Étude : Le "Séjour des Bienheureux" et le " locus amoenus", Lucien

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Dossier élaboré par :

Cécile Daude

Paulette Garret

Sylvie Pédroaréna

Brigitte Planty

sous la direction de Sylvie David

I. Présentation de l’auteur et situation du texte 

 

1. Lucien, un « barbare » au nom latin :

Lucien est né vers 120 après J.-C., à Samosate, ville située au bord de l’Euphrate dans la province de Commagène dans la Syrie du Nord. Sa langue maternelle est sans doute l’araméen.

Sa famille est modeste et très tôt, le jeune Lucien est mis en apprentissage chez un oncle sculpteur. Mais dès le premier jour, il casse une plaque de marbre, ce qui lui vaut une sévère correction. Alors, à la suite d’un songe qu’il raconte dans l’un de ses écrits (Le Songe, 5-16, où Lucien doit choisir entre la Sculpture, Ἑρμογλυφική, et l’Instruction, Παιδεία), il part en Ionie où se trouvaient de grandes villes où poursuivre des études littéraires, comme Pergame et Éphèse : il veut répondre à ses aspirations précoces pour la culture et la langue grecque qu’il ne parle pas.

Devenu rhéteur et conférencier professionnel, il va parcourir de nombreux pays : la Grèce, l’Italie, la Gaule, l’Égypte… Il sera sans doute avocat à Antioche quelque temps. Ce sera un grand voyageur qui, cependant, vers la quarantaine se fixe à Athènes.

Son œuvre est considérable et très variée, marquée par un certain scepticisme, un goût prononcé pour la moquerie, l’ironie, un esprit critique, tous traits qui l’ont souvent fait comparer à Voltaire. Rabelais, autre grand écrivain satirique, emprunte certains détails ou anecdotes à Lucien ; parmi les lecteurs de ce dernier, on peut citer encore Montaigne.

Lucien est l’un des premiers auteurs de science-fiction, le premier à emmener ses lecteurs et auditeurs dans des voyages intersidéraux, dans la lune, dans le ventre d’une baleine, mais aussi sous terre, aux Enfers, dans le domaine des Bienheureux… Peut-être inspira-t-il Swift (1667-1745) pour ses Voyages de Gulliver et Jules Verne (1828-1905) pour tous ses Voyages extraordinaires. Dans la lignée de Lucien s’inscrit également l’œuvre de Cyrano de Bergerac (1619-1655) intitulée L’Autre Monde avec les deux volets, Les États et Empires de la Lune et Les États et Empires du Soleil.

De l’œuvre de Lucien il nous reste quatre-vingt-cinq ouvrages à son nom, mais de quatre ou cinq on n’est pas absolument sûr de l’authenticité :

  • des jeux de littérateur : comme L’Éloge de la Mouche, Le Jugement des Voyelles ;     
  • des ouvrages romanesques : Histoires vraies, L’Âne ;    
  • des dialogues satiriques : Dialogues des morts, Dialogues des dieux, Les Vies des philosophes à l’encan ;
  • des traités littéraires : Comment il faut écrire l’histoire ;   
  • des traités sur l’art : Sur la danse ;
  • des traités moraux : Apologie pour hôtes à gages ;
  • des pamphlets : Sur la mort de Pérégrinos, Alexandre ou le faux prophète.

Lucien vécut sous le règne de quatre empereurs romains : Hadrien, Antonin le Pieux, Mar Aurèle et Commode. Il eut comme écrivains contemporains, les latins Apulée et Aulu-Gelle, les grecs Arrien, Ptolémée, Galien, Justin.

Vers 171, il occupa un poste important dans l’administration de l’Égypte mais revint à Athènes vers 175 et y mourut vers 180.

