Archimède : quand la science se fait légende

Notes

1 Bien entendu, tout le monde connaît les « principes » qui sont indéfectiblement attachés à son nom : le levier, la vis sans fin, la poussée subie par un corps plongé dans un liquide.

2 Voir Annexe I.

3 Titre du célèbre ouvrage de Valère Maxime qui a beaucoup contribué à “mythifier” des personnages antiques (voir le texte n° 12 dans l’Annexe I).

4 Lors du Congrès, notre communication a été entièrement réalisée avec un support vidéo (un montage Power Point) commenté au fil des images et des séquences (voir la liste dans l’Annexe II). Le texte qui en rend compte ne peut donc donner qu’une retranscription nécessairement limitée et incomplète de son contenu - 56 documents iconographiques - d’autant plus que le choix des images reproduites est fort restreint (Annexe II).

5 Mené par le général Marcus Claudius Marcellus (vers 268 - 208 av. J.-C.), héros de la deuxième guerre punique, le siège de Syracuse dura trois ans.

6 Grammairien, poète et commentateur, Jean Tzétzès (vers 1110 - 1185) est notamment l’auteur des Historiarum variarum chiliades (les Chiliades) recueil de textes en vers sur les personnages célèbres de l’Antiquité.

7 Alexandrie, avec sa fameuse Bibliothèque, est alors la capitale intellectuelle du monde antique.

8 On sait que Dosithée, Conon de Samos et Ératosthène furent les destinataires de divers traités et lettres d’Archimède.

9 Voir le texte n° 4 dans l’Annexe I.

10 Il aurait entrepris d’établir le calcul du nombre de grains de sable qui tiendraient dans l’univers.

11 Ce qui préfigure, près de 2000 ans auparavant, le calcul intégral inventé par Newton et Leibniz.

12 Édités et traduits par Charles Mugler, ils ont été regroupés en quatre volumes par les Belles Lettres (1970 - 1972). On a aussi supposé l’existence de trois ou quatre traités aujourd’hui perdus.

13 Voir les textes en Annexe I.

14 C’est le principe du tire-bouchon comme celui du boulon formé d’une vis et d’un écrou.

15 “Archimède, homme sans rival dans l'art d'observer les cieux et les astres, mais plus merveilleux encore par son habileté à inventer, à construire des machines de guerre” (Histoire romaine, XXIV, 34, 2 – voir le texte n° 7 dans l’Annexe I).

 

16 Voir la liste des documents présentés dans l’Annexe II, Portraits (I et II).

17 Soit Thalès, Solon, Chilôn, Pittacos, Bias, Cléobule, Périandre, selon la liste canonique fixée dès l’Antiquité (voir Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres).

18 Voir le document n° 1 dans l’Annexe II.

19 Voir le document n° 2 dans l’Annexe II.

20 Voir le n° 9 dans la liste de l’Annexe II.

21 Voir les documents n° 3 et n° 4 dans l’Annexe II.

22 Voir le n° 20 dans la liste de l’Annexe II.

23 Voir le n° 21 dans la liste de l’Annexe II.

24 « Archimède prenant un bain chaud », caricature de John Leech, The Comic History of Rome by Gilbert Abbott A. Beckett, Bradbury, Evans & Co, London, 1850. Voir le document n° 5 dans l’Annexe II.

25 Lithogravure de Peter Flotner (1490 - 1546), illustration d’une traduction de Vitruve publiée par Johannes Petreius à Nuremberg en 1548. Voir le document n° 5 dans l’Annexe II.

26 La fameuse anecdote du bain n’est connue que par Vitruve, repris par Plutarque (voir les textes en Annexe I).

27 Les miroirs de l’Antiquité étaient métalliques, en or, en argent, en bronze poli. Les miroirs en verre étamés n'apparaissent qu'au XVIe siècle. Régulièrement, des expériences plus ou moins “scientifiques” sont menées pour tenter de reconstituer le fameux miroir d’Archimède et démontrer sa capacité à concentrer les rayons du soleil pour enflammer du bois. Aucune n’a paru convaincante.

