Notes
- Ainsi, au cours du deipnon (dîner), on ne boit pas de vin si ce n’est une gorgée de vin pur, à la fin du repas, en l’honneur du Bon Génie (Agathos Daïmon).
- Voir infra. Dans l’Odyssée, les prétendants eux-mêmes, qui bouleversent les lois de l’hospitalité, qui pillent les richesses d’Ulysse en ne respectant pas le principe du don et du contre-don, des parts d’honneur (géras) et des libations aux dieux, mettent de l’eau dans leur vin.
- Hérodote, VI, 84, trad. A. Barguet.
- Dans l’Iliade (IX, 202-204), Homère n’a pas utilisé akratoteron mais dzôroteron : « Dispose un plus grand cratère (krètèra), fils de Ménœtios, et fais un mélange plus fort (dzôroteron) ; prépare ensuite des coupes pour chacun : ce sont des amis très chers qui aujourd’hui sont sous mon toit » trad. P. Mazon.
- L’échanson remplit chaque coupe (depas) en la plongeant dans le cratère pour la faire passer pleine. C’est ce qui s’appelle, ici, « préparer la coupe » (depas entunein).
- Le mot à mot : « fais un mélange plus pur ».
- Aristote, Poétique, 25, trad. J. Hardy.
- Iliade, I, 225.
- Les Perses, selon Hérodote (I, 133), ont un grand penchant pour le vin : « Ils ont aussi l’habitude de décider, quand ils sont ivres, des questions les plus importantes. Les décisions prises en cet état leur sont soumises le lendemain, quand ils ont trouvé leur lucidité, par le maître de maison chez qui ils délibèrent. Si, à jeun, ils les adoptent encore, ils les appliquent ; sinon, ils les rejettent. Inversement, lorsqu’ils ont d’abord étudié une question à jeun, ils la reprennent quand ils sont ivres » (trad. A. Barguet)… Chez Hérodote encore, pour triompher des Massagètes, qui « ignorent les douceurs de la vie des Perses et n’ont jamais connu l’abondance et le luxe », Crésus le Lydien conseille à Cyrus le moyen suivant : « Abattons donc du bétail à profusion et accommodons-le pour servir à ces hommes simples un banquet dans notre camp, avec des cratères de vin pur à profusion et les mets les plus variés ; puis laissons dans le camp les éléments les plus faibles de l’armée, et ramenons le reste des troupes sur le fleuve. Si je ne m’abuse, les Massagètes, en voyant tant de bonnes choses, se jetteront sur elles : à nous alors de montrer notre valeur » (I, 207, trad. A. Barguet)… L’épitaphe de Darius, le destructeur des Mages : « Je pouvais boire beaucoup de vin et bien me porter ». Selon Ctésias, en Inde il n’est pas permis à un roi d’être ivre. Mais parmi les Perses, le roi peut s’enivrer un jour, celui où on sacrifie à Mithra. Chez Douris de Samos, dans le septième livre de ses histoires, il est dit, selon Athénée : « Chez les Perses c’est uniquement lors des fêtes célébrées en l’honneur de Mithra, que le roi s’enivre et danse “la Persique” ; dans l’ensemble de l’Asie personne d’autre n’agit ainsi, mais tous s’abstiennent ce jour-là de danser »… Lors de la poursuite de Bessos par Alexandre, les Perses, alourdis de vin, « se mirent à exagérer leurs propres forces et à montrer du mépris pour l’ennemi à propos tantôt de sa témérité, tantôt de son maigre effectif » (Quinte-Curce, VII, 4, 2, trad. J.-P. Reversat, in O. Battistini et P. Charvet, Alexandre le Grand, Histoire et Dictionnaire, « Bouquins », Robert Laffont, 2004)… Bessos, sur le point d’obtenir à table la victoire sur Alexandre, ordonna de faire circuler plus largement le vin pur. Enflammé par le vin pur, Bessos, violent de nature, voulut tuer Cobarès. Ses amis eurent de la peine à l’en empêcher : « Le fait est qu’il se rua hors de la salle de festin, incapable de se contenir. Quant à Cobarès qui s’était éclipsé au cours de cette agitation, il passa chez Alexandre » (Quinte-Curce, VII, 4, 19)…
- Athénée, Deipnosophistes, 435 b.
- Pour Aristote (Problème XXX, 1) les « mélancoliques, pour la plupart, sont obsédés par le sexe », trad. J. Pigeaud.
- Polybe, VIII, 3, 9-10, trad., D. Roussel.
- Voir Athénée, Deipnosophistes, X, 434, b, trad. Ph. Remacle légèrement modifiée : « Alexandre fut également un grand ivrogne : après avoir fait la fête il dormit sans interruption deux jours et deux nuits. On retrouve ce fait dans ses Journaux, écrits par Eumène de Cardia et par Diodote d’Érythrée ». Voir aussi Quinte-Curce, VIII, 6, 27, trad. J.-P. Reversat : « […] excédé de fatigue par l’abus de vin pur et les veilles, le roi se reposa toute la journée et la nuit suivante ».
- Ibid., X, 434 b-c.
- Voir infra.
- Athénée, Deipnosophistes, X, 434 e – 435 a.
- Ibid., XII, 537 d.
- Élien, Histoires variées, III, 23.
- Voir Arrien, VII, 25, 1-26.
- Voir Athénée, Deipnosophistes, X, 434, c-d : « Et Nicoboulè, ou celui qui lui a attribué les écrits, dit qu’Alexandre dînant avec Médéios de Thessalie but à la santé de tous lors du banquet : il y avait vingt personnes en tout, et a accepta des toasts de tous ; puis il quitta le banquet et peu après alla dormir. Mais le sophiste Callisthène, selon Lyncée de Samos dans ses Souvenirs ainsi qu’Aristobule et Charès dans leurs Histoires, repoussa la coupe de vin pur quand il vint au banquet d’Alexandre. Quelqu’un lui demanda : “Pourquoi ne bois-tu pas ?” Il répondit : “Je ne veux pas avoir besoin d’un des coupes d’Asclépios après en avoir bu une d’Alexandre” ».
- Quinte-Curce, V, 7, 3-5, trad. J.-P. Reversat. Cf., Diodore de Sicile, XVII, 72, 1-6.
- Quinte-Curce, VIII, 1, 22-52, trad. J.-P. Reversat.