 

2. Situation du texte :

Le texte est extrait des Histoires vraies de Lucien, un ouvrage de fiction aux aventures rocambolesques. L’auteur, parlant à la première personne, nous entraîne, tel l’Ulysse d’Homère, sur son bateau, avec son équipage, vers des terres inconnues. Un ouragan particulièrement violent les projette dans l’espace ; ils vont y découvrir, au milieu d’îles suspendues, le royaume de la Lune et celui du Soleil. Enfin redescendus sur la mer, le narrateur, ses compagnons et leur bateau sont engloutis par une baleine gigantesque dans le ventre de laquelle ils séjourneront de longs mois. À la fin, lassés de cette vie sous-marine agitée aux odeurs nauséabondes, ils mettent le feu à la baleine, s’en échappent et reprennent leur navigation sur une mer gelée, découvrent l’île des Fromages, l’île de Liège, et parviennent à une île merveilleuse qui les attire par ses senteurs de fleurs. Ils débarquent, rencontrent des gardiens qui les enchaînent avec des guirlandes de roses et leur apprennent qu’ils sont sur l’île des Bienheureux gouvernée par le Crétois Rhadamante, frère de Minos et juge des morts. Conduits auprès de ce dernier en pleine séance du tribunal, ils assistent à trois jugements. Quand vient leur tour, Rhadamante s’étonne de leur présence alors qu’ils sont vivants sur une terre consacrée aux morts ; les navigateurs racontent leur périple et le juge prononce sa sanction : après leur mort ils devront expliquer leur « curiosité indiscrète ». En attendant, ils séjourneront dans l’île sept mois et partageront la vie des héros.

Ainsi, Lucien pourra décrire les lieux et les habitudes de ces Bienheureux.

De la Terre à la Lune et du Monde d’en haut à Celui d’en bas : quelle équipée !

 

II. Pistes d’étude grammaticale 

 

1. Emplois spécifiques du génitif :

 Outre les emplois habituels du génitif (complément du nom - complément d’objet - complément de lieu), on trouve dans ce texte les emplois suivants :

  • génitif exprimant la matière (§ 11 : βηρύλλου λίθου ᾠκοδομημένοι - § 11 : ποταμὸς μύρου τοῦ καλλίστου - § 13 : ὕδατος μὲν πέντε καὶ ἑξήκοντα καὶ τριακόσιαι, μέλιτος δὲ ἄλλαι τοσαῦται, μύρου δὲ πεντακόσιαι, […], καὶ ποταμοὶ γάλακτος ἑπτὰ  καὶ οἴνου ὀκτώ - § 14 : [δένδρα] τῆς διαυγεστάτης ὑάλου - § 16 : ἡ μὲν γέλωτος, ἡ δὲ ἡδονῆς) ;
  • génitif exprimant la mesure (§ 11 : τὸ πλάτος πήχεων ἑκατὸν βασιλικῶν, βάθος δὲ πέντε) ;
  • génitif exprimant une division du temps (§ 13 : ἑνὸς μηνὸς τοῦ παρ' αὐτοῖς Μινῴου) ;
  • génitif absolu (§ 11 : αὐτομάτων ἡμῖν τῶν στεφάνων περιρρυέντων - § 12 : μηδέπω ἀνατείλαντος ἡλίου - § 14 : ἠρέμα τῶν ἀνέμων ὑποθλιβόντων - § 15 : ἤδη τῆς Ἑλένης αὐτῷ διηλλαγμένης - τῶν ἀνέμων καταρχόντων).

 

2. Emplois de ἄν :

  • expression du potentiel (§ 12 : εἰ γοῦν μὴ ἅψαιτό τις, οὐκ ἂν ἐξελέγξειε εἶναι σῶμα τὸ ὁρώμενον) ;
  • expression de l’éventuel dans une relative (§ 12 : ἐφ' ἧς ἂν ἡλικίας ἔλθῃ) ;
  • expression de l’éventuel ou de la répétition dans une temporelle (§ 14 : ἐπειδὰν οὖν παρίῃ τις ἐς τὸ συμπόσιον - § 15 : ἐπειδὰν δὲ οὗτοι παύσωνται ᾄδοντες - ἐπειδὰν δὲ καὶ οὗτοι ᾄσωσιν).

 

III. Pistes d’étude lexicale 

 

1. Le vocabulaire minéral :

l’or (§ 11 : χρυσῆ) - l’émeraude (§ 11 : σμαράγδινον) - l’ivoire (§ 11 : ἐλεφαντίνη) - la pierre de béryl (§ 11 : βηρύλλου λίθου) - l’améthyste (§ 11 : μονόλιθοι ἀμεθύστινοι).

