Dionysos au ventre Note sur le châtiment du vin dans Le Cyclope d’Euripide

Notes

  1. Alcée, fr. 333 LP (texte discuté ; nous citons ici la version des manuscrits, donnée par Lobel). Tanja Itgenshorst propose de traduire littéralement : « car le vin sert aux hommes comme instrument pour voir au travers » [= pour apercevoir la vérité]. Sur tout ceci, voir son article : " « Maintenant, que chacun s’enivre et boive par force ! » Consommation de vin et transgression comme pratique sociale à l’époque archaïque » ", Pallas, 97 / 2015, pp. 69-95.
  2. Euripide : Théâtre complet, t. I, traductions de Laurence Villard, Claire Nancy et Christine Mauduit, avec la collaboration de Monique Trédé (Paris, Flammarion, coll. GF, 2000).
  3. Euripide : Cyclops. Alcestis. Medea, éd. et trad. David Kovacs, Harvard University Press (coll. Loeb), 1994.
  4. Maria Daraki : « ΟΙΝΟΨ ΠΟΝΤΟΣ. La mer dionysiaque », Revue de l'histoire des religions, 199, 1, 1982, p.7. Une page plus haut, l'autrice rappelle que Dionysos « est, avant tout, le dieu-au-bateau. Porter un dieu sur un bateau est, en Grèce, une exception réservée à lui seul. Ainsi portait-on, à Athènes, la statue de Dionysos sur un bateau à roues, en pleine ville ».

L'ivresse et le théâtre célèbrent un même dieu. Le sentiment grec de la μέθυσις, dérèglement réglé, d'une inquiétante étrangeté, se place sous le signe du mélange des contraires. Alcée chantait déjà les liens étroits du vin et de la vérité. Oἶνος γὰρ ἀνθρώποις δίοπτρον : « car le vin ouvre sur (ou pour) les hommes une fenêtre »1. La vérité du vin est celle d'un bouleversement : perçant les murs, démasquant les identités, sa révélation n'advient qu'au risque d'une renversante aliénation. Tous ces caractères se retrouvent dans le théâtre grec. Comme l'ivresse, il est subversion suspendue de l'ordre quotidien, exploration contrôlée d'un excès donnant sur une vérité inaccessible par d'autres voies, surgissement d'un autre et d'un ailleurs porteurs d'une expérience aussi dangereuse que nécessaire, mise à l'épreuve et interrogation où se conjoignent l'intime et le plus étranger. L'ivresse est spectaculaire comme le théâtre est vertigineux, et Dionysos règne sur ces domaines.

Euripide le manifeste avec un éclat incomparable. Dans Les Bacchantes, le dieu lui-même (?) se donne à voir et se nomme dès le prologue, puis assume sous nos yeux une autre identité sans pourtant se dépouiller tout à fait de la première avant de faire vaciller, puis détruire celle de Penthée. Dans Le Cyclope, les mêmes pouvoirs sont mis en scène sous forme moins immédiatement visible, mais si le dieu ne se présente plus en personne (?), son intervention dans le cours de l'intrigue n'en est pas moins stupéfiante. Dans un cas comme dans l'autre, un cosmos est bouleversé : l'ordre civique de Penthée, pastoral de Polyphème, est ravagé par une force qui le conteste de l'intérieur. Le jeune souverain de Thèbes se rebelle ouvertement contre le dieu qui s'est manifesté à lui ; le défi que lance Polyphème ne vise pas nommément Dionysos, mais comme nous allons le voir en commentant de plus près quelques passages cruciaux du drame, c'est bien le dieu de l'ivresse qui se charge de le châtier.

Le sujet du Cyclope est tiré de l'un des plus célèbres épisodes de l'Odyssée. Au chant IX, Ulysse et douze de ses hommes se sont imprudemment attardés dans une grotte qui paraît habitée. Lorsque Polyphème revient au logis, le héros, malgré son effroi, l'invite à leur faire bon accueil en respectant les dieux, au premier rang desquels Zeus ξένιος, protecteur des étrangers (Zeus est aussi ἱκέσιος, patron des suppliants ; cette dernière épiclèse ne figure pas explicitement dans le texte, mais Ulysse n'a pas besoin de la prononcer : en 266-267, il a clairement marqué que sa demande était une supplique, et il revient sur ce point en 270). La réponse du Cyclope ne se fait pas attendre (IX, 273 ss., trad. Bérard très légèrement modifiée) :

 

     νήπιός εἰς, ὦ ξεῖν᾽, ἢ τηλόθεν εἰλήλουθας,

     Tu fais l'enfant, mon hôte ! Ou tu nous viens de loin !

     ὅς με θεοὺς κέλεαι ἢ δειδίμεν ἢ ἀλέασθαι·

     Tu veux que, moi, je craigne et respecte les dieux !  

     275 οὐ γὰρ Κύκλωπες Διὸς αἰγιόχου ἀλέγουσιν

      Sache que les Yeux Ronds n'ont à se soucier ni du Zeus à l'égide

      οὐδὲ θεῶν μακάρων, ἐπεὶ ἦ πολὺ φέρτεροί εἰμεν·

      ni des dieux fortunés : nous sommes les plus forts.

      οὐδ᾽ ἂν ἐγὼ Διὸς ἔχθος ἀλευάμενος πεφιδοίμην

      Non ! Sans aucun égard pour la haine de Zeus, je ne t'épargnerai,

      οὔτε σεῦ οὔθ᾽ ἑτάρων, εἰ μὴ θυμός με κελεύοι.

     toi et tes compagnons, que s'il plaît à mon coeur...

