Notes
1 I. Kershaw, Hitler. 1889-1936: Hubris, New-York and London, Norton, et Hitler. 1936-45: Nemesis, New-York and London, Norton, 2000 (ici p. XVI).
2 L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, 1917, rééd. avec préface d'E. Cantarella, Paris, Albin Michel, 2001, p. 315.
3 N.R.E. Fisher, Hybris. A Study in the values of honour and shame in Ancient Greece, Warminster, Aris & Phillips, 1992, p. 2-3.
4 Cet article est en effet issu d'une communication faite à une journée d'études sur "Mesure et démesure" destinée aux élèves des classes préparatoires scientifiques (Paris-IV Sorbonne, 08-11-2003). Les références et discussions érudites y sont limitées au strict minimum.
5 Théognis, v. 694 (gnw'nai ga;r calepo;n mevtron...), 614 (oiJ d jajgaqoi; pavntwn mevtron i[sasin e[cein), Pindare, Pythiques, II, v. 34 (crh; de; kat jaujto;n aijei; panto;" oJra'n mevtron).
6 ajmetriva est rare, et généralement opposé, non pas à mevtron, mais à summetriva ("symétrie", "bonne proportion") ou à e[mmetron ("qui est en mesure [en musique]").
7 L'étymologie la plus vraisemblable analyse le mot comme un composé du préfixe uJ- (à valeur intensive) et du radical bri- qu'on trouve dans le verbe brivqw, "être lourd, peser", au sens de "le fait de peser sur, d'écraser". Cf. J.-L. Perpillou, Recherches lexicales en grec ancien, Louvain, Peeters, 1996 (chapitre 6: "Grec uJ- pour ejpi-: un préfixe oublié ?"), C. Imbert et J.-V. Vernhes, "Le préfixe méconnu uJ- (<*ud) et son correspondant anglais out. A propos de hJ u{bri", la violence orgueilleuse et de uJgihv", sain", Luchnos, 95, avril 2003, p. 21-25.
8 Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 213-218 (passim).
9 Solon, fragm. 4 West.
10 Eschyle, Agamemnon, v. 763-766.
11 Solon, fragm. 6 West.
12 Sophocle, œdipe-Roi, v. 873-879.
13 E.g. Homère, Odyssée, VI, v. 120.
14 Homère, Odyssée, IV, v. 321.
15 J.-P. Vernant, "Le mythe hésiodique des races. Essai d'analyse structurale", Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspéro, 1965.
16 Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 146-148, 190-191, 190-191.
17 Eschyle, Les Euménides, v. 525-537.
18 Démosthène, Contre Midias, 47. Cf. Demosthenes, Against Midias, éd. D.M. Macdowell, New York, 1990.
19 Pausanias, I. 28. 5.
20 Aristote, Rhétorique, 1378b23-29.
21 Op. cit. [cf. n. 3], p. 1.
22 Op. cit. [cf. n. 3], p. 4
23 Op. cit. [cf. n. 2], p. 9. Cf. par ex. E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Alcan, 1893, p. 27.
24 Op. cit. [cf. n. 2], p. 18 (guillemets de l'auteur).
25 S.C. Humphreys, Anthropology and the Greeks, London, Routledge and Kegan, 1978 (= 1971), "The work of Louis Gernet", p. 76-106, notamment p. 95 sur "the evolutionary sequence" dans l'école de Durkheim.
26 Ainsi l'un des antonymes d'hubris, sôphronynè, "sagesse", "vertu", s'est spécialisé: "Cette spécialisation est le fait de la société elle-même, et [Platon] le philosophe qui a le premier formulé le principe de la division du travail ne pouvait y échapper" dans la République (p. 345 n. 3).
27 Op. cit. [cf. n. 2], p. 414-416.
28 Op. cit. [cf. n. 2], p. 417.
29 Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, 1966, trad. Paris 1984, p. 113-114.
30 Op. cit. [cf. n. 2], p. 25, 30, 31, 33, etc., le mot étant cité dans certains cas avec des guillemets.
31 Op. cit. [cf. n. 23], "La division du travail anomique", p. 395-418.
32 E. Durkheim, Le Suicide, Etude de sociologie, Paris, Alcan, 1897, p. 282.
33 Op. cit. [cf. n. 2], p. 33, 36, 38 et 39-40. Cf. S.C. Humphreys, op. cit. [cf. n. 25], p. 82-83, mais sans référence explicite à l'anomie durkheimienne: "Archaic Greek society is a society conscious of anomie (...) Greek law owes its formulation at least in part to a religious obsession with pollution arising from this consciousness of anomie".
