L’Orientalisme en Occident

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Option LCA  spécialité LLCA 1re

Méditerranée: d'une rive à l'autre

Notes 

1 Edward Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, 1978 (1ère éd.), 1980 pour la traduction française.

L’intérêt politique et économique des Occidentaux pour l’Orient va évoluer au fil des siècles. Quelques repères historiques permettent de contextualiser nos lectures car la littérature, tout en ayant sa vie propre, s’inscrit dans un temps et une société.

À partir de la reconquête de Grenade, l’hégémonie arabe reflue, alors que l’Europe occidentale entre dans la période de la Renaissance et va partir à la découverte d’autres mondes : le pouvoir politique, économique et intellectuel se déplace vers l’ouest et s’exerce au-delà du cadre méditerranéen, vers le « Nouveau monde » des Amériques.

Parallèlement, l’Europe, et en particulier la France et l’Italie, redécouvre l’Antiquité grecque et romaine, qu’elle considère comme le berceau de la pensée occidentale. En témoignent, en France, le mouvement poétique de la Pléiade au XVIe siècle, puis au XVIIe siècle les tragédies classiques dont les thèmes sont le plus souvent issus de la mythologie ou de l’histoire antique.

 

  • Un Orient mis à distance

 

L’Orient, par contraste, apparaît peu dans la littérature à cette époque et seulement pour illustrer une forme d’exotisme lointain, avec les clichés que cette approche peut véhiculer. Dans la préface de sa tragédie Bajazet, qui se déroule à Byzance, Racine insiste sur cette distanciation :

 « Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. »

Jean Racine, Bajazet (1672), préface

La même distance est exploitée dans le registre comique par Molière sous deux modes : le cliché des fastes orientaux avec le Mamamouchi du Bourgeois gentilhomme (1670), qui tend vers le ridicule, et le cliché du pirate barbaresque, ressort dramatique qui permet des retournements de situation par la révélation de l’identité de personnages enlevés par des pirates (L’Avare, 1668 ; Les Fourberies de Scapin, 1671). Images assez négatives et réductrices, voire hostiles comme dans Le Cid de Corneille (1637), où les Maures sont qualifiés de « rudes ennemis » qui constituent un « danger pressant ».

Paradoxalement, c’est le même phénomène de distanciation qui, au siècle suivant, va réhabiliter en quelque sorte la figure de l’Oriental, dans un contexte politique et économique favorable qui voit se développer les relations commerciales entre la France et le Levant au début du XVIIIe siècle. Dans la même période, les récits de voyage en Orient (Tavernier, 1681, et Chardin, 1686), puis la traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland en 1704, ont fourni une matière nouvelle à la connaissance de l’Orient, débarrassée des clichés, du moins en partie, et objet de curiosité. Ce nouveau regard porté sur l’Orient, qui deviendra même une mode, va susciter l’intérêt d’écrivains au XVIIIe siècle. Montesquieu d’abord, en publiant les Lettres persanes en 1721, utilise le procédé du regard à distance, celui de deux voyageurs persans en France, pour développer une réflexion critique sur les mœurs et la politique françaises. Un peu plus tard, en 1748, Voltaire va plus loin avec le conte intitulé Zadig, en dénonçant non seulement les travers de la société française sous le masque de Babylone, mais aussi le despotisme de la monarchie absolue.

Certes, l’Orient est un prétexte dans les deux cas, mais un prétexte philosophique qui échappe à la fois à l’exotisme de pacotille et au ridicule. Et, même si les personnages sont fictifs, il est intéressant de voir, pour la première fois, fonctionner le renversement du point de vue : Montesquieu et Voltaire se mettent à la place des Orientaux et leur donnent la possibilité de juger les Français. Le rapport est devenu un dialogue entre interlocuteurs dans une parité intellectuelle implicite.

 

  • Le désir d’Orient

 

Cette approche, encore indirecte puisque fictive, va basculer au tournant du XIXe siècle vers une véritable « mode » de l’Orient, associée à la naissance d’un mouvement artistique, tant dans la littérature que la peinture, appelé « l’orientalisme », dans un contexte politique d’expansion coloniale des grandes puissances européennes, notamment la France et l’Angleterre. Voyons rapidement comment ce mouvement est apparu.