 

2. Le vocabulaire végétal :

Le cinname (§ 11 : μονόξυλοι κινναμώμινοι - τῷ κινναμώμῳ ἐγκαιόμενοι) - les fleurs (§ 13 : πᾶσι ἄνθεσιν - § 14 : ἐκ τῶν ἀνθῶν - ἀνθολογοῦντα → anthologie) - les arbres cultivés (§ 13 : πᾶσι φυτοῖς ἡμέροις) - les vignes (§ 13 : αἱ ἄμπελοι) - le fruit d’arrière-saison (§ 13 : τὴν ἄλλην ὀπώραν. Cf. § 12 : ὥραν, la saison) - les grenadiers (§ 13 : τὰς ῥοιάς) - les pommiers (§ 13 : τὰς μηλέας) - les épis (§ 13 : οἱ στάχυες) de blé (§ 13 : ἀντὶ πυροῦ) - la prairie (§ 14 : λειμὼν κάλλιστος - ἐκ τῶν πλησίον λειμώνων) - le bois (§ 14 : ὕλη παντοία πυκνή - § 15 : πᾶσα ἡ ὕλη) - les arbres (§ 14 : δένδρα - τῶν δένδρων τούτων) - le fruit (§ 13 : καρποφοροῦσιν - καρποφορεῖν - § 14 : καρπός).

+ les champignons (§ 13 : ὥσπερ μύκητας → mycologie).

 

3. Le vocabulaire ornithologique :

Les rossignols (§ 14 : αἱ ἀηδόνες - § 15 : ἐκ ἀηδόνων) - les oiseaux (§ 14 : τὰ μουσικὰ ὄρνεα → ornithologie) - les cygnes (§ 15 : ἐκ κύκνων) - les hirondelles (§ 15 : ἐκ χελιδόνων).

 

4. Le vocabulaire des nombres :

Sept portes (§ 11 : πύλαι ἑπτά) - cent coudées royales (§ 11 : πήχεων ἑκατὸν βασιλικῶν) - cinq coudées royales (§ 11 : πέντε [πήχεων βασιλικῶν]) - une seule saison (§ 12 : ὥραν μίαν) - un seul vent (§ 12 : εἷς ἄνεμος) - vignes porteuses de douze récoltes (§ 13 : δωδεκάφοροι) - grenadiers, pommiers et arbres fruitiers d’arrière-saison porteurs de treize récoltes (§ 13 : τρισκαιδεκάφορον) - à deux reprises en un seul mois (§ 13 : ἑνὸς μηνός - δίς) - trois cent soixante-cinq sources d’eau (§ 13 : ὕδατος πέντε καὶ ἑξήκοντα καὶ τριακόσιαι [πηγαί]) - cinq cents sources de parfum (§ 13 : μύρου πεντακόσιαι [πηγαί]) - sept fleuves de lait (§ 13 : ποταμοὶ γάλακτος ἑπτά) - huit fleuves de vin (§ 13 : οἴνου ὀκτὼ [ποταμοί]) - un ou même deux de ces vases à boire (§ 14 : ἓν ἢ καὶ δύο τῶν ἐκπωμάτων) - un deuxième chœur (§ 15 : δεύτερος χορός) - deux sources, l’une de rire, l’autre de réjouissance (§ 16 : πηγαὶ δύο).

  

IV. Pistes de commentaire :

La thématique des plantes n’est pas centrale dans le texte ; néanmoins, elles jouent un rôle important en tant que décor : leur présence est indispensable pour la constitution d’un cadre esthétique.

On retrouve les éléments habituels du locus amoenus : les arbres - la prairie - l’eau - les fleurs - les fruits - la brise - le chant des oiseaux.

Ces éléments sont le signe de la vie, ils apportent couleur et gaieté, ce qui contraste avec la grisaille et la tristesse habituellement attachées au monde des Enfers.

 

1. Un monde merveilleux 

A. Splendeur et profusion :

  • des matières luxueuses (§ 11 : or - émeraude - ivoire - pierre de béryl - améthyste - verre - § 14 : verre) ;
  • la couleur pourpre des vêtements des morts (§ 12) ;
  • l'impression de plénitude exprimée par l’emploi répété des adjectifs πᾶς (§ 11, § 13, § 15), παντοῖος (§ 14) et μέγας (§ 11, § 14), par la fréquence des superlatifs (§ 11, § 14) et par l’importance des indications chiffrées.

B. Volupté : 

Les parfums, la musique, le banquet, le rire.