28 Voir dans l’Annexe II.

29 Voir le document n° 6 dans l’Annexe II.

30 Ce film “fleuve” de l’Italien Giovanni Pastrone (1914), considéré comme l’ancêtre des superproductions modernes, situe son histoire pendant la deuxième guerre punique (voir le n° 55 dans la liste de l’Annexe II).

31 Voir le n° 45 dans la liste de l’Annexe II.

32 Ce film de Pietro Francisci (1962) fait d’Archimède son héros principal. Il mêle le comique (plus ou moins volontaire !) et le mélodramatique pour raconter la rivalité amoureuse du savant grec (Archimède) et du général romain (Marcellus), tous deux épris de la même femme. On y trouve tous les clichés d’un genre “kitsch” qui continue à faire les délices des spécialistes du péplum (voir le n° 56 dans la liste de l’Annexe II).

33 Voir dans l’Annexe I.

34 Voir le n° 43 et le n° 44 dans la liste de l’Annexe II.

35 Voir le n° 38 dans la liste de l’Annexe II.

36 Voir le document n° 7 dans l’Annexe II.

37 Pour reprendre le divino ingenio (Tusculanes, Livre I, 25, 63 – voir le texte n° 3 dans l’Annexe I). Pour la découverte du tombeau, voir le texte n° 14.

38 “Les grands types de l'humanité : appréciation systématique des principaux agents de l'évolution humaine”, volume 2 : Homère, Aristote, Archimède, César (1848).

39 Sans oublier la bande dessinée (voir à la fin de la liste dans l’Annexe II).

Gravure d’après une huile sur toile de l’Italien Niccolò Barabino (1832 - 1891), Musée Revoltella, Trieste.

 

L’histoire des sciences est jalonnée de découvertes essentielles qui ont modifié le savoir des hommes, leur vision du monde, ou tout simplement leur vie quotidienne.

À chacune de ces découvertes est lié un personnage auquel ses admirateurs et la mémoire collective ont associé une anecdote, une formule (au double sens du terme), une fable transformant le découvreur en héros mythique. Ainsi se perpétuent les légendes édifiantes de Newton (la pomme), de Galilée (“Et pourtant elle tourne”), de Pasteur (la vaccination du petit Joseph Meister), d’Albert Einstein (E = mc²) et, bien sûr, d’Archimède (“Eurêka !”).

C’est cette dimension proprement mythique qui constitue l’enjeu de notre communication dans le cadre de la Commission Pédagogie : elle souhaite proposer une réflexion sur l’élaboration d’une légende, en l’occurrence, celle d’Archimède, savant de génie1 ; elle suggère des pistes qui pourraient conduire à des approches pluri- et inter-disciplinaires en associant langues anciennes (lecture des textes grecs et latins), histoire (le monde gréco-romain, les guerres puniques), mathématiques et physique (les travaux d’Archimède), arts plastiques (lecture des images).

La démarche est essentiellement fondée sur la rôle de l’image dans la construction d’une imagerie populaire : elle invite à feuilleter une sorte de catalogue, à découvrir une galerie d’“images d’Épinal”, qui, nourries par les textes2, témoignent autant qu’eux, sinon davantage, du processus de mythification. Dans ce cadre, nous évoquerons le rôle de l’exemplum, l’importance des legenda – autant de “faits et paroles mémorables”3 – , les vecteurs de la transmission et de la diffusion des séquences mythiques, bref tous les ressorts qui invitent à réfléchir au rapport du muthos avec le logos.

Pour introduire notre montage4 d’images et de textes, un hommage particulièrement significatif :

“Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles, où elles n’ont pas de rapport. Ils sont vus non des yeux, mais des esprits, c’est assez.

“Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, où elles n’ont nul rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps ni des esprits curieux, Dieu leur suffit.

“Archimède, sans éclat, serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Oh ! qu’il a éclaté aux esprits !”

