Modèles et moyens de la réflexion politique dans le Télémaque Des modèles politiques archaïques au modèle monarchique (1)

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Ronzeaud Pierre, « Modèles et moyens de la réflexion politique dans le Télémaque : des modèles politiques archaïques au modèle monarchique », Littératures classiques, 2009/3 (N° 70), p. 243-271. DOI : 10.3917/licla.070.0243. URL : https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2009-3-page-243.htm

Ronzeaud, Pierre. « Modèles et moyens de la réflexion politique dans le Télémaque : des modèles politiques archaïques au modèle monarchique », Littératures classiques, vol. 70, no. 3, 2009, pp. 243-271.

Ronzeaud, P. (2009). Modèles et moyens de la réflexion politique dans le Télémaque : des modèles politiques archaïques au modèle monarchique. Littératures classiques, 70(3), 243-271. doi:10.3917/licla.070.0243.

https://doi.org/10.3917/licla.070.0243

Le Dictionnaire universel de Furetière donne trois acceptions à l’entrée « Modèle2 ». La première, qui renvoie à la conception de l’ut pictura poesis : « original qu’on se propose pour imiter ou pour copier », ouvre sur une mimésis du réel où les modèles sont les données historiques ou culturelles servant de référence ou d’intertexte aux systèmes politiques. La seconde acception, qui relève de la figuration technique: «patron artificiel qu’on fait de bois... avec toutes ses proportions », ouvre sur la miniaturisation de modèles politiques existants ou de modèles politiques non existants, que ceux-ci relèvent de l’utopie entendue comme possible latéral du réel ou du prototype conçu comme projection du résultat de réformes à venir. La troisième acception, qui relève du sens platonicien de paradigme : « modèle se dit figurément des choses morales », renvoie à « ce qui devrait être » et ouvre sur des archétypes, canons ou parangons politiques, sous forme de héros, d’actions, de leçons ou de maximes exemplaires.

À ces sens, j’ajouterai le sens épistémologique moderne : « représentation simplifiée et formalisée d’un processus (modèle dynamique) ou d’un système (modèle statique)3 », car une telle figuration peut être soumise à des transformations expérimentales, inapplicables à la chose reproduite, à cause de ses dimensions et de son caractère vivant si cet objet est réel, à cause de son abstraction si cet objet est conceptuel. Or la miniature des États réels et l’illustration concrète des idéaux politiques entretiennent des relations de croisement méthodologiquement fécondes, puisque l’opération qui extrait une figure d’une situation permet, en retour, de la fixer comme type, et de fournir ainsi le paradigme d’une reconstruction « réformée » susceptible de la rapprocher d’un modèle idéal4, ce que Fénelon a fort bien compris et exploité avec Salente.

Si je prends enfin « moyen » aux sens proposés par Furetière : « preuves qu’on apporte pour éclaircir la vérité de quelque proposition » et « facilités dont on se sert pour parvenir à ses fins », je constate que sens logique et sens pragmatique se rejoignent, faisant des modèles féneloniens des instruments de connaissance et des outils pédagogiques, puisqu’ils relèvent à la fois de la conception, de l’expérimentation et de la transmission didactique. Offrant des structures figuralement claires aux réalités politiques complexes, et offrant des références fictivement empiriques aux élaborations théoriques des systèmes, ils servent en effet l’invention comme la preuve, peuvent synthétiser et symboliser, permettent d’illustrer, de fixer, de mémoriser hypothèses, constats et leçons, et donc de parfaitement instruire un futur prince qui devra disposer à la fois d’une science, d’une éthique et d’une pragmatique de la politique.

Pour saisir ces fonctionnements dans le Télémaque, je m’attacherai d’abord à ce que j’appellerai les modèles archaïques non essentiellement monarchiques, qui figurent dans l’étonnante archéologie politique que contiennent les sept premiers livres, puis, mais de manière plus brève, parce qu’il a été longuement et fort bien étudié par Françoise Gallouédec-Guenuys, Roland Mousnier, François-Xavier Cuche et Jacques Le Brun5, je m’attacherai au modèle monarchique essentiellement mis en place dans les onze derniers livres.

Les premiers et derniers noms apparaissant dans le Télémaque6 sont Calypso et Eumée, deux symboles d’une progression de l’éthique à la politique montrant que l’anthropologie morale et la pratique du pouvoir sont liées et doivent être exposées dans cet ordre de succession narrative. Mais la diachronie qui conduit du passé du « prudent » Ulysse à l’actuel de l’inexpérimenté Télémaque, puis de l’actuel du Télémaque transformé par son parcours initiatique au futur immédiat d’Ulysse régnant bientôt de nouveau à Ithaque – et au futur proche de Télémaque, son successeur légitime –, comporte en outre deux lignes de partage.

Jusqu’au livre VIII (lequel succède à des livres dominés par la libido sentiendi) s’est créé un espace premier où les figures politiques archaïques se subliment dans l’utopie atemporelle de la Bétique avant que ne s’ouvre, avec Salente, la question d’une politique monarchique historique à mettre en pratique. Ensuite, à partir du livre XV (après que le voyage aux Enfers a clos les livres centrés sur la libido dominandi), s’est créé un espace second où l’on voit les débuts de l’action personnelle de Télémaque, comme chef ayant vaincu Eros et Thanatos (les deux forces qui troublent les vertus de commandement) tandis que la réforme de Salente met, synchroniquement, en place un modèle de bon gouvernement. Cette progression s’achève par le passage du prince « philosophe » au prince chrétien, dans les derniers livres où Télémaque découvre, dans la guerre, la force de la pitié et de la piété, et fait, avec la séparation d’Antiope et d’Ulysse, l’expérience christique du sacrifice. Le tout culmine enfin, en une sorte d’écriture du visible, dans le double portrait en miroir d’Ulysse en triste inconnu (p. 558) et de Télémaque en larmes (p. 564-566), expression quasi picturale d’un sentiment religieux qui sanctifie la douleur comme épreuve de nuit obscure avant l’illumination procurée par l’ekphrasis de l’apothéose de Minerve, tableau d’élévation qui engendre un dernier tableau, celui du prince chrétien orant, adorant à genoux la Grâce divine, ultime retouche d’un modèle si achevé que le récit peut alors se clore.

Ce découpage imposé par le texte confirme le jugement de Michel Foucault dans ses derniers travaux, faisant de la « gouvernementalité » le projet culturel qui soumet, à l’époque classique, l’art du gouvernement des autres à la science du gouvernement de soi, comme l’atteste l’ouverture de l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté où Fénelon met en garde le duc de Bourgogne : « un des plus grands malheurs qui vous pût arriver serait d’être maître des autres, dans un âge où vous l’êtes encore si peu de vous-même7 ». C’est donc dans cette progression didactique qu’il faut saisir la liaison entre l’apparition des modèles de gouvernement et les leçons de maîtrise de soi qui concernent la personne du prince.

1. Les modèles politiques archaïques

Si on ne trouve pas, chez Fénelon, comme chez Platon, Aristote, saint Augustin, Hobbes ou Pascal, une théorie explicite des origines de la société, ses idées en la matière doivent être replacées, comme l’a montré François-Xavier Cuche, dans le cadre idéologique d’un monde créé par Dieu pour une fin qui lui appartient. L’état de nature est donc pensé selon une loi naturelle qui relève de sa volonté et qui structure un monde matériel opposé à l’Éden et un homme contingent opposé à l’Adam innocent d’avant la Chute. La représentation des modèles archaïques doit donc refléter cette double nature, innocente puis pécheresse, en montrant la domination actuelle de la concupiscence et de la loi naturelle de la violence, mais aussi en faisant apparaître, dans des désirs résiduels de liberté et de fraternité, la rémanence d’une bonté ontologique et d’une loi naturelle d’amour, en lesquelles perdure le souvenir de la perfection antérieure et qui peuvent servir de fondement à un droit naturel alors pensé comme expression immanente de la mémoire de la loi divine.

Les tableaux des sociétés archaïques qui figurent dans le Télémaque dérivent de cette double polarité naturelle, en maintenant ici-bas le dualisme de l’opposition augustinienne des deux cités, celle, terrestre, de l’amour de soi, et celle, céleste, de l’amour de Dieu, avec la libido dominandi des barbares Himériens du livre I et la libido sentiendi des femmes chypriotes du livre IV, opposées aux reflets de la perfection spirituelle infusés dans la substance des mondes physiques et humains qu’illustrent les formes d’harmonie naturelle d’Oasis, au livre I, et de la Bétique, au livre IV.

1.1. Les modèles anhistoriques de concupiscence

L’état de guerre naturel ou le règne de la violence prédatrice : les barbares Himériens (livre I)

Ce modèle est celui de la violence inhérente à la nature humaine, telle que l’ont dépeinte Hobbes et Pascal, même si l’anarchie originelle est masquée, pour des raisons de cohérence historique par le passage de la violence individuelle à la violence collective « des peuples barbares qui viennent comme un torrent du haut des montagnes » (p. 131) pour inonder la ville et ravager le pays. Cette horde de « peuples féroces » (issus d’une race de géants cousins des Cyclopes), en qui se métaphorise la violence innée de la nature et de l’homme, terrorise le peuple et effraie les troupeaux. Anthropologie et écologie sont ainsi symboliquement liées pour peindre une sauvagerie à laquelle répond la violence animale d’un Mentor dont le portrait furieux ne s’expliquerait pas hors ce cadre primitif : « il déchire, il égorge, il nage dans le sang », ou celle d’un Télémaque qui fait « vomir des torrents de sang noir » au prince himérien (p. 133). Nous sommes dans une jungle où les barbares tuent pour ravir le bétail, détruisant ainsi cette propriété qui est pour Fénelon, comme pour Thomas d’Aquin, l’un des fondements naturels de la société, né du don de la terre aux hommes par Dieu pour qu’ils se l’approprient. La double loi de la défense de soi et de la défense des possessions premières est ainsi vérifiée en ces pages qui proposent une sorte d’illustration épique du conatus, l’instinct qui conduit à vouloir persévérer dans un être qui englobe, ici, famille et biens, comme prolongements inaliénables de l’individu.

Or à cet enfer cruel de l’homme loup pour l’homme répond l’enfer pervers de la libido, peut-être encore plus redoutable, car masqué sous l’apparence fallacieuse du plaisir.

L’état de concupiscence naturelle : l’anarchie des sens à Chypre (livre IV)

La description de Chypre doit être mise en relation avec la fable de Fénelon intitulée « Voyage dans l’Île des plaisirs8 ». Cette île de sucre, aux montagnes de compote, aux rivières de sirop, aux mines de jambon, où il pleut du vin, offre jusqu’au dégoût les délices de la gourmandise. Ce pays de Cocagne symbolise en fait un faux paradis des sens où l’on risque de crever de satiété et où l’on est obligé d’acheter de l’appétit. Le visiteur ne peut donc que fuir ce piège mortifère, comme Télémaque Chypre, et lui opposer « une vie sobre, un travail modéré, des mœurs pures », et ceci dans un jeu antithétique qui anticipe sur le contraste d’Ogygie et de la Bétique.

