Décadence et mythe de l'âge d'or - Prolongements Corpus de documents, questionnaire et corrigé

Document 1 : extrait de la Bible

Puis Yahweh Dieu planta un jardin en Éden à l’Orient et y mit l’homme qu’il avait formé. Et Yahweh Dieu fit pousser du sol toute espère d’arbres agréables à voir et bons à manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin et l’arbre de la science du bien et du mal. Et un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin et de là il se divisait et devenait quatre sources de fleuve. Le nom du premier est Phison ; c’est lui qui entoure tout le pays de l’Havila où il y a de l’or. Et l’or de ce pays est excellent, là il y a aussi de la résine parfumée et de la pierre schoham. Le nom du second fleuve est Gihon, c’est lui qui entoure toute la Terre de Cousch. Et le nom du troisième fleuve est le Tigre ; c’est lui qui coule à l’Orient d’Assour ; et le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate. Et Yahweh Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder. Et Yahweh Dieu donna un précepte à l’homme, disant : De tous les fruits du jardin tu peux manger, mais de l’arbre de la science du bien et du mal tu n’en mangeras pas, car du jour où tu en mangerais tu mourrais.

La Sainte Bible, Genèse 2, traduite par Pirot et Clamer, Paris, 1979

Document 2 : L'Âge d'or, par Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553)

L'âge d'or
L'Âge d'or, par Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553), peinture sur bois, vers 1530 (Munich, Alte Pinakothek) © wikimedia commons
 

Document 3 : Utopia de Thomas More

Le mythe de l'âge d'or a sans doute inspiré le mythe de l'utopie, que l’on retrouve, à partir de la Renaissance, dans toute la culture européenne (voir par exemple, chez Rabelais, l’évocation de l’abbaye de Thélème, dans Gargantua).

L'Utopie de Thomas More a été écrite au début du XVIe siècle, époque de renouveau intellectuel et de grandes découvertes géographiques, mais aussi de conflits religieux et de questionnements politiques. Thomas More (1478-1535) est un humaniste anglais, qui fut ministre du roi Henry VIII d’Angleterre. Son ouvrage Utopia, rédigé en latin, présente la géographie et l’histoire d’une île imaginaire, « Utopia » (du grec οὐ- / ou-, préfixe de sens privatif et τόπος / tópos, « lieu »), créée par le roi Utopus, et de ses habitants, Utopienses (les « Utopiens »). Cette œuvre, inspirée notamment des idées du philosophe grec Platon (IVe siècle avant J.-C.), est une réflexion sur les principes d’une société idéale, et peut se lire à la fois comme le procès de la tyrannie – celle des gouvernements d'Henry VII puis d'Henry VIII en Angleterre notamment – et comme le moyen d'expression de l'espérance humaniste en matière de politique, d’organisation sociale, d’éducation et de spiritualité.

a) Pages liminaires de la première édition sur l'exposition de la BNF

Voici le quatrain, en latin, qui figure au bas de la deuxième page, et sa traduction :

Vtopus me dux ex non insula fecit insulam.
Vna ego terrarum omnium absque philosophia
Civitatem philosophicam expressi mortalibus
Libenter impartio mea, non gravatim accipio meliora.

C’est Utopus, en tant que chef, qui me fit île à partir de ce qui n’était pas une île. Moi seule, parmi toutes les terres, et sans l’aide de la philosophie, j’ai fait sortir pour les mortels une cité philosophique. C’est volontiers que je partage mes biens, j’en accepte sans peine de meilleurs.

b) Deux extraits du livre II de L’Utopie :

Nulla domus est, quae non ut hostium in plateam, ita posticum in hortum habeat. Quin bifores quoque facili tractu manus apertiles, ac dein sua sponte coeuntes, quemvis intromittunt, ita nihil usquam privati est. Nam domos ipsas uno quoque decennio sorte commutant.
Hos hortos magnifaciunt. in his vineas, fructus, herbas, flores habent. tanto nitore, cultuque, ut nihil fructuosius usquam viderim, nihil elegantius.

