Iphigénie, Clytemneste, Électre, Oreste, Agamemnon

Des Atrides, l’épopée homérique (VIIIe siècle avant J.-C.) ne retient que les deux frères, chefs de l’expédition contre Troie : tout au long de l’Iliade, l'orgueilleux Agamemnon garde le prestige de la fonction royale dont il est le symbole sacré, mais il n’est presque jamais représenté au combat. Son autorité entachée de violence démesurée se manifeste au grand jour lors de son affrontement avec Achille. Quant à Ménélas, il apparaît plus timide et moins hautain que son aîné. Bien que vaillant guerrier, il reste toujours au second plan, dans l’ombre de son frère et des héros les plus brillants. À la dixième année de guerre, un duel est organisé entre Ménélas et Pâris pour décider de l’issue du conflit. Le Grec est sur le point de tuer le Troyen lorsque la déesse Aphrodite intervient pour sauver son protégé. Ménélas figure ensuite au nombre des guerriers qui prennent place dans le cheval de bois pour entrer dans Troie.

On trouve une simple mention dans l’Iliade des enfants d’Agamemnon : trois filles, Chrysothémis, souvent ignorée par la suite mais présente aux côtés d’Électre chez Sophocle ; Iphianassa, dont l’identification à Iphigénie est contestée dès l’Antiquité puisqu’Homère ne fait aucune allusion au sacrifice ; Laodikè, reconnue par les poètes postérieurs comme Électre ; et un fils "dernier-né", Oreste (chant IX, vers 145 et 287). Pour obtenir la victoire, Agamemnon propose d’offrir à Achille celle de ses filles qui lui plaira, en plus de somptueuses richesses et de la captive dérobée, s’il accepte de reprendre le combat.

Cependant l’Odyssée évoque la misérable fin d’Égisthe : « Or le Père des dieux et des hommes pensait à l’éminent Égisthe, immolé par Oreste, ce fils d’Agamemnon dont tous chantaient la gloire. Plein de ce souvenir, Zeus dit aux Immortels : — Ah ! misère ! Écoutez les mortels mettre en cause les dieux ! C’est de nous, disent-ils, que leur viennent les maux, quand eux, en vérité, par leur propre sottise, aggravent les malheurs assignés par le sort. Tel encor cet Égisthe ! pour aggraver le sort, il voulut épouser la femme de l’Atride et tuer le héros sitôt qu’il rentrerait. La mort était sur lui : il le savait ; nous-même, nous l’avions averti et, par l’envoi d’Hermès, le guetteur rayonnant, nous l’avions détourné de courtiser l’épouse et de tuer le roi, où l’Atride en son fils trouverait un vengeur, quand Oreste grandi regretterait sa terre. Hermès, bon conseiller, parla suivant nos ordres. Mais rien ne put fléchir les sentiments d’Égisthe. Maintenant, d’un seul coup, il vient de tout payer ! » (chant I, vers 29 - 43, traduction Victor Bérard)

Quant à Agamemnon, il surgit parmi les morts célèbres qu’Ulysse rencontre à la bouche des Enfers, puis il fait lui-même le récit de son meurtre et demande des nouvelles de son fils sans imaginer toutefois l’exécution d’une vengeance à venir (chant XI, vers 387-465).

Au Ve siècle avant J.-C., nourris des diverses versions du mythe qui ont suivi l’épopée originelle, les trois grands auteurs tragiques, Eschyle, Sophocle, Euripide, vont tour à tour développer et mettre en scène l’illustre destin des Atrides, dont les malheurs sans cesse répétés fournissent l’argument exemplaire de nombreuses pièces. Parricides et infanticides, présents dans la quasi totalité des légendes antiques, hantent la tragédie grecque. Le matricide accompli par Oreste paraît empreint d’une horreur mystérieuse et sacrée qui le rend peut-être plus redoutable encore. Sur trente-deux tragédies conservées, huit traitent le destin des derniers Atrides et dix endroits en Grèce prétendaient avoir vu la purification d’Oreste, toujours recommencée, toujours inefficace, attestant l’extraordinaire popularité de l’épisode.

Ainsi, dans sa trilogie l’Orestie (458 av. J.-C.), Eschyle évoque "la rage d'Atè", l'Égareuse, et la sanglante chaîne de la malédiction qui conduit du meurtre d’Agamemnon (Agamemnon ) à celui de Clytemnestre (Les Choéphores). Elle finit avec le pardon accordé à Oreste par la nouvelle génération divine, représentée par Athéna, devant un tribunal athénien (Les Euménides, c’est-à-dire "Les Bienveillantes", en vertu de l'euphémisme qui désigne les terribles Érinyes) : belle occasion de glorifier la puissante cité de Périclès qui s’enorgueillit d’avoir créé le théâtre...

Meurtres d'Égisthe et d'Agamemnon
La chaîne des meurtres : Agamemnon tué par Égisthe à droite ; Égisthe tué par Oreste à gauche. Cratère en calice, env. 480 av. J.-C. Museum of Fine Arts, Boston. © Museum of Fine Arts.

 

ποῖ δῆτα κρανεῖ, ποῖ καταλήξει
μετακοιμισθὲν μένος
Ἄτη
ς;
 

Le coryphée. — Ainsi donc, l'ouragan, pour la troisième fois,
a ravagé soudain le palais de nos rois.
En prélude, il y eut les enfants dont la chair
fut dévorée – horreur ! – par l’ignoble Thyeste.
Puis ce fut le destin funeste d'un grand roi :
oui, un chef courageux fut tué dans son bain,
égorgé ! Maintenant, pour la troisième fois,
On a frappé encor... Que dire à ce propos ?
Est-ce là le salut ? Avons-nous tout perdu ?
Mais quand s'achèvera la route maléfique ?
Quand donc s'endormira cette rage d'Até ?