Chypre, « cette île empestée où l’on ne respire que la volupté » comme le dit Mentor, comporte, non plus sur le mode de la gourmandise, mais sur celui de la sensualité, les mêmes éléments de fascination : fleurs et vins (p. 181), air doux et parures (p. 182), marbres et ors (p. 183) déclinés selon la même logique du piège (p. 184) et également dénoncés comme illusoires et comme empoisonnés (p. 185 et 187). Le pouvoir, détenu dans l’Île des plaisirs par des matrones confiturières et à Chypre par des sectatrices de Vénus, règne en fait sur une sorte d’État anarchique où tout est organisé en fonction des appétits individuels, et où manque la famille, cellule de base de la société selon Fénelon. On rejoint ainsi, par le biais d’Eros, l’anti-État himérien dominé par Thanatos, comme images archaïques d’un monde naturel en proie à la concupiscence, à l’anarchie destructrice ou aliénatrice des pulsions, pour apprendre que la société ne peut se construire que contre la violence et le désir nés du péché.

Mais la double nature de l’homme oppose à ces modèles négatifs du règne de la force et de la volupté, des modèles positifs du règne de l’amour et de la paix, renvoyant au souvenir de l’innocence originelle.

1.2. Les modèles anhistoriques d’innocence

Le concept de la famille humaine qui sous-tend ces modèles n’est pas directement illustré, mais il est présent comme superstructure idéologique dans la Bétique ou à Ithaque, et dans les discours sur la paix et sur le bon gouvernement du roi père (livres IX, XIV, XV, XVII et XVIII). Fondé sur l’idée platonicienne du besoin d’amour qui unit les hommes, sur l’idée aristotélicienne de la sociabilité humaine, ou sur celle, stoïcienne, de la « Cosmopolis », famille universelle des sages, ce modèle trouve dans la Bible et dans l’Évangile des justifications sans cesse reprises, de Francisco de Vitoria à Francisco Suarez, de Jean Bodin à Grotius, lesquels y voient le fondement du « droit des gens », mais aussi chez Bossuet qui pose, comme deuxième proposition de sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte : « L’amour de Dieu oblige les hommes à s’aimer les uns les autres9. » Lorsque Ramsay écrit dans son Essai sur le gouvernement civil :

Nous sommes tous liés les uns aux autres par notre rapport au père commun des esprits, et obligés de nous aimer, de nous secourir, de chercher mutuellement notre bien commun comme frères, comme enfants, comme images d’un même père10 il ne trahit pas Fénelon, puisque celui-ci tire les conséquences historiques de ce principe en faisant de la famille la source de la société, quand il affirme, dans le dialogue entre Marcius Corolianus et F. Camillus : « les pères joints ensemble font la patrie11 », reprenant ainsi une théorie sans cesse présente en France, de Barthélemy de Chasseneux, Bodin, Ayrault, Loyseau, à Cardin Le Bret, Senault, Claude Fleury ou La Bruyère12.

Les vertus politiques et sociales de fraternité et de pacifisme dérivées de cette conception familiale se retrouvent dans le désert d’Oasis, puis dans la Bétique, selon des modulations empruntées aux anciens Hébreux, dépeints dans la Bible ou dans Les Mœurs des Israélites de l’abbé Fleury (1681) comme errants avant la captivité d’Egypte, puis comme fixés en pays de Canaan, montrant donc l’évolution d’un nomadisme pastoral à l’échelle cellulaire vers une sédentarité agricole à l’échelle d’une fédération de tribus patriarcales.

L’harmonie mythique et infrapolitique d’Oasis, livre II

Télémaque, envoyé par Métophis dans ces montagnes peuplées de « bergers aussi sauvages que le pays même » et d’esclaves en proie à la « fureur brutale » de Butis, leur chef, se désespère jusqu’à ce qu’un songe et des paroles divines rassurantes le rendent « un nouvel homme » susceptible de faire passer les autres de l’état de guerre à l’état d’amour : « Je me fis aimer de tous les bergers du désert ; ma douceur, ma patience et mon exactitude apaisèrent enfin le cruel Butis » (p. 143). Termosiris, truchement de la loi divine, l’incite ensuite à apprendre aux bergers à cultiver les muses selon l’exemple d’Apollon qui, chez Admète, fertilisa par son chant une nature brute et fit passer la « vie sauvage et brutale » des bergers à un état de félicité bucolique qui rendit même les Dieux jaloux (p. 146-147). Télémaque doit, sur ce premier modèle de fusionnement des bergers solitaires en une communauté liée par la lyre divine, « faire fleurir les déserts » en adoucissant les cœurs farouches des montagnards et des esclaves grâce au charme de l’harmonie. Les cordes de sa lyre sont à l’exact opposé de celles qui métaphorisent un corps politique dominé par la poigne énergique du souverain dans Le Prince chrétien et politique de Saavedra Fajardo13, ou de celles qui matérialisent la relation de force instaurant les grandeurs d’établissement chez Pascal : « Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres, en général, sont des cordes de nécessité14. »

Tuant le lion et apprivoisant Butis, Télémaque a éliminé la part de la violence animale qui subsistait dans ce lieu naturel pour le métamorphoser en une Arcadie où la ronde des danses symbolise la liaison entre les hommes. Cette union pastorale, où l’économie primitive est réduite à la cueillette et à l’élevage, s’est réalisée sans structure étatique, dans une innocence retrouvée grâce à la volonté divine qui a dicté sa loi à Télémaque par la médiation de Minerve, de Termosiris et d’Apollon. Le fait qu’esclaves et bergers soient les premiers acteurs de cette réalisation du concept de la famille dans un cadre théocratique immédiat renvoie au postulat chrétien de l’égalité des hommes devant Dieu. En effet, si l’inégalité résulte du péché et doit être acceptée dans les sociétés historiques comme un mal nécessaire, ainsi que le prouvera la hiérarchie salentine, avec, selon la formule de Corrado Rosso, le renoncement au bonheur d’égalité pour assurer l’égalité du bonheur15, l’égalité dans la félicité est retrouvée dans cet Oasis rendu à l’Éden, selon une perfection bucolique naturelle que l’on peut seulement évoquer nostalgiquement, comme une belle allégorie anhistorique, sans même espérer, comme le suggère l’exergue du Paradis perdu de Milton, que « Le temps, à reculons, nous rendra l’âge d’or ».

La communauté utopique patriarcale de la Bétique (livre VII)

Une similaire irréalité baigne le modèle complémentaire de la Bétique qui redit, sous une forme utopique plus que mythique, la même innocence originaire de la famille humaine, avec le passage à une fédération de tribus soumises, comme les douze tribus d’Israël du temps des Juges, à l’autorité patriarcale, et à une économie agricole et artisanale domestique.

Je ferai abstraction, ici, de la structuration utopique de la description (par exemple du renversement du modèle européen par la mise en miroir polémique des effets néfastes du luxe corrupteur dans la salutaire frugalité des habitants), pour renvoyer aux excellents commentaires de François-Xavier Cuche16. Je contesterai seulement sa définition de la Bétique comme Paradis, à cause de la présence du travail, même si tout y reflète une sollicitude divine qui se manifeste par la manne des doubles récoltes annuelles, et une loi divine qui s’impose à une humanité suffisamment innocente pour conserver une hiérarchie patriarcale et une propriété collective domestique, donc une structure familiale.

L’emploi d’« âge d’or » (p. 263) et la présence de marqueurs d’irréalité en début et en fin de tableau, « merveilles qu’à peine peut-on croire » (p. 262), « belle fable » (p. 271), font de ce modèle un archétype. La thématique et l’imagerie de l’innocence (blancheur, simplicité), de l’amour (hymens des saisons comme des couples), de la paix (garantie par «les sages vieillards», «pères et pasteurs») déclinent un paradigme de la félicité originelle, résumé dans la présentation finale de ce « peuple qui, suivant la droite nature, [fut] si sage et si heureux ensemble» (p. 270-271). Cette communauté bénie reflète la soumission à une loi de nature émanant de la loi divine, tandis que sa description ajoute au tableau offert par Oasis une imagerie où laine, lait et tentes peignent une société à l’image des tribus hébraïques du temps de Gédéon, avant l’usurpation d’Abimélech : qui atteste donc de la possibilité d’une élection divine de la famille humaine, sans roi pour la manifester ou pour en maintenir le don.

Je soulignerai en effet que, dans ce livre destiné à un futur monarque, les modèles les plus anciens offerts à l’admiration et à la méditation font l’économie de la souveraineté, celle-ci n’apparaissant que sous forme médiatisée et mixte, dans le modèle royal archaïque de la Crète de Minos, par le relais, nullement indifférent, de l’investiture d’Aristodème. Mais, selon une stratégie pédagogique permanente qui l’amène à présenter l’erreur avant la vérité, pour enseigner à la corriger, Fénelon, avant d’aborder ce modèle monarchique, met en scène la tyrannie sous la double figure de Bocchoris et de Pygmalion.

1.3. Les modèles historiques de la tyrannie

Si Fénelon aborde le modèle de la tyrannie, dès le livre I, c’est par une forme d’avertissement ad hominem, destiné au duc de Bourgogne, pour lui montrer que l’hérédité royale ne donne pas tous les droits et ne garantit pas contre tous les dangers, idée sans cesse reprise dans des Dialogues des Morts, comme ceux d’Antonin Pie et de Marc-Aurèle (L), de Caligula et de Néron (XLIX) ou du prince de Galles et de Richard II (LV), ou encore dans la fable « L’Assemblée des animaux pour se choisir un roi ». À la suite du livre VI de l’Histoire universelle de Polybe et du De ira de Sénèque qui montraient que la royauté dégénère en tyrannie dès que le roi cède à ses passions, le précepteur, en mettant en scène Bocchoris, désastreux héritier du juste Sésostris, ouvre son roman didactique en donnant la preuve vivante des méfaits de la mauvaise éducation d’un prince faible.

Pourtant Fénelon ne se situe pas dans le cadre traditionnel de la réflexion théorique sur la tyrannie, puisqu’il n’envisage pas, comme le font Platon dans La République, Aristote dans La Politique et Cicéron dans Les Lois, la tyrannie exercée par le peuple ou celle née du suffrage populaire ; pas plus qu’il n’envisage la positivité de tyrans comme Périclès ou Thrasybule de Millet ainsi que le font Platon17 ou Érasme ; pas plus qu’il n’évoque la distinction entre tyran d’institution et tyran d’exercice rendue célèbre par Salutati dans son De tyranno et par Machiavel dans Le Prince. Il se réfère, en fait, à une « Imago » tyrannique présente chez Euripide, dans Les Suppliantes, ou dans la Bible, avec Abimélech et Saül, et systématisée chez Tacite ou Suétone, qui déclinent le paradigme noir de la tyrannie en huit caractères : impiété et idolâtrie de soi, parricide, cruauté sadique, lubricité dépravée, rapacité financière, démesure dans l’ostentation des richesses, déraison et mort infamante. Ce portrait-robot qui se retrouverait dans les Dialogues des morts consacrés à Romulus (VIII, IX, X), à Pisistrate (XII), à Denys de Syracuse (XXI, XXIII, XXVIII) et à Louis XI (LXVII, LXVIII) sert de schéma directeur à la peinture de Bocchoris et de Pygmalion.