 

Avant d'examiner comment Euripide développe cette réponse, rappelons son contexte. Au premier épisode de la version dramatique de l'incident, Ulysse débarque dans l’île du Cyclope en espérant se procurer des provisions, qu'il est prêt à payer en nature ou en numéraire. Pour sa part, le vieux Silène, à la tête d'un chœur de Satyres échoués en Sicile et contraints de servir Polyphème, troquerait volontiers quelques moutons contre une coupe de vin (l'or est une forme de paiement trop peu concrète pour lui). C'est alors que surgit le Cyclope. Silène, effrayé, accuse Ulysse devant son maître d'avoir tenté de piller la grotte en son absence. Sans autre forme de procès, Polyphème ordonne aussitôt qu'on fasse bouillir ou rôtir les intrus pour son repas. Ulysse plaide en vain sa cause et celle de ses hommes. Sa défense se conclut sur une tirade (286-312) qui développe deux arguments majeurs de longueur sensiblement égale. Le premier (286-299) : Ulysse et ses hommes sont déjà liés au Cyclope par φιλία (cf. φίλους, 288), puisqu'en venant à bout de Troie, ils ont préservé de la destruction les sanctuaires de son père Poséidon (le héros sous-entend, sans se soucier de l'anachronisme, que si les Troyens l'avaient emporté, ils n'auraient pas manqué d'envahir la Grèce et d'en profaner les temples, à l'instar des Perses lors des guerres médiques). Le second (300-312) : quand bien même Polyphème resterait insensible à cette φιλία, il doit du moins respecter la coutume (ou la loi : νόμος, 299) qui impose de respecter l'étranger (cf. les dons d'hospitalité, ξένια, du v. 301). « Allons, crois-moi, Cyclope/ », conclut le fils de Laërte, « renonce au vorace appétit de ta mâchoire, et préfère/ la piété à l'impiété. Car, souvent,/ un gain infâme se paie par un châtiment » (309-312, trad. Christine Mauduit2). Voici à présent la réplique de Polyphème (316-346) :

ὁ πλοῦτος, ἀνθρωπίσκε, τοῖς σοφοῖς θεός,

La richesse, mon petit bonhomme, voilà le dieu des sages ;

τὰ δ᾽ ἄλλα κόμποι καὶ λόγων εὐμορφία.

le reste, c'est du bruit pour rien, belles paroles !

ἄκρας δ᾽ ἐναλίας αἷς καθίδρυται πατὴρ

Ces caps marins où réside mon père,

χαίρειν κελεύω· τί τάδε προυστήσω λόγῳ;

je leur souhaite bien le bonjour ! Pourquoi t'être abrité derrière de tels propos ?

320 Ζηνὸς δ᾽ ἐγὼ κεραυνὸν οὐ φρίσσω, ξένε,

Quant à la foudre de Zeus, elle ne me fait pas trembler, étranger,

οὐδ᾽ οἶδ᾽ ὅ τι Ζεύς ἐστ᾽ ἐμοῦ κρείσσων θεός.

et j'ignore en quoi Zeus est un dieu plus puissant que moi.

οὔ μοι μέλει τὸ λοιπόν· ὡς δ᾽ οὔ μοι μέλει

Le reste, je m'en moque. Et à quel point je m'en moque,

ἄκουσον· ὅταν ἄνωθεν ὄμβρον ἐκχέῃ,

écoute. Quand de là-haut il déverse la pluie,

ἐν τῇδε πέτρᾳ στέγν᾽ ἔχων σκηνώματα,

je trouve dans cette caverne un toit où m'abriter ;

325 ἢ μόσχον ὀπτὸν ἤ τι θήρειον δάκος

je m'y repais d'un veau rôti ou d'un gibier sauvage,

δαινύμενος ἑστιῶ τι γαστέρ᾽ ὑπτίαν,

j'arrose copieusement mon ventre, couché sur le dos,

εἶτ᾽ ἐκπιὼν γάλακτος ἀμφορέα πλέων

d'une amphore de lait que je vide d'un coup,

κρούω, Διὸς βρονταῖσιν εἰς ἔριν κτυπῶν.

et je joue... de la tunique, en la faisant gronder pour rivaliser avec le tonnerre de Zeus.

ὅταν δὲ βορέας χιόνα Θρῄκιος χέῃ,

Et quand le Borée de Thrace nous verse la neige,

330 δοραῖσι θηρῶν σῶμα περιβαλὼν ἐμὸν

je m'emmitoufle dans des peaux de bêtes,

καὶ πῦρ ἀναίθων, χιόνος οὐδέν μοι μέλει.

et j'allume un feu ; la neige, je m'en moque bien !

ἡ γῆ δ᾽ ἀνάγκῃ, κἂν θέλῃ κἂν μὴ θέλῃ,

La terre, qu'elle le veuille ou non, est bien forcée

τίκτουσα ποίαν τἀμὰ πιαίνει βοτά.

de faire pousser l'herbe qui engraisse mes bêtes.

ἁγὼ οὔτινι θύω πλὴν ἐμοί, θεοῖσι δ᾽ οὔ,

Et celles-là, je ne les sacrifie à nul autre que moi-même – pas aux dieux ! –

335 καὶ τῇ μεγίστῃ, γαστρὶ τῇδε, δαιμόνων.

et à la plus grande des divinités, le ventre que voici.