- Plutarque, Vie d’Alexandre, 67, 1-8.
- Quinte-Curce, VI, 5, 22-23.
- Athénée, Deipnosophistes, X, 437.
- Voir également Plutarque, Vie d’Alexandre.
- Pour Paul Goukowsky, le mont Mèros serait loin de Nysa.
- Au pied du mont Nysa, Alexandre se serait contenté d’un sacrifice avant de reprendre sa route.
- Le Dionysos du mont Mèros « n’est pas un dieu du vin, mais un esprit de la montagne et de la nature sauvage » (P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe d’Alexandre. II Alexandre et Dionysos, Publications de l’Université de Nancy, 1981, p. 30). Celui du mont Nysa serait une forme d’Indra.
- Quinte-Curce, VIII, 10, 16-18, trad., J.-P. Reversat.
- Athénée, Deipnosophistes, XII, 537 e – 538 b.
- Bien plus tard, la bile noire sera chez Galien un acide puissant qui « mord et attaque la terre, se gonfle, fermente, fait naître des bulles ». Ses vapeurs sont toxiques et montent au cerveau. De la même manière que les ténèbres font naître la crainte, la bile noire qui obscurcit l’intelligence, engendre la peur.
- Chez Sophocle (Trachiniennes), mélancholos est le poison mortel contenu dans le sang de l’hydre.
- Cicéron pensera pouvoir remplacer melancholia par furor.
- Voir Athénée, Deipnosophistes, X, 434 a-b, trad. Ph. Remacle légèrement modifiée : « Prôtéas le Macédonien buvait énormément aussi, comme l’indique Éphippos dans son livre sur la Sépulture d’Alexandre et d’Héphaestion, et durant toute sa vie il bénéficia d’un physique vigoureux, bien qu’il passait tout son temps à boire. Par exemple Alexandre réclama une coupe de 24 cotyles et après l’avoir bue, il proposa de boire à la santé de Prôtéas. Ce dernier prit la coupe, et après avoir chanté les éloges du roi, il la but, aux applaudissements de tout le monde. Peu après Prôtéas réclama une même coupe, et la buvant de nouveau, à la santé du roi. Alexandre la prit et la but bravement, mais ne put aller jusqu’au bout ; au contraire, il tomba en arrière sur son coussin et laissa tomber la coupe de ses mains. Alors il tomba malade et mourut, parce que, comme le dit Éphippos, Dionysos était en colère contre lui pour avoir assiégé Thèbes, sa patrie ». Voici la version de Diodore : « Alors qu’on recommandait d’accomplir « de magnifiques sacrifices en l’honneur des dieux, l’un de ses Amis, le Thessalien Médéios, [invita Alexandre] d’une manière fort insistante à participer à un banquet. Là, il absorba beaucoup de vin pur, et à la fin se fit remplir une grande coupe d’Héraclès qu’il but jusqu’à la dernière goutte. Soudain, comme s’il avait reçu un coup violent, il poussa un grand cri et se mit à gémir ; ses amis le conduisirent alors à l’écart en le tenant par la main. Aussitôt ses domestiques prirent soin de lui, le couchèrent et le veillèrent avec soin. Le mal devenait plus intense, et l’on appela les médecins, mais aucun ne fut capable de lui venir en aide. Il fut pris de nombreuses douleurs et de terribles souffrances, et quand il eut perdu tout espoir de vivre, il retira son anneau et le donna à Perdiccas. Aux questions de ses Amis qui demandaient : « À qui laisses-tu le trône ? », il répondit : « Au plus puissant ! » et il ajouta (ce furent ses dernières paroles) que tous ses principaux Amis livreraient un grand combat en son honneur, lors de ses funérailles » (Diodore, XVII. 117, 1-4, trad. J.M. Kowalski).
- Voir Arrien, VII, 25, 1 – 26, 3.
- Chez Aristote, dans son traité De la divination, le mélancolique est celui qui a propension à « suivre son imagination ». La mélancolie est, selon Hélène Prigent, une « métaphore de l’imagination inspirée ». Archigène définira la melancholia comme un « abattement, consécutif à une quelconque imagination ». Plus tard, la mélancolie saturnienne est liée à la création.
- Plutarque, Vie d’Alexandre, 72, 3-4.
- Stobée, Florilèges, IV, 12, 13.
- Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre, I, 1.
- Héraclès est un héros mélancolique. Sa fureur suscitée par Héra le mena à tuer son épouse et ses enfants.
- Archigène d’Apamée parlera, au Ier siècle, de la rage démesurée et de chagrin à propos de la melancholia. Cette bile, selon le médecin romain, est dite noire pour signifier la puissance et la nature destructrice de cette rage.
- Pour Hippocrate (De la nature de l’homme), le corps humain contient du sang, du flegme et de la bile blonde et noire. C’est la nature de l’homme, et c’est la raison pour la quelle il y a souffrance ou bonne santé. La maladie provient du déséquilibre entre ces quatre humeurs. Selon lui, dans les Aphorismes, on peut parler de melagkholia quand la crainte et la tristesse dure longtemps.
- Aristote, Problème, XXX, 1, trad. J. Pigeaud in Aristote, L’Homme de génie et la mélancolie, Traduction, présentation et notes de J. Pigeaud, Petite Bibliothèque Rivages, 1988.