Le modèle du tyran par dégénérescence : Bocchoris (livre II)

L’évocation initiale de la personnalité de Bocchoris, corrompu par une éducation faite de laxisme et de flatterie qui empoisonne son « beau naturel » et qui engendre sa mollesse et son orgueil (p. 150), débouche sur un constat clair : « un prince si indigne du trône ne pouvait longtemps régner». Les éléments du stéréotype tyrannique sont développés par le récit : la concupiscence (« il ne songeait qu’à contenter ses passions »), la déraison (c’est un « insensé »), la cruauté (l’emprisonnement arbitraire de Télémaque), la démesure inutile (le bain de sang provoqué par un orgueil furieux qui le réduit à l’état de « bête farouche ») et la mort indigne, en une clôture de chapitre en forme d’ekphrasis du corps du tyran supplicié, où le cadavre défiguré évoque celui de Concini lacéré par la foule, mais dont les données narratives (il est écrasé par des chevaux et décapité par un étranger) exonèrent symboliquement le peuple égyptien de cette exécution.

Quand Télémaque dit : « je n’eus aucune peine de croire que l’insensé roi Bocchoris avait, par ses violences, causé une révolte de ses sujets et allumé la guerre civile » (p. 151), il pose en effet, en termes de constat et non de justification, la délicate question du droit de révolte des peuples. À la différence des monarchomaques du siècle précédent, comme Hubert Languet ou Théodore de Bèze, ou de Jurieu, leur successeur, voire des jésuites comme Molina ou Ribadeneira, Fénelon est totalement opposé au tyrannicide, comme le montrent les Dialogues des morts entre Coriolanus et F.Camillus (XXXIV) et entre le connétable de Bourbon et Bayard (LXII), où sont refusés trahison de la patrie ou assassinat du despote, et où sont prônées la vertu de patience et l’attente de temps meilleurs. Il se situe ainsi dans la droite ligne du modèle chrétien qui impose le devoir d’obéissance (du « Rendez donc à César » de l’Évangile de Matthieu18 au « Serviteurs, obéissez en toutes choses à vos maîtres selon la chair » de saint Paul dans l’Épître aux Colossiens19. Cette obligation, sans cesse reprise, d’Origène à saint Augustin, est en effet réaffirmée par Bossuet qui, dans sa Politique, condamne Antigone et Socrate pour leurs révoltes, et qui écrivait dans son Cinquième avertissement aux protestants (1690) :

aucun particulier ou aucun sujet [...] n’a droit de défense contre la puissance légitime ; [...] poser un autre principe, c’est avec M. Jurieu ébranler le fondement des États et se déclarer ennemi de la tranquillité publique.20

Or Fénelon, dans l’épisode de Pygmalion, le second modèle de tyrannie sanglante qu’il expose, fera tenir par Narbal des propos qui constituent, en termes antiques, l’exacte transcription de cette conception chrétienne :

Pour moi, je crains les dieux : quoiqu’il m’en coûte, je serai fidèle au roi qu’ils m’ont donné. J’aimerais mieux qu’il me fît mourir que de lui ôter la vie et même que de manquer à le défendre. (p. 161)

En effet, Narbal ne se révolte pas : il envisage seulement de « souffrir » avec sa malheureuse patrie (p. 173), et il déplore même le malheur de Pygmalion, « en homme de bien » (p. 254) ainsi que le souligne Fénelon. Celui-ci fait d’ailleurs tenir la même conduite à l’étranger Télémaque, qui refuse de recourir au mensonge pour échapper au tyran phénicien (p. 171) et qui attend également le salut d’un « secours des dieux » qui se manifestera par le truchement d’un instrument diabolique : Astarbé.

En effet, ce qui caractérise le modèle tyrannique tyrien par rapport au modèle égyptien c’est le dépassement du solipsisme autodestructeur de Bocchoris par l’introduction de cette figure complémentaire d’une politique machiavélique infernale fondée sur une permanente surenchère dans le mensonge et dans la cruauté.

Le modèle du tyran par délire passionnel : Pygmalion (livres III et VII)

La présence, en ouverture de la séquence, du mot esclaves (p. 159) montre la déstructuration de la citoyenneté phénicienne par un despote dont le portrait décline encore les mêmes stéréotypes (p. 160-161) : le parricide (il a tué Sichée, son beau- frère), la soif insatiable de richesses, la déraison (une défiance panique qui l’entraîne à persécuter ses plus judicieux conseillers), la folie même (l’enfermement dans une forteresse cachot où il est réduit à l’état de mort-vivant hanté jour et nuit par la peur d’être assassiné). Le portrait hallucinant que Fénelon brosse des souffrances physiques et morales que s’inflige Pygmalion fait de celui-ci un véritable damné, vivant son enfer sur terre, d’où l’emploi par Télémaque du mot misérable à son égard (p. 161).

Le caractère essentiel de ce modèle despotique est fourni par le couple faussement antithétique que constituent la défiance et la crédulité aveugles de Pygmalion, structure perverse dont l’écho se retrouve, mutatis mutandis, dans le livre XI, véritable laboratoire d’expérimentation des principes machiavéliques montrant leur échec final. J’en reparlerai donc plus loin, car Fénelon traite ici la question du machiavélisme autodestructeur essentiellement en dramaturge, s’inspirant de Britannicus comme de La Mort de Pompée où Corneille avait donné la précise image des méfaits des « pestes de cour » et la raison de leur échec final : ils n’intègrent pas, dans leur anthropologie négative, l’existence possible de la vertu. Comme eux, Pygmalion, supposant « qu’il n’y a aucune vertu sincère sur terre » (p. 163) commet une erreur fatale dans ses calculs en ne comprenant pas que la générosité et la bonne foi sont de plus sûres maximes que la cruauté et que la finesse, ainsi que l’affirme Louis XII à Louis XI, dans les Dialogue des morts21.

Son aveuglement pour Astarbé et celui d’Astarbé pour Malachon puis pour Joazar servent de fil conducteur à un enchaînement inexorable de tromperies culminant avec la scène de l’empoisonnement qui est à lire théâtralement, comme un écho narratif de l’haletant acte V de Rodogune. Mais Astarbé n’a pas la grandeur de Cléopâtre : elle tente de fuir, déguisée en esclave (p. 256), bouclant ainsi la boucle ouverte avec la servitude des Phéniciens, tandis que le corps supplicié de Pygmalion illustre la loi du talion providentielle qui châtie les tyrans ici-bas avant de les punir aux Enfers, comme le rappelleront les condamnations de Nabopharsan, tyran de Babylone, et celle d’un despote anonyme, tous deux châtiés par leurs esclaves, dans le tableau du Tartare au livre XIV (p. 449 et 456).

À l’opposé de ces modèles tyranniques, la Crète de Minos et d’Aristodème propose un modèle politique mixte, de symbiose entre le roi et le peuple dans le cadre de la loi divine, qui constitue la figuration archaïque du modèle monarchique que développeront tous les autres chapitres de Télémaque.

1.4. Le modèle archaïque de la royauté d’élection : la Crète ou la souveraineté de la loi (livre V)

Dans ce modèle très composite se superposent premièrement une conception du règne de la loi divine (puisque Minos reçut les lois de Zeus, sur le Mont Ida, comme Moïse, celles de Iahvé sur le Sinaï), deuxièmement la présence, en arrière-plan, d’un modèle démo/aristocratique (avec derrière Minos la figure de Solon, et derrière la Crète une patrie caractérisée par le rôle des « meilleurs des citoyens » dans l’élection d’Aristodème), troisièmement, l’apparition finale d’un modèle de monarchie symbiotique, sinon contractuelle – évocation d’un vieux rêve de régime mixte dont le fantôme baigne certaines des réformes polysynodiques des projets de gouvernement de Fénelon, comme ceux de Boulainvilliers ou de l’abbé de Saint- Pierre.

La loi régnante

Fénelon, comme Platon, Caton, Moïse, les Évangélistes, Bossuet ou Fleury, est convaincu que les lois terrestres résultent des lois immuables de la sagesse divine, et trouvent leur fondement ultime en Dieu, ainsi que l’illustre un passage du Deutéronome (XVII, 16-20) cité par Bossuet, où il est dit que, quand le roi « sera assis dans son trône, il prendra soin de décrire [c’est-à-dire recopier] cette loi dont il recevra un exemplaire des mains des prêtres de la tribu de Lévi, et l’aura toujours en mains, la lisant tous les jours de sa vie afin qu’il apprenne à craindre Dieu et à garder ses ordonnances et ses jugements22 ». Le dépôt des lois de Minos dans un temple sacré et l’exposé théorique qui synthétise leur enseignement (p. 196-197) obligent de même le roi à la « soumission aux lois » et à « la crainte des justes dieux ». En point d’orgue figure, en outre, la menace du glaive divin qui corrige l’idée défendue par Bossuet d’un roi « absolu », seulement soumis aux lois, non quant à la puissance coactive mais quant à la puissance directive de celles-ci23, idée contestée par les sages vieillards crétois : « C’est la loi et non pas l’homme qui doit régner » (p. 205).

À ce modèle téléologique s’ajoute, en outre, pour le peuple crétois, le modèle historique de Solon subordonnant les libertés individuelles à l’ordre juste des lois qui seul peut les conserver. Quand Fénelon associe « la liberté de tous les citoyens » à la « soumission aux lois » (p. 196), il reprend en effet la définition de la liberté politique comme droit de n’obéir qu’à la loi seule, définition donnée par Platon, Aristote, Démosthène, et par ce Solon qui écrivit un éloge poétique du bon ordre, intitulé Eunomia, nom dont on pourrait baptiser la Crète de Minos. Dans les Dialogues des morts, Solon apparaît même comme une figure anticipatrice d’Aristodème (« j’ai tout sacrifié pour mettre en autorité des lois salutaires ; j’ai vécu pauvre, je me suis éloigné24 ») et, face à Justinien, comme le double de Minos :

Pour moi, qui ai régné, j’ai cru que la fonction principale de celui qui gouverne les peuples est de leur donner des lois qui règlent tout ensemble le roi et les peuples pour les rendre bons et heureux.25

La transmission non héréditaire de la royauté par l’élection

La séquence crétoise est encadrée par la reprise de l’expression « cent villes » (p. 194 et 200), la situant dans une progression de l’individualisme nomade à la communauté de l’Agora, et sanctionnant l’apparition de la notion de patrie. Celle-ci, qui parachève le passage de l’état de nature à l’état social qu’explicite le dialogue entre Marcius Coriolanus et F. Camillus (« nous avons mis la patrie à la place des parents26 »), est valorisée par Télémaque qui, plébiscité, refuse de régner en Crète pour ne pas trahir Ithaque, sa propre patrie (p. 211-212).