ὡς τοὐμπιεῖν γε καὶ φαγεῖν τοὐφ᾽ ἡμέραν,

Car boire et manger au jour le jour,

Ζεὺς οὗτος ἀνθρώποισι τοῖσι σώφροσιν,

voilà ce qu'est Zeus pour les gens sensés,

λυπεῖν δὲ μηδὲν αὑτόν. οἳ δὲ τοὺς νόμους

et ne se faire aucun chagrin. Quant à ceux qui ont établi

ἔθεντο ποικίλλοντες ἀνθρώπων βίον,

les lois, pour enjoliver la vie humaine,

340 κλαίειν ἄνωγα· τὴν <δ᾽> ἐμὴν ψυχὴν ἐγὼ

qu'ils aillent au diable ! Moi, pour ma part,

οὐ παύσομαι δρῶν εὖ, κατεσθίων γε σέ.

je ne vais pas renoncer à me faire du bien, et je vais te dévorer, toi !

ξένια δὲ λήψῃ τοιάδ᾽, ὡς ἄμεμπτος ὦ,

Comme présents d'hospitalité – pour qu'on n'ait rien à me reprocher – tu recevras

πῦρ καὶ πατρῷον ἅλα λέβητά θ᾽, ὃς ζέσας

du feu, et ce chaudron de bronze, hérité de mon père, qui, quand l'eau y bouillira,

σὴν σάρκα δυσφάρωτον ἀμφέξει καλῶς.

enveloppera joliment tes chairs déchiquetées.

345 ἀλλ᾽ ἕρπετ᾽ εἴσω, τοῦ κατ᾽ αὔλιον θεοῦ

Mais entrez donc, et en l'honneur du dieu qui a ici son gîte,

ἵν᾽ ἀμφὶ βωμὸν στάντες εὐωχῆτέ με.

debout autour de l'autel, régalez-moi !

Comme on voit, le Cyclope d'Euripide est six fois plus prolixe que celui d'Homère. Le Polyphème épique consacre à l'affirmation de son impiété massive les six premiers vers de sa réponse (les deux derniers, non cités ici, invitent Ulysse à localiser son mouillage, ce que le rusé voyageur se garde évidemment de faire), et attribue à la naïveté quasiment puérile de son interlocuteur (le νήπιος étant l'enfant qui ne sait pas encore parler), ou à sa méconnaissance des usages locaux, l'importance qu'il paraît accorder à Zeus : lui sait bien que les Cyclopes sont « plus forts » (φέρτεροι) que les « dieux bienheureux », sans préciser les motifs de son assurance.

L'indifférence de son avatar scénique à l'égard de Zeus est plus agressivement insistante (le maître de l'Olympe est nommé quatre fois) et longuement motivée. Le mouvement de la tirade est d'ailleurs assez clair. A Ulysse alléguant la φιλία et la ξενἰα, le Cyclope peut répondre d'un seul mot : πλοῦτος. La première était explicitement associée à Poséidon, la seconde l'était à Zeus, dont le fils de Laërte n'a pas même besoin de prononcer le nom ; mais ces deux dieux-là, trop lointains, ne sont pas de force à se mesurer à la divine Richesse. La distance qui sépare le séjour sicilien du Cyclope des autres résidences divines, où qu'elles soient, prend en effet ici une valeur explicative plus nette que dans l'épopée. D'entrée de jeu, le Polyphème dramatique joue de cette distance pour écarter le premier argument d'Ulysse, glissant de Poséidon à Zeus sans consacrer plus de deux courtes phrases (318-319) à l'appel du Grec à la φιλία. Le Ténare, à la pointe sud de la Laconie, ou le Sounion, qui termine l'Attique, invoqués par Ulysse aux 292-293, sont beaucoup trop éloignés de la Grande-Grèce pour que Polyphème s'en soucie. Quant au maître de l'Olympe armé de son foudre, il n'est pas mieux traité que le seigneur des flots. Selon le Cyclope, Zeus réside au Ciel mais ne prend plus guère la peine d'en descendre ; ses seules manifestations ici-bas sont d'ordre climatique, et le feu céleste n'est plus qu'un météore parmi d'autres, simple élément d'une liste où figurent également la pluie et la neige – et si d'ailleurs la première est encore du ressort de Zeus, la seconde est sous-traitée, en quelque sorte, au dieu Borée, venu de sa lointaine Thrace. Air, foudre ou vent du ciel ne sont que des intempéries contre lesquelles il suffit de rester à couvert ou d'allumer un feu, et le tonnerre, une sorte de flatulence avec laquelle il est trop facile de rivaliser – beaucoup de bruit pour rien. Voilà pour la mauvaise saison. Quant à la belle, elle ne peut refuser ses dons : la fertilité des sols ou la fécondité des troupeaux étant elles aussi des phénomènes naturels, la terre (ou plutôt la Terre, si γῆ, personnifiée, doit ici s'écrire avec une majuscule) est contrainte, telle une esclave, de servir le Cyclope. Nulle reconnaissance ne lui est due, non plus qu'aux autres puissances élémentaires. Elle est aussi peu à craindre ou à respecter que la mer ou le ciel ; le feu, instrument d'Héphaïstos, n'est qu'une commodité dont le Cyclope dispose à sa guise, et le nom du dieu voisin, dont les forges sont situées au cœur de l'Etna tout proche, n'est pas seulement prononcé. Quant au royaume d'Hadès, il n'a pas plus à être mentionné que s'il n'existait pas. Il est vrai que Polyphème est immortel : les enfers, c'est pour les autres. Pas de place pour l'au-delà dans le monde du Cyclope, comme si la mort n'était qu'une forme superlative de la distance.

