Du pouvoir d’Alexandre et de ses limites : l’agôn de l’Hyphase

  1. Voir Olivier Battistini et Pascal Charvet, Alexandre le Grand, Histoire et dictionnaire, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 2004.
  2. Voir Olivier Battistini, Alexandre le Grand, Un philosophe en armes, Ellipses, « Biographies & mythes historiques », Paris, 2018.

Alexandre appartient à un monde aristocratique où les rois sont choisis, pour leur valeur au combat et leur mérite, par les acclamations du peuple en armes, l’Assemblée des Macédoniens, le to koinon Makedonôn. En Inde sur les rives de l’Hyphase, en 326, l’Assemblée des hommes en armes refuse de continuer plus avant…

Basileus makedonôn

Présenté, en 336, par Antipatros, à l’Assemblée des hommes en armes, Alexandre est acclamé et reconnu roi des Macédoniens, basileus Makédonôn1.

Cette acclamation est, pour Pierre Briant, un « échange de serments », le peuple s’engageant à servir le roi, et ce dernier à agir pour le bien commun, dans le respect du nomos. Alexandre est roi des Macédoniens, et non de Macédoine. Ce qui implique un partage et une délégation du pouvoir avec la haute noblesse et les Hétaires en particulier. Cette loi ou plutôt cette coutume qui pallie les déficiences de la constitution, fixe également les droits du peuple en armes qui peut peser sur les décisions politiques au sein de l’Assemblée de l’armée, s’opposer au roi. Callisthène le rappellera à Alexandre, en 327 : « Les chefs des Macédoniens ne gouvernent pas par la force mais conformément à la loi. »

Cette constitution non écrite définit jusqu’à Philippe II les devoirs du roi, un véritable primus inter pares, les sacrifices à offrir, sa conduite et, par exemple, sa façon de se vêtir, simplement, à l’image des Macédoniens.

Alexandre, chef de guerre d’un peuple en armes, détient un kratos redoutable, toujours en devenir, mais règne sur des hommes libres. Les guerriers, réunis en Assemblée, à la manière des hoplites grecs de Xénophon dans son Anabase, peuvent être consultés ou entendus par le roi.

Cette Assemblée, caractéristique des peuples indo-européens, fait songer à celle des guerriers mycéniens de l’Iliade, l’agôn. L’Assemblée des guerriers est nécessaire à la gloire des héros. Aussi importante que le champ de bataille – Phœnix a enseigné à Achille non seulement à bien combattre, mais également à bien parler dans les Assemblées « où les hommes deviennent très brillants » (Iliade, IX, 441) –, elle donne, à celui qui le mérite, un kûdos. On comprend pourquoi Achille, le preneur de villes, « consume son cœur » à ne plus s’illustrer ni à l’Assemblée, ni au combat.

L’Assemblée des Macédoniens juge aussi les crimes de haute trahison : on pense aux jugements de Philotas et d’Hermolaos (Arrien, Anabase, III, 26, 2-3 ; IV, 14, 3).

Nihil potestas regum valebat, nisi prius valuisset auctoritas

La puissance d’Alexandre est aussi liée à la parole, à l’art de persuader. Cet art, fruit de l’enseignement de son maître Aristote et l’effet d’un heureux naturel, Alexandre en sait la force. Il possèdera cette parole virile et forte, emplie de sens et de choses où tout est nécessaire, où les mots pèsent et portent pour convaincre dans les Assemblées guerrières, tout au long de l’expédition.

En 330, à Hécatompyles, lors de la poursuite de Bessos, le bruit s’est répandu dans l’armée que le roi qui avait licencié quelques troupes grecques prépare le retour vers l’Europe. Les Macédoniens qui ont cru la guerre finie pour eux comme pour les Grecs emplissent tout le camp de tumulte.

Alexandre donne l’ordre de rassembler l’armée et prend la parole. Il ne s’étonne pas que ses guerriers, après les grandes choses qu’ils ont faites, soient rassasiés de gloire et ne cherchent que le repos. S’il croyait ses conquêtes bien assurées parmi des peuples vaincus si promptement, il ne le dissimule pas, il penserait comme eux et se hâterait d’aller revoir ses dieux et jouir dans sa patrie de la gloire qu’il a acquise avec eux. Mais cette gloire s’effacera bientôt si on n’y met pas le dernier sceau. Peut-on penser, dit-il à l’Assemblée des guerriers, que ces peuples habitués à une autre domination et qui n’ont avec les Macédoniens nulle conformité ni de religion, ni de coutumes, ni de langue, aient été domptés en même temps que vaincus, et qu’un retour précipité ne leur remettra pas les armes à la main ? Faute de courage, laisserait-on la victoire imparfaite, inachevée ? Laisserait-on le crime de Bessos impuni ? Peut-on voir passer le sceptre de Darius dans les mains meurtrières de ce monstre qui, après l’avoir chargé de chaînes, l’a assassiné pour nous ravir la gloire de le sauver ?