Chez les Grecs, le vin pur (oinos akratos), consommé en de rares occasions 1, est signe d’hybris. On songe aux héros homériques qui, d’ordinaire, ne boivent pas de vin pur 2, ou au Spartiate Cléomène, un anti-modèle, qui apprit des Scythes l’usage de boire du vin pur. Leurs mœurs sont caractérisées par la cruauté et la démesure propres aux Barbares : ils consomment le vin sans eau et boivent jusqu’à l’ivresse la plus totale. Et c’est cela qui provoqua la folie du roi, à ce que pensent les Spartiates : « D’ailleurs depuis cette époque, ils le disent eux-mêmes, lorsqu’on veut boire avec excès on dit chez eux : “Buvons à la Scythe !” » 3…
Pour Plutarque (III, 1) – S’il faut des couronnes de fleurs dans les banquets –, le « vin pur monte à la tête et soumet le corps à une tension qui fait violemment réagir les sens, […] trouble l’être tout entier. Or les émanations des fleurs sont d’un merveilleux secours contre ce trouble et défendent la tête, comme une acropole, contre l’ivresse […] » (647 C). Toujours dans les Propos de table (I, 7) – Pourquoi les vieillards préfèrent le vin pur –, les vieillards, eux, ont besoin d’un mélange fort du fait de leur complexion refroidie. Mais, pour Plutarque, c’est là un argument inexact et sans valeur : « La véritable raison, c’est le relâchement de leur complexion, dont la langueur et l’atonie aiment à être fouettées » (625 B). Leurs « sens amorphes et terreux » réclament des « chocs violents, comme l’est celui du vin pur » (625 C). Dans une autre Question (III, 5) – Si la puissance du vin est plutôt froide –, il est précisé que « ceux qui boivent beaucoup de vin pur montrent peu d’ardeur pour la copulation et n’émettent qu’une substance inconsistante et stérile : tout commerce qu’ils ont avec les femmes reste sans résultat et sans fruit, parce que leur semence est devenue froide et sans valeur » (652 D). L’ivresse aboutit à une sorte d’anéantissement : sous l’action du vin pur, toute espèce de chaleur disparaît dans le corps (652 E)… Enfin, « le vin pur neutralise, paraît-il, les effets de la ciguë, quand on en boit après coup une grande quantité ». Ce n’est pas une preuve de la chaleur du vin : « la ciguë mélangée au vin devient un poison foudroyant, et qui tue sur le champ […] » (653 A-B).
En revanche, en III, 7 – Pourquoi le vin doux n’enivre guère –, le vin doux, celui que les Athéniens offrent le onze du mois Anthestérion, « les prémices du vin nouveau », n’enivre que faiblement. Jadis, ils avaient demandé aux dieux de leur en faire « un breuvage inoffensif et même salutaire » (655 E).
Le vin se boit donc mélangé avec de l’eau, deux parties d’eau pour une de vin, ou bien, trois d’eau pour deux de vin.
En III, 9 – Au sujet de la règle : “Boire en cinq, ou en trois, mais non pas en quatre” –, des précisions utiles. Il y est question des trois accords pour le mélange du vin et de l’eau, la plus juste et la plus démocratique des mesures, le mélange harmonieux dont parle Aristion, un des sympotoi, en les comparant avec les accords de la lyre : « la quinte, la tierce et la quarte » (657 B). Lorsque l’esclave s’avance pour verser le vin pur, Aristion, à qui on a demandé de prendre une coupe en guise de lyre et de régler ce mélange harmonieux qu’il avait vanté, se récuse. Il est un « théoricien de la musique et non un instrumentaliste » (657 D-E). Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de dompter Dionysos et de l’éduquer « au milieu de plusieurs mesures d’eau, pour le rendre plus doux et plus traitable » (657 E).
À ce sujet, la Question IV du livre V – Sur l’expression : “Mêle un vin fort (dzôroteron)” –, est intéressante. Elle débute par le rappel d’un passage de l’Iliade 4 où Achille demande à Patrocle de disposer un plus grand cratère et de mêler 5 un vin plus pur (akratoteron) – ce terme est une interprétation du moraliste et non une mauvaise citation –, car ce sont des amis très chers qui sont sous son toit. Le mot dzôron est compris alors, à tort, comme signifiant « chaud » et non « pur ». Les sympotoi ont des étymologies fantaisistes ! Aristote, dans la Poétique, a une autre lecture du « dzôroteron de keraie » 6 : « […] il ne s’agit pas de servir “non mélangé” comme pour des ivrognes, mais de faire le mélange “plus vite” » 7. François Fuhrmann indique qu’entre oinos akratos et oinos dzôroteros il n’y a qu’une nuance, une différence de degré dans la force. La fin du passage permet de mieux comprendre. Achille pense, lorsqu’il reçoit ses hôtes, que « le mélange du vin dont il avait lui-même l’habitude était peut-être trop faible et mal approprié à l’état de leur tempérament » (678 B). En effet, Achille qui traite Agamemnon de « sac à vin » 8, ne paraît pas porté par nature sur le vin : « c’est l’ivrognerie qu’il déteste le plus » (678 B)…
Les Macédoniens, quant à eux, comme les Perses 9, mais à la différence des Grecs, boivent souvent du vin pur.
Selon Théopompe, repris par Athénée, Philippe buvait d’une manière immodérée et avait un caractère dissolu. Il lui arrivait de boire toute la nuit et de commettre, dans ses sauvages ivresses, toutes les folies possibles : « Philippe était fou et aimait se précipiter tête première dans les dangers, en partie par nature et en partie en raison de la boisson. C’était un grand buveur et il était souvent ivre quand il gagnait une bataille » 10.
Lors d’une de ses nombreuses digressions, Polybe cite lui aussi Théopompe dont les propos sur les compagnons de Philippe sont jugés venimeux et inconséquents. Pour Polybe, Théopompe « […] insiste aussitôt dès les premiers chapitres et tout au long de son histoire sur le fait que ce même Philippe était irrésistiblement porté sur les femmes, au point que, pour autant qu’il dépendait de lui, la maison dont il était le chef aurait pu être ruinée à cause de cette passion qui le dominait 11. Il nous peint encore ce roi comme le plus injuste et le plus perfide des hommes dans ses manœuvres pour acquérir des amis et des alliés ; il déclare qu’il a asservi ou traîtreusement pris, par la ruse ou par la violence, un nombre immense de cités ; il nous dit qu’il s’adonnait aux boissons fortes, au point qu’il lui arrivait souvent d’apparaître en état d’ivresse devant ses “amis” avant même le soir ». Polybe, alors, reproduit le début du quarante-neuvième livre de l’ouvrage de Théopompe : « Tout ce qu’il pouvait y avoir, tant chez les Grecs que chez les Barbares, en fait de ruffians crapuleux et impudents s’était donné rendez-vous en Macédoine auprès de Philippe et c’étaient ces gens-là qu’on appelait “les Compagnons du roi”. D’une façon générale, Philippe n’éprouvait que dédain pour les hommes qui menaient une vie digne et qui prenaient soin de leurs biens. Il n’estimait et ne distinguait que les prodigues, les ivrognes et les joueurs. […] C’est donc à bon droit qu’on aurait pu dire d’eux qu’ils étaient non pas des compagnons, mais des courtisanes, non pas des soldats, mais des putains. Naturellement portés à tuer les hommes, ils recherchaient aussi, par tempérament, leurs étreintes. En un mot, et pour ne pas prolonger encore ce développement – car la matière qui s’offre à nous par ailleurs est fort abondante –, j’estime que ces gens, qu’on appelait les “Amis” et les “Compagnons” de Philippe, étaient de véritables fauves, bien plus dépravés, pour les mœurs, que les centaures du Pélion, que les Lestrygons de la plaine de Léontinoï ou tout autre monstre quel qu’il fût ».