Ayant ainsi procédé par élimination et naturalisation progressives, voici le fils de Poséidon parvenu au seul être divin méritant qu'il lui rende un culte : lui-même, au centre de son monde – et plus central encore, son propre ventre. Boire et manger, jour après jour, voilà le vrai Zeus, la véritable sagesse – pas de divinité plus haute pour les hommes de bon sens. Toute autre loi ou coutume (νόμους, 338 ; Polyphème reprend ici au pluriel, donnant ainsi à sa réplique une portée tout à fait générale, le νόμος invoqué par Ulysse au v. 299) n'est que subtilité décorative, vaine broderie verbale (κόμποι καὶ λόγων εὐμορφία, 317 ; ποικίλλοντες, 339) qui ne concerne, pour le coup, que l'existence des hommes (ἀνθρώπων βίον, 330) – et justement, Polyphème n'en est pas un. A moins qu'Euripide, non sans malice, n'ait voulu donner à entendre que le Cyclope, emporté par sa propre verve, avait fini par perdre de vue sa propre divinité ?... Quoi qu'il en soit, tel est le bon usage de la richesse : sacrifice bien ordonné commence et finit par soi-même. Si le Cyclope ne pousse pas l'impiété jusqu'à l'athéisme, le peu de religion qu'il observe ne profite qu'à lui. Autarcie et auto-idolâtrie sont chez lui solidaires. Il ne vénère qu'un seul dieu, dont l'identité varie en cours de tirade : d'abord la richesse, ὁ πλοῦτος (ou Richesse, qu'il faudrait pouvoir personnifier au masculin, si Πλοῦτος, au v. 316, devait être conçu comme ayant forme humaine, ainsi que dans la comédie d'Aristophane) ; puis son propre ventre, qualifié de δαἰμων (335) ; enfin, au vers suivant, l'activité du « boire » et du « manger au jour le jour » qui réduit le divin à l'existence intermittente de ce qu'Épicure appellera un siècle plus tard les « plaisirs cinétiques ». Il est donc tout à fait logique qu'Ulysse et ses compagnons servent d'offrandes sur l'autel perverti de cette étrange brute pastorale, qui du fond de sa solitude sait si bien combiner à son propre usage les enseignements les plus avant-gardistes des sophistes et des physiologues et faire d'un Polyphème, avec une ironie sauvage, la mesure de toutes choses.

Insulaire autarcique, Polyphème refuse de prendre place dans un cosmos tissé par les liens du partage, de l'échange et de la solidarité. Ζεῦς ξένιος (invoqué en vain par Ulysse au v. 354) lui est parfaitement étranger, et Zeus οὐράνιος ne lui fait littéralement ni chaud ni froid. Un monde spatialement stable, entièrement organisé autour de soi-même comme centre, et au centre de ce soi-même, son propre estomac : telle est sa foi et son hybris. C'est donc en ce centre qu'il sera frappé. Son châtiment ne s'abattra pas d'un Olympe lointain, mais surgira du plus profond de ses entrailles. Et l'instrument de sa perte sera cet aliment qui, pour un Grec, ne se conçoit que partagé avec ses hôtes, au cours de cette cérémonie de « beuverie en commun » (συμπόσιον) qu'est le banquet.

Quelques instants plus tard, le Cyclope ressort de sa grotte pour chanter lui-même une strophe du deuxième stasimon. Ulysse nous a appris, au cours de l'épisode précédent, que deux de ses camarades ont été dévorés, et que lui-même, malgré son horreur, a servi d'échanson au « mangeur d'hôtes » (610). Polyphème est donc ivre à son retour en scène, tandis que les Satyres entonnent ironiquement des « chants de fête » susceptibles de « dégrossir […] le grossier personnage » (κώμοις παιδεύσωμεν τὸν ἀπαίδευτον, 492-493) :

Strophe 1 (le Choeur)

495 μάκαρ ὅστις εὐιάζει

Bienheureux, qui crie évohé !

βοτρύων φίλαισι πηγαῖς

sous l'effet des grappes aux sources chéries,

ἐπὶ κῶμον ἐκπετασθεὶς

qui s'épanouit à la fête

φίλον ἄνδρ᾽ ὑπαγκαλίζων

en serrant son ami dans ses bras,

ἐπὶ δεμνίοισί τ᾽ ἄνθος

tandis que sur sa couche, s'offre la fleur

500 χλιδανᾶς ἔχων ἑταίρας,

d'une lascive courtisane ;

μυρόχριστον λιπαρὸς βό-

les cheveux brillants de parfum, il s'écrie :

στρυχον, αὐδᾷ δέ· Θύραν τίς οἴξει μοι;

“Qui m'ouvrira la porte ?”

 

Strophe 2 (le Cylope)

παπαπαῖ· πλέως μὲν οἴνου,

Oh ! Oh ! je suis plein de vin,

γάνυμαι <δὲ> δαιτὸς ἥβᾳ,

et je brille après ce plantureux festin,

505 σκάφος ὁλκὰς ὣς γεμισθεὶς

chargé comme la coque d’un navire marchand,

ποτὶ σέλμα γαστρὸς ἄκρας.

jusqu’au pont supérieur de mon ventre !

ὑπάγει μ᾽ ὁ φόρτος εὔφρων

Elle m’entraîne, l’aimable cargaison,

ἐπὶ κῶμον ἦρος ὥραις

À partir pour la fête, en cette saison printanière,

ἐπὶ Κύκλωπας ἀδελφούς.

chez les Cyclopes, mes frères.