Chaque maison a une porte sur la rue et une porte sur le jardin. Ces deux portes s'ouvrent aisément d'un léger coup de main, et laissent entrer le premier venu. Les Utopiens appliquent en ceci le principe de la possession commune. Pour anéantir jusqu'à l'idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage. Les habitants des villes soignent leurs jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne, les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes. Ils mettent à cette culture tant de science et de goût, que je n'ai jamais vu ailleurs plus de fertilité et d'abondance réunies à un coup d'œil plus gracieux.

Thomas More, L'Utopie, livre II, chap. 2.  Traduction de Victor Touvenel, 1842

 

Nempe cum pecunia non utantur ipsi, sed in eum servent eventum, qui ut potest usu venire, ita fieri potest ut numquam incidat. Interim aurum argentumque – unde ea fit – sic apud se habent, ut ab nullo pluris aestimetur, quam rerum ipsarum natura meretur, qua quis non videt quam longe infra ferrum sunt ! ut sine quo non hercule magis quam absque igni atque aqua vivere mortales queant, cum interim auro, argentoque nullum usum, quo non facile careamus, natura tribuerit, nisi hominum stultitia pretium raritati fecisset. Quin contra, velut parens indulgentissima optima quaeque in propatulo posuerit, ut aerem, aquam, ac tellurem ipsam, longissime vero vana ac nihil profutura semoverit.

En Utopie, l'on ne se sert jamais d'espèces monnayées, dans les transactions mutuelles ; on les réserve pour les événements critiques dont la réalisation est possible, quoique très incertaine. L'or et l'argent n'ont pas, en ce pays, plus de valeur que celle que la nature leur a donnée ; l'on y estime ces deux métaux bien au dessous du fer, aussi nécessaire à l'homme, que l'eau et le feu. En effet, l'or et l'argent n'ont aucune vertu, aucun usage, aucune propriété dont la privation soit un inconvénient naturel et véritable. C'est la folie humaine qui a mis tant de prix à leur rareté. La nature, cette excellente mère, les a enfouis à de grandes profondeurs, comme des productions inutiles et vaines, tandis qu'elle expose à découvert l'air, l'eau, la terre et tout ce qu'il y a de bon et de réellement utile.

Thomas More, L'Utopie, livre II, chap. 6. Traduction de Victor Touvenel, 1842

 

Quels liens peut-on établir entre le mythe antique de l'âge d'or et chacun de ces trois documents ?

 

Document 1 : extrait de la Bible

On peut remarquer que le texte biblique offre des ressemblances avec le mythe de l’âge d’or élaboré par les Anciens. On y retrouve le thème d’une vie humaine insouciante, en harmonie avec une nature généreuse, et celui de la proximité de l’homme avec la divinité.

Cependant ces similitudes ne doivent pas faire oublier des différences essentielles. Tout d’abord, la Bible est un texte religieux, ce qui n’est absolument pas le cas des textes antiques évoquant l’âge d’or. Ensuite, on remarque dans le texte de la Genèse l’existence d’interdits et de devoirs qui sont absents des descriptions païennes de l’âge d’or : Dieu donne ce jardin à l’homme « pour le cultiver et le garder » (la nature n’offre donc pas toujours spontanément ses richesses), et il lui interdit de manger les fruits « de l’arbre de la science du bien et du mal », sous peine de mort. Enfin, les paysages et la végétation apparaissent plus symboliques que réels.

 

Document 2 : L'Âge d'or, par Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553)

Lucas Cranach L’Ancien est le premier peintre connu à avoir abordé le thème des âges de l’humanité, puisque nous n'avons aucune représentation antique ou médiévale du mythe des âges dans les domaines de la peinture, de la sculpture ou de la mosaïque. Le thème des différents âges de l’humanité resurgit à la Renaissance, au moment où l’Europe redécouvre les œuvres de l’antiquité gréco-romaine et où les sujets mythologiques refont leur apparition dans la peinture.