34 Par E. Cantarella, à laquelle nous renvoyons pour des compléments.
35 Cf. M. Dirat, L'Hybris dans la tragédie grecque (Thèse Toulouse, 1972, repr. Lille III, 1973), S. Saïd, La Faute tragique, Paris, Maspéro, 1977 (par ex. p. 360: "Qu'on l'appelle 'faute', 'audace', 'insolence' ou 'démesure', l'injustice comporte donc toujours chez Eschyle une dimension religieuse"). Le chapitre de Fisher sur Eschyle (p. 247-297) s'efforce notamment de séparer hubris et impiété en déterminant dans chaque cas "the specification of the types of acts the hybristic men commit" (p. 277). C'est seulement ainsi, selon lui, que ces héros sont vraiment tragiques, c'est-à-dire plus pitoyables que condamnables.
36 Op. cit. [cf. n. 3], p. 5.
37 Cf. notamment p. 61-62.
38 L'analyse des textes du Phèdre me paraît en particulier excellente.
39 P. 492.
40 Platon, Lois IV, 715e-716b, dans la traduction d'E. des Places, S. J., professeur à l'Institut biblique pontifical (CUF, Paris, Les Belles Lettres, 1951, 1975).
41 En renvoyant à son article des Mélanges J. Saunier, Lyon, 1944, "La tradition indirecte des Lois de Platon (Livres I-VI", p. 34-35 et en le complétant dans la n. 2 p. 65.
42 Plutarque, Isis et Osiris, 24, 360 C, trad. C. Froidefond, Paris, CUF, 1988.
43 Clément d'Alexandrie, Protreptique, 69, éd. M. Marcovich, Leiden-New York, Brill, 1995.
Les sous-titres des deux volumes de l'historien I. Kershaw sur Hitler, respectivement Hubris et Nemesis, illustrent l'interprétation traditionnelle du concept grec d'hubris: "By 1936, [Hitler's] narcissistic self-glorification had swollen immeasurably under the impact of the near-deification projected upon him by his followers. By this time, he thought himself infallible; his self-image had reached the stage of outright hubris"1. Le mot, en ce sens, sous les formes hubris ou hybris, appartient aux langues modernes. Le Grand Larousse Universel de la Langue française a une entrée hubris: "Hubris: Terme grec désignant tout ce qui dans la conduite de l'homme est considéré par les dieux comme démesure, orgueil et qui doit appeler leur vengeance". L. Gernet glosait ainsi ce sens en 1917: "Selon une conception assez répandue, on peut dire classique, le 'mal' essentiel serait l''insolence' imaginée comme une sorte de folie des grandeurs qui voudrait hausser l'homme au niveau de la divinité inaccessible"2. N.R.E. Fisher a analysé à nouveau cette vision traditionnelle: "L'hubris est considérée comme étant fondamentalement une offense contre les dieux, et un concept central de la pensée d'auteurs comme Pindare, Eschyle, Sophocle, Hérodote et Thucydide. C'est l'acte, le mot ou même la pensée par lesquels le mortel oublie les limites de la mortalité, cherche à acquérir les attributs de la divinité, à rivaliser avec les dieux (...). C'est tout acte ou mot excessif, contraire à l'esprit des commandements de l'oracle de Delphes (...) Les dieux sont supposés punir directement, tôt ou tard, les cas d'hubris (...) Une telle punition est appelée nemesis. (...) [D'où] une tendance à décrire en termes d'hubris toute offence envers les dieux, que le mot soit employé ou non (...) Pour certains, le schéma de l'enchaînement hubris-nemesis est l'essence de la tragédie grecque"3. Gernet et Fisher font à cette interprétation traditionnelle de vives critiques, à partir de points de vue très différents, que je résumerai dans la seconde partie de cet exposé, après avoir, dans la première partie, tenté la gageure de proposer, en partant de la notion française de "démesure"4, une rapide définition des aspects de l'ὕβρις.
En français, le mot "mesure", en dehors de son emploi administratif ("de nouvelles mesures"), est tantôt moral ("avec mesure", "la juste mesure"), tantôt scientifique ou technique. Le "mesurable" (dérivation liée au second sens) ne prête guère à contestation, alors que la "juste mesure", au sens moral, est l'objet de discussions. Les deux acceptions sont séparées: les locutions "juste mesure", "avec mesure", que je viens d'évoquer, n'ont qu'un sens moral. Le mot "démesure" et son dérivé adverbial ont, eux aussi, exclusivement un sens moral. Un homme "démesurément grand" est en fait mesurable: l'adverbe décrit un excès par rapport à la norme.
Le mot grec μέτρον a été transposé en français sous la forme "mètre" par les Révolutionnaires pour dénommer l'unité de "mesure" du "système métrique", mais les systèmes de mesure, dans la Grèce ancienne, étaient variés, et les procédés de mesure parfois approximatifs. La mesure juste étant aussi difficile d'accès que la juste mesure, il n'y avait pas de séparation entre le volet intellectuel et le volet moral, en particulier dans de nombreuses maximes de la sagesse archaïque, comme: "Il est difficile de reconnaître la mesure", "Les hommes de bien savent en toutes choses garder la mesure", "Il faut toujours bien apercevoir en tout l'exacte mesure"5. En revanche, comme en français, le mot grec qu'on traduit traditionnellement par "démesure", hubris, ressortit au domaine moral6. Mais, comme il est souvent opposé à la "justice" (δίκη), on le traduit aussi par "violence", "outrance", "outrage"7. Ses contextes d'emploi sont donc à la fois ceux de l'enseignement moral et du droit.