Ce sont les sciences qui en ont posé les premiers jalons, sur fond d’enjeux politiques. Et parmi les sciences, linguistique et philologie, en toute logique, ont ouvert la voie : l’école des langues orientales a été créée en 1795 pour enseigner les langues « d’une utilité reconnue pour la politique et le commerce. » Mais, sous un angle différent, civilisationnel, l’étude de ces langues mettait en lumière, au-delà du latin et du grec, les racines indo-européennes, c’est-à-dire orientales, des langues romanes et, de ce fait, déplaçait les origines de la civilisation européenne vers l’Orient. Presque en même temps, en 1798, Bonaparte associait à sa campagne militaire en Égypte, qui fut un échec, une expédition scientifique d’envergure, qui, elle, fut une réussite et aboutit à la publication d’une encyclopédique Description de l’Égypte. Ce témoignage direct, mêlant observations de terrain des scientifiques (Berthollet, Monge, Geoffroy Saint-Hilaire, etc.) et représentations picturales (le peintre Redouté, le dessinateur et graveur Vivant Denon), ouvre la voie à ce que l’on a appelé « le désir d’Orient », mélange de curiosité exotique, de fascination et de sentiment d’étrangeté. Hugo, dans la préface des Orientales, justifie ainsi le thème de son recueil :

« On s’occupe aujourd’hui, et ce résultat est dû à mille causes qui ont toutes amené un progrès, on s’occupe beaucoup plus de l’Orient qu’on ne l’a jamais fait. Les études orientales n’ont jamais été poussées si avant. [...] Il résulte de tout cela que l’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations, une sorte de préoccupation générale à laquelle l’auteur de ce livre a obéi peut-être à son insu. »

Victor Hugo, Les Orientales (1829), Préface

 

Une « préoccupation générale », en effet, qui se manifeste dans la littérature par les nombreux voyages d’écrivains et les ouvrages qu’ils ont pu écrire à leur retour. L’Orient va devenir une nouvelle destination pour les artistes, comme l’Italie l’avait été précédemment. Le « Grand Tour » s’étend jusqu’au Proche et Moyen Orient et devient le tour de la Méditerranée - ce qui a permis à Flaubert de donner dans son Dictionnaire des idées reçues cette définition de l’orientaliste : « Homme qui a beaucoup voyagé » !

Les récits de voyage sont donc une matière essentielle pour comprendre les représentations de l’Orient au XIXe siècle. Parmi les nombreux voyageurs en Orient, on peut citer les plus célèbres : Chateaubriand, Lamartine, Théophile Gautier, Nerval et Flaubert. Leurs récits sont subjectifs : les écrivains ne sont pas des ethnologues et chacun va infléchir la représentation de l’Orient en fonction de son univers personnel. Mais, sans les passer tous en revue, ce qui serait beaucoup trop long, il est intéressant de repérer quelques constantes dans leurs approches, notamment les préconstruits culturels occidentaux (voire les préjugés) sur l’Orient qui font écran, parfois même obstacle, entre les voyageurs et leur confrontation au réel. Cependant, s’ils emportent le même bagage culturel, tous ne réagissent pas de la même façon au contact avec l’autre et l’ailleurs, et nous verrons que des divergences se manifestent dans le passage de l’Orient imaginé à l’Orient vécu.

 

  • Les préconstruits culturels occidentaux

 

L’Orient christianisé

La projection des références chrétiennes sur l’Orient est l’une de ces constantes. Elle est évidente chez Chateaubriand dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, considéré comme le premier ouvrage dans le genre « récit de voyage » et comme le premier « voyage romantique ». Chateaubriand a effectué son périple en 1806, en accomplissant le tour de la Méditerranée : Grèce, Constantinople, Rhodes, Bethléem, Jérusalem, Égypte, Tunis, Espagne. On pourrait s’attendre à un intéressant témoignage sur ce parcours, mais l’Orient de Chateaubriand, malgré l’authenticité du voyage, est un Orient déréalisé. Parti non pour découvrir des pays inconnus, mais à la recherche des sources de la chrétienté pour donner matière à un projet d’ouvrage (il publiera en effet Les Martyrs en 1809), Chateaubriand ne voit les pays visités qu’à travers le filtre des références antiques ou chrétiennes, toujours au détriment de la réalité présente. Orient fantasmé et Orient discrédité, pour Chateaubriand le clivage religieux est un obstacle irréductible entre la « civilisation » et la « barbarie » :