C. Les prodiges de la nature :

Un printemps éternel, éléments qui rappellent l’âge d’or (monde qui ne connaît ni le travail ni l’effort), un service de vin qui se fait tout seul avec des coupes cueillies aux arbres.

 

2. Un monde de l’entre-deux :

A. Entre lumière et ombre :

Un monde éclairé par une pâle lumière (§ 12) : cf. les brumes du pays des Cimmériens dans l’Odyssée (XI, 13-19).

B. Entre vie et mort :

Une nature prolifique dans le monde des morts, des arbres qui donnent aussi bien des fruits que de l’ombre (§ 13).

C. Entre réalité et irréalité :

Description d’une ville évoquant le monde romain (§ 11), nature terrestre, personnages réels héroïsés (§ 15) → monde pas uniquement merveilleux.     

3. Une représentation singulière des Enfers :

A. Importance de l’eau :

Fleuve de parfum (§ 11), rosée chaude (§ 11), sources d’eau, de miel, de myrrhe (§ 13), fleuves de lait et de vin (§ 13 : cf. sol qui ruisselle de lait, de vin, de miel dans Les Bacchantes, v. 143-144), sources de rire et de réjouissance (§ 16) auxquelles les convives s’abreuvent.

→ contraste avec la représentation traditionnelle des Enfers où coulent des fleuves noirs, tristes.

→ scène parodique : c’est aux fleuves des Enfers (dont les noms évoquent les lamentations : le Cocyte, de κωκύω, « se lamenter », le frisson d’horreur : le Styx, de ὁ στύξ στύγος « le froid glacial », le feu : le Pyriphlégéthon, de τὸ πῦρ, πυρός, « le feu » et de φλεγέθων « brûlant », « ardent ») et non à des sources de rire et de réjouissance que s’abreuvent traditionnellement les morts ; en outre, toujours selon la tradition, ils boivent d’ordinaire l’eau du fleuve de l’Oubli (le Léthé, de λανθάνομαι, « oublier » ; cf. Hésiode, Théogonie, v. 226-227 : Léthé, fille d’Éris, la Discorde, et Platon, République, X, 621 a-b).    

B. Description des morts en termes négatifs :

ἀναφεῖς, ἄσαρκοι, ἀσώματοι (§ 12).

C. Présence des poètes et des oiseaux :

Eunomos, Arion, Anacréon, Stésichore (§ 15), rossignols (§ 14 - § 15) et autres oiseaux musiciens (§ 14), cygnes (§ 15), hirondelles (§ 15).

Dans la Nékyia, ce sont des héros de la guerre de Troie que rencontre Ulysse ; ici, le séjour des Bienheureux est un lieu où l’on côtoie les poètes.

V. Prolongements :

A. Textes antiques :

- La description de l’Olympe dans l’Odyssée (VI, v. 42-46).

- La description du jardin merveilleux dans l’Odyssée (VII, v. 114-132).

- La description de l’île des Bienheureux dans la IIeOlympique de Pindare.

- La description de l’île de l’Atlantide dans le Critias de Platon.

 

B. Textes modernes :

- Le poème de Ronsard, « Les Isles Fortunees », publié dans le recueil des Amours, 1553.

- L’évocation du pays d’Eldorado dans Candide de Voltaire.

 

VI. Iconographie :

A. La représentation du locus amoenus.

B. La symbolique de la pomme :

Les pommes d’or du Jardin des Hespérides - la pomme de la discorde dans le Jugement de Pâris - les pommes d’or dans le mythe d’Atalante - la pomme du jardin d’Éden.

Iconographie de la pomme dans les ouvrages de la Bibliothèque municipale de Besançon : voir ci-dessous.

a. Hortus sanitatis (1491, Mainz, Jacob Meydenbach) : Tractatus de herbis

 

ÈVE

Le pommier avec Ève © Bibliothèque municipale de Besançon, Inc. 324, C5v°

 

Pommier

Le pommier © Bibliothèque municipale de Besançon, Inc. 324, D1v°

b. Tractatus medicamentorum simplicium ex regno animali, vegetabili et minerali depromptorum, quorum nomina, descriptiones, virtutes, praeparationes et usus in medicina, descripta et picta, Claude-Nicolas Billerey (1748-1749) :

pommier 2

Malus dulcis © Bibliothèque municipale de Besançon, Ms 470-471, Tomus primus, f. 66

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