Hubris, dans ses emplois gnomiques, est un des mots-clefs de l'enseignement moral: "Ecoute la justice; ne laisse pas en toi grandir la démesure (ὕβριν). La démesure est chose mauvaise pour les pauvres gens: les grands eux-mêmes ont peine à la porter, et son poids les écrase, le jour où ils se heurtent aux désastres (ἄτῃσι).(...) Justice triomphe de la démesure, quand son accomplissement est venu: le sot ne le comprend qu'en l'éprouvant"8. "L'obéissance aux règles fait briller en tout l'ordre et la discipline; elle entrave sans cesse l'injustice, elle aplanit la rudesse, elle met fin à l'envie (κόρον), elle dissipe la démesure (ὕβριν), elle dessèche en pleine croissance les fleurs de l'égarement (ἄτης), elle redresse les sentences torses, elle adoucit les actes d'orgueil, elle met fin à la dissension, elle met fin au courroux de la querelle effroyable; par elle, tout ce qu'il y a d'humain est exactitude et sagesse"9. "Toujours la vieille démesure (ὕβρις) enfante une démesure toute jeune, tôt ou tard, dans les malheurs des mortels"10.
Ici, la démesure enfante la démesure. D'autres généalogies mettent en relation la "démesure" avec le sentiment de satiété que dénote κόρος. Selon les auteurs, il est le père de la démesure (Solon, Théognis), ou le fils de la démesure (Pindare, Hérodote, Eschyle). Ainsi, la démesure frappe en particulier les riches et les puissants, appelés parfois les "gros": "Le trop-plein engendre la démesure quand une prospérité considérable s'attache à des gens sans sagesse"11. Une autre généalogie, tout en reprenant la même thématique, a une signification politique: "La démesure engendre le tyran: la démesure de qui s'est follement gavé, à contretemps et vainement, atteint les plus hauts créneaux, et tombe brutalement, sans échappatoire, et ses pieds ne trouvent plus de prises"12. La démesure conduit tôt ou tard au désastre, identifié à l'égarement (ἄτη); en fait, la démesure, étant un égarement, porte en elle-même, comme une puissance néfaste, le désastre à venir, et les dieux la surveillent et la punissent.
Le mot implique une définition de l'humanité. Dans l'Odyssée, Ulysse, pour revenir de Troie, erre parmi des êtres souvent monstrueux et sauvages. La question qu'il pose souvent en abordant sur un territoire inconnu est la suivante: "Malheur sur moi ! Quels sont les mortels dont j'aborde le pays ? Est-ce que ce sont des êtres de démesure (ὑβρισταί), sauvages et ignorants la justice, ou bien sont-ils respectueux de l'hospitalité et leur esprit vénère-t-il les dieux ?"13. Cette bipartition s'étend, Ulysse l'apprendra peu à peu, à sa terre natale d'Ithaque, où les prétendants, qui convoitent à la fois sa femme Pénélope et son royaume, menacent la vie de son fils Télémaque et n'ont aucun respect pour les lois de l'hospitalité, sont qualifiés par l'épithète formulaire: "à l'extrême démesure" (ὑπέρβιον ὕβριν ἔχοντες)14. Dans le mythe hésiodique des races15, les deux premières, l'or et l'argent, semblent décrire deux attitudes opposées à l'égard de la fonction de souveraineté. Les deux suivantes, le bronze et les héros, peuvent évoquer une mauvaise et une bonne façon de vivre la fonction guerrière. La dernière décrit le monde où nous vivons, et son évolution funeste si on ne suit pas les avis du poète. Or, dans chacun de ces trois cas, revient le mot de démesure pour qualifier un comportement condamnable. D'abord, à propos de la race d'argent, opposée en cela à la race d'or: "Ils ne pouvaient pas s'abstenir entre eux de la désastreuse démesure (ὕβριν … ἀτάσθαλον), ne consentaient pas à honorer les dieux ni à sacrifier aux autels sacrés des Bienheureux"; puis de la race de bronze: "Gens qui ne travaillaient qu'aux œuvres d'Arès, aux actes de démesure (ὕβριες)"; enfin, et surtout, à propos de notre race de fer et de son avenir inquiétant si on ne suit pas les recommandations du poète: "Nulle faveur n'ira plus à qui respecte son serment, au juste et au bon, on honorera plutôt le fauteur de crimes et l'homme-démesure (ὕβριν / ἀνερα τιμήσουσιν)"16. Dans ce dernier cas, l'alliance de mots (honorer le crime) et l'appellation, exceptionnelle dans toute la littérature grecque, d'"homme-démesure" renforcent encore le scandale qui menace, au cas où l'on cesserait de respecter la Justice et les autres valeurs décrites dans le contexte: la similitude entre père et fils, l'amitié entre hôtes, entre camarades, entre frères, le respect des vieillards, la piété, le respect des serments, le respect humain et la capacité à l'indignation. Dans l'Odyssée comme chez Hésiode, le refus ou le choix de la démesure engage la condition humaine: ou bien elle se maintient, ou bien elle disparaît dans l'égarement, le désastre et la mort. Dans un polythéisme où les valeurs morales et les comportements criminels sont si souvent hypostasiés en puissances divines rivales, ces enjeux anthropologiques impliquent évidemment des enjeux religieux. Un chœur d'Eschyle propose une nouvelle généalogie de la démesure, fille de l'impiété: "Refuse la vie dans l'anarchie et la vie sous un maître. La divinité donne toujours la force au milieu, alors qu'elle règle le reste à son gré. Je prononce une parole de même mesure: Hybris est véritablement fille d'Impiété; de la santé de l'esprit, en revanche, naît la toute aimable fortune, objet de toutes les prières"17.