Pour Polybe, « quand on aurait à peindre Sardanapale et sa cour, c’est à peine si on oserait user d’un langage aussi brutal, malgré l’épitaphe gravée sur le tombeau de ce monarque, qui confirme ce que nous savons de sa conduite et de ses stupres : Ils sont à moi tous mes festins, tous mes débordements et tous les délices que l’amour m’a fait goûter. S’agissant de Philippe et de ses “amis”, non seulement on doit se garder de parler de mollesse et de couardise et s’abstenir de toute imputation ignominieuse, mais celui-là même qui entreprendrait de faire son éloge ne pourrait trouver de termes assez forts pour peindre le courage, l’activité inlassable et toutes les hautes qualités de ces hommes, qui, par leurs travaux et l’audace de leurs entreprises, ont su, à partir d’un minuscule royaume, constituer pour les Macédoniens le plus glorieux et le plus vaste des empires » 12…
À Alexandrie, parmi les princes successeurs de Ptolémée, le grand stratège d’Alexandre, un personnage particulièrement corrompu, Ptolémée Philopator. Un mélancolique ? Il s’est livré à toutes sortes de débauches et a fait mourir Arsinoé, sa sœur et son épouse. Il était sous la domination de la toute puissante hétaïre Agathocléia : « Il avait l’âme si corrompue par les femmes et par la boisson que, à ses meilleurs moments de sobriété et de raison, il célébrait des fêtes orgiastiques en rassemblant les gens de son palais au son du tambourin dont il jouait. Il laissait régler les affaires les plus importantes du royaume par sa maîtresse Agathocléia et par la mère de celle-ci, l’entremetteuse Oinanthé » (Plutarque, Vie de Cléomène, 33, 2, trad. R. Flacelière)…
Enfin, et surtout, Alexandre le Grand.
Chez Plutarque, dans les Propos de table (I, 6) – Sur le penchant d’Alexandre à la boisson excessive (poluposias) –, on affirme que le Macédonien « ne buvait pas beaucoup, mais qu’il laissait traîner beaucoup de temps à boire et à dialoguer avec ses amis » (623 D, trad. Y. Battistini). Des « radotages » selon Philinos, un paradoxe sans doute, point de départ d’une conversation. En effet, les ivresses d’Alexandre étaient célèbres comme l’indique Plutarque lui-même dans la Vie d’Alexandre (4, 4). Ce penchant du roi des Macédoniens – il pouvait dormir sous l’effet de la boisson pendant la journée tout entière ainsi que la journée suivante 13 –, est mis en lumière dans les Éphémérides royales rédigées par Eumène de Cardia et Diodote d’Érythrée, par Athénée dans les Deipnosophistes et par Élien dans ses Histoires variées.
En voici quelques exemples.
Athénée qui se fonde sur les dires d’Éphippos d’Olynthe dans son pamphlet sur La Sépulture d’Alexandre et d’Héphaestion, affirme que les Macédoniens ne savaient pas boire avec modération, qu’ « ils usaient au contraire d’immenses libations dès le début du repas, si bien qu’ils étaient ivres quand le premier service était encore sur les tables et qu’ils ne pouvaient pas apprécier les mets » (III, 120 c-d, trad. J. Auberger).
Athénée raconte une autre anecdote éclairante : « Ménandre dit dans son Flatteur : “En Cappadoce, Strouthias, j’ai bu trois fois un gobelet d’or rempli de dix cotyles. B. Tu n’as pas bu plus que le Roi Alexandre. A. Pas moins non plus, par Athéna ? B. C’est beaucoup” » 14.
Athénée rapporte encore qu’ « Alexandre porta l’ivresse à un tel point, selon Carystios de Pergame dans ses notes historiques, qu’il participa à une procession sur un chariot conduit par des ânes […]. C’est peut-être pour cette raison qu’il n’avait aucun appétit sexuel. Aristote, dans ses problèmes physiques, dit que le sperme de telles personnes devient aqueux 15 ; ainsi Hiéronymos dans ses Lettres, cite Théophraste qui disait qu’Alexandre n’était bien disposé pour les rapports sexuels. C’est pourquoi Olympias fit placer près de lui la courtisane thessalienne Callixeina, une très belle femme (on craignait qu’il ne soit efféminé), et souvent Olympias lui demanda d’avoir des rapports avec Callixeina » 16.
Un autre détail, encore, chez Athénée est intéressant. Reprenant Nicoboulè, un pamphlétaire comme Éphippos, il évoque le moment – le dernier repas d’Alexandre –, où Alexandre a joué de mémoire un passage de l’Andromède d’Euripide. Avec beaucoup de verve le Macédonien buvait du vin pur, forçant les autres à faire de même 17…
Le cinquième jour du mois de Dios – Désios ou Daesios ? –, Alexandre, raconte Élien 18, a participé à une beuverie chez Eumée – il s’agit sans doute de Médéios 19. Le sixième jour, après une autre beuverie, il a dormi. Ce jour-là, le seul signe de vie que donna le roi a été une discussion avec ses stratèges sur le voyage du lendemain : le départ aurait lieu à l’aube. Le septième jour, il a festoyé avec Perdiccas et bu de nouveau. Le huitième jour, il a dormi. Le quinzième jour du même mois, il a bu encore, et, le lendemain, fait ce qui est habituel pour un lendemain de beuverie. Le vingt-quatrième jour, il a festoyé avec Bagoas, et, le jour suivant, il dormit…
Plutarque rapporte également des faits du même ordre. Ainsi, on apprend que Callisthène n’aimait pas partager sa table à cause du vin pur qu’on y buvait. Il alla jusqu’à repousser une grande coupe, dite “d’Alexandre” lorsqu’elle vint devant lui, en déclarant qu’il ne voulait pas boire à la “coupe d’Alexandre” pour tomber sous celle d’Asclépios 20.