En effet, les sages vieillards, garants de la continuité étatique, en la situation de vacance royale liée à l’exil d’Idoménée et à la mort de son fils, ont fait procéder à une élection sur laquelle je reviendrai plus loin. Je dirai seulement ici que le choix d’un monarque non héréditaire, d’investiture humaine et divine à la fois, selon les termes de saint Paul (« non est potestas nisi a Deo27 ») et la glose qu’en proposait Pierre Lombard (« per populum »), en fait, sur deux plans, un monarque « d’élection », comme Bélus, comme Télémaque protégé par Minerve, rois qui mériteraient un nom ailleurs usurpé : « Dieudonné28 ».

On peut ainsi se demander si le modèle crétois, marqué d’oligarchisme grec comme d’aristocratisme fénelonien, où l’élection n’est pas sans évoquer l’élection papale, ne renoue pas, comme le fera la polysynodie des Tables de Chaulnes, avec un rêve de modèle politique syncrétique déjà présent chez Isocrate, Cicéron, voire le Machiavel des Décades sur Tite-Live, et qui, évoqué au XVIIe siècle à travers l’exemple de la Pologne (comme le montre la pièce de Rotrou, Venceslas), se retrouvera significativement au XIXe siècle, avec la «monarchie entourée d’institution républicaine» rêvée par le jeune Hugo, ou la « démocratie royale » espérée par Louis-Philippe29. Cette monarchie symbiotique correspondrait ainsi au modèle évoqué par Guy Coquille, à la fin du XVIe siècle, dans ses Discours des États de France : « le roi est le chef, et le peuple, les membres, et tous ensemble sont le corps politique et mystique dont la liaison et l’union est indivisible et inséparable30 ».

Toujours est-il que Fénelon, ayant ainsi fait visiter à son lecteur une série de modèles politiques anciens, va lui offrir, dans la fin de son roman (mais en induisant simultanément une lecture rétroactive de certains passages antérieurs) l’exposition diffractée d’un modèle monarchique, qui, lui, n’est plus contenu dans un seul épisode narratif, mais qui est élaboré à travers une suite de figures, exemplaires ou répulsives. Je vais donc maintenant tenter de rendre compte de ce modèle, non plus diachroniquement mais synchroniquement, en recherchant ses différentes composantes à travers la tension entre un « réel » historique, passé et présent, et un « idéal » à venir, vers lequel ce récit d’instruction du prince tend.

2. Le modèle monarchique en questions

2.1. Le problème de l’élection et de la succession

L’Église n’a jamais admis comme dogme la succession héréditaire directe du pouvoir : pour elle la transmission de la puissance vient de Dieu (saint Paul) et non de l’hérédité. Elle n’a pas, non plus, cautionné le mode d’élection du monarque par les Grands Feudataires du royaume réunis lors des Champs de Mars ou de Mai, système plus ou moins mythique auquel des nostalgiques du pouvoir aristocratique comme Boulainvilliers ou Saint-Simon se réfèrent pour valoriser le rôle des ducs et pairs. Elle a plutôt opté pour un modèle mixte comme celui qu’évoque Yves de Chartres (XIe siècle) : « À juste titre celui-là a été sacré Roi auquel la royauté revenait par droit héréditaire et qui a été désigné à l’unanime consentement des évêques et des grands31. »

C’est le cas de figure représenté, au livre VII, par Baléazar (p. 149-150) qu’Astarbé avait voulu faire noyer, qui fut recueilli par des pêcheurs de Crète et qui, « obligé de garder un troupeau pour gagner sa vie », connut, tels Télémaque et Polydamas, l’épreuve formatrice d’un labeur pastoral «au désert». Il souffrit patiemment son exil, refusant, comme Narbal, toute tentation de révolte, avant d’être, grâce à un symbolique « anneau d’or, aisément reconnu par les principaux Tyriens et par tout le peuple » à son retour (p. 255). Le caractère aristocratique de sa reconnaissance est clairement affirmé : « Narbal assembla les chefs du peuple, les vieillards qui formaient le conseil et les prêtres de la Grande déesse de Phénicie. Ils saluèrent Baléazar comme leur roi et le firent proclamer par des hérauts. Le peuple répondit par mille acclamations de joie » (p. 255). Le peuple n’intervient pas dans le choix, il le valide simplement, comme dans le système d’élection pratiqué par l’Église, pour sa propre hiérarchie.

Fénelon avait déjà abordé ces questions de succession dans sa fable « L’Assemblée des animaux pour se choisir un roi32 ». Le lionceau, héritier du trône, s’avère, à la mort de son père, « trop jeune et trop faible » pour régner sur « tant de fiers animaux ». On décide donc, non de rompre définitivement le processus successoral par filiation, mais de l’interrompre, le temps que le lionceau grandisse, apprenne son métier de roi en étudiant les belles actions de son père et, devenu grand et sage, mérite que la royauté lui soit restituée. En attendant, pour assurer l’intérim royal, se présentent à l’élection le léopard (qui se vante de ressembler au lion), l’ours (qui se vante de savoir grimper aux arbres), l’éléphant (qui argue de sa force), le cheval (qui met en avant sa noblesse), le renard (qui fait l’éloge de sa propre finesse) et le singe et le perroquet, lesquels se prévalent d’une ressemblance avec l’homme, qui les discrédite d’emblée. L’éléphant est choisi par l’assemblée car il allie force et sagesse tout en étant heureusement dépourvu de vanité et de cruauté.

La question des dangers liés au caractère faible d’un jeune souverain semble avoir hanté Fénelon, comme l’indiquent ses Dialogues des morts. Dans le dialogue LV, sous-titré dans certaines éditions « Caractère d’un prince faible », le prince de Galles maudit son fils Richard II, auteur de crimes multiples : « Ô malheur de l’État ! Ô déshonneur de la maison royale33 ! » Et le dialogue XLIX, entre Caligula et Néron, où chacun rivalise de vantardise dans le crime, prouve même que cette faiblesse conduit paradoxalement à la violence tyrannique : « Quand on a la tête un peu faible, elle tourne bien vite dans cette puissance sans bornes34. »

Conséquence possible du système héréditaire, la venue au pouvoir d’un descendant royal inapte à régner est évoquée par Fénelon dans le dialogue L entre Antonin Pie et Marc-Aurèle. Celui-ci, se plaignant que son fils, Commode, avait déshonoré son nom, si aimé du peuple, se fait en effet reprendre par son beau-père qui le rend responsable, par la mauvaise éducation qu’il lui a donnée, du glissement du jeune prince vers la tyrannie, et se fait même reprocher de ne pas avoir destitué cet héritier indigne et de ne pas l’avoir remplacé par un meilleur dirigeant35, selon le mode d’adoption préférentielle qui combine le choix par l’empereur d’un successeur méritant et la ratification de ce choix par le sénat, système vanté par exemple par Pline le jeune dans son Panégyrique de Trajan.

Mais le système électif de désignation d’un souverain n’est pas toujours sûr non plus. En Égypte, par exemple, après la mort du tyran Bocchoris, fils dégénéré de Sésostris, et donc preuve du danger du mode successoral familial, l’élection de Termutis est complexe et paradoxale. En effet le pays a été libéré du tyran par certains égyptiens révoltés associés à des étrangers, tandis que les Égyptiens « les plus vertueux et les plus fidèles au roi » étaient vaincus. Sésostris n’ayant pas d’autre descendant, ces deux partis s’accordent pour proposer un changement dynastique dont les modalités ne sont pas précisées : « On établit un autre roi nommé Termutis » (p. 156). Choix heureux puisqu’il agira justement en faisant libérer Télémaque prisonnier, mais choix opaque, qui ne peut constituer un modèle.

Plus intéressantes, les deux élections d’Aristodème et de Polydamas méritent que je m’y arrête un instant pour apporter quelques nuances à l’excellente analyse par Alain Viala de leurs processus et des valeurs mises en jeu par celui-ci36. En effet, dans le cas d’Aristodème (p. 215-217), « élu » roi après les désistements successifs de Télémaque, de Mentor et d’Hasaël, il est capital de relever que celui-ci est « choisi » par Mentor, c’est-à-dire par la Sagesse divine, qui l’a remarqué « dans la foule » et qui l’a désigné : « voilà votre roi ». Le peuple, comme chez Yves de Chartres ne fait qu’approuver, en s’écriant : « Il est vrai ». D’ailleurs nous ne sommes ici ni dans une démocratie (le roi Aristodème, littéralement le meilleur du peuple, ne représente pas celui-ci mais incarne les lois de Minos) ni dans une monarchie héréditaire. En effet Aristodème déclare : « mes enfants n’auront aucun rang », alors qu’ils ont été reconnus par les sages comme dignes de combattre pour l’élection royale, ce qu’il regrette, jugeant l’un de ses fils indigne de régner et voulant éviter à l’autre le poids d’un tel sacerdoce. Seule compte donc en fait l’élection divine.

Il ne faudra pas moins d’un livre (le livre XVI) pour « accorder un roi aux Dauniens » (p. 514-517). Lors de ce processus d’élection de Polydamas, il convient encore de souligner que c’est Télémaque qui le désigne, expression d’une sagesse apprise de Mentor, donc reçue de Dieu. Ainsi ce sont les « princes alliés » qui mettent « Polydamas dans la royauté », et les Dauniens présents, c’est-à-dire les guerriers, ne font que répondre positivement à cette proposition.

On s’aperçoit donc, in fine, que pour Fénelon succession ou élection ne sont que deux formes d’investiture divine. Et sans doute pensait-il même que, dans les conditions historiques où se trouvait la France, depuis les Capétiens, le régime héréditaire était le moins mauvais, car il supprimait les convoitises, amenait le roi à se soucier de l’avenir du royaume puisqu’il savait que son fils lui succéderait. Mais il savait aussi que tout dépendrait, ensuite, de la personne du prince et de la qualité de l’éducation qu’il recevrait. C’est pourquoi, s’adressant à un futur roi, il s’est attaché, dans son Télémaque, à multiplier les exemples de mauvais rois constituant autant de modèles à fuir avant de présenter des modèles de bons rois à imiter.

2.2. Les modèles de mauvais rois

Le roi de guerre, destructeur de la paix et de la félicité publique

Fénelon se situe dans une tradition très ancienne de condamnation de l’ambition conquérante. Chez les Grecs, Thucydide analysait déjà le mécanisme inexorable de destruction qu’elle déclenche : rupture des alliances et fuite en avant dans des combats de plus en plus aventureux, jusqu’à la ruine, tandis que Platon en éloignait le monarque de sa cité idéale. Lecteur de Plutarque, Fénelon avait sans doute été sensible à la diatribe prêtée à l’un des Gracques qui accusait les généraux de mentir en prétextant, pour justifier leurs guerres, la défense des lieux de culte et des mânes des ancêtres alors que c’est pour leur enrichissement propre que combattent et meurent les soldats37. Plus proche, Érasme, s’était attaché à mettre en avant les vraies causes des guerres : la folie ou la passion dominatrice des conquérants, l’expansionnisme des États ou la recherche d’une diversion à des problèmes intérieurs. Il proposait des remèdes auxquels Thomas More fera écho dans son Utopie : la fixation des frontières, l’arbitrage rendu par de hautes autorités morales et religieuses, l’appel à la fraternité chrétienne, toutes choses que l’on retrouvera préconisées par Fénelon.