Pascal, Pensées, 1670,

« Connaissance de Dieu. Preuves de Jésus Christ » (L. 308, S. 339)

I. Archimède : données historiques et scientifiques

Élevé par les scientifiques au rang des plus grands mathématiciens de tous les temps avec l’Anglais Newton et l’Allemand Gauss, Archimède est un brillant théoricien, surtout connu pour ses travaux en statique et en hydrostatique. Mais c’est aussi un ingénieur de génie - au sens étymologique redondant du latin ingenium - qui invente des machines de guerre stupéfiantes pour défendre Syracuse, sa ville natale, assiégée par les Romains.

Nous ne donnerons qu’un bref aperçu des données historiques et scientifiques concernant Archimède, car, outre le fait que nous ne saurions en aucune manière produire une communication savante sur ce sujet, notre présentation vise, nous l’avons dit, à mettre en images sa dimension légendaire.

1. Repères biographiques

Archimède serait né en 287 av. J.-C. à Syracuse (Sicile), alors riche cité grecque indépendante, qui compte déjà plus de cinq siècles d’histoire. Il est mort à la fin du siège de Syracuse5 en 212 (ou 211) av. J.-C. (an de Rome 541) : il est tué par un soldat romain au cours du sac de la ville.

Si l’année de sa mort semble une donnée sûre, celle de sa naissance repose sur le texte d’un auteur byzantin du XIIe siècle, Jean Tzetzes6, qui écrit qu’Archimède “étudia la géométrie jusqu’à l’âge avancé de soixante-quinze ans” (Chiliades, II, histoire 35).

Le père d’Archimède était un astronome nommé Phidias, probablement apparenté à Hiéron II, tyran de Syracuse (270 - 215 av. J.-C.).

Archimède a sans doute étudié à Alexandrie7, en Égypte, auprès des successeurs du célèbre mathématicien Euclide8 (vers 325 - vers 265 av. J.-C.). Dans sa Bibliothèque historique (livre V, 37), Diodore de Sicile mentionne ainsi qu’Archimède a fait un voyage en Égypte9.

Archimède entre ensuite au service de Hiéron II en qualité d’ingénieur et participe à la défense de la ville de Syracuse lors de la deuxième guerre punique. Cependant, on ne sait rien de sa vie privée (a-t-il été marié ? a-t-il eu des enfants ?).

Archimède fut à la fois géomètre, physicien, mathématicien, ingénieur, voire philosophe, comme beaucoup de savants / sages de l’Antiquité (voir Pythagore et Thalès, par exemple).

2. Recherches et écrits

Considéré comme le plus grand savant mathématicien de l’Antiquité, « père » du calcul intégral et infinitésimal10, de la physique mathématique et de la mécanique statique, Archimède excelle en géométrie, où il invente des méthodes d'avant-garde. Il calcule notamment la longueur du cercle et invente la célèbre formule d'approximation de p11,

Les ouvrages scientifiques théoriques attribués à Archimède sont nombreux. On a gardé la trace d’un certain nombre de publications, travaux et correspondances : en hydrostatique, mécanique, mesure des volume et densité d’un objet, sur les sphères, cylindres, cercles, coniques, etc. Douze de ses traités nous sont parvenus12. La tradition les a répertoriés sous les titres suivants : De l’équilibre des figures planes, livres I et II ; la Quadrature de la parabole ; De la sphère et du cylindre, livres I et II ; Des spirales ; Sur les conoïdes et les sphéroïdes ; Des corps flottants, livres I et II ; De la mesure du cercle ; l’Arénaire ; la Catoptrique ; De la méthode.

3. Inventions

Archimède est aussi considéré comme un inventeur de génie, mais ses travaux d’ingénieur ne nous sont connus que par des textes plus ou moins anecdotiques d’historiographes plus ou moins fiables et par le commentaire savant de Vitruve13. Il aurait ainsi créé :

- la roue dentée grâce à laquelle il construisit un planétaire représentant l’univers connu à l'époque ;

- la vis sans fin (peut-être), dite “vis d’Archimède”14, qu’il aurait pu ramener d’Égypte et qui était utilisée pour remonter de l’eau ;

- l’orgue à eau (peut-être) ;

- de nombreuses machines de guerre utilisées lors de la défense de Syracuse, dont la catapulte et le miroir ardent (très improbable).