Avant l’incendie de Persépolis (330 av. J.-C.), les Macédoniens ont bu du vin pur. Ainsi Quinte-Curce : « Thaïs, elle aussi en état d’ivresse, assura à Alexandre que s’il donnait l’ordre d’incendier le palais royal des Perses, tous les Grecs lui en témoigneraient une immense gratitude : c’était là ce qu’attendaient ceux dont les Barbares avaient détruit les cités. Et une courtisane ivre, émettant un avis sur une affaire aussi grave, reçut l’approbation d’un à deux convives gorgés de vin eux aussi. Et le roi, se comportant plus en homme passionné que patient, s’écria : “Et pourquoi donc ne pas venger la Grèce et mettre le feu à la ville ?” Le vin pur ayant échauffé les esprits, ils se dressèrent tous, emportés par l’ivresse, pour aller incendier une ville qu’ils avaient épargnée quand ils avaient les armes à la main. Le roi fut le premier à mettre le feu au palais royal, aussitôt imité par ses commensaux, les serviteurs et les courtisanes. On avait abondamment utilisé le cèdre dans la construction du palais : de ce fait, le feu gagna rapidement, et l’embrasement fut général » 21.
Encore l’attitude d’Alexandre, après le meurtre de Cleitos le Noir (328 av. J.-C.) commis sous l’étreinte du vin, révèle les relations ambiguës du Macédonien avec Dionysos : « Cleitos, qui avait reçu l’ordre de préparer son départ pour le lendemain, fut convié à un banquet solennel qui commença tôt. Au cours de ce banquet, le roi, échauffé par la quantité de vin pur absorbée, perdant toute retenue dans le jugement qu’il portait sur lui même, se mit à célébrer ses exploits jusqu’à lasser aussi les oreilles des convaincus. […]. Le roi désormais était la proie d’une colère si grande que, même plus sobre, il aurait eu grand peine à la contenir. Mais là, le vin pur l’ayant privé depuis longtemps de lucidité, il bondit soudain de son lit. Ses amis, glacés d’effroi, plutôt que de les poser, laissèrent tomber leurs coupes et se dressèrent d’un même élan, anxieux de savoir ce que présageait, chez le roi, cette explosion de violence. Alexandre, qui avait arraché une lance des mains d’un garde, tenta d’en transpercer Cleitos, qui, dans son délire, s’entêtait à tenir des propos outranciers, mais Ptolémée et Perdiccas l’en empêchèrent. Ils l’avaient saisi à bras le corps et, quoiqu’il se débattît, ne le lâchaient pas ; Lysimaque et Léonnatos lui avaient même enlevé sa lance. Mais lui, invoquant le loyalisme de ses soldats leur cria que ses amis intimes étaient en train de se saisir de sa personne comme il était naguère arrivé à Darius ; et il donna l’ordre de sonner la trompette pour qu’ils se rassemblassent en armes devant la tente royale. Ptolémée et Perdiccas tombèrent alors à genoux, et le prièrent de ne pas s’entêter dans sa colère aveugle mais de se donner un temps de réflexion : « Il y verrait plus clair demain. » Or, le bourdonnement de sa colère le rendait totalement sourd. C’est pourquoi, impuissant à se maîtriser, il courut dans le vestibule de la tente royale, arracha sa lance à un garde en faction et se posta sur le passage que devait fatalement emprunter les invités pour sortir. Tous les autres étaient partis, et Cleitos, sans lumière, était le dernier à sortir. Le roi lui demanda donc “qui il était”. Le ton même de sa voix trahissait l’horreur du crime qu’il préparait. Et l’autre, oublieux de sa propre colère mais non de celle du roi, de lui répondre qu’ “il était Cleitos et quittait le banquet”. À ces mots, Alexandre lui planta sa lance dans le flanc, et tout éclaboussé par le sang du mourant lui dit : “Va donc rejoindre à présent Philippe, Parménion et Attale” » 22.
En Carmanie (325 av. J.-C.), après la traversée du désert de Gédrosie, il est question d’une nouvelle bacchanale. Alexandre, imitant Dionysos, y aurait conduit une sorte de cortège triomphal, ou bien plutôt, selon Paul Goukowsky, un simple kômos, une procession pour fêter la conquête de l’Asie. Plutarque 23 raconte comment Alexandre a marché à travers la Carmanie pendant sept jours en cortège bachique. Ce n’étaient plus boucliers, casques, ou sarisses, mais des vases, cornes à boire et coupes théricléennes, avec quoi, tout au long du chemin, les guerriers puisaient du vin dans des jarres et cratères de grandes dimensions. Alexandre, enivré, assista à des concours de danse 24.
Charès de Mytilène raconte les concours gymniques et poétiques ainsi que le « concours de vin pur à cause de l’amour du vin des Indiens » 25 organisés après la mort du Gymnosophiste Calanos (324 av. J.-C.). Parmi les buveurs, trente-cinq sont morts aussitôt de refroidissement et six autres, ensuite, dans leurs tentes. Le gagnant, Promachos, a bu quatre conges de vin pur et reçu le talent de la victoire avant de mourir quatre jours plus tard 26…
Un autre élément révélateur est rapporté par Quinte-Curce. Les Macédoniens sont arrivés à Nysa (324 av. J.-C.), entre le Choès et le Choaspès, au pied du mont Mèros chez Strabon, Quinte-Curce et Arrien. Selon Clitarque 27, ils y ont trouvé une plante semblable au lierre, appelée skindapsos, et, d’après Philostrate, un vignoble planté par Dionysos. Ils gravirent le mont Mèros ou Nysa 28 – il pourrait s’agir de deux montagnes distinctes –, pour y célébrer Dionysos 29 : « La crête du mont et les coteaux résonnaient des cris de tant de milliers d’hommes qui adoraient la divinité tutélaire de ce bois, et ces débordements qui étaient, à l’origine, le fait de quelques-uns, ainsi qu’il arrive presque toujours, se généralisèrent soudain. Comme si l’on avait été en pleine paix, on s’allongeait sur l’herbe ou sur un tas de feuilles. Et le roi, loin de condamner ce brusque excès d’allégresse, fournit à l’armée de quoi faire bombance et la laissa sacrifier, pendant dix jours, à Liber le Vénérable. Qui pourrait nier que même la plus haute gloire tient plus souvent à la fortune qu’au mérite ? Car, aussi terrifié par le vacarme des bacchants et leurs hurlements que s’il avait entendu des cris de guerre, l’ennemi n’osa pas attaquer les soldats qui festoyaient, abrutis de vin pur. C’est la même bonne fortune qui les protégea quand, à leur retour des bords de l’Océan, ils avaient sombré dans l’ivresse et la débauche, sous les yeux de l’ennemi » 30.