Eschyle, Les Choéphores, vers 1065-1076 (fin de la tragédie), traduction Philippe Renault

Le meurtre d’Égisthe et de Clytemnestre est aussi le sujet des deux Électre, celle de Sophocle (env. 413 av. J.-C.), qui restera l’une des tragédies les plus admirées par toute l’Antiquité grecque et latine, et celle d’Euripide, représentée en cette même année 413. Venger son père : voilà le ressort apparent de ce personnage de jeune vierge farouche et intransigeante. Inséparable de son frère Oreste, elle est peut-être la plus extraordinaire invention de la tragédie grecque : si la haine d’un fils pour sa mère reste colorée dans l’inconscient d’émotions troubles, celle de la fille, bien loin d’être mitigée, se double d’une jalousie implacable. À cet égard, l’évolution du personnage d’un auteur à l’autre est particulièrement significative : Eschyle, dans Les Choéphores, exclut la jeune fille, pieuse et douce alliée du justicier Oreste, de la scène du meurtre ; Sophocle, dans son Électre, montre une héroïne déterminée, faisant le guet pendant que son frère accomplit le matricide et l’excitant même à frapper par ses cris. Euripide, enfin, oppose mère et fille dans un face à face d’une rare violence : c’est Électre qui guide le couteau d’Oreste, tandis qu’il ramène son manteau sur sa tête pour ne pas voir Clytemnestre égorgée. Le responsable du matricide, c’est elle, bien plus qu’Oreste qui ne fait que tenir l’arme du crime : « Ne pleure pas ainsi, mon frère, la coupable, c’est moi ! la malheureuse fille s’est consumée de haine contre la mère qui la mit au monde. » (Euripide, Électre, vers 1182-1184).

Dans son Oreste (408 av. J.-C.), Euripide fait revenir Ménélas et Hélène à Mycènes au moment où Oreste vient de tuer sa mère ; Ménélas, d’abord réticent, contribue à sauver son neveu, frappé de folie, et sa sœur Électre de la mort décidée par un tribunal mycénien : « Le misérable Oreste, le sang maternel le poursuit et le met en délire. » (Oreste, vers 36-37). Oreste poursuit sa rédemption, toujours sous la protection d’Athéna, dans Iphigénie en Tauride (414 av. J.-C.). Enfin, dans Andromaque (424 av. J.-C.), il intervient, après le meurtre de Néoptolème dont il est l’instigateur à Delphes, pour enlever Hermione.

Quant à Iphigénie, elle devient l’une des figures de prédilection des tragiques grecs : symbole de l’amour filial sacrifié aux impératifs de la raison d’État, pour être ensuite l’instrument d’une rédemption divine. Personnage principal de deux Iphigénie aujourd’hui perdues, l’une d’Eschyle, l’autre de Sophocle (qui a aussi composé une tragédie sur le voyage de retour d’Iphigénie vers la Grèce, Chrysès, également perdue), elle gagne la gloire exemplaire de la victime expiatoire, immolée par son propre père, dans l’Iphigénie à Aulis d’Euripide, jouée après la mort de son auteur en 405 av. J.-C. « Je donne mon corps à la Grèce. Immolez-le et prenez Troie. Ainsi de moi l’on gardera mémoire longtemps. » (vers 1397-1398). Cependant, dans une tragédie antérieure, Iphigénie en Tauride (414 av. J.-C.), Euripide a déjà développé le destin de la jeune fille après le merveilleux - mais peu crédible - dénouement de la cérémonie du sacrifice : enlevée par Artémis, devenue sa prêtresse au bord du Pont-Euxin, elle sauve son frère Oreste et contribue à sa rédemption.

Comme on le voit, c’est avec Iphigénie que s’ouvre et se ferme le drame des Atrides intimement lié à la guerre de Troie. Jugé à la mesure de l’ensemble du cycle troyen, le pathétique d’un sacrifice dérisoire est comme le prologue d’une stupide et atroce barbarie, la préfiguration de toutes les morts à venir. Même si Euripide plaque sur sa jeune héroïne les accents d’un patriotisme de convention, l'immolation nécessaire à l'accomplissement de l’expédition grecque et du massacre troyen est bien au carrefour métaphorique des crimes passés et à venir.

« On sait désormais ce que fut réellement le sacrifice d'Iphigénie : moins l'obéissance aux ordres d'Artémis, moins le dur devoir d’un roi qui ne veut pas commettre de faute à l'égard de ses alliés, que la coupable faiblesse d'un ambitieux dont la passion conspirant avec la divine Tychè [la fortune, le hasard] s’est résolue à immoler sa propre fille ; on sait ce que fut la prise de Troie : moins le triomphe de la justice et le châtiment des coupables que la destruction sacrilège de toute une cité avec ses temples ; et dans cette double impiété revivent les crimes les plus anciens des Atrides et s’inscrivent déjà tous ceux qui vont suivre : le coup frappant Agamemnon et qui atteindra finalement Clytemnestre à travers Oreste. » (Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie en Grèce Ancienne, Maspero, 1972, pp. 25-26)

En lien avec les programmes

Lycée

Terminale, Spécialité
Objet d'étude : « L’Homme, le monde, le destin »
Sous-ensemble : « Mythe et théâtre : héros et familles maudites »
 

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