510 φέρε μοι, ξεῖνε, φέρ᾽, ἀσκὸν ἔνδος μοι.

Allons, mon hôte, allons, cède-moi l’outre.

 

Strophe 3 (le Chœur)

καλὸν ὄμμασιν δεδορκὼς

Lançant de beaux regards,
καλὸς ἐκπερᾷ μελάθρων

dans toute sa beauté, il sort de sa demeure,
<...> φιλεῖ τίς ἡμᾶς;

<...> qui nous aime ?
λύχνα δ᾽ ἀμμένειν ἔασον·

Les torches brûlent pour toi ; elle n'attend que
515 †χρόα χὡς† τέρεινα νύμφα

ta peau, ta tendre fiancée,
δροσερῶν ἔσωθεν ἄντρων.

à l'intérieur de l'antre humide de rosée.
στεφάνων δ᾽ οὐ μία χροιὰ

Et elles ont plus d'une couleur, les couronnes
περὶ σὸν κρᾶτα τάχ᾽ ἐξομιλήσει.

qui, bientôt, viendront épouser les contours de ta tête !

 

Le Cyclope se croyait bien loin de Poséidon, soustrait à tout circuit d'échange. De son propre aveu, lui qui ne jurait que par son autarcie est à présent métamorphosé en « navire marchand » qui tangue et roule, « chargé […] jusqu'au pont supérieur de [s]on ventre !  » (505-506). L'image, si c'en est une, était préparée dès le v. 362 du premier stasimon : le chœur y décrivait Polyphème dévorant les chairs de ses victimes et chargeant « seul, pour [lui] seul, la coque du navire ». Elle est reprise et infléchie dans la première strophe du présent passage, quand les Satyres célèbrent le bonheur de celui « qui s'épanouit à la fête » : le verbe ἐκπετάννυμι, « déployer », s'emploie précisément pour la voilure, ce qui permet à David Kovacs, dans sa version du v. 497, de jouer des ressources de l'anglais pour proposer que le jus de la treille met du « vent dans les voiles » de Polyphème (the wind in his sails).3

Ce cargo qu'est devenu le Cyclope est paradoxal à plus d'un titre. Pareil au vaisseau-char qui traverse Athènes au second jour des Anthestéries, il vogue sur la terre ferme ; ce n'est pas une brise qui gonfle ses voiles, mais un liquide, les « sources des grappes » (βοτρύων φίλαισι πηγαῖς, 496) ; il est entraîné par son « aimable cargaison » plus qu'il ne l'entraîne (507), ce qui n'a rien de surprenant puisque cette cargaison n'est autre que Dionysos, celui qui « transporte la terre sur la mer et la mer sur la terre »4.

Ce bateau ivre, il va pourtant falloir éviter qu'il ne prenne le large. Si Polyphème sort de sa grotte, c'est en effet en vue de partir « pour la fête », ἐπὶ κῶμον. Ulysse l'avait prévu dès le v. 445, les Satyres le rappellent au v. 497, le Cyclope le confirme dans les mêmes termes au v. 508. L'accusatif marque suffisamment que le κῶμος en question est la destination qu'il s'assigne. Or ce κῶμος est un cortège, celui des κωμασταί, des joyeux fêtards qui vont de maison en maison, comme Alcibiade dans Le Banquet, propager bruyamment les joies de leur dieu, κωμαστὴς Διόνυσος (Aristophane, Nuées, 606). Telle est bien l'intention de Polyphème, qui compte se rendre « chez les Cyclopes, [s]es frères » (509) et partager avec eux le cadeau d'Ulysse. Sous l'effet de l'ivresse, l'égoïste qui rendait un culte exclusif à son propre ventre s'est en effet mué en généreux convive qui brûle de trinquer avec ses congénères – tant Dionysos est habile à transformer, s'il le désire, tout être en son contraire. Or si Polyphème poursuit sa route, tout est perdu : s'il échappe à son isolement, ni les Grecs ni les Satyres ne pourront le faire tomber dans le piège qu'Ulysse lui a préparé. Les choristes, qui s'aperçoivent un peu tard que leur première strophe l'encourageait trop à faire voile vers ce malencontreux κῶμος, tentent alors de faire marche arrière en engageant leur maître à revenir sur ses pas (514-516). Toute la tension de la trentaine de vers qui suit tient aux efforts pour empêcher le Cyclope de quitter la scène. Euripide, en bon dramaturge, possède l'art de transformer l'occupation de l'espace visible en un enjeu dramatique à part entière. Il faudra toute la ruse et le talent de persuasion d'Ulysse, secondé in extremis par Silène, pour que Polyphème renonce à faire ses visites (le verbe μένειν revient quatre fois entre 530 et 539) et se laisse tomber sur « l'épais tapis de ce gazon en fleurs » (541), comme si la Terre voulait discrètement prendre sa part de la vengeance qui se prépare. Comment donc Ulysse s'y prend-il pour retenir le Cyclope devant sa grotte ? Le plus simple est de faire intervenir Dionysos, en théorie et en pratique. Polyphème lui-même y engage, lui qui vient d'appeler son « hôte » à lui céder « l'outre » (510). Le troisième épisode, qui fait immédiatement suite à l'extrait précédent, s'ouvre sur le dialogue que voici entre Ulysse et le monstre :


Κύκλωψ, ἄκουσον· ὡς ἐγὼ τοῦ Βακχίου

- Cyclope, écoute ! J’ai une longue pratique

520 τούτου τρίβων εἴμ᾽, ὃν πιεῖν ἔδωκά σοι.

de ce Bacchos, que je t’ai donné à boire.