Éphippos d’Olynthe, dont les portraits du roi fortement exagérés sont à la limite du pamphlet 31, raconte, dans son ouvrage sur La sépulture d’Alexandre et d’Héphaestion, qu’une réserve sacrée et un silence plein de crainte s’emparaient de tous ceux qui approchaient Alexandre. Son tempérament étai emporté et sanguinaire. Alexandre, en fait, par son amour du luxe excessif et du vin pur, était un mélancolique. Or, la bile noire 32 (kholè mélas) – elle est « trop froide et trop chaude », un mélange instable qui subit les variations de l’air qui circule dans le corps –, agissant comme le vin en « modeleur de caractère », donne au mélancolique 33 tous les états de l’ivresse qui exacerbe les passions et permet toutes les audaces et tous les débordements 34.
Éphippos raconte encore que, buvant avec Prôtéas de Macédoine, Alexandre ne tint pas le choc : il s’effondra sur son coussin, la coupe lui échappant de la main. Il tomba malade et mourut parce que, selon Épipphos, Dionysos lui en avait voulu d’avoir assiégé Thèbes, sa patrie 35. Le banquet d’Alexandre, chez son ami Médéios, a été le dernier. Les premiers signes de la fièvre qui l’emportera se manifestèrent après cette beuverie effrénée 36…
Le Problème XXX d’Aristote peut permettre d’approcher le caractère du prince macédonien, sur les traces Dionysos 37.
Le génie d’Alexandre le Grand, Héraclide par son père, et appartenant à la lignée des Éacides, par sa mère, qui est fille de Néoptolème roi d’Épire, est signe d’une dualité. Véritable harmonie héraclitéenne. Apollon et Dionysos. Pour Plutarque (Sur la fortune d’Alexandre), la personnalité d’Alexandre allie des couples de vertus opposées. De son père Philippe, le méthodique fondateur d’Empire, le stratège aux décisions fulgurantes, de son maître Aristote, l’élégant philosophe des catégories, et de sa mère Olympias, la reine aux serpents inquiétants, il reçoit une richesse étrange : le sens lumineux de l’action et de la guerre, la volonté de puissance, l’idée de l’infini et de la démesure, la violence et une cruauté raisonnée, la certitude que la force de son Empire est dans son audace et dans sa grandeur d’âme, sa vertu…
Cette double ascendance influe sur la vie politique et guerrière d’Alexandre. Elle est une clé pour mieux approcher un personnage qui toujours nous échappe. Parce que justement Alexandre est énigmatique, ombre et lumière. Alexandre, dont la nature est excessive et la curiosité, insatiable, ne peut être limité par des bornes étroites. Par sa philonikia, il est violent et capable de terribles colères, d’actes sauvages et cruels comme le désastre infligé aux Thébains, le massacre des mercenaires grecs au service du Roi, qui, après le Granique, sont venus se rendre à Alexandre, ou encore le meurtre de Cleitos le Noir et la crucifixion du médecin Glaucos, coupable de n’avoir pu sauver Héphaestion. Cherchant une diversion à sa douleur, il part et se met à traquer des hommes comme à la chasse, soumet la tribu des Cosséens et massacre tous ceux capables de combattre : le sacrifice à Héphaestion 38. La victoire une fois acquise, Alexandre, le « philosophe en armes » selon l’expression d’Onésicrite, la dépasse comme semble le suggérer un fragment de Clitarque : « Toute audace outrepasse aussi les limites du pouvoir » 39. Le prince macédonien oscille entre arétè et pothos, entre vaillance ou vertu et désir. Contre des forces invaincues, des peuples innombrables, des fleuves qui n’avaient jamais été franchis, des rochers hors de la portée des flèches, par son habileté, son courage, sa force d’âme et sa modération il a conquis une hégémonie qu’il a payée de tant de sang, blessure après blessure. Plutarque cite librement l’Iliade : « Que de nuits sans sommeil / De jours sanglants passés à combattre » 40…
Voici donc le passage d’Aristote :
« Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception en ce qui regarde la philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine, comme ce que racontent, parmi les récits concernant les héros, ceux qui sont consacrés à Héraclès ? En effet ce dernier paraît bien avoir relevé de ce naturel ; ce qui explique aussi que les maux des épileptiques, les Anciens les ont appelés, d’après lui, maladie sacrée. L’accès de folie dirigé contre ses enfants comme, avant sa disparition sur l’Oeta, l’éruption des ulcères, rendent cela manifeste 41. Car ce sont des accidents qui touchent beaucoup de gens, du fait de la bile noire. II est arrivé aussi à Lysandre, le Spartiate, qu’avant sa mort ce type d’ulcères se manifesta. Ajoutons ce qui concerne Ajax et Bellérophon ; l’un devint absolument fou, et l’autre recherchait les lieux secrets, c’est pourquoi Homère dit de lui dans ses vers :
“Mais quand il fut en proie à la haine de tous les dieux, alors, à travers la plaine Aléienne seul il errait, mangeant son cœur, évitant le pas des humains”.
Et bien d’autres héros ont, de toute évidence, souffert des mêmes affections que ceux-la. Parmi les personnages plus récents, Empédocle, Platon et Socrate, et beaucoup d’autres parmi les gens illustres. II faut ajouter la plupart de ceux qui se sont consacrés à la poésie. Car chez beaucoup de personnes de cette sorte naissent des maux dont l’origine est un tel mélange dans le corps ; pour les autres leur naturel manifestement est enclin aux maladies. Donc tous, pour résumer, comme il a été dit, sont d’un naturel de cette sorte. II faut donc en saisir la cause et prendre tout d’abord un exemple. Le vin, en effet, pris en abondance, parait tout à fait rendre les gens tels que nous décrivons les mélancoliques, et son absorption produire un très grand nombre de caractères, par exemple, des coléreux, des philanthropes, des apitoyés, des audacieux. Le miel, en revanche, non plus que le lait ni l’eau ni quelque autre substance de ce genre, ne réalise rien de tel. Or on peut voir que le vin transforme les individus de différentes façons, si l’on observe comment il change graduellement ceux qui le boivent. Car s’il s’empare de gens qui sont, quand ils s’abstiennent de vin, froids et silencieux, bu en un peu trop grande quantité, il les fait plus bavards ; encore un peu plus et les voilà éloquents et confiants ; s’ils continuent, les voilà audacieux à entreprendre ; encore un peu plus de vin absorbé les rend violents, puis fous ; et une extrême abondance les défait et les rend hébétés, comme ceux qui sont épileptiques depuis l’enfance, ou encore les personnes affectées des maladies de la bile noire 42 au dernier degré. De la même façon, donc, qu’un seul homme change de caractère en buvant et en utilisant le vin dans une quantité déterminée, ainsi il se trouve des hommes pour correspondre à chacun des caractères. Car l’état de cet homme qui a bu, en cet instant précis, c’est l’état où se trouve un autre homme par nature ; l’un est bavard, tel autre bouleversé ; tel autre proche des larmes. Car le vin met aussi dans ces états ; c’est pourquoi Homère dit dans ses vers :
“Et il dit que je pleure abondamment, alourdi que je suis par le vin”.