« À cinq heures du soir, la côte [égyptienne] changea d’aspect. Les palmiers paraissaient alignés sur la rive comme ces avenues dont les châteaux de France sont décorés : la nature se plaît ainsi à rapporter les idées de la civilisation dans le pays où cette civilisation prit naissance et où règnent aujourd’hui l’ignorance et la barbarie. »

Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811),

extrait du chapitre « L’Égypte »

Et, remontant le Nil dans un bateau où se trouvaient des Égyptiens et des mercenaires albanais, il s’exclame :

« Quoi ! ces hordes de brigands albanais, ces stupides musulmans, ces fellahs si cruellement opprimés, habitent les mêmes lieux où vécut un peuple si paisible et si sage ; un peuple dont Hérodote et surtout Diodore se sont plu à nous peindre les coutumes et les mœurs ! »

Chateaubriand, op.cit.

Chez Lamartine aussi, l’attrait pour l’Orient est clairement attaché aux références chrétiennes qui constituent le point de départ de son Voyage en Orient :

« Je brûlais donc, dès l’âge de huit ans, du désir d’aller visiter ces montagnes où Dieu descendait ; ces déserts où les anges venaient montrer à Agar la source cachée, pour ranimer son pauvre enfant banni et mourant de soif ; ces fleuves qui sortaient du paradis terrestre ; ce ciel où l’on voyait descendre et monter les anges sur l’échelle de Jacob. Ce désir ne s’était jamais éteint en moi : je rêvais toujours, depuis, un voyage en Orient, comme un grand acte de ma vie intérieure : je construisais éternellement dans ma pensée une vaste et religieuse épopée dont ces beaux lieux seraient la scène principale. »

Lamartine, Voyage en Orient (1832-1833)

Mais Lamartine se démarque de son illustre prédécesseur en insistant sur la dimension toute personnelle de sa démarche :

« Il [Chateaubriand] est allé à Jérusalem en pèlerin et en chevalier, la Bible, l’Évangile et les Croisades à la main. J’y ai passé seulement en poète et en philosophe ; j’en ai rapporté de profondes impressions dans mon cœur, de hauts et terribles enseignements dans mon esprit. »

Lamartine, op. cit.

En effet, une fois sur place, Lamartine dépasse ces « préconstruits » chrétiens par des réflexions d’ordre politique (la fameuse « question d’Orient ») et des remarques ou plutôt des « impressions » sur les pays visités et leurs habitants qui le conduisent à exprimer une certaine admiration pour eux. « L’autre », l’Oriental, est reconnu dans son identité propre et la différence de religion n’est pas un obstacle comme pour Chateaubriand, elle devient un sujet d’observation. Lors de son séjour à Constantinople, Lamartine commente ainsi les contacts qu’il a pu avoir avec des Turcs :

« C’est un peuple de philosophes ; il tire tout de la nature, il rapporte tout à Dieu. Dieu est sans cesse dans sa pensée et dans sa bouche ; il n’y est pas comme une idée stérile, mais comme une réalité palpable, évidente, pratique. Sa vertu est l’adoration perpétuelle de la volonté divine ; son dogme, la fatalité. »

Lamartine, op. cit.