Puis Alexandre termine. Il ne sait s’il se trompe, mais il lui semble lire sur leurs visages l’arrêt de la mort de Bessos. Il voit la colère qui brûle dans leurs yeux. Elle lui annonce qu’ils tremperont bientôt leurs mains dans le sang de ce traitre.

Les soldats ne laissent pas Alexandre finir, et, battant des mains, ils lui demandent de les mener où il lui plaira.

C’est l’effet habituel des discours de ce prince. Dans quelque découragement qu’ils soient, une seule parole de leur roi les ranime et leur inspire cette ardeur, cette flamme, qui paraît toujours sur son visage.

En 330, à l’Assemblée de l’armée, il prend la parole pour accuser Parménion et Philotas d’avoir conspiré contre lui et projeté de l’assassiner. Selon un ancien usage macédonien, « les affaires capitales étaient instruites par le roi et jugées par l’armée – par le peuple, en temps de paix –, et le roi était sans pouvoir s’il n’avait pas d’abord imposé son autorité. » (Quinte-Curce, VI, 8, 25, trad. A. Sokolowski).

La puissance du prince n’a point de lieu si elle n’est autorisée du peuple ou de l’armée. Il faut persuader avant de pouvoir user de son pouvoir : Nihil potestas regum valebat, nisi prius valuisset auctoritas.

Son kratos, son pouvoir de roi, ne se réalise que par son logos, son art de persuader. Ce que lui avait appris Aristote.

Il parle de la sorte :

“Peu s’en est fallu, soldats, que des criminels ne m’arrachent à vous, mais, grâce à la providence et à la miséricorde des dieux, je suis en vie. Je vois la vénération que vous me témoignez et cela ravive violemment ma colère contre les parricides. Sachez que la première, l’unique joie de ma vie, c’est pouvoir vous payer de retour, vous si nombreux et si nobles, vous qui m’avez donné le meilleur.” Un murmure parcourt l’armée et Alexandre interrompt son discours. Tous sont en larmes. Il reprend : “Plus grand encore sera le trouble que j’ai éveillé dans vos âmes lorsque j’aurai révélé qui sont les auteurs de cet attentat ! dénonciation qui me fait horreur, et comme s’ils pouvaient encore être sauvés, je retarde le moment où je dirai leur nom. Mais il faut triompher du souvenir de ces liens anciens et la conjuration de ces citoyens impies doit être dévoilée. Comment pourrais-je taire un tel sacrilège ? Parménion, à son grand âge et malgré les liens étroits qui l’unissaient à mon père et à moi, Parménion, notre très vieil ami, s’est offert pour être à la tête de cet ignoble complot. Il s’est servi de Philotas pour armer Peucolaos, Démétrios, Dymnos, dont à présent vous voyez le cadavre, et d’autres qui ont partagé la même folie, contre moi.” (Quinte-Curce, VI, 9, 2-5, trad. A. Sokolowski)

Philotas, les mains liées derrière le dos, clame son innocence à l’Assemblée de l’armée. Il est torturé. Vaincu par la souffrance, il se reconnaît coupable, révèle le nom de ses complices et charge même son père. Il est lapidé.

En 328, Alexandre est passé à Bactres. Le roi fait conduire Bessos devant l’Assemblée des hommes en armes. Après lui avoir reproché sa trahison, il donne l’ordre de lui trancher le nez et les oreilles, puis de le conduire à Ecbatane pour le mettre à mort, là-bas.

En 327, lors de la Conjuration des Pages, Alexandre répond à Hermolaos et défait, méthodiquement, ce qu’il a dit.

En 326, au bord de l’Hyphase, Alexandre qui a décidé de réunir l’Assemblée de l’armée affronte Cœnos, comme on le verra plus loin, dans un débat contradictoire où les discours des antagonistes sont construits, chez Quinte-Curce et Arrien, sur le mode de l’antilogie.