Celui-ci, dans le dialogue entre Socrate et Alcibiade, fait en effet dire au philosophe grec que « la guerre est un mal qui déshonore le genre humain38 ». Il semble proche d’Érasme39 pour qui il n’y a pas de paix, même injuste, qui ne soit préférable à la plus juste des guerres, sauf en cas d’agression extérieure. Mais il raisonne, en fait, comme Grotius, qui, dans son traité De juri belli ac pacis dédié à Louis XIII, considérait que, puisque la guerre ne peut être totalement éradiquée, il convient de la légaliser et de l’humaniser, voire de la faire contrôler par une sorte de société internationale édifiée par l’ensemble des États, jouant un rôle de pacificateur et d’arbitre, comme le montre un développement de l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté40.

Ce mélange d’idéalisme et de pragmatisme fénelonien, en la matière, est également tributaire d’un modèle biblique, proche de celui que développe Bossuet dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, mais utilisé dans un esprit quasiment contraire. Dans le livre IX (art. III et IV), Bossuet, après avoir évoqué les justes motifs de guerre – guerre pour Dieu, réponse à des actes d’hostilité injustes, refus des droits de passages, viol du droit des gens en la personne des ambassadeurs (ce qui sera la faute d’Idoménée contre les Manduriens) –, écarte également les motifs injustes de guerre (ambition conquérante, désir de pillage, jalousie, recherche de la gloire), et conclut que Dieu préfère les pacifiques aux guerriers41 : tout ceci pouvant être reçu par Fénelon. Mais les deux auteurs divergent et s’opposent sur deux points capitaux. Pour Bossuet, le droit de conquête, qui résulte d’une « juste guerre », est total, le vainqueur ayant tous les droits sur les vaincus (y compris de les réduire en esclavage), alors que Fénelon préconise l’inverse, à la fin de l’épisode d’Adraste. De même pour Bossuet l’annexion par un État d’une partie d’un royaume voisin divisé par une guerre civile est rendue légitime « par une longue possession » de ce territoire « protégé », alors que chez Fénelon seuls des territoires vides, inhabités, sont annexés.

La condamnation fénelonienne des rois conquérants ou des héros d’orgueil s’exprime dans de nombreux Dialogues des morts. Le dialogue entre Louis XII et François Ier rappelle en effet qu’il vaut mieux être le père de la patrie, en gouvernant paisiblement son royaume, que de l’agrandir par des conquêtes42. À François Ier, qui se vante d’avoir été loué comme un héros et d’avoir augmenté l’éclat de la France, Louis XII reproche en effet d’avoir succombé à une illusion de grandeur qui repose sur trop de sang et sur trop de ruines. Le dialogue entre Romulus et Numa Pompilius résume le débat en montrant combien la gloire d’un roi sage et pacifique est préférable à celle d’un conquérant43. À Romulus qui lui reproche l’aspect terne et sans éclat de son long règne sans conquête, Numa répond en opposant le désir de fausse gloire, qui a livré Romulus aux poignards de ses assassins, au désir de vraie gloire qui l’a conduit à « faire revivre l’âge d’or » par la paix, l’abondance et le respect des lois.

De nombreuses pages de l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté sont consacrées au même sujet. Fénelon y rappelle qu’« il n’y a point de guerre, même heureusement terminée, qui ne fasse beaucoup plus de mal que de bien à l’État. Il suffit de considérer combien elle ruine de familles, combien elle fait périr d’hommes, combien elle ravage et dépeuple tous les pays, combien elle dérègle un État, combien elle y renverse de lois, combien elle autorise la licence, combien il faudrait d’années pour réparer ce que deux ans de guerre causent de maux contraires à la bonne politique d’un État44 ». Sans développer, on peut illustrer chacun de ces maux occasionnés par la guerre par un exemple tiré de Télémaque : familles ruinées par les barbares Himériens, massacres des hommes dramatisés par des déplorations dans les guerres causées par Adraste, dérèglement de l’État égyptien causé par les guerres d’orgueil de Sésostris, ou renversement des lois en Crète causé par celles d’un Idoménée condamné à l’exil. Quant aux années qu’il faudrait pour réparer ces dégâts, Aristodème, Polydamas, Idoménée à Salente, voire Diomède ou même Ulysse à Ithaque en découvriront la longueur.

Mais c’est la Lettre anonyme au Roi45 qui fournit la plus terrible glose de ce passage. Fénelon y parle de « vingt guerres sanglantes » (depuis la guerre de Hollande en 1672). Il montre que les peuples « meurent de faim » (famines de 1678, 1679, 1684, 1689, et surtout de 1691 et 1693) et accuse : « Vous avez détruit la moitié des forces réelles du dedans de votre État, pour faire et pour défendre de vaines conquêtes en dehors46. » Il dépeint donc la France comme « un vaste hôpital désolé » dans un bilan proche de celui que dresse Mentor pour Idoménée après la guerre contre les Manduriens.

Plus positivement, Fénelon fait tenir à Mentor, puis à Télémaque, dans la guerre contre les Dauniens, des propos qui consonnent avec certains principes avancés dans l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté (« Lors même qu’on est en guerre, il reste un certain droit des gens qui est le fond de l’humanité même47 ») ou avec les interrogations récurrentes du même opuscule pédagogique (« Avez-vous exécuté ponctuellement les traités de paix ? ne les avez-vous jamais violés sous de beaux prétextes48 ? »).

Ainsi doit être condamnée, en tout monarque, comme le disait Socrate à Alcibiade, l’ambition démesurée qui en ferait un conquérant funeste49. Mais Fénelon, par-delà cette libido dominandi, dénonce les dangers que d’autres passions font courir aux rois.

Le roi aliéné à ses passions et utilisant sa puissance pour les assouvir

Parmi les passions les plus fréquemment mentionnées comme des dangers pour la royauté, celle pour les femmes vient sans doute en premier. Dans les Dialogues des morts, Henri VIII avoue avoir été « passionné pour les femmes » tout en reconnaissant les conséquences de cette ravageuse concupiscence : assassinats, divorces ayant entraîné des querelles religieuses et des divisions dans l’État, au point que son père, Henri VII le maudit pour avoir ainsi rendu sa famille à jamais odieuse50. Sans aller jusqu’à une telle monstruosité le risque est grand pour un jeune prince de se laisser prendre par une telle passion ; aussi Fénelon tente-t-il, dans l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, de responsabiliser le duc de Bourgogne à ce sujet, en lui conseillant d’examiner ses mœurs en détail :

Les sujets sont de serviles imitateurs de leurs princes, surtout dans les choses qui flattent leurs passions. Leur avez-vous donné le mauvais exemple d’un amour déshonnête et criminel ?51

– comme celui de Pygmalion, voire comme celui de votre grand-père, a-t-on envie d’ajouter.

Le goût du luxe et la « mollesse » qui l’accompagne sont également des dangers, pouvant aller jusqu’à l’«avarice» d’un Crésus, dont la fable «L’Anneau de Gygès » montre un asservissement à la cupidité ruineux pour l’État52. L’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté reprend à cet égard le même type de questionnement que pour la passion amoureuse (« Avez-vous soin de réprimer le luxe, et d’arrêter l’inconstance ruineuse des modes53 ? ») avec le même procédé de responsabilisation : c’est un devoir que d’empêcher qu’une pyramide d’imitations ruineuses ne transmette cette mollesse aux grands, aux bourgeois, voire au peuple, comme le montrait à la même époque La Bruyère dans les chapitres « Des biens de fortune » et « De la mode » de ses Caractères. Là encore, Louis XIV peut apparaître comme un contre-modèle si l’on en croit la Lettre anonyme :

On a poussé vos revenus et vos dépenses à l’infini. On vous a élevé jusqu’au ciel, pour avoir effacé, disait-on, la grandeur de tous vos prédécesseurs ensemble, c’est-à- dire pour appauvrir la France entière afin d’introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable.54

Il est vrai qu’il n’a pas pu lire, dans sa jeunesse, la fable « Les deux lionceaux » opposant celui qui, élevé dans le luxe et la mollesse, s’avère incapable de régner et celui qui, élevé frugalement dans un désert, devient un sage roi gestionnaire55 ; ni « L’Histoire d’Alibée, Persan », où un berger, devenu conseiller du roi, jalousé par les courtisans, est accusé de conserver un trésor volé dans une malle qui ne contient en fait que sa houlette de pasteur, symbole de la véritable richesse56. Il sera donc vraisemblablement condamné comme le sont, dans Télémaque, les anciens rois de Lydie « punis aux Enfers pour avoir préféré les délices d’une vie molle au travail » (p. 458), ou pour s’être enrichis jusqu’à la folie comme Pygmalion et Nabopharsan (p. 449).

Ce dernier, qui sera également empoisonné par une femme, bâtit en outre « la superbe Babylone », sombrant dans la dernière des passions royales destructrices, la plus sournoise, l’idolâtrie de soi : il se faisait « adorer par les Babyloniens dans un temple de marbre » où il était représenté « par une statue d’or » (p. 448). La Lettre anonyme au roi reprochera également à Louis XIV d’avoir accepté, voire encouragé « des louanges outrées qui vont jusqu’à l’idôlatrie57 ».

Or, s’il brosse un portrait effrayant des rois aliénés à leurs passions, qui abusent de leur puissance pour en réaliser les désirs démesurés, Fénelon stigmatise également l’impuissance de rois qui s’aliènent à autrui, devenant en particulier les esclaves de leurs conseillers machiavéliques.

Le roi empoisonné par les pernicieuses maximes d’État machiavéliques

Ayant analysé précisément en ce sens le livre XI du Télémaque58, je me contenterai de l’évoquer rapidement ici, non sans avoir auparavant montré l’existence de marques antérieures de l’anti-machiavélisme de Fénelon dans les textes ad usum Delphini. Celles-ci sont disposées de manière manichéenne, avec d’un côté le crime et le mensonge qui, loin d’aider à leur succès, se retournent contre les « pestes de cour », et de l’autre côté la générosité et la vérité qui font remporter victoire et gloire finales, ici-bas ou dans l’au-delà, à ceux qui ont agi à l’opposé des « machiavéliques ».