Le mot grec avait donc des connotations beaucoup plus variées que le mot français "démesure", mais aussi beaucoup plus concrètes, puisqu'il existait dans le droit attique de l'époque classique, et peut-être dès l'époque archaïque, une "action publique pour hubris" (γραφὴ ὕβρεως). Traduire ici par "démesure" ne convient guère, mieux vaut: "action pour outrage". La démesure implique donc l'outrage: viols, violences diverses, mais aussi offenses à l'honneur ou au statut. Le texte de la loi prescrivant cette action a, selon toute vraisemblance, été conservé assez fidèlement dans un discours de Démosthène: "Si un individu commet un outrage à l'égard d'un autre, qu'il s'agisse d'un enfant, d'une femme ou d'un homme, libre ou esclave, ou commet quelque acte illégal à son égard, que tout Athénien qui le souhaite et est en possession de ses droits civiques lui intente une action publique"18. Malgré son caractère juridique, l'action garde un certain flou: la référence à "l'outrage" est immédiatement élargie à toutes les illégalités (si c'est bien le sens du mot grec, ce qui est discuté), ce qui la rend à la fois concrète et vague. Cela correspond à une tradition religieuse attestée à Athènes, selon laquelle, dans les procès de l'Aréopage, à l'époque archaïque, "les pierres brutes sur lesquelles se tiennent les accusés et les accusateurs sont appelées respectivement pierre de l'hubris et pierre de l'implacabilité"19: l'hubris réunit, encore une fois, toutes les atteintes possibles aux règles et aux lois. Est-ce la raison pour laquelle, dans les textes conservés, cette action n'est quasiment jamais engagée, alors même que les orateurs se scandalisent très souvent de constater, ou d'avoir été victime de tel ou tel acte d'hubris ?
Une définition du quatrième siècle explique l'intérêt qu'il y avait à qualifier un acte par ce mot devant un tribunal ou une assemblée. L'évocation d'un "outrage" est selon Aristote l'un des moyens de créer un sentiment de colère, ou de justifier la mise en scène d'un sentiment de colère. "L'outrage (hubris) consiste en des actes ou des paroles qui suscitent la honte de la victime, sans autre but que celui-ci, et par plaisir. (...) La cause du plaisir, chez ceux qui outragent, est leur pensée qu'ils affirment leur supériorité par leurs mauvais traitements. C'est pourquoi les jeunes et les riches sont enclins à l'outrage: il croient être supérieurs en outrageant"20. On retrouve ici divers éléments déjà rencontrés, notamment l'aspect psychologique (ici noté par la notion de "plaisir") et l'aspect sociologique (la démesure est surtout un comportement de l'élite) de la démesure et de l'outrage. Dans la démocratie athénienne, l'aspect sociologique prend souvent un sens politique: se livrer à l'outrance, c'est être contre la démocratie.
Le lien entre l'outrance et l'outrage conduit à faire intervenir la notion d'honneur. C'est ce que dit Aristote au même endroit: "L'irrespect est caractéristique de l'outrage". La démesure et l'outrage impliquent de ne pas respecter "l'honneur" de quelqu'un, pour affirmer sa supériorité sur lui: les refus d'honneur ou les actes qui déshonorent, sont tout à fait concrets, mais ils ont principalement un sens psychologique et social. Cette notion d'"honneur", si importante dans la société grecque, au moins aussi importante que la notion moderne de "droits", puisqu'elle définit la place de l'individu dans la société, est décisive. Fisher le dit d'emblée: "La signification principale peut être exprimée ainsi: l'hubris est essentiellement une sérieuse agression contre l'honneur d'autrui, susceptible de susciter de la honte, de conduire à la colère et à la vengeance"21.