Selon Tite-Live, cet unicus spectator caeli siderumque est ainsi devenu un mirabilior inventor ac machinator bellicorum tormentorum operumque15.

II. Archimède : les portraits

Premier moment de notre approche : la manière dont diverses représentations, au fil du temps, ont fixé l’image d’Archimède16.

Une constatation s’impose d’emblée : le savant est avant tout représenté comme un vieillard barbu (avec une barbe plus ou moins longue) à l’air grave. Incarnation de la sagesse et de l’expérience, au même titre que les fameux Sept Sages de la Grèce17, il a l’allure d’un vénérable patriarche, tel Moïse dans la tradition biblique.

Précisons que nous ne disposons d’aucune représentation qui puisse être tenue pour authentique : pendant longtemps, un célèbre buste sculpté18, conservé au Musée archéologique de Naples, a été considéré comme le “vrai” portrait d’Archimède, mais en réalité il s’agit d’Archidamos III, roi de Sparte (344 - 338 av. J.-C.).

Des gravures anciennes aux timbres modernes, en passant par les médailles commémoratives, les cartes postales, les couvercles de boîte19 et les vignettes à collectionner, les supports ne manquent pas pour populariser, dans tous les pays et toutes les époques, l’image d’Archimède. Le phénomène tient aussi du processus de vulgarisation scientifique et de la démarche pédagogique, comme en témoigne une vignette offerte dans les paquets de cigarettes de la compagnie Cigarette Oriental de Belgique en 193820 : au verso du portrait, on peut lire une brève notice biographique en français et en néerlandais.

Notons dès à présent que dans la plupart des représentations d’Archimède l’observateur attentif doit retrouver les instruments emblématiques de son génie scientifique, comme l’équerre et le compas pour tracer les figures de géométrie (le cercle, tout particulièrement), la sphète dite “planétaire”, ancêtre des modernes automates et planétariums, pour ses recherches cosmographiques. La représentation d’Archimède sur le timbre de la poste hellénique (1983) ou celle qu’a sculptée Jean Goujon (vers 1550) pour décorer la façade ouest de la cour Carrée du Louvre en sont des exemples21.

Dans le domaine de la peinture, deux œuvres quasiment contemporaines (1620 et 1630), traitées dans une même atmosphère de clair / obscur typiquement “caravagesque”, méritent une ébauche de commentaire artistique, au-delà de la simple observation.

L’Archimède de l’Italien Domenico Fetti22 est une œuvre sombre où le portrait du savant, traité dans une forme de “réalisme” pictural, devient le support d’une méditation philosophique sur la gloire terrestre, dans l’esprit des “vanités” alors très à la mode. Penché en avant, le menton appuyé sur sa main gauche, le vieux savant - un vieillard à l’humble humanité (on notera ses lourdes mains dont les ongles ont été grossièrement taillés au couteau) - semble absorbé par l’examen des figures géométriques couvrant un parchemin placé sur une table de bois rudimentaire (elle est abîmée par endroits). Ce qui fait contraste avec les instruments du savoir qui y sont aussi disposés : le globe (le planétaire) sur lequel le savant a posé sa main droite, l’équerre, le compas, accompagnés de deux livres.

Ces objets symboliques ainsi que le double geste du personnage semblent montrer que l’univers peut être rationnellement mesuré par ce modeste vieillard à barbe blanche : la main sur le globe suggère la maîtrise du savoir sur le monde, la main au menton la spéculation, le questionnement de la recherche, voire le doute, inhérents à la méthode scientifique. Cependant, deux autres objets font glisser la représentation vers la méditation, dans la tonalité éminemment “baroque” de la mélancolie et de la vanité : le sablier, qui symbolise la fuite inexorable du temps, et le miroir, vain reflet du réel. À ce propos, on remarque que ce n’est pas la tête du savant qui se reflète dans ce miroir, mais l’ombre et la lumière qui rythment le tableau.