Dans les Dialogues des morts, Rémus rappelle à Romulus que la gloire fondée sur le crime est en fait infâme et qu’« avant d’être un grand homme il faut être un honnête homme59 » ; et Tatius peut dire à son meurtrier Romulus, qui fut à son tour assassiné, que la fraude et la violence s’avèrent toujours autodestructrices : « Quand on apprend à des impies à massacrer un roi, bientôt ils sauront en faire périr un autre60.» Sept dialogues sont consacrés à Louis XI, l’archétype du « machiavélique » pour Fénelon. Le cardinal Bessarion vitupère dans ce roi un esprit « inquiet, artificieux et entreprenant, qui ne peut souffrir ni la justice, ni la bonne foi, et qui renverse tout le genre humain61 ». Dans le dialogue suivant, c’est un personnage ayant trahi Louis XI, le cardinal Balue, qui se justifie en lui rappelant ce qui est aux yeux de Fénelon une vérité majeure : « un prince fourbe et méchant rend ses sujets infidèles » et doit donc s’attendre « à être trompé par tous62 ». Et, à l’autre bout de la chaîne historique, Philippe de Commynes peut répondre à Louis XI, qui se plaint d’être maltraité par lui dans ses ouvrages, que la postérité est le juge ultime des comportements des rois et que « ceux qui ne veulent pas qu’on parle mal d’eux n’ont qu’une seule ressource, de bien faire63 ».

L’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté insiste beaucoup sur ce jugement de l’Histoire, car « le mal n’est jamais secret dans les princes64 », contrairement à ce qu’affirment les mauvais conseillers. Ceux-ci sont pris à partie dès le début de l’Examen :

Quelque lâche et corrompu flatteur ne vous a-t-il point dit, et n’avez-vous pas été bien aise de croire que les rois ont besoin de se gouverner pour leurs États par certaines maximes de hauteur, de dureté, de dissimulation, en s’élevant au dessus des règles communes de la justice et de l’humanité.65

Cette synthèse des «maximes d’État» prodiguées par les «pestes de cour», exposant les principes de la « raison d’enfer » de celui que les Anglais appelaient Old Nick ou Mac Evill, se retrouve, déployée et développée dans le Télémaque avec « les conseils flatteurs des jeunes insensés » qui ont corrompu Bocchoris (p. 150), les actions de Pygmalion et d’Astarbé qui sont empreintes d’une même logique violente et destructrice (p. 160 et 251-258), ou au livre X avec l’attitude brutale d’Idoménée envers les Manduriens (p. 295 et 299) qui lui reprocheront une logique de la force (p. 311) dont Mentor dénoncera l’origine machiavélique : « Quand vous avez trouvé des conseillers flatteurs, les avez-vous écartés ? » (p. 324).

Le livre XI est un véritable laboratoire d’expérimentation de ces principes scélérats, montrant leur échec final. Il culmine avec la résolution « machiavélique » d’Idoménée exprimée dans un vocabulaire semblant emprunté à Gabriel Naudé :

Je crus faire un coup d’une profonde politique et déconcerter Protésilas en envoyant secrètement à l’armée navale Timocrate pour faire mourir Philoctète. (p. 359)

Le résultat de ce calcul est catastrophique : Idoménée le reconnaît : « Protésilas poussa jusqu’au bout la dissimulation et me trompa. » Mais la suite l’est tout autant puisque Protésilas est, à son tour, trompé par Timocrate, jusqu’au moment où, comme dans La Mort de Pompée de Corneille, cette spirale autodestructrice de la traîtrise se heurte à la sincérité d’hommes de valeur (là César, ici Philoclès et Mentor) qui y met fin, les machiavéliques s’avérant incapables d’intégrer dans leurs calculs sophistiqués les paramètres de la vertu et de la vérité.

Fénelon oppose en effet à l’erreur des machiavéliques un éloge de la force agissante de la générosité et de la bonne foi qui s’inscrivent, non dans une idéalisation morale de la politique, mais dans une sorte de pragmatique héroïque qui n’est pas si éloignée du modèle cornélien de la vertu victorieuse. Même si celui-ci, on le sait, ne constitue qu’un modèle vers lequel tendre, il semble d’autant plus valorisé, par le discours pédagogique du Télémaque qui vise à le rendre exemplaire, que sa réalité est éloignée de la pratique politique coutumière. Les Dialogues des morts réunissent ainsi les deux types de rois le plus opposés, Louis XI et Louis XII, lequel détourne le vocabulaire machiavélique à des fins vertueuses pour montrer que la générosité et la bonne foi sont de plus sûres maximes politiques que la cruauté et la finesse, et admoneste son interlocuteur en concluant :

Tu te faisais craindre, je me suis fait aimer. [...] J’ai vécu en paix sans manquer de parole [...]. Ta mémoire est odieuse, la mienne est respectée.66

Conclusion reformulée dans le dialogue entre F. Camillus et Fabius Maximus qui montre encore que la générosité et la bonne foi sont plus utiles dans la politique que la finesse et les détours67. C’est donc d’un point de vue pragmatique que les fondements et les méthodes du machiavélisme sont renversés. On le voit également dans un domaine capital pour la royauté, celui du secret.

L’ambivalence de la question du secret royal

Cette question s’inscrit dans le cadre d’une dialectique entre mensonge mortifère et vérité salutaire. Ce qui entraîne un dédoublement parallèle de la notion du secret. Sa version noire, machiavélique, s’exprime dans le vocabulaire de la défiance et de la dissimulation qui l’accompagne. C’est encore Louis XI qui est le héros malheureux de cette conception erronée qui amène le roi à refuser d’entendre la vérité, mais aussi à ne jamais l’énoncer comme telle mais sous une forme fallacieuse et trompeuse, alors que le véritable secret suppose l’acceptation de la vérité et le silence sur celle-ci lorsqu’elle engage les mystères de l’État (et non sur son travestissement). Le dialogue qui l’oppose au cardinal Balue démontre en effet que dans ce contexte fallacieux « les méchants à force de tromper et de se défier des autres sont trompés eux-mêmes68 ».

La défiance, à l’origine de ce mauvais secret, s’oppose à la confiance, base des négociations internationales menées par Mentor ou par Télémaque qui s’inscrivent en faux contre l’image traditionnelle du diplomate développée dans la littérature contemporaine69. Mais elle s’oppose aussi à un secret bien entendu : les raisons de ne pas parler ne sont pas les mêmes. Ici il s’agit seulement de peur des autres, contagieuse et aux conséquences désastreuses, comme dans le cas de Pygmalion, que l’« avarice » avait rendu défiant, jusqu’à « se défier des plus honnêtes gens » (p. 163) et donc, en fait, fragilisé : « quelqu’un de ses domestiques, aussi défiant que lui, se hâtera de délivrer le monde de ce monstre » (p. 161). Idoménée fera la même expérience au livre XI, se sentant perdu pour n’avoir plus personne à qui se fier (p. 355-356).

La version blanche, positive, du secret repose à l’inverse sur la confiance. Contrairement à la pratique de Louis XIV, que la Lettre anonyme au Roi interpelle en ouverture à ce sujet (« La vérité est libre et forte, vous n’êtes guères accoutumé à l’entendre70 »), le roi doit d’abord demander la vérité aux hommes dignes de confiance puis les écouter, car rien de son royaume ne doit lui être secret. Fénelon insiste sur ce point dans des fables et des contes où des rois s’habillent en paysan pour se plonger au milieu de leurs sujets et connaître ainsi l’état réel de l’opinion et la vérité sur leur royaume. Mais une fois cette vérité possédée, le roi en devient le dépositaire premier, qui peut, pour des raisons politiques ou religieuses, en conserver une part secrète pour lui seul. En effet, le roi, à l’image de Dieu, ne dévoile pas toutes ses intentions pour permettre à son action de se développer heureusement. Mentor évoque ce « secret des dieux » au sujet de l’oracle incomplet de Théophane : « Respectez ce que les Dieux découvrent et n’entreprenez point de découvrir ce qu’ils veulent cacher » (p. 287). Si l’on s’en réfère à la dimension sacrée de sa fonction, qui consiste à faire régner la loi, on ne s’étonne pas que le monarque ait ainsi un domaine propre qu’il préserve, étant entendu que ses secrets ne sauraient être des cachotteries personnelles mais se limitent aux savoirs mettant en jeu l’avenir du royaume. Les conseils d’Ulysse, donnés aux éducateurs de Télémaque avant son départ d’Ithaque, vont dans ce sens :

Surtout n’oubliez rien pour le rendre juste, bienfaisant, sincère et fidèle à garder un secret. Quiconque est capable de mentir, est indigne d’être compté au nombre des hommes, et quiconque ne sait pas se taire est indigne de gouverner. (p. 158).

Ce qui montre que le secret royal s’oppose au mensonge comme aux silences privés : il n’est légitimé que par la conservation d’une vérité utile au public mais dont seul le roi doit disposer. Télémaque met cette leçon en pratique en refusant de mentir en Phénicie (là où il s’agissait de sauver sa vie personnelle, et non publique) ou en ne parlant pas de sa rencontre avec Ulysse. Il tente également de conserver secrets ses plans de bataille contre Adraste, mais ceux-ci sont malheureusement divulgués par les imprudents Nestor et Philoctète. Il tire donc de cette mésaventure un nouvel enseignement : « Nestor et Philoctète, ces deux capitaines si sages et si expérimentés, n’étaient pas assez secrets dans leurs entreprises » (p. 416). Et il constate que leur faute est sanctionnée par Jupiter, autorisant une première victoire d’Adraste : « Le malheur n’arrive aux alliés que pour leur apprendre à se corriger et à mieux garder le secret de leurs entreprises » (p. 422).

Ulysse, Jupiter, Mentor apprennent ainsi à Télémaque à ne pas se confier aux flatteurs (p 538) et à ne pas se laisser gouverner par autrui, ce qu’un précepte du livre XVIII résume bien : « Ne leur donnez jamais la clé de votre cœur ni de vos affaires » (p. 543). Ceci n’implique nullement l’isolement du prince, ni le refus des conseils et des demandes d’avis, mais inscrit dans la solitude de la puissance monarchique le domaine réservé des fins et des moyens ultimes. Fénelon est en effet persuadé que seul un monarque comptable devant Dieu et inspiré par lui peut, en dernier ressort, comprendre et suivre la voie juste de la volonté céleste pour le salut de tous.

Ce secret positif fait partie de l’asservissement du roi à sa fonction comme le secret du prêtre fait partie de son sacerdoce. Loin de correspondre à la défiance et à la dissimulation des machiavéliques, ce secret, nourri de vérité et de confiance dans les sages conseillers, relève du mystère et non du mensonge, du sacerdoce du prince sacrifié à sa charge. Déontologie royale et anti-machiavélisme se rejoignent donc ici dans le mystère de la conscience des bons rois. Nous sommes aux antipodes d’un Naudé qui, dans ses Considérations politiques sur les coups d’État, glose à l’inverse ce « secret d’État », non comme forme de soumission du Prince, à son devoir et à la vérité, mais comme preuve qu’il peut être au dessus des lois, de la justice et de la vérité71. Fénelon et lui se représentent donc tous deux un roi comme « séparé » par le secret, mais l’un, qui garde le secret pour lui, sera un mauvais roi, quand l’autre, qui le garde pour l’État, sera un bon roi : ils figureront donc à l’opposé, dans le tableau collectif de la monarchie que brosse le Télémaque, où Fénelon, en face des modèles négatifs que je viens d’évoquer, met en place des modèles positifs dont le duc de Bourgogne doit s’inspirer.