Avec cette définition, nous en venons à l'histoire de l'interprétation de l'hubris. J'ai rappelé pour commencer l'interprétation traditionnelle, qui tend à voir l'hubris partout et selon laquelle la démesure consisterait pour l'homme à rivaliser avec la divinité. Fisher lui reproche de privilégier les emplois poétiques et de ne pas "résoudre le problème du fossé considérable séparant cette interprétation essentiellement religieuse et l'action légale pour hubris, un fossé qui est d'ailleurs accru par l'opinion fréquente que dans la loi, le mot signifie seulement une violence illégitime"22.
Cette interprétation avait déjà été mise en cause par Gernet dans sa thèse de doctorat, en 1917. Notons d'abord qu'il propose de traduire le mot, non par "démesure", mais par "outrage / outrance" (une suggestion que j'ai en partie suivie ci-dessus), ce qui évite d'emblée la difficulté propre à l'analyse traditionnelle. Mais surtout, si Gernet étudie cette notion, c'est qu'elle lui paraît justifier les théories sociologiques d'Emile Durkheim, dont il était un disciple.
Un premier aspect est décisif. Considérant que le langage est un "fait social", c'est-à-dire qu'il impose sa contrainte aux locuteurs, Gernet refuse le dualisme "factice" qui oppose les idées morales et politiques d'un côté, et les réalités institutionnelles de l'autre; "la réalité sociale est dans son fond une réalité psychologique; et non seulement le droit repose sur des croyances, mais c'est proprement les croyances, qui, dans le droit, sont matière de science"23. D'où son titre: on ne peut étudier séparément la pensée "juridique" et la pensée "morale". Et pour lui, il s'agit bien d'une "pensée", ce qu'il appelle "la philosophie morale populaire"24. Toute société pense en quelque sorte par le moyen de ses valeurs morales, et cette pensée s'impose à ses membres, y compris les philosophes et les juristes. Quand la pression sociale s'exerce avec la vigueur la plus grande, elle se transforme en religion, et les hommes adorent, sans le savoir, leur société, estime Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912). La civilisation grecque, où la religion tient une si grande place, dans laquelle le droit n'est pas encore individualisé comme tel, et où les tribunaux sont le plus souvent des tribunaux de non-spécialistes, est particulièrement propice, estime Gernet, à cette approche, et c'est la raison de son intérêt pour l'hubris, qui est précisément une réalité à la fois psychologique et institutionnelle.
En second lieu, étudier l'hubris lui permet d'observer un "développement"25. Pour Durkheim, les sociétés humaines ont évolué depuis un stade "primitif", dit de la "solidarité mécanique", qui est le stade du "clan", où la "conscience collective" s'impose, et où la violation des impératifs sociaux donne lieu à répression, jusqu'au stade "civilisé", dit de la "solidarité organique", avec division et spécialisation croissante du travail. Dans ce stade, les valeurs communes et l'emprise de la société sur ses membres perdent de leur importance, au fur et à mesure que l'individualisme se développe, et la notion même de "vertu" se spécialise. Gernet applique à la Grèce antique cette grille de lecture: il y observe une complexification menant depuis l'époque du genos (associée, le plus souvent implicitement, à la phase clanique de Durkheim) jusqu'à l'âge de la "cité" des citoyens-individus aux tâches diversifiées, et aux valeurs en crise. Observer l'évolution des sens du mot hubris, c'est comprendre comment la pensée de la société a évolué en même temps que ses formes d'organisation, déterminant en même temps pour une part la pensée de ses philosophes26. D'une phase primitive, où la condamnation de la démesure a une valeur religieuse, magique, sacrée (trois termes presque synonymes pour Durkheim), car l'hubris apparaît comme une sorte d'hypostase, une force néfaste associant de façon indissoluble la démesure à l'égarement et au châtiment, l'évolution conduit à une phase où l'hubris "apparaît comme le principe purement individuel et subjectif du délit", liée donc à "la notion déjà moderne d'individu coupable" et à une conception du droit dans laquelle la réparation remplace la répression27.
La spécificité du cas grec ("le privilège de la Grèce")28, pour Gernet, est que l'on peut observer à la fois les deux phases dans l'étape que constitue la cité grecque classique: l'hubris a encore les caractéristiques d'une puissance religieuse, au moment où le mot peut désigner aussi la psychologie d'un coupable individualisé, et où apparaît la notion de préméditation. L'évolution ultérieure des sociétés vers une spécialisation croissante devait conduire à la disparition de la notion d'outrage ou d'outrance, devenue inutile. En même temps, Gernet pointe ainsi une difficulté de la thèse de Durkheim, qu'on a pu résumer ainsi: "Durkheim perçoit que, même si la distinction conceptuelle qu'il établit est fondée, la stabilité institutionnelle du second type de société dépend de ce qu'il soit profondément enraciné dans le premier (...) La société devient dans la suite de l'œuvre de Durkheim un ensemble complexe d'éléments sociaux et psychologiques dont il avait au départ affirmé qu'ils n'étaient propres qu'aux sociétés primitives"29. Gernet peut à la fois corroborer cette permanence dans l'étude de la cité grecque, et insister, plus même que son maître, sur l'évolution vers une société non "primitive", notamment via le changement du "pré-droit" en "droit".