La scène représentée sur ce tableau est complexe ; on y discerne des influences diverses, notamment celle de l’âge d’or antique et celle de la Genèse :

Éléments issus de l’imaginaire païen (gréco-romain), références à l’âge d’or antique

- multiplicité des hommes et des femmes (et non le seul couple Adam et Ève de la Genèse) ;
- thème du plaisir, de la sensualité : représentation de couples (couples d’êtres humains ou couples d’animaux), scènes de danse, de baignade ; parure du corps…

Éléments issus de l’imaginaire chrétien

- il s’agit d’un jardin qui rappelle le jardin d’Eden (espace clos, isolé du reste de la terre, et cultivé) et non d’une nature sauvage comme dans les descriptions antiques de l’âge d’or ;
- présence d’un arbre au centre de la composition, qui rappelle l’arbre de la vie au centre du jardin décrit par la Genèse.

Document 3 : Utopia de Thomas More

On peut rapprocher L’Utopie de Thomas More du mythe de l’âge d’or antique, car l'organisation de cette cité idéale rappelle les origines heureuses de l'humanité, qui précédèrent l’avènement de l'âge de fer et l'apparition de sociétés décadentes. Les deux extraits présentent des similitudes avec les évocations antiques de l’âge d’or ; on y retrouve notamment

- l’absence presque totale de propriété privée, la communauté des biens,
- l’absence de monnaie, le fait que les habitants n’accordent aucune valeur artificielle aux pierres ou aux métaux précieux,
- l’harmonie avec la nature, le respect des lois de la nature.

Cependant, il y a aussi nombre de différences : contrairement à l’âge d’or, Utopia est une société qui évolue dans le temps, possède une histoire, des lois, des villes ; on note la présence d’une forme de commerce (le troc), l’existence de l’esclavage, la nécessité du travail de la terre, la pratique du voyage dans certaines circonstances, l’usage de l’écriture et de certaines techniques. De plus, contrairement à l’âge d’or qui concernait toute l’humanité, Utopia est une île isolée dans l’Océan, loin des autres terres, comme le montrent les pages liminaires de la première édition.

L’Utopia de Thomas More est un modèle de sagesse, à travers lequel on doit lire, en creux, la peinture des vices des sociétés réelles du temps de l’auteur, tout comme la fiction de l’âge d’or, qui se présente comme l’envers de l’âge de fer et se caractérise par ce qu’il ne comporte pas (le commerce, la cupidité, la guerre, le désir de domination, etc.), a pu servir à exprimer une satire sociale et politique des sociétés antiques.

 

Synthèse sur le chapitre I, « Âge d’or et décadence » :

En quoi les thèmes de l’âge d’or et de la décadence romaine sont-ils liés ?

 

Le mythe de l’âge d’or et l’idée de décadence sont liés, dans la littérature latine, dans la mesure où ils expriment un regret du passé. Ces deux thèmes littéraires se sont particulièrement développés à partir du Ier siècle avant J.-C., au moment des guerres civiles : des historiens, comme Salluste, essaient d’expliquer l’origine de la décadence de Rome par la perte des valeurs du mos majorum qui caractérisaient l’existence des anciens Romains, idéalisés ; des poètes, comme Tibulle, chantent le regret d’une paix universelle et d’une vie en harmonie avec la nature ; d’autres, comme Virgile, expriment leur espoir de paix au moment de la montée en puissance d’Octave, qui a laissé espérer aux Romains de l’époque la fin des guerres civiles. Sous l’Empire, après le règne d’Auguste et le retour de la violence dans la vie sociale et politique, Tacite et Suétone déplorent la perte des anciennes valeurs romaines, notamment sous le règne de Néron. Tous ces écrivains expriment ainsi non seulement des regrets à l’égard de la réalité qu’ils vivaient, mais aussi une satire sociale et politique. Ces deux thèmes permettent donc aux écrivains de mener une réflexion sur l’évolution de la société.

 

L’âge d’or est un mythe universel, une fiction qui a permis à plusieurs civilisations d’imaginer un modèle de bonheur. On retrouve cette idée dans les représentations bibliques du paradis terrestre qui figurent dans la Genèse, et, à partir de la Renaissance, dans les représentations plastiques du mythe des âges de l’humanité, comme dans le tableau de Cranach l’Ancien intitulé L’Âge d’or ; plus tard, le mythe de l’âge d’or a donné naissance au mythe complémentaire de l’utopie, qui présente de nombreuses similitudes avec le mythe des âges antique...

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