ὁ Βάκχιος δὲ τίς; θεὸς νομίζεται;

- Ce Bacchos, qui c’est ? le tient-on pour un dieu ?

 

μέγιστος ἀνθρώποισιν ἐς τέρψιν βίου.

- Oui, le plus puissant pour donner du charme à la vie humaine.


ἐρυγγάνω γοῦν αὐτὸν ἡδέως ἐγώ.

- En tout cas, je le rote avec bien du plaisir.


τοιόσδ᾽ ὁ δαίμων· οὐδένα βλάπτει βροτῶν.

- Tel est ce dieu : il ne nuit à aucun mortel.


525 θεὸς δ᾽ ἐν ἀσκῷ πῶς γέγηθ᾽ οἴκους ἔχων;

- Mais un dieu, comment peut-il se plaire à loger dans une outre ?


ὅπου τιθῇ τις, ἐνθάδ᾽ ἐστὶν εὐπετής.

- Où qu’on le mette, il est à son aise.


οὐ τοὺς θεοὺς χρῆν σῶμ᾽ ἔχειν ἐν δέρμασιν.

- Aux dieux, il ne sied pas d’avoir le corps pris dans des peaux !


τί δ᾽, εἴ σε τέρπει γ᾽; ἢ τὸ δέρμα σοι πικρόν;

- Qu’importe, s’il sait te charmer ! Mais peut-être trouves-tu la peau amère ?


μισῶ τὸν ἀσκόν· τὸ δὲ ποτὸν φιλῶ τόδε.

- J’exècre l’outre. Mais cette boisson-là, je l’aime.


530 μένων νυν αὐτοῦ πῖνε κεὐθύμει, Κύκλωψ.

- Reste donc ici, bois, et prends du bon temps, Cyclope.

 

Le Cyclope avait refusé tout partage, tout commerce : Dionysos même s'est mêlé à lui. Ce Bacchos dont il ignorait jusqu'au nom, et dont il subodore le caractère divin (521) sans pour autant penser à l'identifier avec un Dionysos dont il a pourtant entendu parler (cf. 204), voici qu'il l'a absorbé, qu’il s'en est laissé imprégner, déjà ivre avant même d'être ressorti de sa caverne (cf. μεθύων, 488). Lui qui avait refusé d'engloutir ses esclaves de crainte qu'en « bondissant au milieu du ventre », ils ne le fassent « périr sous [leurs] cabrioles » (220-221), vient d'avaler un dieu qu'il « rote avec bien du plaisir » (523) sans se douter que ce Bacchos est plus vif que ses Satyres, et autrement indigeste.

En principe, le vin antique ne se boit pas pur, mais coupé d'eau dans un cratère (son nom grec contemporain, κρασί, porte aujourd'hui encore le souvenir d'un tel mélange). Sa consommation ouvre à un état où jeu et sérieux, mesure et démesure, contrôle de soi et abandon, voire plaisir et malaise se combinent, se confondent parfois de façon troublante. Polyphème boit-il son vin comme le veut la coutume ? Il semblerait que non. En coulisse, Ulysse lui a déjà servi plusieurs coupes d'un liquide apparemment non dilué (cf. 411-424). Et en scène, lorsque Silène veut boire à son tour et se demande « comment donc est le mélange » (πῶς οὖν κέκραται, 557), la réaction de son maître est immédiate : « Tu vas le gâter. Donne-le comme ça » (ἀπολεῖς· δὸς οὕτως). Mais de quelque façon que l'on interprète ces passages, il est au moins certain que Polyphème tire de ses rasades une « volupté » qu'il dit lui-même « sans mélange » (ἄκρατος ἡ χάρις, 577), sans paraître songer, en qualifiant ainsi la grâce charmante ou la joie du vin pur, aux connotations plus inquiétantes du terme qu'il emploie. Car un être ou un sentiment ἄκρατος, dans sa pureté sans modération, peut être déchaîné, d'une violence que plus rien ne tempère ; il n'est donc pas surprenant qu'à partir du IVème siècle, le substantif abstrait correspondant, ἀκρασία (opposé à εὐκρασία), finisse par être confondu avec ἀκράτεια et serve à désigner ce « manque de maîtrise de soi » (l'absence d' ἐγκράτεια) que les Latins nommeront intemperantia.