Enfin, dans le développement historique que Gernet décrit ou reconstruit, la période archaïque me semble particulièrement intéressante. Solon oppose un état qualifié d'eunomiè, que je traduis par "obéissance aux règles", mais qu'on rend aussi souvent par "état de bonnes lois", et le règne de la démesure. La démesure peut donc conduire à la fin de l'"eunomie". Gernet qualifie ce risque en employant le mot "anomie": la démesure conduit à l'"anomie"30. Il peut ainsi illustrer le concept durkheimien d'"anomie", qui caractérise cette phase de transition où s'introduit la division du travail social de telle façon que l'individualisme s'exacerbe et que le conflit et la concurrence remplacent toutes les formes antérieures de coopération. Dans ce passage à la société "organique", l'individu est alors exposé à la crise des valeurs31. Durkheim emploie à nouveau le concept d'anomie à propos du suicide. Le suicide "anomique" est pour lui l'une des trois grandes catégories de suicide, avec le suicide "égoïste", dont il est proche, et le suicide "altruiste", qui tient, lui, au contraire, à une trop grande intégration au sein du groupe. Le suicide anomique se développe dans des périodes où les désirs de l'individu ne trouvent plus de limites dans les normes sociales, et donc en particulier dans les périodes de prospérité. "L'impuissance, en nous astreignant à la modération, nous y habitue, outre que, là où la médiocrité est générale, rien ne vient exciter l'envie. La richesse par les pouvoirs qu'elle confère, nous donne l'illusion que nous ne relevons que de nous-mêmes. En diminuant la résistance que nous opposent les choses, elle nous induit à croire qu'elles peuvent être indéfiniment vaincues. Or, moins on se sent limité, plus cette limitation paraît insupportable"32. Pour Gernet, les textes d'Hésiode, de Solon ou de Théognis que j'ai cités sont manifestement apparus comme vérifiant les analyses de la sociologie: "Chez Homère, qui donne — ou veut donner — le sentiment d'une société plus stable, l'hubris restait plus confinée; chez Hésiode, le nom du désordre, si localisés que puissent être certains de ses emplois, alimente le sentiment sourd du malaise social, de l'anomie régnante (...) La rupture des cadres s'achève (...) Une psychologie commerçante se crée. La fièvre des richesses passe dans le monde. C'est dans un tel milieu que la notion de l'hubris se développe: en face du changement, l'attitude d'une pensée morale fixée dans la tradition ne peut être que la défiance. A Solon lui-même elle s'impose (...) De là (...) ce qu'il y a de 'conservateur' dans la conception que Solon lui-même se fait de l'ordre, antithèse de l'hubris, ce qu'il y a de statique et de traditionnel dans son idée de l'eunomie (...) A mesure que la représentation de la société devient plus directe et plus complexe, la psychologie, dans l'hubris, se dessine plus nette: c'est la 'satiété' accompagnée d'orgueil qui l'engendre (...) et l'esprit d'imprudence et de vertige — individuel en principe — est l'antithèse de l'intelligence, de la sagesse réfléchie"33.
Le livre de Gernet, dont nous ne donnons ici qu'un aperçu très partiel, date de 1917 et n'a pas toujours été bien accueilli, ni toujours lu, par les hellénistes, qui le trouvaient trop sociologique, mais il a été remis à l'honneur et réédité récemment, avec une introduction nouvelle34. Plusieurs travaux de la fin du siècle se situent donc beaucoup plus par opposition à l'interprétation traditionnelle que dans une confrontation avec le travail de Gernet. Le livre de Fisher, qui domine de loin toute la bibliographie par son ampleur et sa précision, et que j'ai naturellement utilisé aussi dans ma première partie, en est un exemple, bien qu'il fasse une place à part à Gernet.
Les différences entre Fisher et la conception traditionnelle sont fondamentales: il récuse entièrement l'analyse religieuse de la notion d'hubris. C'est en particulier le cas dans son chapitre sur l'Athènes classique, où il passe en revue les exemples attestés d'hubris: actes de violence, actes sexuels interdits, rupture des engagements familiaux, insultes, irrespect des sanctuaires ou des rites, ce sont toujours des comportements visant à humilier. L'explication de ces actes est souvent rapporté à la jeunesse, à l'ivresse, à la richesse. Le type, le modèle de l'hubristès, c'est le fameux Alcibiade d'Athènes, qui ne cherche pas à rivaliser avec les dieux, mais multiplie les comportements insolents ou brutaux dans sa cité. Lorsque Fisher étudie l'époque archaïque, l'histoire et la tragédie, en particulier l'œuvre d'Eschyle, il est cependant moins à l'aise pour séparer les si nombreuses maximes sur la nécessaire modération des désirs humains qu'impose la division entre les hommes et les dieux, et celles qui condamnent l'hubris35.