Et il est vrai qu’on peut devenir apitoyé, féroce ou taciturne ; car certains, en revanche, restent absolument silencieux, et surtout, chez les mélancoliques, tous ceux qui sont fous. Le vin, d’autre part, porte aussi à être affectueux. Un signe en est que le buveur est incité même à donner des baisers à des gens que personne, en état de sobriété, ne traiterait de la sorte, soit en raison de leur apparence, soit en raison de leur âge. Le vin, donc, crée l’exception chez l’individu non pour longtemps, mais pour un court moment, tandis que la nature produit cet effet pour toujours, pour tout le temps qu’on vit. Certains, en effet, sont hardis, d’autres taciturnes, d’autres apitoyés, d’autres lâches, et cela par nature. De sorte qu’on voit bien que c’est par la même cause que le vin et la nature façonnent le caractère de chacun. Car tout s’accomplit et est régi par la chaleur. Il se trouve que l’humeur de la vigne et le mélange de la bile noire contiennent du vent. C’est pourquoi les maladies venteuses et les maladies hypocondriaques, les médecins les attribuent à la bile noire 43. Et le vin est venteux par son action. C’est bien pour cela que le vin et le mélange [de la bile noire] sont de nature semblable. Ce qui rend évidente la nature venteuse du vin, c’est l’écume. Car l’huile, quand elle est chaude, ne produit pas d’écume ; tandis que le vin en produit beaucoup, et le vin noir plus encore que le vin blanc, parce qu’il contient plus de chaleur et plus de corps. C’est pour cela que le vin incite les gens à l’amour, et c’est à juste titre qu’on dit que Dionysos et Aphrodite sont liés l’un à l’autre ; et les mélancoliques, pour la plupart, sont obsédés par le sexe. Car l’acte sexuel met le vent en cause. La preuve en est le pénis, la façon dont il connaît, de petit qu’il est, une extension rapide, parce qu’il gonfle sous l’effet du vent. Et de plus, avant qu’ils ne puissent émettre du sperme, naît un certain plaisir chez ceux qui sont encore enfants quand, tout près de leur puberté, ils se laissent aller à frotter leur pénis. II est clair que cela se produit parce que le vent parcourt les canaux par où, plus tard, le liquide se transporte. L’épanchement du sperme dans les rapports et l’éjaculation, il est évident que leur origine est la poussée qu’exerce le vent ; si bien que, parmi les nourritures et les boissons, sont réputées à bon droit aphrodisiaques toutes celles qui rendent venteuse la région voisine du sexe. Ce qui explique que le vin noir, plus que tout, rend les gens tels que sont les mélancoliques, c’est-à-dire venteux. Un certain nombre de faits montre cela à l’évidence ; la plupart, en effet, des mélancoliques sont secs, et ils ont les veines saillantes. La cause en est non la grande quantité de sang, mais celle de vent. Expliquer pourquoi ce ne sont pas tous les mélancoliques qui sont secs et noirs, mais ceux dont l’humeur est particulièrement mauvaise, est une autre question. Mais parlons de ce que nous nous sommes, au départ, proposé de traiter, c’est-à-dire du fait que, dans la nature, spontanément, existe ce mélange d’une telle humeur, la bile noire ; c’est en effet un mélange de chaud et de froid. Car la nature est faite de ces deux composants. C’est pourquoi aussi la bile noire devient et très chaude et très froide ; car la même chose, par nature, peut présenter ces deux états ; par exemple l’eau qui est froide, pourtant si elle est chauffée suffisamment – voir l’eau bouillante ‑ est plus chaude que la flamme elle-même et la pierre, et le fer, quand ils sont fortement chauffés, deviennent plus chauds que le charbon [ardent], bien que, par nature, ces éléments soient froids. Ce sujet a été plus clairement traité dans l’ouvrage consacré au Feu. La bile noire est froide par nature, et n’étant pas à la surface, quand elle se trouve dans l’état qui vient d’être décrit, si elle est en excès dans le corps, elle produit des apoplexies, des torpeurs, des athymies, ou des terreurs, mais si elle est trop chaude, elle est à l’origine des états d’euthymie accompagnés de chants, des accès de folie, et des éruptions d’ulcères et autres maux de cette espèce. Donc, chez la plupart des gens, née de l’alimentation quotidienne, elle ne modifie nullement leur caractère, mais provoque seulement une maladie de la bile noire. Mais quant à ceux qui possèdent, dans leur nature, un tel mélange constitué, ils présentent spontanément des caractères de toutes sortes, chaque individu différant selon le mélange. Par exemple, ceux chez qui ce mélange se trouve abondant et froid, sont en proie à la torpeur et à l’hébétude ; ceux qui l’ont trop abondant et chaud, sont menacés de folie (manikoi) et doués par nature, enclins à l’amour, facilement portés aux impulsions et aux désirs ; quelques-uns aussi sont bavards plus que d’usage. Mais beaucoup, pour la raison que la chaleur se trouve proche du lieu de la pensée, sont saisis des maladies de la folie ou de l’enthousiasme. Ce qui explique les Sibylles, les Bacis, et tous ceux qui sont inspirés, quand ils le deviennent non par maladie mais par le mélange de leur nature. Et Maracus le Syracusain était encore meilleur poète dans ses accès de folie. Mais ceux chez qui la chaleur excessive s’arrête, dans sa poussée, à un état moyen, ils sont certes mélancoliques mais ils sont plus sensés, et s’ils sont moins bizarres, en revanche, dans bien des domaines, ils sont supérieurs aux autres, les uns en ce qui concerne la culture, d’autres les arts, d’autres encore la gestion de la cité. Face aux dangers, un état de ce genre produit une grande variabilité à cause du fait qu’il arrive que bien des hommes ne restent pas constants devant la peur. Car selon la relation de leurs