 

Plus tard, mais sans aucune perspective apologétique, Flaubert aura encore à l’esprit des références bibliques en décrivant des paysages de Syrie dans une lettre écrite lors de son voyage au Moyen Orient :

« En Syrie, nous vivons en pleine Bible, paysages, costumes, horizons, c’est étonnant comme on s’y retrouve. Les femmes que l’on voit aux fontaines à Nazareth ou à Bethléem sont les mêmes qu’au temps de Jacob. Elles n’ont pas plus changé que le ciel bleu qui les couvre. »

Gustave Flaubert, Correspondance (1850)

 

Cependant, son attitude sera différente de celle de Chateaubriand vis-à-vis des coutumes et des mœurs, qu’il observera avec une certaine bienveillance, différente aussi de celle de Lamartine car il ne s’intéressera pas aux aspects politiques, voire sociologiques, que son prédécesseur développe. Il est vrai que le but de Flaubert n’est ni idéologique, ni philosophique, il relève de la recherche d’une inspiration esthétique que l’écrivain mettra en forme quelques années plus tard dans son roman historique, Salammbô (1862) – situé à Carthage deux siècles avant Jésus-Christ -, bien loin des réalités rencontrées au cours de son voyage.

L’Orient orientalisé

L’autre préconstruit culturel omniprésent dans la représentation de l’Orient relève du domaine artistique. L’orientalisme en peinture s’est développé avec Ingres, Gérôme, Delacroix et d’autres artistes moins connus de nos jours, mais appréciés à leur époque. Les écrivains voyageurs ont, à travers les tableaux de ces artistes, une image de l’Orient préétablie qui véhicule un certain nombre de clichés correspondant aux scènes « pittoresques » choisies par les peintres pour séduire leur public : le goût de l’exotisme tout en restant chez soi. Dimension réductrice de l’Orient, dont la représentation se partage entre sensualité et violence : d’une part, l’Orient fastueux qui fait songer aux Mille et une nuits, d’autre part, l’Orient inquiétant, violent et barbare. L’influence de ces représentations picturales permet même d’écrire sur l’Orient sans y être allé ! Ce fut le cas de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas.

À la lecture des titres de certains poèmes des Orientales, recueil publié par Hugo en 1829, on voit se dessiner les composantes d’une imagerie traditionnelle de l’Orient, où se mêlent les deux aspects que nous venons de citer : « La douleur du Pacha », « La sultane favorite », « Le derviche », « Marche turque », « Romance mauresque », « Le poète au calife », « Cri de guerre du mufti », etc. On lit au début du poème « Les têtes du sérail » une description de cet Orient imaginé :

Le dôme obscur des nuits, semé d’astres sans nombre,

L’intérêt politique et économique des Occidentaux pour l’Orient va évoluer au fil des siècles. Quelques repères historiques permettent de contextualiser nos lectures car la littérature, tout en ayant sa vie propre, s’inscrit dans un temps et une société.

À partir de la reconquête de Grenade, l’hégémonie arabe reflue, alors que l’Europe occidentale entre dans la période de la Renaissance et va partir à la découverte d’autres mondes : le pouvoir politique, économique et intellectuel se déplace vers l’ouest et s’exerce au-delà du cadre méditerranéen, vers le « Nouveau monde » des Amériques.

Parallèlement, l’Europe, et en particulier la France et l’Italie, redécouvre l’Antiquité grecque et romaine, qu’elle considère comme le berceau de la pensée occidentale. En témoignent, en France, le mouvement poétique de la Pléiade au XVIe siècle, puis au XVIIe siècle les tragédies classiques dont les thèmes sont le plus souvent issus de la mythologie ou de l’histoire antique.

 

  • Un Orient mis à distance

 

L’Orient, par contraste, apparaît peu dans la littérature à cette époque et seulement pour illustrer une forme d’exotisme lointain, avec les clichés que cette approche peut véhiculer. Dans la préface de sa tragédie Bajazet, qui se déroule à Byzance, Racine insiste sur cette distanciation :

 « Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. »

Jean Racine, Bajazet (1672), Préface

La même distance est exploitée dans le registre comique par Molière sous deux modes : le cliché des fastes orientaux avec le Mamamouchi du Bourgeois gentilhomme (1670), qui tend vers le ridicule, et le cliché du pirate barbaresque, ressort dramatique qui permet des retournements de situation par la révélation de l’identité de personnages enlevés par des pirates (L’Avare, 1668 ; Les Fourberies de Scapin, 1671). Images assez négatives et réductrices, voire hostiles comme dans Le Cid de Corneille (1637), où les Maures sont qualifiés de « rudes ennemis » qui constituent un « danger pressant ».