L’œuvre foisonne donc de détails signifiants qui renforcent l’humanité de la figure du savant et délivrent en quelque sorte la morale de sa représentation, vue comme le résumé de toute une vie : Archimède ou l’ambivalence d’une destinée, à la fois glorieuse et éphémère. Le sous-titre pourrait en être : “Sic transit gloria mundi scientiaeque…” puisqu’il a suffi du coup d’épée d’un vulgaire soldat pour donner une fin dérisoire à une si illustre carrière.

L’Archimède de l’Espagnol Jusepe de Ribera23 se veut également “réaliste” : loin de la représentation idéalisée du noble “sage” grec, Archimède est vu ici comme un vieux paysan espagnol, au visage émacié, ridé et barbu (sa barbe et ses cheveux noirs le font cependant paraître plus jeune que l’Archimède de Fetti). Sa tenue est négligée : ongles sales, allure débraillée, un vieux manteau négligemment jeté sur une chemise largement ouverte sur sa poitrine. Un parchemin et un compas dans les mains, le savant nous regarde avec un large sourire édenté et semble aussi proche de la réalité de la vie quotidienne que les peintures de saints de Ribera : pas de grandeur monumentale, mais la dignité d’une forte personnalité.

III. Legenda : les ingrédients de la légende

Ne pouvant rendre compte de la variété des images et des épisodes présentés dans notre montage, comme nous l’avons déjà dit, nous évoquerons brièvement les trois éléments les plus populaires toujours mis en avant par les biographies d’Archimède depuis l’Antiquité : le bain, le miroir ardent, la mort. Largement répandus par la tradition, ces éléments sont aussi les plus sujets à caution : en dehors des données scientifiques et historiques objectives, ils ont puissamment contribué à faire d’Archimède une figure légendaire.

1. Le bain

Nous avons choisi une savoureuse caricature anglaise24 pour présenter l’épisode de loin le plus connu dans la carrière savante d’Archimède, associé à un extrait du texte de Vitruve dans une non moins savoureuse traduction de 1547 (Jean Martin, Paris, Jacques Gazeau) :

“En pensant à son affaire, Archimède arriva par fortune aux bains, ou en entrant dedans une cuve pleine d'eau pour se laver, considéra qu'autant qu'il mettait de son corps dedans la cuve, autant regorgeait-il de liqueur sur la terre. À cette cause, ayant trouvé la raison de ce qu'il cherchait, il ne fit plus long séjour en ces bains, mais en sortit ému de merveilleuse joie : et en courant nu devers sa maison, signifiait à haute voix qu'il avait trouvé le secret de sa charge, criant en grec, Eurica, Eurica. c'est-à-dire, Je l'ai trouvé, je l'ai trouvé.”

À la même période, une lithogravure illustre le texte de Vitruve dans une édition allemande25 publiée en 1548 : la couronne posée au sol rappelle que c’est à la demande du tyran Hiéron de Syracuse que le savant a cherché une solution pour vérifier le poids en or de cet objet. Solution que, selon l’architecte romain26, il aurait trouvé de manière fortuite dans son bain, inventant par la même occasion le principe qui porte son nom.

La caricature reprend les mêmes “marqueurs” de l’épisode : le baquet dans lequel Archimède se baigne et la couronne (il la tient ici à la main). Face à un Archimède plutôt jeune (chevelure noire bouclée), dont on n’aperçoit que le profil hilare et les bras levés (signes de la joie de la découverte), se tient un Hiéron bedonnant, lunettes sur le nez. En bas à gauche, un explicite Eurêka en caractères grecs accompagne la signature de l’artiste.

2. Le miroir ardent

Le siège de Syracuse fournit l’occasion à Archimède de faire la démonstration de son talent d’ingénieur : son art - au double sens étymologique d’artisan et d’artiste – suscite l’admiration, y compris celle de son ennemi, le général romain Marcellus. Parmi ses inventions (la “main de fer”, la catapulte), l’une d’entre elles frappe d’autant plus l’imagination qu’elle fait d’Archimède une sorte de magicien, de sorcier capable de provoquer le feu du ciel : avec son fameux miroir ardent (ardens, brûlant), Archimède manifeste l’art proprement fabuleux d’un artificier, comme on dit aujourd’hui d’un militaire expert en travaux pyrotechniques. Même s’il est depuis longtemps prouvé qu’il était impossible d’enflammer des objets avec les miroirs dont on disposait dans l’Antiquité, il n’en reste pas moins que cet épisode continue à faire rêver27.