Les différences entre Fisher et Gernet sont tout aussi fondamentales, et apparaissent dès le plan du livre, qui est l'inverse de l'ordre chronologique: Fisher commence son étude par la définition aristotélicienne de l'hubris, qu'il estime valable pour toutes les périodes, parce qu'elle met en rapport étroit l'hubris et "l'honneur", au sens du "sentiment individuel de l'honneur ou du déshonneur personnels"36, puis il examine l'action pour outrage à Athènes avant de les comparer aux emplois du mot chez Solon, dont il estime qu'ils sont parfaitement compréhensibles à partir de ces deux emplois classiques. Pour lui, donc, il n'y a pas d'évolution notable, ni donc passage d'une notion à l'origine religieuse de l'hubris, ni à la notion d'individu37.
Cette nouvelle vulgate sur la notion d'hubris, scrupuleusement attentive aux emplois du mot, se caractérise par le refus de l'utiliser comme principe général d'analyse (ce point, déjà souligné par Gernet, est convaincant), par le refus presque total de la perspective historique (le fait que nous n'ayons aucun exemple d'accusation publique pour hubris au quatrième siècle devrait pourtant faire réfléchir), enfin par l'effacement, parfois très contestable, du point de vue religieux, et par voie de conséquence de la perspective sociologique ou anthropologique (l'honneur, justement mis au centre de l'analyse, en relève pourtant). Il y a une seule exception que Fisher accepte d'envisager, par rapport à sa définition générale, c'est l'œuvre de Platon, à laquelle je voudrais consacrer les quelques remarques qui suivent. Pour Fisher, l'originalité de Platon apparaît notamment de trois points de vue, celui de la morale sexuelle, celui de la religion et celui de l'âme: "Dans le domaine du plaisir, Platon va beaucoup plus loin dans l'identification entre l'hubris et la complaisance pour les actes sexuels illicites"38, "L'idée que l'hubris puisse être considérée fondamentalement comme une offense très sérieuse à l'encontre des dieux est beaucoup plus prédominante et importante dans le Platon tardif que n'importe où dans la tragédie grecque", "Hubris comme déshonneur et désordre, et comme un aspect prédominant de l'injustice, trouve chez Platon des applications nouvelles à la fois au niveau du cosmos et dans les luttes intestines de l'ego"39.
Je me bornerai ici à une remarque concernant la seconde de ces trois affirmations, à partir de l'une des nombreuses mentions de l'hubris dans les Lois. Les premières paroles, le discours solennel, que l'on devra adresser aux colons, quand ils arriveront dans leur nouveau pays, commencent ainsi:
"Amis, le dieu qui a dans ses mains, suivant l'antique parole, le commencement, la fin et le milieu de tous les êtres, va droit à son but parmi les révolutions de la nature; et il ne cesse d'avoir à sa suite la Justice, qui venge les infractions à la loi divine et à laquelle, modeste et rangé, celui qui veut le bonheur s'attache pour la suivre, tandis que tel autre, gonflé d'orgueil, exalté par la richesse, les honneurs ou encore la beauté physique attachée à la jeunesse et à la folie, enflamme son âme de démesure (μεθ᾽ὕβρεως); à l'en croire, il n'a besoin ni de maître ni de chef d'aucune sorte, mais se sent capable même de conduire autrui; celui-là reste abandonné de Dieu, et, à cause de cet abandon, il s'en adjoint d'autres qui lui ressemblent pour bondir désordonnément et tout bouleverser; beaucoup le prennent pour quelqu'un, mais il ne se passe pas longtemps avant qu'il donne à la Justice une satisfaction d'importance et se ruine de fond en comble avec sa maison et sa cité. (...) Quelle est donc la conduite qui plaît à Dieu et qui lui fait cortège ? Il n'y en a qu'une, un proverbe antique suffit à l'exprimer: au semblable, s'il garde la mesure, le semblable sera un ami, tandis que les êtres démesurés ne le sont ni entre eux ni aux êtres qui ont de la mesure. Or pour nous, la divinité doit être la mesure de toutes choses, au degré suprême, et beaucoup plus, je pense, que ne l'est, prétend-on, l'homme"40.