Paradoxalement, c’est le même phénomène de distanciation qui, au siècle suivant, va réhabiliter en quelque sorte la figure de l’Oriental, dans un contexte politique et économique favorable qui voit se développer les relations commerciales entre la France et le Levant au début du XVIIIe siècle. Dans la même période, les récits de voyage en Orient (Tavernier, 1681, et Chardin, 1686), puis la traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland en 1704, ont fourni une matière nouvelle à la connaissance de l’Orient, débarrassée des clichés, du moins en partie, et objet de curiosité. Ce nouveau regard porté sur l’Orient, qui deviendra même une mode, va susciter l’intérêt d’écrivains au XVIIIe siècle. Montesquieu d’abord, en publiant les Lettres persanes en 1721, utilise le procédé du regard à distance, celui de deux voyageurs persans en France, pour développer une réflexion critique sur les mœurs et la politique françaises. Un peu plus tard, en 1748, Voltaire va plus loin avec le conte intitulé Zadig, en dénonçant non seulement les travers de la société française sous le masque de Babylone, mais aussi le despotisme de la monarchie absolue.

Certes, l’Orient est un prétexte dans les deux cas, mais un prétexte philosophique qui échappe à la fois à l’exotisme de pacotille et au ridicule. Et, même si les personnages sont fictifs, il est intéressant de voir, pour la première fois, fonctionner le renversement du point de vue : Montesquieu et Voltaire se mettent à la place des Orientaux et leur donnent la possibilité de juger les Français. Le rapport est devenu un dialogue entre interlocuteurs dans une parité intellectuelle implicite.

 

  • Le désir d’Orient

 

Cette approche, encore indirecte puisque fictive, va basculer au tournant du XIXe siècle vers une véritable « mode » de l’Orient, associée à la naissance d’un mouvement artistique, tant dans la littérature que la peinture, appelé « l’orientalisme », dans un contexte politique d’expansion coloniale des grandes puissances européennes, notamment la France et l’Angleterre. Voyons rapidement comment ce mouvement est apparu.

Ce sont les sciences qui en ont posé les premiers jalons, sur fond d’enjeux politiques. Et parmi les sciences, linguistique et philologie, en toute logique, ont ouvert la voie : l’école des langues orientales a été créée en 1795 pour enseigner les langues « d’une utilité reconnue pour la politique et le commerce. » Mais, sous un angle différent, civilisationnel, l’étude de ces langues mettait en lumière, au-delà du latin et du grec, les racines indo-européennes, c’est-à-dire orientales, des langues romanes et, de ce fait, déplaçait les origines de la civilisation européenne vers l’Orient. Presque en même temps, en 1798, Bonaparte associait à sa campagne militaire en Égypte, qui fut un échec, une expédition scientifique d’envergure, qui, elle, fut une réussite et aboutit à la publication d’une encyclopédique Description de l’Égypte. Ce témoignage direct, mêlant observations de terrain des scientifiques (Berthollet, Monge, Geoffroy Saint-Hilaire, etc.) et représentations picturales (le peintre Redouté, le dessinateur et graveur Vivant Denon), ouvre la voie à ce que l’on a appelé « le désir d’Orient », mélange de curiosité exotique, de fascination et de sentiment d’étrangeté. Hugo, dans la préface des Orientales, justifie ainsi le thème de son recueil :

« On s’occupe aujourd’hui, et ce résultat est dû à mille causes qui ont toutes amené un progrès, on s’occupe beaucoup plus de l’Orient qu’on ne l’a jamais fait. Les études orientales n’ont jamais été poussées si avant. [...] Il résulte de tout cela que l’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations, une sorte de préoccupation générale à laquelle l’auteur de ce livre a obéi peut-être à son insu. »

Victor Hugo, Les Orientales (1829), Préface

 

Une « préoccupation générale », en effet, qui se manifeste dans la littérature par les nombreux voyages d’écrivains et les ouvrages qu’ils ont pu écrire à leur retour. L’Orient va devenir une nouvelle destination pour les artistes, comme l’Italie l’avait été précédemment. Le « Grand Tour » s’étend jusqu’au Proche et Moyen Orient et devient le tour de la Méditerranée - ce qui a permis à Flaubert de donner dans son Dictionnaire des idées reçues cette définition de l’orientaliste : « Homme qui a beaucoup voyagé » !