Si l’on examine les sources textuelles28, on constate qu’il n’est pas fait mention d’une telle invention chez les auteurs principaux. Ainsi Tite-Live décrit le rôle important d'Archimède dans la défense de Syracuse (aménagement des remparts, construction de meurtrières, construction de petits scorpions et différentes machines de guerre), cependant il ne dit pas un mot du miroir ni d’un éventuel incendie des navires romains. Lorsqu’il raconte la prise de Syracuse, il précise bien qu’elle fut organisée pendant la nuit : non par crainte du soleil, mais pour profiter du relâchement général lors de trois jours de festivités (généreusement arrosées) en l'honneur de la déesse Diane.

Les seules sources de l’épisode du miroir sont deux compilateurs byzantins du XIIe siècle, Jean Zonaras et Jean Tzétzès, paraphrasant Dion Cassius. C’est d’après leurs textes que l’on a pu imaginer la fameuse “machine” : un assemblage de miroirs hexagonaux permettant d'obtenir une forme concave (un peu à la façon d’un ballon de football d'aujourd'hui). L’Encyclopédie de Diderot l’explique ainsi :

“Ce poète [Tzétzès] fait une description fort détaillée de la manière dont Archimède s’y prit pour cela. Il dit que ce grand géomètre disposa les uns auprès des autres plusieurs miroirs plans, dont il forma une espèce de miroir polygone à plusieurs faces ; et que par le moyen des charnières qui unissaient ces miroirs, il pouvait leur faire faire tels angles qu’il voulait ; qu’il les disposa donc de manière qu’ils renvoyassent tous vers un même lieu l’image du soleil, et que ce fut ainsi qu’il brûla les vaisseaux des Romains. Tzétzès vivait dans le douzième siècle.” (extrait de l’article “Miroir ardent”, Ie édition, 1751, volume I)

Pourtant, on constate que dans notre galerie d’images, l’épisode du miroir est presque aussi populaire que celui du bain. Il inspire aussi bien une célèbre fresque florentine qu’une enseigne de trattoria29, sans compter les innombrables gravures illustrant des ouvrages plus ou moins pédagogiques.

Nous réserverons ici une place à un bref commentaire sur les deux séquences cinématographiques intégrées dans notre montage : elles sont particulièrement révélatrices d’une forme d’imaginaire collectif au sujet d’Archimède.

Dans Cabiria30, chef-d’œuvre du cinéma muet, Archimède est le héros d’une séquence de cinq minutes dont voici le carton d’introduction :

“Alors qu’Hannibal, le vainqueur de Cannes, connaît un revers de fortune, le proconsul Marcellus assiège Syracuse, alliée de Carthage. Fulvius Axilla combat sous ses ordres. Mais un sage vieillard, sortant de ses méditations, invente des machines invincibles pour défendre les remparts.”

Le spectateur assiste alors au fameux épisode “mythique”, de la confection du miroir à l’incendie de la flotte romaine, sous les yeux quasi hallucinés d’un Archimède aux allures de patriarche biblique. On notera que le réalisateur s’inspire ici directement d’un tableau du peintre italien Niccolò Barabino (1832 - 1891), conservé au Musée Revoltella de Trieste31.

Dans Le Siège de Syracuse32, péplum caractéristique de la production italienne des années 1960, on découvre un Archimède loin des stéréotypes du vieillard chenu : c’est un jeune et fringant inventeur, qui expérimente ses trouvailles dans un cadre bucolique (son atelier est installé dans une grotte dont les parois sont couvertes de figures et calculs mathématiques), mais aussi un séducteur qui sait parler aux femmes. Le clou de ses recherches : un miroir ardent dont il teste l’efficacité sur un buisson, sans s’apercevoir qu’il brûle ainsi les vêtements d’une charmante naïade en train de prendre son bain nue dans la rivière, non loin de là… L’incident, qui dévoile aussi bien la plastique de la jeune première que le talent du héros (une façon inattendue d’associer le bain et le miroir !), permet à ceux-ci de faire connaissance. Des feux du miroir à ceux de l’amour, il n’y a que l’espace d’une métaphore qui sera allègrement franchi !

