Après Chateaubriand et Lamartine, avant Flaubert et Du Camp, Gérard de Nerval (1808-1855) publie son Voyage en Orient. Cet itinéraire de Paris à Constantinople, livré dans sa version définitive en 1851 après de nombreux remaniements, reconstitue deux voyages effectués en 1840, ou plutôt le souvenir complexe de deux voyages véritables, augmentés de rêves et de lectures, agrémentés d’érudition et d’onirisme, où l’écriture met à égalité le véridique et le probable. Chez Nerval, tout est vrai et tout est faux parce que la remémoration ne fait pas de différence entre la réalité et l’invention : l’écriture est davantage que la vérité. Cette étonnante pérégrination vers l’est, peuplée de conteurs et de femmes, enluminée d’anecdotes et de légendes, commence par une longue introduction qui mène Nerval de la France à l’Égypte, en passant par la Suisse et par l’Autriche et en faisant de brèves escales dans les îles grecques, comme si la découverte de l’Orient nécessitait une modification graduelle de la pensée, une transformation progressive de l’identité, une véritable désappropriation de soi dans une mille deuxième nuit de la littérature. Choses vues, choses lues, choses sues : Nerval n’a jamais débarqué à Cythère, il y est allé par la lecture et par la rêverie, il y a séjourné par l’imagination et par le songe, et les pages qu’il consacre à ses vestiges semblent authentiques parce que son esprit a plusieurs fois habité leur histoire.
Nous suivions dès lors le bord de la mer en marchant sur les sables et en admirant de loin en loin des cavernes où les flots vont s’engouffrer dans les temps d’orage ; les cailles de Cérigo, fort appréciées des chasseurs, sautillaient çà et là sur les rochers voisins, dans les touffes de sauge aux feuilles cendrées. Parvenus au fond de la baie, nous avons pu embrasser du regard toute la colline de Palaeocastro couverte de débris, et que dominent encore les tours et les murs ruinés de l’antique ville de Cythère. L’enceinte en est marquée sur le penchant tourné vers la mer, et les restes des bâtiments sont cachés en partie sous le sable marin qu’amoncelle l’embouchure d’une petite rivière. Il semble que la plus grande partie de la ville ait disparu peu à peu sous l’effort de la mer croissante, à moins qu’un tremblement de terre, dont tous ces lieux portent les traces, n’ait changé l’assiette du terrain. Selon les habitants, lorsque les eaux sont très claires, on distingue au fond de la mer les restes de constructions considérables.
En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes catacombes pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de la ville et où l’on monte par un sentier taillé dans la pierre. La catastrophe qui apparaît dans certains détails de cette plage désolée a fendu dans toute sa hauteur cette roche funéraire et ouvert au grand jour les hypogées qu’elle renferme. On distingue par l’ouverture les côtés correspondants de chaque salle séparés comme par prodige ; c’est après avoir gravi le rocher qu’on parvient à descendre dans ces catacombes qui paraissent avoir été habitées récemment par des pâtres ; peut-être ont-elles servi de refuge pendant les guerres, ou à l’époque de la domination des Turcs.
Le sommet même du rocher est une plate-forme oblongue, bordée et jonchée de débris qui indiquent la ruine d’une construction beaucoup plus élevée ; sans doute, c’était un temple dominant les sépulcres et sous l’abri duquel reposaient des cendres pieuses. Dans la première chambre que l’on rencontre ensuite, on remarque deux sarcophages taillés dans la pierre et couverts d’une arcade cintrée ; les dalles qui les fermaient et dont on ne voit plus que les débris étaient seules d’un autre morceau ; aux deux côtés, des niches ont été pratiquées dans le mur, soit pour placer des lampes ou des vases lacrymatoires, soit encore pour contenir des urnes funéraires. Mais s’il y avait ici des urnes, à quoi bon plus loin des cercueils ? Il est certain que l’usage des anciens n’a pas toujours été de brûler les corps, puisque, par exemple, l’un des Ajax fut enseveli dans la terre ; mais si la coutume a pu varier selon les temps, comment l’un et l’autre mode aurait-il été indiqué dans le même monument ? Se pourrait-il encore que ce qui nous semble des tombeaux ne soient que des cuves d’eau lustrale multipliées pour le service des temples ? Le doute est ici permis. L’ornement de ces chambres paraît avoir été fort simple comme architecture ; aucune sculpture, aucune colonne n’en vient varier l’uniforme construction ; les murs sont taillés carrément, le plafond est plat, seulement l’on s’aperçoit que primitivement les parois ont été revêtues d’un mastic où apparaissent des traces d’anciennes peintures exécutées en rouge et en noir à la manière des Étrusques. Des curieux ont déblayé l’entrée d’une salle plus considérable pratiquée dans le massif de la montagne ; elle est vaste, carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par des pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux, soit des chapelles, car selon bien des gens cette excavation immense serait la place d’un temple consacré aux divinités souterraines.
Gérard de Nerval, Voyage en Orient, « Introduction : Vers l’Orient », XVII, 1851