Les récits de voyage sont donc une matière essentielle pour comprendre les représentations de l’Orient au XIXe siècle. Parmi les nombreux voyageurs en Orient, on peut citer les plus célèbres : Chateaubriand, Lamartine, Théophile Gautier, Nerval et Flaubert. Leurs récits sont subjectifs : les écrivains ne sont pas des ethnologues et chacun va infléchir la représentation de l’Orient en fonction de son univers personnel. Mais, sans les passer tous en revue, ce qui serait beaucoup trop long, il est intéressant de repérer quelques constantes dans leurs approches, notamment les préconstruits culturels occidentaux (voire les préjugés) sur l’Orient qui font écran, parfois même obstacle, entre les voyageurs et leur confrontation au réel. Cependant, s’ils emportent le même bagage culturel, tous ne réagissent pas de la même façon au contact avec l’autre et l’ailleurs, et nous verrons que des divergences se manifestent dans le passage de l’Orient imaginé à l’Orient vécu.

 

  • Les préconstruits culturels occidentaux

 

L’Orient christianisé

La projection des références chrétiennes sur l’Orient est l’une de ces constantes. Elle est évidente chez Chateaubriand dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, considéré comme le premier ouvrage dans le genre « récit de voyage » et comme le premier « voyage romantique ». Chateaubriand a effectué son périple en 1806, en accomplissant le tour de la Méditerranée : Grèce, Constantinople, Rhodes, Bethléem, Jérusalem, Égypte, Tunis, Espagne. On pourrait s’attendre à un intéressant témoignage sur ce parcours, mais l’Orient de Chateaubriand, malgré l’authenticité du voyage, est un Orient déréalisé. Parti non pour découvrir des pays inconnus, mais à la recherche des sources de la chrétienté pour donner matière à un projet d’ouvrage (il publiera en effet Les Martyrs en 1809), Chateaubriand ne voit les pays visités qu’à travers le filtre des références antiques ou chrétiennes, toujours au détriment de la réalité présente. Orient fantasmé et Orient discrédité, pour Chateaubriand le clivage religieux est un obstacle irréductible entre la « civilisation » et la « barbarie » :

« À cinq heures du soir, la côte [égyptienne] changea d’aspect. Les palmiers paraissaient alignés sur la rive comme ces avenues dont les châteaux de France sont décorés : la nature se plaît ainsi à rapporter les idées de la civilisation dans le pays où cette civilisation prit naissance et où règnent aujourd’hui l’ignorance et la barbarie. »

Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811),

extrait du chapitre « L’Égypte »

Et, remontant le Nil dans un bateau où se trouvaient des Égyptiens et des mercenaires albanais, il s’exclame :

« Quoi ! ces hordes de brigands albanais, ces stupides musulmans, ces fellahs si cruellement opprimés, habitent les mêmes lieux où vécut un peuple si paisible et si sage ; un peuple dont Hérodote et surtout Diodore se sont plu à nous peindre les coutumes et les mœurs ! »

Chateaubriand, op.cit.

Chez Lamartine aussi, l’attrait pour l’Orient est clairement attaché aux références chrétiennes qui constituent le point de départ de son Voyage en Orient :

« Je brûlais donc, dès l’âge de huit ans, du désir d’aller visiter ces montagnes où Dieu descendait ; ces déserts où les anges venaient montrer à Agar la source cachée, pour ranimer son pauvre enfant banni et mourant de soif ; ces fleuves qui sortaient du paradis terrestre ; ce ciel où l’on voyait descendre et monter les anges sur l’échelle de Jacob. Ce désir ne s’était jamais éteint en moi : je rêvais toujours, depuis, un voyage en Orient, comme un grand acte de ma vie intérieure : je construisais éternellement dans ma pensée une vaste et religieuse épopée dont ces beaux lieux seraient la scène principale. »

Lamartine, Voyage en Orient (1832-1833)

Mais Lamartine se démarque de son illustre prédécesseur en insistant sur la dimension toute personnelle de sa démarche :

« Il [Chateaubriand] est allé à Jérusalem en pèlerin et en chevalier, la Bible, l’Évangile et les Croisades à la main. J’y ai passé seulement en poète et en philosophe ; j’en ai rapporté de profondes impressions dans mon cœur, de hauts et terribles enseignements dans mon esprit. »

Lamartine, op. cit.