Platon souligne lui-même l'ancrage de ses propos dans la tradition: il cite une "antique parole", "un proverbe antique", et de fait, l'opposition entre celui qu'on pourrait appeler comme Hésiode l'homme-démesure et celui qui respecte la justice, la description de l'excès d'orgueil, de richesse ou d'honneur qui transforme l'individu en tyran, la certitude de la ruine pour lui et pour tout son environnement, ce sont des aspects qui étaient déjà présents dans la poésie archaïque et classique, dans la tragédie ou chez Hérodote. Cet ensemble est ici explicitement rapproché des maximes faisant l'éloge de la mesure et condamnant ce qui est sans mesure. En même temps, et sur ce point Fisher a raison, l'insistance de Platon sur la nécessité pour échapper à la démesure de suivre la divinité (c'est-à-dire le principe divin, incarné pour le commun des mortels par l'ensemble des dieux), de la prendre pour seule mesure, est nouvelle. Elle aboutit d'un côté à cette vision extraordinaire du démesuré qui est "abandonné de Dieu", m. à m. "vide de Dieu", de l'autre, à celle de l'homme qui s'attache et, selon la fameuse formule, s'assimile à Dieu: "Pour se rendre cher à un tel être, il faut se rendre soi-même, de toutes ses forces, et autant qu'on le peut, devenir tel à son tour; et en vertu de ce principe, celui d'entre nous qui est tempérant sera l'ami de Dieu, car il lui ressemble, mais l'intempérant ou l'injuste lui sont dissemblables et hostiles". Il est clair qu'on est ici tout proche de l'interprétation dite traditionnelle de l'hubris qui est vitupérée par Fisher. Cette interprétation ne naît donc pas de rien, mais, très largement, de Platon. Or Platon la situe explicitement dans la ligne de l'enseignement moral traditionnel, et, ajoutons-le, il a raison de le faire.
De plus, le texte platonicien est l'un de ceux qui ont été le plus cité dans l'antiquité, par des auteurs païens, comme par des auteurs chrétiens. "Peu de passages ont eu pareille fortune dans la tradition indirecte", note E. des Places41. Ce sont les premières lignes qui sont le plus souvent reprises, jusqu'aux mots: "qui venge les infractions à la loi divine". Mais l'ensemble du texte est connu, comme le montrent, entre autres, les citations de Plutarque, de Clément d'Alexandrie, de Stobée et d'Eusèbe. Dans le De Iside Plutarque s'arrête même au mot ὕβρεως, ainsi mis en valeur, pour stigmatiser les rois que leur "démesure" a conduits à se faire appeler "dieux", et qui, ensuite, "convaincus de vanité et d'imposture en même temps que d'impiété et d'atteinte à la loi, 'éphémères, se sont évanouis comme fumée dans l'air'"42. Cet aspect, que laissent de côté tant Gernet que Fisher, et qu'il faudrait approfondir, me semble important pour comprendre l'interprétation que l'on a pu proposer de l'hubris jusqu'à la période contemporaine.
Clément d'Alexandrie, par exemple, en fait l'un des éléments du Protreptique qui doit, au moyen des textes païens de la culture commune, conduire au christianisme: "Quel est le roi de l'univers ? Dieu, la mesure de la vérité des étants. De même que ce qui est mesuré est appréhendé par la mesure, de même, la vérité est mesurée et appréhendée par la pensée de Dieu. Le saint Moïse le dit: 'Il n'y aura pas dans ton sac un poids et un autre poids, un grand et un petit, il n'y aura pas dans ta maison deux mesures, une grande et une petite, mais tu auras un poids véridique et juste', et par 'poids' et 'mesure' et 'nombre de l'univers', il veut dire la divinité; (...) la seule mesure juste, le seul Dieu véritable, toujours égal et identique en tout, mesure et pèse toute chose'" et Clément de citer (partiellement, de 715c7 à 716a3, mais il est clair qu'il le connaît dans son entier) le texte des Lois, juste après le texte biblique du Deutéronome (25,13-15)43. Cette citation à la fois nous renvoie au point de départ de cette étude, avec le jeu sur les deux sens de la mesure, mesure concrète et mesure morale, et à son aboutissement, lorsque la pensée platonicienne de la mesure est réinterprétée à l'appui du monothéisme chrétien.
Ainsi, l'interprétation religieuse, dite, sur le ton de la critique, "traditionnelle", de la "démesure", est encore plus traditionnelle qu'on ne le croit. C'est une tradition qui unit l'époque archaïque à Platon, et Platon aux textes chrétiens. Cette tradition comporte cependant des ruptures. Le texte des Lois en évoque une, que je signale pour conclure. L'homme-démesure, dans les Lois, c'est l'homme qui prétend être "la mesure de toutes choses". Or cette prétention, elle, n'est pas traditionnelle, elle est datée du cinquième siècle avant notre ère, de l'époque de Périclès, elle a un auteur, Protagoras d'Abdère, dont Platon fait le prototype de la sophistique, et cette prétention elle-même est à l'origine d'une longue tradition.
Paul DEMONT - Article paru dans Philologia, Mélanges offerts à Michel Casevitz, éd. par Pascale Brillet-Dubois et Édith Parmentier, Lyon, 2006, p. 347-359