A vrai dire, Polyphème pressent tout de même que ce dieu potable a quelque chose de bizarre. Il échappe aux catégories ordinaires de la divinité. Si Zeus et Poséidon, comme on l'a vu, se laissent localiser clairement, bien qu'à bonne distance, ce Bacchos, lui, se manifeste sous l'œil du Cyclope, bien que de façon incompréhensible (« un dieu, comment peut-il se plaire à loger dans une outre ? », 525), voire un peu scandaleuse (« Aux dieux, il ne sied pas d'avoir le corps pris dans des peaux ! », 527). Propos d'ivrogne, avec une pointe d'obscurité. Polyphème ne se rend pas compte qu'il a d'abord considéré l'outre comme un logis ou une demeure divine (θεὸς δ᾽ ἐν ἀσκῷ πῶς γέγηθ᾽ οἴκους ἔχων; littéralement : « un dieu dans une outre, comment peut-il se réjouir d'y avoir une résidence ? »), et qu'il en parle à présent comme du lieu où le divin possède un corps (οὐ τοὺς θεοὺς χρῆν σῶμ᾽ ἔχειν ἐν δέρμασιν, littéralement : « il ne faudrait pas que les dieux aient un corps dans des peaux »), sans que l'on sache s'il s'irrite de voir un dieu se choisir un abri si indigne, ou s'il exprime plutôt l'étrange regret que les dieux mêmes ne puissent échapper à la corporéité. Quoi qu'il en soit, l'outre semble bien finir par être envisagée ici comme le corps où situer Bacchos, ou qui en tient lieu. Il est d'ailleurs possible que l'accessoire fournisse l'occasion d'un jeu scénique : si Polyphème touche ou enlace l'outre qu'il réclamait depuis le v. 510, on comprend mieux pourquoi Ulysse, au v. 528, lui demande s'il trouve « la peau amère » (πικρόν, « amer », « piquant » ou « rude », peut qualifier une perception gustative, mais aussi tactile) et pourquoi le Cyclope lui répond « J'exècre l'outre (μισῶ τὸν ἀσκόν)­. Mais cette boisson-là, je l'aime (τὸ δὲ ποτὸν φιλῶ τόδε) » : le choix du démonstratif τόδε permet de supposer que le vin est passé des mains d'Ulysse à celles du Cyclope, et le verbe φιλῶ, « j'aime », se laisse aussi traduire par « j'embrasse » dans un tel contexte, comme le confirme plus loin un court échange avec Silène (552-555 : cf. aussi 172-173).

Où donc, en fin de compte, est ce Bacchos ? Dans son aliénation croissante, Polyphème perd la question de vue. Il est vrai qu’il ne connaît pas cet étrange étranger impossible à localiser sur la carte de son cosmos personnel, « ce dieu à part », à l'aise où qu'il se trouve (526), « qui semble avoir échappé à la répartition en quelque sorte « euclidienne » des territoires divins qui caractérise le « règne de Zeus » » (Maria Daraki, art. cité, p. 22). Sinon, il aurait pu s'interroger sur ce fait troublant que la divinité n'est plus seulement dans l'outre, et que lui-même est devenu le sac à vin ou la peau qui contient sa puissance – ou pour mieux dire, qui est occupé par elle : le voici désormais ἔνθεος au sens le plus littéral du terme, possédé par un être qui se trouve à la fois au-dehors et au-dedans de son corps. À la fois imprégné et immergé. Un pas de plus, et le Cyclope sera à son tour soustrait à la spatialité ordinaire – hors de lui-même :

 

Κύκλωψ (le Cyclope)
ἰοὺ ἰού·

- Hourra !
ὡς ἐξένευσα μόγις· ἄκρατος ἡ χάρις.

Quel mal j’ai eu à émerger ! Volupté sans mélange !
ὁ δ᾽ οὐρανός μοι συμμεμιγμένος δοκεῖ

Je crois voir le ciel qui , confondu
τῇ γῇ φέρεσθαι, τοῦ Διός τε τὸν θρόνον

avec la terre, s’en va à la dérive ; je contemple le trône de Zeus,
580 λεύσσω τὸ πᾶν τε δαιμόνων ἁγνὸν σέβας.

et toute la sainte majesté des dieux.
οὐκ ἂν φιλήσαιμ᾽· αἱ Χάριτες πειρῶσί με.

Non, je ne vous embrasserai pas ! – Ce sont les Grâces qui cherchent à me séduire.
ἅλις· Γανυμήδη τόνδ᾽ ἔχων ἀναπαύσομαι

Suffit ! Avec ce Ganymède-là, je jouirai d’un repos
κάλλιον ἢ τὰς Χάριτας. ἥδομαι δέ πως

Plus doux qu’avec les Grâces. J’ai plus de plaisir
τοῖς παιδικοῖσι μᾶλλον ἢ τοῖς θήλεσιν.

avec les jeunes garçons qu’avec l’engeance des femmes.

Σιληνός (Silène)
585 ἐγὼ γὰρ ὁ Διός εἰμι Γανυμήδης, Κύκλωψ;

- Tu veux dire que je suis le Ganymède chéri de Zeus, Cyclope ?

Κύκλωψ (le Cyclope)
ναὶ μὰ Δί᾽, ὃν ἁρπάζω γ᾽ ἐγὼ 'κ τῆς Δαρδάνου.

- Oui, par Zeus, et je t’enlève au sol de Dardanos !

 

Un buveur imprudent risque de sombrer dans la boisson comme s'il avait plongé dans les flots. C'est un risque qu'il faut d'ailleurs courir, voire une mort qu'il faut assumer, comme le rappelle Ulysse en tendant au Cyclope une nouvelle coupe : « il faut en absorbant le breuvage expirer en même temps (συνεκθανεῖν) que lui » (571). Le verbe ἐκνέω qu'emploie Polyphème au v. 577 signifie exactement « traverser à la nage, réussir à atteindre la côte » (d'où un emploi figuré fréquent : « échapper à un danger »). L'épisode avait commencé par l'auto-célébration chantée d'un Cyclope-cargo toutes voiles dehors ; il s'achève sur les transports d’un Polyphème à deux doigts de se noyer dans un σκύφος rempli à ras bord.