2.3. Les modèles de bons rois

La méthode fénelonienne consistant souvent à faire découvrir le vrai et le juste par l’analyse et la dénonciation préalables du faux et de l’injuste, bien des composantes de ces modèles de bons rois sont déjà apparues dans ce roman d’instruction royale, en creux, dans la représentation de leurs envers. Pourtant ces figures méritent que l’on s’y arrête un instant, car elles contribuent, selon leurs caractères propres, à l’élaboration progressive de l’archétype final du prince chrétien.

Le roi sage

Premier modèle positif, Sésostris est présenté par Mentor comme un « sage roi », « roi de tous les cœurs », première figure du roi père qui aime ses peuples comme ses enfants et qui recherche le bonheur de tous (p. 137-138). Ce modèle de sage roi, incarné aux Enfers par Cécrops et par Inachus et sur terre par Minos et par le nouvel Idoménée amendé par Mentor, est en fait un modèle composite. Il emprunte au roi philosophe antique (hérité de Platon ou du stoïcien Dion Chrysostome pour qui le roi doit posséder science de gouvernement et vertus morales) mais aussi aux modèles bibliques de la sagesse (Salomon) et aux modèles chrétiens de la justice (saint Louis et Louis XII).

Les pages que Fénelon consacre au royaume de Sésostris s’inspirent du mythe de la civilité égyptienne mis en lumière dans le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet (« ce que les Egyptiens leur [aux Grecs] avaient appris de meilleur était de se rendre docile à se laisser former par les lois pour le bien public72 ») et du mythe parallèle de la fécondité égyptienne, également évoqué par Bossuet (« la philosophie leur avait appris que la nature veut être aidée73 »). Mais ces Égyptiens, qui associent au respect de la loi vertueusement acceptée le développement d’une agriculture équilibrée susceptible de leur fournir un bien-être mesuré, sont ceux d’une autre époque, celle de ce Cécrops que Fénelon célèbre aux Champs Élysées (p. 470) pour l’association d’une sagesse politique et d’une sagesse économique qui manquent à Sésostris. Celui-ci, « assez sage » seulement, conserve en effet, deux défauts : l’orgueil et l’imprévoyance, le premier puni aux Enfers, l’autre sur terre par la déchéance de son fils Bocchoris.

D’où la logique de la présentation ultérieure, par Fénelon, d’un modèle de roi « plus sage », Minos, qui, en tant que législateur soucieux de l’ordre public et introducteur d’une économie agricole fondée sur la frugalité, échappe, par sa modestie et par sa prévoyance, aux défauts pour lesquels Sésostris a été jugé.

Le roi serviteur

Minos incarne en effet un modèle de roi serviteur que développeront Aristodème et Polydamas, et aux Enfers Dioclède, Eurysème et Belus (p. 475), avant que Mentor ne l’impose à Idoménée réformé et à Télémaque à l’occasion de sa séparation avec Antiope. Ce modèle est composite. Il emprunte à l’empereur stoïcien Marc-Aurèle pour qui l’empire est la suprême servitude, à Sénèque, selon qui le prince est avant tout le serviteur des lois, et aux modèles chrétiens des princes sacrifiés. Il est exalté dans les Dialogues des morts, où Gélon dit à Dion : « il ne faut pas que l’homme règne, il faut qu’il se contente de faire régner les lois74 ». L’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté affirme que cette nécessaire servitude doit être acceptée, quelles que soient les circonstances75, ce que rappelle Mentor (« Il faut compter sur l’ingratitude des hommes et ne laisser pas de leur faire du bien », p. 560) dans un développement où fonction royale et fonction paternelle se superposent dans un sens sacrificiel.

Le roi père

La métaphore du roi père, aimant ses peuples comme ses enfants et aimé d’eux comme un père, traduction anthropologique de la relation organiciste unissant la tête royale au corps étatique, peut en effet, on le sait, être lue en deux sens différents. D’une part, comme un moyen d’insister sur l’autorité du roi sur le peuple enfant (ce que l’on trouve chez les théoriciens monarchistes comme Barthélemy de Chasseneux, Claude de Seyssel, Cardin Le Bret ou Bossuet76), d’autre part comme un moyen d’insister sur les devoirs de protection du roi sur le peuple enfant (ce que l’on trouve par exemple dans La Bruyère : « Nommer un roi PÈRE DU PEUPLE est moins faire son éloge que l’appeler par son nom ou faire sa définition77 »). Fénelon, qui le définit effectivement comme tel dans le Télémaque – « le roi [...] qui est le père de tout son peuple » (p. 381) –, situe en Dieu la source de ce pouvoir et de cette responsabilité paternels en mettant en avant sa finalité charitable. Mentor dit en effet à Télémaque, au sujet de son possible futur règne à Ithaque : « Aimez vos peuples comme vos enfants » (p. 137). Cette obligation revient comme une litanie : au sujet de Sésostris regretté de toute l’Égypte à sa mort (« chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son père », p. 149), au sujet de Minos (« les lois lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu’il sera le père de ses sujets », p. 196), au sujet d’Idoménée, félicité par Mentor pour avoir compris cela (p. 325).

Ainsi fondée, une relation d’amour et de protection réciproque s’établit entre le roi et son peuple, source d’un bonheur partagé, comme le montre le dialogue où Platon expose cette idée à Denys le tyran : « Quand les peuples vous aiment, vous n’avez plus de gardes, vous êtes au milieu d’eux comme un père qui ne craint rien au milieu de ses propres enfants78.» Bélus, qui «se croyait plus riche par l’abondance où il mettait son peuple et par l’amour de ses sujets pour lui que par tous les tributs qu’il aurait pu leur imposer », est aux Enfers une figure de cette réussite (p. 475). Au tyran « démovore » s’oppose donc le roi père, aimant et aimé du peuple enfant.

Le roi chrétien

Sage, serviteur, père, le roi doit, en outre, avant tout et nécessairement puisque ces qualités sont incluses dans cette désignation, être chrétien. Dans le contexte antique du Télémaque, cette relation du monarque à la divinité s’exprime sous la forme d’une «crainte des dieux» dont Mentor, Minerve, Ulysse, mais aussi Polydamas ou Idoménée rappellent la nécessité, et qui traduit cette recommandation de Fénelon dans l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté : « Vous serez jugé sur l’Évangile, comme le moindre de vos sujets79 » – commandement devenu reproche dans la Lettre anonyme au Roi :

Vous n’aimez point Dieu, vous ne le craignez même que d’une crainte d’esclave ; c’est l’Enfer et non pas Dieu que vous craignez.80

À une telle piété, faite de crainte, qui s’oppose à l’impiété de rois comme Adraste ou à l’idolâtrie de rois comme Nabosarphan, doit cependant s’ajouter une piété faite d’amour et de charité, que Télémaque découvre au livre XV avec la pitié pour les morts, et au livre XVIII avec l’adoration de la Grâce divine lors de la transfiguration de Mentor. Le prince orant, à genoux, sur l’image duquel se clôt le livre, rappelle aux rois les plus sages, les meilleurs serviteurs des lois et de l’État, les meilleurs pères du peuple, les plus pieux souverains, ce que le Christ disait : « Mon royaume n’est pas de ce monde81 ».

Tous les modèles de rois qu’a ainsi mis en place Fénelon dans le Télémaque n’ont servi, en fait, qu’à édifier le lecteur princier auquel l’ouvrage était destiné, pour lui apprendre à régner ici-bas, au nom de la loi de vérité, de justice et d’amour, avant d’être jugé, dans l’au-delà, pour l’exercice d’une mission presque aussi sacerdotale que royale, et peut-être de mériter l’accès au vrai royaume, celui de la lumière élyséenne, pour siéger avec les justes, à la droite du Seigneur, mais aussi avec les pauvres, devenus les oints du Seigneur dans l’eschatologie promise, avec l’abolition et le renversement des hiérarchies terrestres.

Il n’y a plus de rois dans le royaume, et ce devra être tout l’effort du jeune prince de se rendre, dans l’exercice chrétien de sa mission sacrificielle ici-bas, digne de dépouiller sa dignité pour mériter l’élection éternelle. Mystique de la dépossession individuelle de soi et mystique du dépouillement des grandeurs d’établissement, parcours moral, politique et spirituel, se recoupent donc pour apprendre au roi qu’il ne l’est que pour « craindre les Dieux » et aimer les hommes, et, pour, dans son domaine profane, renouveler le sacrifice christique de soi pour le salut des autres.

En guise de conclusion, deux arrêts sur image.

Au livre XVII, le mode narratif du récit de voyage, déjà exploité lors de l’arrivée en Crète, est repris pour permettre la découverte progressive des transformations de Salente. Ainsi est donné à voir l’achèvement du modèle d’État chrétien (incluant les paramètres physiques et « historiques » de la Chute et de ses conséquences sur l’humanité concupiscente, et les évolutions des sociétés à partir de cette rupture originelle), avec un étonnant effort de soulignement pédagogique, puisque Fénelon recourt à trois modes d’exposition d’un modèle, qui n’est pas la représentation d’un idéal devenu inaccessible, comme était la Bétique, mais la projection d’une hypothèse de progrès, un modèle de simulation permettant, selon les définitions modernes, de voir, en modèle réduit, le fonctionnement d’une structure étatique, et d’en tirer les principes de composition et les lois politiques à partir desquels il conviendrait de tenter de réformer la réalité.

Le tableau de Salente réformée, sous forme de description, est en effet mis en perspective par les réactions de Télémaque devant ce spectacle qui le déçoit d’abord, puis qui l’enchante, après que Mentor, par son commentaire, a corrigé son évaluation de l’objet. Spectateur premier entraînant la réaction des destinataires, duc de Bourgogne puis tout autre lecteur, Télémaque permet ainsi une expérimentation de l’erreur et de sa correction, avant que les leçons de Mentor sur les vraies richesses d’un royaume (agriculture, population) ne se synthétisent, pour lui, en maximes de gouvernement mémorisables. Rien d’étonnant alors que ce sommet didactique du livre soit le lieu d’une mise en abyme du projet d’instruction du prince qui légitime sa rédaction, où Mentor rappelle qu’il a plus travaillé pour l’instruction de Télémaque que pour la réforme de Salente elle-même : « Tout ce que vous voyez ici est fait moins pour la gloire d’Idoménée que pour votre instruction » (p. 530).

Ainsi, au modèle antique christianisé de royaume qu’est cette Salente où règnent frugalité de désirs et honnêteté de mœurs, se superposent le modèle de roi qu’est devenu, par la reconnaissance et la correction de ses fautes, cet Idoménée que Télémaque désigne comme « le plus sage de tous les rois » (p. 525), mais aussi le modèle de conseiller du roi, ce Mentor qui lui donne la leçon, et le modèle du précepteur chrétien, ce Fénelon qui sait faire expérimenter les mêmes principes et adopter les mêmes valeurs à son élève, le duc de Bourgogne.

