En 1852, dix ans après Gérard de Nerval et trente-huit ans avant Pierre Loti, Théophile Gautier (1811-1872) embarque pour Constantinople. Il a promis beaucoup d’articles à Émile de Girardin qui accueille dans les colonnes de La Presse ses Souvenirs et ses Grotesques. Écrivain complet qui s’épanouit dans le roman d’aventures aussi bien que dans le conte fantastique, esthète fasciné en même temps par la beauté et par le merveilleux, citoyen toujours inquiet du sort que la réalité fait aux misérables, Théophile Gautier est l’artiste intermédiaire par excellence qui relie par-delà les générations Balzac et Baudelaire, Hugo et Banville ; en choisissant l’élégance contre le lyrisme, en préférant la vitesse à l’inertie, il élabore un style exact où la diversité de l’expression n’oublie jamais la rigueur de la pensée. Dans ses chroniques de Constantinople compilées en 1853, il témoigne de cette exigence formelle qui transforme chaque annotation en art poétique : parce que l’écriture est davantage que la sensation, parce qu’elle est met en forme l’émotion et le rêve, le travail de l’écrivain équivaut au travail de l’artisan qui fabrique des objets utiles et agréables.
Les remparts, composés de deux rangs de murailles flanquées de tours carrées, ont à leurs pieds un large fossé comblé maintenant par des cultures et revêtu d’un parapet de pierre, ce qui formait trois enceintes à franchir. Ce sont les antiques murailles de Constantin, telles que les assauts, le temps, les tremblements de terre, les ont faites ; dans leurs assises de briques et de pierre, on voit encore les brèches ouvertes par les catapultes, les balistes, les béliers et cette gigantesque couleuvrine, mastodonte de l’artillerie, que servaient sept cents canonniers, et qui lançait des boulets de marbre du poids de six cents livres. Çà et là une immense lézarde fend une tour du haut en bas ; plus loin, tout un pan de mur est tombé au fond du fossé ; mais où la pierre manque, le vent apporte de la poussière et des graines, un arbuste se développe à la place du créneau absent, et devient un arbre ; les mille griffes des plantes parasites retiennent la brique qui va choir ; les racines des arbousiers, après avoir été des pinces pour s’introduire entre les joints des pierres, se changent en crampons pour les retenir, et la muraille continue sans interruption, découpant sur le ciel sa silhouette ébréchée, étalant ses courtines drapées de lierre et dorées par le temps de tons sévères et riches. De distance en distance s’élèvent les vieilles portes d’architecture byzantine, empâtées de maçonnerie turque, mais pourtant reconnaissables encore.
Il serait difficile de supposer une cité vivante derrière ces remparts morts qui pourtant cachent Constantinople. On se croirait aux abords d’une de ces villes des contes arabes dont tous les habitants ont été pétrifiés par un maléfice ; — quelques minarets seuls lèvent la tête au-dessus de l’immense ligne des ruines, et témoignent que l’islam a là sa capitale. Le vainqueur de Constantin XIII, s’il revenait au monde, pourrait placer encore avec à-propos sa mélancolique citation persane : « L’araignée file sa toile dans le palais des empereurs, et la chouette entonne son chant nocturne sur les tours d’Ephrasiab ».
Ces murailles roussâtres, encombrées de la végétation des ruines, qui s’écroulent lentement dans la solitude, et sur lesquelles courent quelques lézards, il y a quatre cents ans voyaient ameutées à leurs pieds les hordes de l’Asie, poussées par le terrible Mahomet II. Les corps des janissaires et des timariots roulaient, criblés de blessures, dans ce fossé où s’épanouissent maintenant de pacifiques légumes ; des cascatelles de sang ruisselaient sur leurs parois où pendent les filaments des saxifrages et des plantes pariétaires. Une des plus terribles luttes humaines, lutte de race contre race, de religion contre religion, eut lieu dans ce désert où règne un silence de mort. Comme toujours, la jeune barbarie l’emporta sur la civilisation décrépite, et, pendant que le prêtre grec faisait frire ses poissons, ne pouvant croire à la prise de Constantinople, Mahomet II, triomphant, poussait son cheval dans Sainte-Sophie, et marquait sa main sanglante sur la muraille du sanctuaire, la croix tombait du haut des dômes pour faire place au croissant, et l’on retirait de dessous un tas de morts l’empereur Constantin, sanglant, mutilé, et reconnaissable seulement aux aigles d’or qui agrafaient ses cothurnes de pourpre.
Théophile Gautier, Constantinople, XVIII, « Les murailles de Constantinople », 1853