qui met en jeu sa pérennité, et d’autre part par les conflits que suscitent les questions de partage d’héritage. La mort correspond également et paradoxalement à un temps d’apogée de la famille : elle est l’occasion à la fois de rassembler physiquement les membres pour les rites funéraires, de rappeler le culte des ancêtres que le défunt rejoint et de mettre en scène, pour le présent comme pour les générations futures, la solidité et la cohésion familiales.

Les rituels funéraires

Les rituels funéraires sont l’occasion de rassembler physiquement les membres proches de la famille autour du mort et des cultes et de distribuer de manière codifiée les rôles de chacun dans l’hommage au mort. Ils se composent à la fois de phases privées et de phases publiques.

La toilette du mort

Le défunt est lavé et paré juste après son décès par les femmes proches de sa famille : son épouse, sa mère, sa fille...

L’exposition (prothesis en grec)

Une fois préparé, le mort est exposé au sein de sa chambre, à l’intérieur de la maison. Les membres proches de sa famille et les amis proches viennent se recueillir auprès du corps.

La procession (ekphora en grec, pompa funebris en latin)

Après quelques jours, le mort est sorti de son foyer pour être porté au cimetière. C’est l’occasion d’une longue procession funéraire rassemblant famille et amis, accompagnés de musiques funèbres jouées à la flûte. Comme lors de l’exposition, les rôles du deuil sont sexués : les hommes gardent une attitude digne et silencieuse tandis que les femmes manifestent le chagrin collectif par des lamentations funèbres, des chants et des gestes violents (elles s’arrachent les cheveux, se frappent la poitrine). Chez les Romains des élites, la procession est parfois très longue et très dense et les membres masculins de la famille portent des masques représentant les glorieux ancêtres (imagines en latin). La procession devient ainsi une démonstration sociale de l’ancienneté et de la puissance de la famille.

L’inhumation

Tandis que chez les Grecs de l’époque classique le mort est systématiquement inhumé, les Romains ont le choix entre l’inhumation simple et la crémation, les cendres étant ensuite inhumées. L’inhumation se déroule dans des nécropoles à cet usage, notamment à l’extérieur de la cité, en bordure des routes. Les grandes familles riches se font construire de vastes tombeaux familiaux sur lesquels peintures et sculptures conservent la mémoire des grands hommes et des événements importants de la famille. Même chez les familles plus modestes, les tombes sont l’occasion de représenter les morts pour leur rendre hommage. La cérémonie de l’inhumation en Grèce comme à Rome sont accompagnées d’un sacrifice animal et d’un banquet familial au sein du cimetière, dernière réunion de la famille et du mort.

Le deuil et la marge

S’ensuit une période de quelques jours où les proches du mort sont mis en marge de la société et portent le deuil : port de la barbe, cheveux dénoués, vêtements noirs, mise à brûler d’encens devant la maison... Le foyer du mort porte une souillure (familial funesta selon l’expression latine) qui ne doit pas se répandre au reste de la cité. La famille du mort est donc temporairement exclue des cérémonies civiques et religieuses.

La réintégration sociale

Huit à neuf jours après l’inhumation, une visite au cimetière et des banquets au sein de la maison marquent la fin de la période de deuil et la réintégration de la famille au sein de la collectivité de la cité. Pour les familles aisées, en particulier à Rome, c’est l’occasion d’une mise en scène de la richesse avec des banquets et des jeux publics.

Mémoire et représentation du mort

Pour autant, le mort n’est pas oublié : en particulier lorsqu’il s’agit d’un homme important, sa mémoire doit être honorée au sein du foyer au travers de cultes et d’images par ses héritiers et descendants. Au niveau des tombes, épitaphes, bas-reliefs, fresques rappellent la mémoire du mort et le représentent dans l’accomplissement d’une vie qui n’a pas connu son terme : de jeunes femmes mortes en couche sont représentées avec leur enfant, de jeunes garçons morts avant la puberté sont représentés en chasse, lors de banquets ou avec des courtisanes. Là encore, une différence d’ordre sexuel est manifeste entre la femme morte en couche, représentée allongée et vaincue, et l’homme mort à la guerre, héroïsé dans une pose combattante. Ces représentations sont autant d’hommages et de mises en scène d’un double idéal individuel et familial interrompu par la tragédie de la mort. Les historiens ont longtemps cru que les enfants de moins de trois ans, inhumés aux abords de la maison dans des pots ou des vases réemployés comme sépulture, n’étaient pas considérés, en raison de cette inhumation particulière, comme des membres à part entière de la famille. Il semblerait plutôt que ces gestes soient, au contraire, la marque d’un attachement particulier au tout-petit qui est ainsi intégré directement au foyer et protégé des mauvais esprits par le corps de ces objets dont la forme rappelle le ventre maternel. Quel que soit le statut du défunt, la mort est donc l’occasion d’un chagrin spécifique que les rites et la conservation mémorielle permettent de mettre en scène et d’apaiser, individuellement et collectivement.

La mort, la famille et la puissance publique

La mort étant l’occasion d’une mise en scène publique du chagrin et de la puissance de la famille, d’une irruption de la sphère privée et familiale dans la sphère publique, avec un risque de débordements (cris, pleurs, appels symboliques par les femmes à la vengeance du mort) et de politisation (jeux, mise en scène des élites), la puissance publique a régulièrement tenté de légiférer sur les rituels funéraires au travers de lois somptuaires. Celles-ci visent à réguler le nombre de personnes présentes lors des cérémonies publiques en restreignant les processions et l’accès au cimetière, à limiter les manifestations publiques du deuil, notamment les chants et les lamentations des femmes, à limiter le temps de la souillure, et donc du deuil pour garantir le plus rapidement possible le fonctionnement normal de la société, ainsi qu’à restreindre les dépenses autorisées pour les banquets, les jeux funéraires, la construction et la décoration des tombeaux familiaux.

À Rome, il existe une sorte de service de pompes funèbres qui, moyennant finance, prennent en charge les funérailles des individus pour la famille ou pour l’État, en cas de mort retrouvé sur la voie publique, sans réclamation du corps. En Grèce, au contraire, toutes les étapes des funérailles sont intégralement à charge de la famille du mort et, plus particulièrement, de l’héritier. Un contrat tacite lie le mort et son héritier. Il subordonne la transmission du patrimoine à la prise en charge, par le fils, le petit-fils ou le neveu, c’est-à-dire le plus proche parent masculin, de l’ensemble des dépenses, rites et cultes destinés à garantir le bon repos et la commémoration du défunt.

Besoin d'aide ?
sur