Au livre XVIII, les discours de Minerve parachèvent ces modèles en résumant l’ensemble des maximes et des leçons entendues avec une double insistance : sur la finalité terrestre du gouvernement royal, à savoir le bonheur des peuples (« mettez  toute votre gloire à renouveler l’âge d’or »), et sur la condition spirituelle de réalisation de cet objectif :

Craignez les Dieux, ô Télémaque ; cette crainte est le plus grand trésor du cœur de l’homme : avec elle vous viendront la sagesse, la justice, la paix, la joie, les plaisirs purs, la vraie liberté, la douce abondance, la gloire sans tache. (p. 571-572)

Nouvelle et ultime mise en abyme, en une succession de substantifs exprimant des valeurs à poursuivre et des félicités à partager, de l’ensemble du modèle du prince chrétien qu’il n’a pas fallu moins de tout le livre pour édifier.

La clôture du roman, qui lui succède immédiatement, devrait ouvrir sur la suite de l’Odyssée, puis sur la suite de l’Histoire avec la succession de Télémaque, puis des enfants de Télémaque et d’Antiope au trône d’Ithaque, puis sur la suite infinie de l’éternité, avec la succession, aux Champs Élysées, d’Ulysse et de Télémaque rejoignant Arcésius dans la même lumière de gloire qui baignait l’apothéose de Minerve.

C’est, du moins, ce que l’on devrait attendre, si le modèle du Prince, ainsi triplement rebrossé, par le discours, le récit et l’image, se transformait, de structure de synthèse en paradigme et devenait un exemple de valeur à imiter pour que sa projection dans le réel transforme celui-ci, selon le passage du prototype à l’objet fini, en réalité, non pas idéale mais réformée selon ce patron chrétien, grâce aux leçons retenues par le destinataire d’un ouvrage qui reste avant tout un modèle de fiction narrative didactique.

Mais ceci est une autre histoire : la comparaison avec les projets de réforme des Tables de Chaulnes et la ruine de ces projets par la mort prématurée du duc de Bourgogne montrent bien qu’entre le fonctionnement du prototype et le fonctionnement de l’engin réel, il y a souvent des réductions qualitatives qui s’opèrent par adaptation, et parfois même, tellement de casse que le prototype se retrouve au rebut, dans les poubelles de l’Histoire.

Article paru dans : 

Ronzeaud Pierre, « Modèles et moyens de la réflexion politique dans le Télémaque : des modèles politiques archaïques au modèle monarchique », Littératures classiques, 2009/3 (N° 70), p. 243-271. DOI : 10.3917/licla.070.0243. URL : https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2009-3-page-243.htm

Ronzeaud, Pierre. « Modèles et moyens de la réflexion politique dans le Télémaque : des modèles politiques archaïques au modèle monarchique », Littératures classiques, vol. 70, no. 3, 2009, pp. 243-271.

Ronzeaud, P. (2009). Modèles et moyens de la réflexion politique dans le Télémaque : des modèles politiques archaïques au modèle monarchique. Littératures classiques, 70(3), 243-271. doi:10.3917/licla.070.0243.

https://doi.org/10.3917/licla.070.0243

Notes 

  1. Cet article, avec l’aimable autorisation de G. Dotoli, l’éditeur des Actes du colloque de Monopoli : Politique et Littérature en France aux XVIe et XVIIe siècles (publiés dans les Quaderni del Seicento Francese, Adriatica Bari/Nizet, 1977), reprend, en l’actualisant pour sa première partie sur les modèles non monarchiques, une communication faite à cette occasion, et complète l’enquête avec des analyses des modèles monarchiques.
  2. Furetière, Dictionnaire universel, La Haye / Rotterdam, Leers, 1690.
  3. Le Grand Robert de la langue française, Paris, 1994, entrée « Modèle ».
  4. Encyclopædia universalis, Paris, 1990-1995, entrée « Modèle ».
  5. Fr. Gallouédec-Genuys, Le Prince selon Fénelon, Paris, P.U.F., 1963 ; R. Mousnier, « Les idées politiques de Fénelon », XVIIe siècle, n° 12-14, 1951-1952, p. 190-206 ; Fr.-X. Cuche, « Fénelon, une politique tirée de l’Evangile ? », XVIIe siècle, n° 206, janvier-mars 2000, p. 73-95 ; J. Le Brun, « Fénelon et la politique », dans Nouvel état présent des études sur Fénelon, H. Hillenaar éd., Amsterdam / Atlanta, Rodopi, 2000, p. 45-57.
  6. Les références aux Aventures de Télémaque (en parenthèses ou en notes) renvoient à l’édition de J.-L. Goré, Paris, Classiques Garnier, 1987, rééd. 2009.
  7. Fénelon, Examen de conscience sur les devoirs de la royautéŒuvres, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1997, t. II, p. 973.
  8. Fénelon, Fables et opuscules pédagogiques, VIII, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 200-203.
  9. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, éd. J. Le Brun, Genève, Droz, 1967, p. 5.
  10. Ramsay, Essai sur le gouvernement civil [1722], Œuvres complètes de Fénelon, Paris, Lebel, 1824, t. XXII, p. 339.
  11. Fénelon, Dialogues des morts, XXXIV, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 377.
  12. Voir P. Ronzeaud, Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 1988, chap. IX (« La métaphore paternaliste »).
  13. D. de Saavedra Fajardo, Le Prince Chrétien et Politique, trad. J. Rou, Paris, Compagnie des Librraires du Palais, 1668, p. 308.
  14. Pensées, éd. Sellier, fr. 668, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1991, p. 456.
  15. Cité par Fr.-X. Cuche, Une pensée sociale catholique : Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 201.
  16. François-Xavier Cuche, Télémaque entre père et mer, Paris, Champion, 1995, p. 150-151.
  17. Platon, La République, 558c-554c.
  18. Matthieu, XXII, 16-22.
  19. Colossiens, III, 22-25.
  20. Cité par J. Truchet, Politique de Bossuet, Paris, A. Colin, 1966, p. 94.
  21. Fénelon, Dialogues des morts, LXI, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 454-455.
  22. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, éd. cit., l. IV, art. Ier, IVe prop., p. 96
  23. Ibid., IIIe prop. (« Il n’y a point de force coactive contre le prince »), p. 94-96.
  24. Fénelon, Dialogues des morts, XII, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 315.
  25. Ibid., XIII, p. 318.
  26. Ibid., XXXIV, p. 381.
  27. Romains, XIII, 1.
  28. Dieudonné était l’un des prénoms de Louis XIV.
  29. Voir P. Ronsanvalon, La Monarchie selon la Charte, Paris, Fayard, 1994.
  30. G. Coquille, Discours des États de FranceLes Œuvres de maître Guy Coquille, Paris, Ch. de Sercy, 1666, t. I, p. 23.
  31. Cité dans Histoire des idées politiques, dir. J. Touchard, Paris, P.U.F., 1967, p. 253.
  32. Fénelon, Fables et opuscules pédagogiques, XXVIII, Œuvres, t. I, p. 226-227.
  33. Fénelon, Dialogues des mortsŒuvres, t. I, p. 440.
  34. Ibid., p. 420.
  35. Ibid., p. 422 : « Ne devais-tu pas à ta patrie de préférer un plus digne ? ».
  36. A. Viala, « Le monarque d’élection », Littératures classiques, n° 23, janvier 1995 (article repris supra).
  37. Plutarque, Les Vies des hommes illustres, trad. J. Amyot, « Tibérius et Caïus Gracchus », XIII, éd. G. Walter, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, t. II, p. 668-669.
  38. Fénelon, Dialogues des morts, XVII, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 330.
  39. Voir G. Livet, Guerre et paix de Machiavel à Hobbes, Paris, A. Colin, 1972.
  40. Fénelon, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 991-992.
  41. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, éd. cit., p. 352 sq.
  42. Fénelon, Dialogues des morts, LXIV, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 463-465.
  43. Ibid., X, p. 309-311.
  44. Fénelon, Examen de conscience […], 28, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 991-992.
  45. Fénelon, Lettre à Louis XIVŒuvres, éd. cit., t. I, p. 544.
  46. Ibid., p. 547.
  47. Fénelon, Examen de conscience […], 29, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 993.
  48. Ibid., p. 994.
  49. Fénelon, Dialogues des morts, XVI, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 324.
  50. Ibid., LXIII, p. 461.
  51. Fénelon, Examen de conscience […]Œuvres, 10, éd. cit., t. II, p. 978.
  52. Fénelon, Fables et opuscules pédagogiques, VII, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 195-200.
  53. Fénelon, Examen de conscience […], 12, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 980.
  54. Fénelon, Lettre à Louis XIVŒuvres, éd. cit., t. I, p. 544.
  55. Fénelon, Fables et opuscules pédagogiques, XXIX, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 227-228.
  56. Ibid., XXXIII, p. 237-243.
  57. Fénelon, Lettre à Louis XIVŒuvres, éd. cit., t. I, p. 544.
  58. « Des monstres dans un étrange monstre : Protésilas et Timocrate dans le XIe livre des Aventures de Télémaque », dans Fénelon. Mystique et politique (1699-1999), Paris, Champion, 2004, p. 423-432.
  59. Fénelon, Dialogues des morts, VIII, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 306.
  60. Ibid., IX, p. 308.
  61. Ibid., LVII, p. 447.
  62. Ibid., LVIII, p. 448-451.
  63. Ibid., LIX, p. 453.
  64. Fénelon, Examen de conscience […], 10, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 978.
  65. Ibid., p. 974.
  66. Fénelon, Dialogues des morts, LXI, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 455.
  67. Ibid., XXXV, p. 383-386.
  68. Ibid., LVIII, p. 448-449.
  69. Voir La Bruyère, Les Caractères, « Du Souverain ou de la République », 12.
  70. Fénelon, Lettre à Louis XIVŒuvres, éd. cit., t. I, p. 543.
  71. Voir G. Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État [1667], préf. L. Marin, éd. Fr. Marin et M.-O. Perulli, Paris, Éditions de Paris, 1988.
  72. Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, III, 5, Œuvres, éd. B. Velat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 981.
  73. Ibid., III, 3, p. 966.
  74. Fénelon, Dialogues des morts, XXII, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 352.
  75. Fénelon, Examen de conscience […], 7, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 975-976.
  76. Voir P. Ronzeaud, op. cit., p. 325-340.
  77. La Bruyère, Les Caractères, « Du Souverain ou de la République », 27.
  78. Fénelon, Dialogues des morts, XXIII, Œuvres, éd. cit., t. I, p. 354.
  79. Fénelon, Examen de conscience […], 1, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 973.
  80. Fénelon, Lettre à Louis XIVŒuvres, éd. cit., t. I, p. 549.
  81. Jean, XVIII, 36.
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