Un modeste récipient enferme l'immensité de la « mer vineuse ». Métaphore, illusion ? Qui peut le dire ? À la grâce « sans mélange » (ἄκρατος, 577) que dispense le vin répond aussi la confusion entre ciel et terre mêlés (συμμεμιγμένος, 578). L'immobile devient mobile, la terre est emportée, haut et bas télescopés comme au temps d'avant le règne de Kronos. Les lointains invisibles sont tout proches et s'avèrent peuplés de dieux (579-580). A portée de main, une ronde des Grâces – sans doute les Satyres dansant autour de leur maître dans leur costume obscène. Peu importe que Polyphème les appelle ainsi pour rire ou sérieusement. L'essentiel est qu'il semble quasiment vivre une initiation, une révélation d'ordre religieux. Mais elle ne laisse pas d'être inquiétante. Car c'est bien le cosmos ordonné, stable, qui était jusque-là le sien et dont il se croyait le maître, qui est subverti terme à terme, jusqu'à lui découvrir son véritable centre – « le trône de Zeus » (579). Inutile aussi d’insister sur l'étroite complicité entre Dionysos et Eros (toute une vénérable tradition anacréontique l'atteste ; les Satyres l'avaient déjà célébrée dans leur chant précédent : Platon même, dans son Banquet, l'illustre à sa manière). La touche finale d'ὕβρις, aussi drôle que sinistre, paraît plus originale : en identifiant le vieux Silène à l'échanson bien-aimé de Zeus, le jeune et beau Ganymède, Polyphème ne craint pas de se prendre pour le dieu suprême… qu’il invoque à l’instant même où il joue son rôle (586). Mais l'accouplement des deux corps monstrueux n'est que suggéré. Polyphème, en rentrant dans sa grotte avec Silène, a défié Zeus pour la dernière fois. Il ne verra plus la lumière du jour.

In vino veritas. Celle du Cyclope se révèle dans son ivresse. Son mauvais usage du vin ne fait que refléter l'asocialité grossière, la sauvagerie fondamentale de cet être qu'Ulysse qualifie d'ἄμεικτον ἄνδρα (429) refusant de se « mêler » à autrui. Dionysos, en s'emparant de lui, transforme pour un temps l'éleveur terre-à-terre en vaisseau à la dérive, le cannibale égoïste en généreux kômaste, la brute autarcique en être de désir, le buveur de lait qui fait l'esprit fort en ivrogne parodiant les amours de Zeus et voyant de ses yeux troubles que « tout est plein de dieux » (oui, de « ses yeux » – car en s'adressant au Cyclope ivre, les Satyres osent même ce pluriel au v. 511 pour célébrer ses « beaux regards »). Plongeant sa victime dans un sommeil pareil à une paire de tenailles (608), Bacchos la livre sans défense à Athéna et à Héphaïstos. L'une fournit la branche d'olivier qui servira d'épieu, l'autre le feu pour en durcir la pointe. Polyphème était convaincu que malgré son ivresse, « personne ne [le] toucherait » (535 : μεθύω μέν, ἔμπας δ᾽ οὔτις ἂν ψαύσειέ μου). Il ne croyait pas si bien dire. Comme chez Homère, « Personne », Οὖτις, quatre fois nommé en quatre vers (671-675), a causé sa perte en crevant son œil.

Au terme de son voyage sur place, le Cyclope n'est renvoyé qu'à lui-même, à son identité confirmée de solitaire aveugle qui se donne en spectacle, livré aux ténèbres de son espace à tout jamais désorbité. Invoqué au premier vers, salué au dernier, Bromios, alias Bacchos, alias Maron (qui est aussi le nom de son fils, et sert parfois à désigner le jus de la vigne « lui-même », si l'on ose dire), alias Dionysos, a refermé son cercle autour de lui sans jamais se laisser enfermer ni dans un nom, ni dans une outre, ni même dans une opposition trop tranchée entre proche et lointain, dedans et dehors, vie et mort, masculin et féminin. Vin ou théâtre, il fait surgir la présence dans l'absence, retourne l'espace comme un gant. Présent pour qui sait en user, châtiment pour les autres, le vertige qu'il impose est une redoutable épreuve. Nul n'est de force à lui résister tout à fait. Qu'ils soient ou non mortels, ceux qui s'obstinent à trop se prendre pour eux-mêmes doivent en payer le prix – mutilés comme le Cyclope, ou à la façon de Penthée, déchiquetés. Mais les formes qu'il multiplie et dont il traverse les êtres peuvent aussi enrichir ceux qui savent rendre hommage à ses pouvoirs. Car il est aussi celui par qui l'αἰών peut surgir, visible dans l'éphémère : présence, dieu du théâtre.

Notes

  1. Alcée, fr. 333 LP (texte discuté ; nous citons ici la version des manuscrits, donnée par Lobel). Tanja Itgenshorst propose de traduire littéralement : « car le vin sert aux hommes comme instrument pour voir au travers » [= pour apercevoir la vérité]. Sur tout ceci, voir son article : " « Maintenant, que chacun s’enivre et boive par force ! » Consommation de vin et transgression comme pratique sociale à l’époque archaïque » ", Pallas, 97 / 2015, pp. 69-95.
  2. Euripide : Théâtre complet, t. I, traductions de Laurence Villard, Claire Nancy et Christine Mauduit, avec la collaboration de Monique Trédé (Paris, Flammarion, coll. GF, 2000).
  3. Euripide : Cyclops. Alcestis. Medea, éd. et trad. David Kovacs, Harvard University Press (coll. Loeb), 1994.
  4. Maria Daraki : « ΟΙΝΟΨ ΠΟΝΤΟΣ. La mer dionysiaque », Revue de l'histoire des religions, 199, 1, 1982, p.7. Une page plus haut, l'autrice rappelle que Dionysos « est, avant tout, le dieu-au-bateau. Porter un dieu sur un bateau est, en Grèce, une exception réservée à lui seul. Ainsi portait-on, à Athènes, la statue de Dionysos sur un bateau à roues, en pleine ville ».
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