En 324, au moment de la sédition d’Opis, par la force et la violence de ses mots, par l’habileté de son discours à l’Assemblée des hommes en armes, Alexandre frappe les Macédoniens de stupeur. Frappés comme par un coup de tonnerre, ils se tiennent dans un saisissement et dans un tremblement qui ne leur laissent l’usage ni de la pensée ni de la parole…

L’agôn de l’Hyphase

En 326, Pôros est battu sur la rive orientale de l’Hydaspe2. Traité en roi, il devient l’allié des Macédoniens. Deux Alexandrie sont fondées, une pour célébrer la victoire, Alexandrie Nicée ou Nikaia, sur la rive gauche de l’Hydaspe, et l’autre, Alexandrie Bucéphale, Bucéphalie, sur la rive droite, là où Cratéros et ses cavaliers ont franchi le fleuve.

Laissant derrière lui Pôros, Alexandre s’enfonce dans les terres, vers les confins.

Les Macédoniens franchissent l’Akésinès et l’Hydraotès.

Parvenu sur les rives de l’Hyphase, Alexandre désire pousser plus avant, au-delà du fleuve, conquérir pour consolider l’Empire, explorer l’inconnu qui le hante, faire la guerre tant qu’il trouvera de nouveaux peuples, les prendre comme ennemis et les soumettre. Il reste peu à parcourir jusqu’au Gange, le plus grand de tous les fleuves de l’Inde, et jusqu’à la mer Orientale. La mer Hyrcanienne communique avec cette dernière, car la Grande Mer entoure la terre entière…

Alexandre ne veut pas mettre de bornes à son éros de la guerre. Il désire franchir l’Hyphase et pénétrer jusqu’au Gange. Il est enflammé par les récits qui lui sont faits des terres au-delà de l’Hyphase. Là-bas, s’étend une contrée fertile où vit un peuple de cultivateurs et de valeureux guerriers. Policés, ils administrent avec ordre leurs affaires sous l’autorité d’une aristocratie raisonnable. On songe à la politie d’Aristote. Et, bien au-delà du fleuve, dans les déserts, se tiennent les Gangarides et les Prasiens, avec vingt-mille cavaliers, deux cent mille fantassins, des chars et des éléphants. Redoutables aussi sont les difficultés des lieux et la grandeur des fleuves…

Des rassemblements se produisent alors dans le camp, des soldats se lamentant sur leur sort, certains refusant d’aller plus avant.

Chez Arrien, Alexandre, pris entre l’ambition et la colère, est un chef de guerre impitoyable, à l’ambition excessive, et animé par la colère. Tel Ulysse dont souvent le « cœur aboyait au fond de la poitrine » (Odyssée, XX, 11). Il s’adresse aux Grands qu’il a convoqués dans sa tente pour prévenir l’extension des troubles qui agitent l’armée.

Les Hétaires et les grands stratèges forment le Conseil du roi, et, selon les principes de la royauté macédonienne que nous avons évoqués plus haut, ils ont le pouvoir de contrôler les décisions et l’action d’Alexandre. Le roi est chef de guerre, mais pour s’engager plus avant il est dans la nécessité de convaincre les Macédoniens de le suivre. À l’inverse, s’ils le persuadent du contraire, s’ils désapprouvent les fatigues subies jusqu’ici, s’ils le désavouent lui qui les a conduits, alors, ses paroles n’ont plus de raison d’être, l’armée s’en retournera. S’il est vrai, au contraire, que c’est grâce à ces fatigues qu’ils ont conquis un empire, que tardent-ils à lui ajouter les peuples au-delà de l’Hyphase ? (Arrien, Anabase, V, 25, 2-6)

Chez Quinte-Curce, il oscille entre passion et raison. Il s’adresse à l’Assemblée de l’armée tout entière qui est libre d’approuver ou de désapprouver le choix du roi. Chez l’historien latin, Alexandre est plongé dans une « grande perplexité », une « inquiétude complexe », une multiplicem curam. Il hésite entre colère et pitié.

Alexandre sait la fatigue, l’épuisement de l’armée. Mais, la passion et le désir l’emportent sur la raison et la mesure. Il les prie, il les supplie, au nom de leur gloire, de ne pas abandonner celui qui a grandi à leurs côtés, leur compagnon d’armes, leur roi, au moment où il touche aux limites du monde. Le terme de la guerre est proche : il reste peu à parcourir jusqu’au Gange et jusqu’à l’Océan. À égalité, ils ont partagé avec lui les dangers et les fatigues. La terre est à eux, et ils en sont les Satrapes. La plus grande partie de l’argent conquis est entre leurs mains, et, lorsque toute l’Asie sera soumise, Alexandre ne les rassasiera pas seulement de biens, il les en inondera :