corps avec un tel mélange, les individus diffèrent d’avec eux-mêmes. Le mélange de la bile noire, de la même façon que dans les maladies il rend les gens inconstants, de la même façon il et, en lui-même, inconstant. Car tantôt il est froid comme l’eau, tantôt il est chaud. C’est ainsi que l’annonce d’un péril, si elle rencontre un état particulièrement froid du mélange, rend lâche. Car ce dernier a frayé le chemin de la peur, et la peur refroidit. Ceux qui ont peur le démontrent, car ils tremblent. Mais si le mélange est plus chaud, la peur rétablit l’individu dans un état moyen, et l’individu connaît à la fois la peur et l’absence de trouble. Cela se passe de la même façon pour les athymies de notre vie quotidienne. Souvent, en effet, nous nous trouvons dans un état d’affliction ; à propos de quoi ? Nous ne saurions le dire. Parfois, en revanche, nous sommes euthymiques ; mais la raison n’en est pas claire. Assurément de semblables affections et celles qu’on appelle superficielles, surviennent un tant soit peu chez tout le monde, car dans le mélange de chacun se trouve un peu de la puissance [de la bile noire]. Mais ceux que ces affections atteignent au profond d’eux-mêmes, ceux-là sont déjà tels par leurs caractères. De la même façon, en effet, que les individus sont différents par leur aspect non parce qu’ils ont un visage, mais par la qualité de leur visage – les uns l’ont beau, d’autres laid, chez d’autres encore il n’a rien d’exceptionnel ; ces derniers ont une nature moyenne – ainsi ceux qui n’ont qu’une petite part d’un tel mélange sont moyens, tandis que ceux qui en ont une grande quantité sont déjà différents de la plupart des gens. Si l’état du mélange est tout à fait concentré, ils sont mélancoliques au plus haut degré ; mais si la concentration est un peu atténuée, voilà des êtres d’exception. Mais ils sont enclins, s’ils n’y prennent soin, aux maladies de la bile noire, affectant telle ou telle partie du corps selon les individus. Chez les uns apparaissent des manifestations d’épilepsie ; chez d’autres d’apoplexie ; chez d’autres encore de fortes athymies ou des terreurs, ou encore des états de confiance excessive, comme cela est arrivé à Archélaos, le roi de Macédoine. La cause d’une telle puissance est le mélange, la façon dont il participe du froid et du chaud. Quand, en effet, il est trop froid pour l’occasion, il engendre des dysthymies sans raison. C’est pourquoi les suicides par pendaison se rencontrent surtout chez les jeunes ; mais on en voit aussi chez les vieux. Beaucoup se suicident après avoir bu. Certains mélancoliques continuent à être athymiques après boire. Car la chaleur du vin éteint la chaleur naturelle. La chaleur qui affecte le lieu par où nous pensons et nous espérons rend euthymique. Et c’est pourquoi tous sont pleins d’ardeur pour boire jusqu’à l’ivresse, parce que le vin pris en abondance donne à tous confiance, comme la jeunesse aux enfants. Car si la vieillesse désespère, la jeunesse, en revanche, est pleine d’espoir. Mais il existe des gens, peu nombreux en vérité, que saisissent des dysthymies pendant qu’ils boivent, pour la même raison que cela arrive à certains après boire. Ceux, donc, chez qui interviennent les athymies au moment où la chaleur est étouffée, sont le plus sujets à se pendre. C’est pourquoi les jeunes gens ou encore les vieillards sont le plus sujets à se pendre. Car la vieillesse étouffe la chaleur, tandis que, chez les jeunes, l’affection propre à leur nature est la chaleur qui s’étouffe d’elle-même. Ceux chez qui elle s’éteint brutalement, la plupart d’entre eux se tuent, si bien que tout le monde est étonné du fait qu’il n’y ait pas eu de signe avant-coureur. Donc quand le mélange issu de la bile noire est trop froid, comme nous l’avons dit, il produit des athymies de toutes sortes ; trop chaud, des euthymies. C’est pourquoi les enfants sont plus euthymiques, les vieillards plus dysthymiques. Les premiers sont chauds, les seconds sont froids. La vieillesse, en effet, est refroidissement. Mais la chaleur peut être éteinte par des causes extérieures, comme il arrive aussi, par des effets contre nature, à des éléments enflammés ; par exemple quand on verse de l’eau sur du charbon [ardent]. C’est pourquoi certains se tuent au sortir de l’ivresse. Car la chaleur issue du vin est amenée du dehors ; quand elle est éteinte survient l’affection. Après l’acte sexuel la plupart se sentent plus athymiques ; mais ceux qui, avec le sperme, rejettent beaucoup de superfluité, se sentent plus euthymiques. Car ils sont soulagés de ce qui est superflu, du vent, et de la chaleur excessive. Mais les autres sont souvent plus athymiques. Car ils sont refroidis, après l’acte sexuel, pour s’être privés de quelque chose d’utile. Ce qui le montre, c’est que la quantité émise est peu abondante. Donc pour résumer, parce que la puissance de la bile noire est inconstante, inconstants sont les mélancoliques. Et, en effet, la bile noire est trop froide et trop chaude. Et parce qu’elle façonne les caractères, (car, parmi ce qui est en nous c’est le chaud et le froid qui façonnent le caractère), comme le vin mélangé à notre corps en plus ou moins grande quantité façonne notre caractère, elle nous fait tel ou tel. Tous les deux, le vin et la bile noire, contiennent du vent. Mais puisqu’il est possible qu’il y ait un bon mélange de l’inconstance, et que celle-ci soit, en quelque sorte, de bonne qualité, et qu’il est possible, au besoin, que la diathèse trop chaude soit en même temps, tout au contraire, froide (ou inversement en raison de l’excès qu’elle présente), tous les mélancoliques sont donc des êtres d’exception, et cela non par maladie, mais par nature. » 44