3. La mort et le tombeau d’Archimède

On connaît la fin mélodramatique que l’ironie de l’histoire a réservée à Archimède : massacré par un soudard romain tandis qu’il était absorbé dans l’étude de ses chères figures. “Ne trouble pas mes cercles !...” Les derniers mots supposés du savant deviennent une nouvelle formule au service de sa légende : comme au théâtre, la tragédie doit exciter terreur et pitié. Valère Maxime ne manque pas sa mise en scène dans ses Faits et paroles mémorables33.

De très nombreuses représentations iconographiques, parmi lesquelles on ne manquera pas de relever les noms de Delacroix et de Daumier34, apportent leur contribution à la théâtralité de la scène : l’une des plus célèbres est un mosaïque souvent reproduite, conservée à Francfort35. Comme le buste d’Archidamos, on l’a longtemps crue antique, mais on la considère aujourd’hui comme une copie du XVIIIe siècle, voire comme un faux plus récent. On trouvera en annexe une gravure, tirée d’un tableau de Gustave Courtois (1853 – 1923), qui réunit tous les ingrédients de la légende36.

Il ne reste plus que la dimension de la mémoire - forme humaine de l’immortalité - pour faire accéder Archimède au rang de gloire de la science. Comme pour d’autres personnages d’exception, son lieu de sépulture (réel ou supposé) sera le témoin concret de cette gloire et l’instrument de son culte.

Questeur en Sicile, Cicéron est le premier à revendiquer l’honneur d’avoir retrouvé le tombeau d’Archimède, emblématiquement couronné d’une sphère et d’un cylindre : grâce à cette découverte d’archéologue avant la lettre, “l’homme d’Arpinum” – c’est ainsi que le modeste Cicéron se définit ! – a tiré de l’oubli le monument d’un “divin génie” grec37.

Après Cicéron, bien d’autres écrivains et savants se chargeront encore d’encenser le vieillard syracusain: Plutarque, Léonard de Vinci, comme plus tard Auguste Comte38, entre autres, ont perpétué et enrichi les “contes et légendes” d’Archimède, que des artistes, sculpteurs, peintres, dessinateurs39 ou cinéastes, ont mis en images. Que peuvent en retenir la Science et l’Histoire ? La légende peut servir la science, elle vulgarise le savoir ; la légende ne doit pas desservir l’histoire, elle fait les (belles) histoires.

 

Notes

1 Bien entendu, tout le monde connaît les « principes » qui sont indéfectiblement attachés à son nom : le levier, la vis sans fin, la poussée subie par un corps plongé dans un liquide.

2 Voir Annexe I.

3 Titre du célèbre ouvrage de Valère Maxime qui a beaucoup contribué à “mythifier” des personnages antiques (voir le texte n° 12 dans l’Annexe I).

4 Lors du Congrès, notre communication a été entièrement réalisée avec un support vidéo (un montage Power Point) commenté au fil des images et des séquences (voir la liste dans l’Annexe II). Le texte qui en rend compte ne peut donc donner qu’une retranscription nécessairement limitée et incomplète de son contenu - 56 documents iconographiques - d’autant plus que le choix des images reproduites est fort restreint (Annexe II).

5 Mené par le général Marcus Claudius Marcellus (vers 268 - 208 av. J.-C.), héros de la deuxième guerre punique, le siège de Syracuse dura trois ans.

6 Grammairien, poète et commentateur, Jean Tzétzès (vers 1110 - 1185) est notamment l’auteur des Historiarum variarum chiliades (les Chiliades) recueil de textes en vers sur les personnages célèbres de l’Antiquité.