Jusqu’à ce jour je vous ai donné des ordres : c’est aujourd’hui l’unique fois où je m’en remettrai à votre volonté. C’est moi qui vous en fais la demande, moi qui ne vous ai jamais donné la moindre instruction sans m’être le premier exposé au péril, moi qui, dans la bataille rangée, vous ai tant de fois protégés de mon bouclier. Ah ! Ne brisez pas dans mes mains la palme qui fera de moi, si l’envie ne s’en mêle, l’égal d’Hercule et de Liber. Répondez à mes prières et rompez enfin ce silence obstiné. Que sont vos clameurs devenues, elles qui me signalaient votre ardeur ? Et ces visages, Macédoniens, que vous tourniez vers moi ? Je ne vous reconnais plus, soldats, et crois n’être plus reconnu de vous. Depuis trop longtemps déjà, je me heurte à des oreilles assourdies et consume mes efforts à ranimer vos esprits fuyants que le courage a désertés. » (Quinte-Curce, IX, 2, 29-30, trad. A. Sokolowski)

En vain. Ils n’acclament pas Alexandre. La terreur de l’inconnu les dévore. Les regards fuient :

J’ignore quelle faute j’ai, à mon insu, commise envers vous. Pourquoi ne voulez-vous pas même lever les yeux vers moi ? Je me sens désormais seul, dans une gaste terre, dans des solitudes dévastées. Personne ne répond ! Personne qui ne dise non ! À qui est-ce que je parle ? À quoi est-ce que j’aspire ? Votre gloire et votre grandeur sont notre combat. Où sont-ils ceux que j’ai vus naguère se battre pour avoir l’honneur de recueillir le corps blessé de leur roi ? Je suis abandonné, trahi, livré à l’ennemi ! Mais, peu importe que je sois seul, je continuerai d’avancer. Laissez-moi affronter les fleuves, les fauves et ces peuples dont le seul nom vous fait trembler d’effroi ! Je trouverai d’autres hommes pour me suivre, si vous m’abandonnez. Les Scythes et les Bactriens seront avec moi, mes ennemis, hier, aujourd’hui mes soldats. Je préfère la mort à un commandement que mes prières vous auraient arraché. Eh bien, retournez chez vous ! Exultez de joie après votre désertion au roi ! Quant à moi, je trouverai ici la victoire que vous n’espérez plus, ou une belle mort. (Quinte-Curce, IX, 2, 31-34, trad. A. Sokolowski)

Dans ce face-à-face avec le Conseil des Hétaires, chez Arrien, ou l’Assemblée de l’armée, chez Quinte-Curce, Alexandre à qui Aristote a enseigné la rhétorique comme arme politique, doit persuader. Cet agôn est un moment tragique, un moment catastrophique selon l’acception mathématique du terme. Tout peut basculer d’un côté ou de l’autre. L’enjeu est terrible. Pour Alexandre, mori praestat quam precario imperatorem esse, il vaut mieux mourir que de n’avoir qu’un « commandement précaire », c’est-à-dire un commandement qu’il aurait imploré.

Voici quelques définitions pour precarius, a, um :

  1. Ernoult-Meillet : prex, precis, f. > dérivé precarius : qu’on obtient seulement par prière (opposé à debitus, pro imperio) ; précaire, mal assuré.
  2.  Gaffiot : Obtenu par la prière ; précaire (en terme de droit) ; donné par complaisance : non orare precariam opem, sed pro debita petere, Liv., 3, 47, 2 : non pas implorer un secours comme une grâce, mais le réclamer comme une dette ; précaire, mal assuré, passager : precarium imperium, pouvoir précaire, « précaire autorité », Tac., H., 1, 52 ; inter precaria, Sen., Tranq., 11, 1, parmi les choses précaires.

La traduction de Vaugelas du passage qui nous occupe est intéressante : « Car, enfin, j’aime mieux mourir que de régner avec honte, et de dépendre de vous. »

On comprend, dans ces conditions, la raison du silence prolongé qui s’installe après les paroles d’Alexandre. Personne n’ose contredire le roi ouvertement. Les exemples de Cleitos le Noir et de Callisthène sont encore trop récents. Ils n’ont pas le courage de hasarder leur Fortune en parlant vrai, la parrèsia.

Pourtant, le roi invite tout opposant à parler.

Cœnos fils de Polémocratès s’avance. Il monte, de manière symbolique, sur le terre-plein sur lequel a parlé Alexandre, se plaçant à sa hauteur. Il ôte son casque. C’est la coutume pour s’adresser à son roi. Il est le porte-parole des Hétaires et des guerriers qui savent qu’ils ont un droit à la désobéissance.

