Au théâtre à Rome : quelques repères

Le théâtre latin présente des caractères spécifiques qui le différencient notablement du théâtre grec dont il porte cependant l’empreinte aussi bien architecturale que littéraire : la prééminence des éléments spectaculaires sur le texte, l’autonomie plus ou moins marquée des techniques et des sujets le distinguent de ses modèles.
Voir l’article « En deux mots » : Théâtre grec et théâtre romain , espace et architecture.

De ce fait, le théâtre latin demeure sans cesse partagé entre deux tendances qui n’ont pas manqué d’exercer une influence réciproque l'une sur l’autre, en dépit (ou peut-être à cause) de la concurrence dans la faveur du public : d’un côté une tradition nationale vivace du spectacle "total", représentée par l’atellane et le mime, qui sont les formes les plus anciennes du théâtre comique latin, de l’autre un théâtre "à texte", tragédie et comédie (palliatae) - où s’illustrent tout particulièrement Plaute et Térence pour la comédie -, directement hérité de l’exemple grec.

Pendant trois siècles (du IVe au Ier siècles av. J.-C.), le théâtre romain connut un développement important, que l’on peut schématiser en quatre étapes fondamentales :

  • de simples représentations, à base de musique et de danse, importées d’Étrurie à Rome au IVe siècle avant J.-C. comme offrande aux dieux. Ces premiers "spectacles", que les croyances superstitieuses interprétaient comme un remède magique, furent donnés en pleine rue, sur des estrades de bois démontables avec un décor en trompe-l’œil, par des sortes de saltimbanques, à la fois danseurs, chanteurs, jongleurs et prestidigitateurs, portant des costumes bariolés (un peu comme sera le futur Arlequin de la commedia dell’ arte).
  • introduction du discours dans ces chorégraphies initialement muettes, sur le mode de l’improvisation par des "acteurs" amateurs, sans doute des jeunes gens qui assurent ainsi la "romanisation" de cet art étranger (atellanes, mimes).
  • le genre se fixe : un texte est appris à l'avance par les comédiens qui deviennent des artistes professionnels interprétant des sortes de "revues", toujours avec musique et danse (satura).
  • passage au théâtre proprement dit : sous l’influence de la comédie grecque illustrée par Ménandre (env. 343-292 av. J.-C.) et du théâtre venu de Grande Grèce, devenue colonie romaine, on se met à composer des œuvres racontant une histoire avec une intrigue et des personnages, où la danse, la musique et le chant continuent d’occuper une place prépondérante (palliata). Quant aux pièces à sujets romains (togata et praetexta), elles constituent une innovation nationale qui manifeste l’attachement des Romains à leur histoire. Comme le proclame Horace (65-8 av. J.-C.), « nos poètes n’ont laissé aucun sujet sans s’y essayer et ils n’ont rien perdu de leur gloire en osant abandonner les vestiges des Grecs et en osant célébrer des sujets nationaux, que ce soit ceux qui donnèrent des pièces jouées avec la prétexte ou avec la toge » (Art poétique, vers 285-288).

Cependant, loin de s’exclure l’une l’autre, ces diverses formes de représentations ont pu coexister et combiner leur influence entre elles. Si le théâtre est devenu un lieu de spectacle privilégié du public romain, les œuvres que nous pourrions appeler "classiques", comme les comédies de Plaute et de Térence, ont un succès éphémère. Elles ne survécurent guère au-delà de la fin de la République (fin du Ier siècle av. J.-C.).

Dès le IIe siècle avant J.-C., le magistrat qui préside aux représentations (dont il doit assumer une partie des frais) cherche à assurer sa popularité par un déploiement de moyens fastueux qui détournent l’attention du spectateur vers la somptuosité du décor, favorisée par le mur de scène et les accessoires, au détriment du thème et des personnages eux-mêmes. Là où le théâtre grec suggérait, on va chercher à montrer concrètement, à grand renfort de prouesses techniques. Le public lettré, comme les auteurs en proie à une concurrence sauvage, déplore ce goût pour le spectaculaire facile, mais le théâtre "à texte" n’en cède pas moins la place à des représentations sanglantes (combats de gladiateurs) ou triviales (atellanes et mimes). Térence a beau prier son public de soutenir "l’art de la poésie théâtrale" (L’Hécyre, Prologue, vers 46-47), celui-ci est victime de la désaffection de son public, habilement détourné vers des distractions plus flatteuses - et moins dérangeantes - par des dirigeants démagogues.
Sous l’Empire, avec le prétexte d’illustrer pleinement les légendes héroïques et tragiques, on finit même par représenter sur scène le déroulement réel des actions les plus violentes (en "live", selon l’expression anglaise moderne) : tortures, mutilations, viols, assassinats, etc. Ni l’horreur, ni les "acteurs" d’un nouveau genre (esclaves, prisonniers ou criminels condamnés à mort et ainsi exécutés en direct, après avoir été substitués aux comédiens en titre) ne sont épargnés. Le rituel symbolique de la représentation sacrée, devenue sacrifice profane à la réalité sanglante, disparaît dans la mise en scène de la cruauté à grand spectacle.

Il faudra attendre un nouveau siècle d’or européen pour que le théâtre, et plus particulièrement la comédie, renaisse en Italie avec la commedia dell'arte, en Angleterre et en Espagne, enfin en France au XVIIe siècle. Ainsi Molière reconnaîtra-t-il volontiers l’héritage de Plaute et de Térence.

Pour l’étude du théâtre latin, on se réfèrera aux ouvrages de Florence Dupont, grande spécialiste dans ce domaine (L’Acteur-roi, Le théâtre dans la Rome antique, Les Belles Lettres, Realia, 1985).
Voici un aperçu de son point de vue :
« La comédie romaine relève du jeu pur, jeu avec les mots, avec le corps, avec la musique... d’ailleurs, le mot "théâtre" n’existe pas, le terme latin pour le désigner est ludi, "jeu". On a longtemps abordé la comédie romaine à contresens parce qu’on ne percevait pas cela ; et on la trouvait ennuyeuse parce qu’on y cherchait ce qu’il n’y avait pas. Par exemple, en présence d’une longue tirade sur les femmes, on lisait soit une satire des femmes romaines, soit un texte misogyne alors que ce n’est pas ça du tout ! Ces monologues ne sont rien d'autre que des moments où tout le jeu réside dans les développements de vocabulaire - des développements qui obéissent à une codification bien établie. De plus, les femmes dont il est question dans le spectacle n’ont aucun rapport avec celles de l’assistance : l'espace du jeu est un univers complètement imaginaire, fictif, qui ne se rattache en aucun point au monde extra-théâtral. C’est comparable aux clowns ou aux dessins animés pour nous. Il y a autant de ressemblance entre un vrai lapin et Bugs Bunny qu'entre une femme de comédie romaine et une vraie Romaine... Une fois qu'on a bien saisi tout cela, on envisage la comédie romaine tout à fait différemment. »
Florence Dupont, propos recueillis le 11 octobre 2004 par Isabelle Roche pour lelitteraire.com

Besoin d'aide ?
sur