7 Alexandrie, avec sa fameuse Bibliothèque, est alors la capitale intellectuelle du monde antique.

8 On sait que Dosithée, Conon de Samos et Ératosthène furent les destinataires de divers traités et lettres d’Archimède.

9 Voir le texte n° 4 dans l’Annexe I.

10 Il aurait entrepris d’établir le calcul du nombre de grains de sable qui tiendraient dans l’univers.

11 Ce qui préfigure, près de 2000 ans auparavant, le calcul intégral inventé par Newton et Leibniz.

12 Édités et traduits par Charles Mugler, ils ont été regroupés en quatre volumes par les Belles Lettres (1970 - 1972). On a aussi supposé l’existence de trois ou quatre traités aujourd’hui perdus.

13 Voir les textes en Annexe I.

14 C’est le principe du tire-bouchon comme celui du boulon formé d’une vis et d’un écrou.

15 “Archimède, homme sans rival dans l'art d'observer les cieux et les astres, mais plus merveilleux encore par son habileté à inventer, à construire des machines de guerre” (Histoire romaine, XXIV, 34, 2 – voir le texte n° 7 dans l’Annexe I).

 

16 Voir la liste des documents présentés dans l’Annexe II, Portraits (I et II).

17 Soit Thalès, Solon, Chilôn, Pittacos, Bias, Cléobule, Périandre, selon la liste canonique fixée dès l’Antiquité (voir Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres).

18 Voir le document n° 1 dans l’Annexe II.

19 Voir le document n° 2 dans l’Annexe II.

20 Voir le n° 9 dans la liste de l’Annexe II.

21 Voir les documents n° 3 et n° 4 dans l’Annexe II.

22 Voir le n° 20 dans la liste de l’Annexe II.

23 Voir le n° 21 dans la liste de l’Annexe II.

24 « Archimède prenant un bain chaud », caricature de John Leech, The Comic History of Rome by Gilbert Abbott A. Beckett, Bradbury, Evans & Co, London, 1850. Voir le document n° 5 dans l’Annexe II.

25 Lithogravure de Peter Flotner (1490 - 1546), illustration d’une traduction de Vitruve publiée par Johannes Petreius à Nuremberg en 1548. Voir le document n° 5 dans l’Annexe II.

26 La fameuse anecdote du bain n’est connue que par Vitruve, repris par Plutarque (voir les textes en Annexe I).

27 Les miroirs de l’Antiquité étaient métalliques, en or, en argent, en bronze poli. Les miroirs en verre étamés n'apparaissent qu'au XVIe siècle. Régulièrement, des expériences plus ou moins “scientifiques” sont menées pour tenter de reconstituer le fameux miroir d’Archimède et démontrer sa capacité à concentrer les rayons du soleil pour enflammer du bois. Aucune n’a paru convaincante.

28 Voir dans l’Annexe II.

29 Voir le document n° 6 dans l’Annexe II.

30 Ce film “fleuve” de l’Italien Giovanni Pastrone (1914), considéré comme l’ancêtre des superproductions modernes, situe son histoire pendant la deuxième guerre punique (voir le n° 55 dans la liste de l’Annexe II).

31 Voir le n° 45 dans la liste de l’Annexe II.

32 Ce film de Pietro Francisci (1962) fait d’Archimède son héros principal. Il mêle le comique (plus ou moins volontaire !) et le mélodramatique pour raconter la rivalité amoureuse du savant grec (Archimède) et du général romain (Marcellus), tous deux épris de la même femme. On y trouve tous les clichés d’un genre “kitsch” qui continue à faire les délices des spécialistes du péplum (voir le n° 56 dans la liste de l’Annexe II).

33 Voir dans l’Annexe I.

34 Voir le n° 43 et le n° 44 dans la liste de l’Annexe II.

35 Voir le n° 38 dans la liste de l’Annexe II.

36 Voir le document n° 7 dans l’Annexe II.

37 Pour reprendre le divino ingenio (Tusculanes, Livre I, 25, 63 – voir le texte n° 3 dans l’Annexe I). Pour la découverte du tombeau, voir le texte n° 14.

38 “Les grands types de l'humanité : appréciation systématique des principaux agents de l'évolution humaine”, volume 2 : Homère, Aristote, Archimède, César (1848).

39 Sans oublier la bande dessinée (voir à la fin de la liste dans l’Annexe II).

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