Après un long délai, il prend la parole : il en a trouvé le courage. Puisque le roi ne veut pas régner sur les Macédoniens de façon tyrannique, puisqu’il ne les contraindra pas, s’il ne réussit pas à les persuader par la parole, Cœnos s’adresse à lui, non au nom des stratèges, mais au nom de la majorité de l’armée (Arrien, Anabase, V, 27, 2). Le grand âge de l’Hipparque et sa réputation auprès des Hétaires lui permettent de ne pas cacher ce qui lui semble le meilleur parti. Sa loyauté et son amour pour Alexandre sont hors de cause. Cœnos parle librement. Les Macédoniens sont las, leurs corps couverts de blessures, leurs jambes épuisées. Alexandre ne doit pas les amener malgré eux. Ils ne seront plus les mêmes face aux dangers s’ils ne combattent pas de leur plein gré.

En effet, la vertu consiste à garder la mesure, la sôphrosunè, au milieu des succès. Sous un bon commandement, l’armée tout entière n’est plus qu’un seul être affamé de gloire, ami des périls, n’ayant plus qu’une seule ambition, celle d’avoir les yeux de son roi pour témoins de ses exploits. Ils sont puissants les hommes que suivent de pareils guerriers. Le chef redoutable est celui qui sait convaincre ses hommes de la nécessité de le suivre au milieu des périls, à travers les flammes. Mérite le surnom de magnanime, le chef suivi par une multitude qui reconnaît son excellence et son génie plus que les forces du corps. Celui dont la présence met tout en mouvement, dont les regards inspirent à tous les cœurs de l’ardeur, de l’émulation, une ambition qui profite à chacun, un tel homme a l’âme d’un roi. Alexandre à la tête d’une telle armée qui a tout partagé avec lui, n’a rien à craindre de ses ennemis.

Mais la divinité frappe de façon imprévisible. Les Macédoniens qui ont vieilli sous les armes, souffert d’affreuses fatigues, tournent leurs regards et leurs désirs vers la Grèce lointaine.

L’Assemblée acclame l’Hipparque. Alexandre, exaspéré par la liberté de parole – la parrèsia – de Cœnos, lève la séance. Paraître céder dans l’agôn, l’Assemblée des guerriers, serait une défaite.

À l’Assemblée des hommes du roi, une nouvelle fois convoquée le lendemain, en proie à la colère, il déclare qu’il continuera seul. Il ne contraindra pas l’armée à le suivre. D’autres viendront avec lui, de leur plein gré.

Sur ces mots, Alexandre se retire dans sa tente dont il interdit l’entrée même aux Hétaires. Jusqu’au troisième jour, il attend un revirement. Comme le silence continue à régner sur le camp et que les Macédoniens ne changent pas dans leur résolution, le roi, après avoir offert un sacrifice dont les victimes ne sont pas favorables, réunit les Hétaires les plus anciens et les plus fidèles. Il annonce sa décision de faire demi-tour : les dieux s’opposent à la poursuite de l’aventure. Ce sont alors les acclamations d’une foule en liesse. Par ses Macédoniens seulement, Alexandre a accepté de se laisser vaincre. Pour eux seuls, il a sacrifié une part de sa gloire et de sa grandeur.

Comme offrandes votives en l’honneur des dieux, trophées de ses victoires, monuments de sa grandeur héroïque et pour faire croire que lui, Alexandre, et les siens étaient au-dessus des mortels, il fait élever douze autels aux dimensions surhumaines, « aussi hauts que les plus hautes tours ».

Il laisse cette inscription fière et mélancolique : « Ici, s’est arrêté Alexandre. »

Bien plus tard, Philostrate d’Athènes dans sa Vie d’Apollonios de Tyane, raconte que le néopythagoricien, lors de son voyage en Inde, aurait retrouvé cet autel, à 30 stades des rives de l’Hyphase, avec ces mots : « À Ammon, mon père ; à mon frère Héraklès ; à Athéna prudente ; à Zeus Olympien ; à mon frère Apollon ; aux Cabires de Samothrace ; au Soleil indien. »

Alexandre abandonne son rêve de toucher au Grand Océan, vers l’est, comme limite de son Empire. Il descendra l’Hydaspe et l’Indus jusqu’à la Grande Mer. Il regardera ensuite vers l’Occident, désirant les bornes qu’Héraklès avait posées comme monument de sa vertu et de ses exploits, comme trophée de sa victoire sur les Barbares, la limite de l’Hellade…

  1. Voir Olivier Battistini et Pascal Charvet, Alexandre le Grand, Histoire et dictionnaire, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 2004.
  2. Voir Olivier Battistini, Alexandre le Grand, Un philosophe en armes, Ellipses, « Biographies & mythes historiques », Paris, 2018.
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