En effet, une fois sur place, Lamartine dépasse ces « préconstruits » chrétiens par des réflexions d’ordre politique (la fameuse « question d’Orient ») et des remarques ou plutôt des « impressions » sur les pays visités et leurs habitants qui le conduisent à exprimer une certaine admiration pour eux. « L’autre », l’Oriental, est reconnu dans son identité propre et la différence de religion n’est pas un obstacle comme pour Chateaubriand, elle devient un sujet d’observation. Lors de son séjour à Constantinople, Lamartine commente ainsi les contacts qu’il a pu avoir avec des Turcs :

« C’est un peuple de philosophes ; il tire tout de la nature, il rapporte tout à Dieu. Dieu est sans cesse dans sa pensée et dans sa bouche ; il n’y est pas comme une idée stérile, mais comme une réalité palpable, évidente, pratique. Sa vertu est l’adoration perpétuelle de la volonté divine ; son dogme, la fatalité. »

Lamartine, op. cit.

 

Plus tard, mais sans aucune perspective apologétique, Flaubert aura encore à l’esprit des références bibliques en décrivant des paysages de Syrie dans une lettre écrite lors de son voyage au Moyen Orient :

« En Syrie, nous vivons en pleine Bible, paysages, costumes, horizons, c’est étonnant comme on s’y retrouve. Les femmes que l’on voit aux fontaines à Nazareth ou à Bethléem sont les mêmes qu’au temps de Jacob. Elles n’ont pas plus changé que le ciel bleu qui les couvre. »

Gustave Flaubert, Correspondance (1850)

 

Cependant, son attitude sera différente de celle de Chateaubriand vis-à-vis des coutumes et des mœurs, qu’il observera avec une certaine bienveillance, différente aussi de celle de Lamartine car il ne s’intéressera pas aux aspects politiques, voire sociologiques, que son prédécesseur développe. Il est vrai que le but de Flaubert n’est ni idéologique, ni philosophique, il relève de la recherche d’une inspiration esthétique que l’écrivain mettra en forme quelques années plus tard dans son roman historique, Salammbô (1862) – situé à Carthage deux siècles avant Jésus-Christ –, bien loin des réalités rencontrées au cours de son voyage.

L’Orient orientalisé

L’autre préconstruit culturel omniprésent dans la représentation de l’Orient relève du domaine artistique. L’orientalisme en peinture s’est développé avec Ingres, Gérôme, Delacroix et d’autres artistes moins connus de nos jours, mais appréciés à leur époque. Les écrivains voyageurs ont, à travers les tableaux de ces artistes, une image de l’Orient préétablie qui véhicule un certain nombre de clichés correspondant aux scènes « pittoresques » choisies par les peintres pour séduire leur public : le goût de l’exotisme tout en restant chez soi. Dimension réductrice de l’Orient, dont la représentation se partage entre sensualité et violence : d’une part, l’Orient fastueux qui fait songer aux Mille et une nuits, d’autre part, l’Orient inquiétant, violent et barbare. L’influence de ces représentations picturales permet même d’écrire sur l’Orient sans y être allé ! Ce fut le cas de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas.

À la lecture des titres de certains poèmes des Orientales, recueil publié par Hugo en 1829, on voit se dessiner les composantes d’une imagerie traditionnelle de l’Orient, où se mêlent les deux aspects que nous venons de citer : « La douleur du Pacha », « La sultane favorite », « Le derviche », « Marche turque », « Romance mauresque », « Le poète au calife », « Cri de guerre du mufti », etc. On lit au début du poème « Les têtes du sérail » une description de cet Orient imaginé :

Le dôme obscur des nuits, semé d’astres sans nombre,
Se mirait dans la mer resplendissante et sombre ;
La riante Stamboul, le front d’étoiles voilé,
Semblait, couchée au bord du golfe qui l’inonde,
Entre les feux du ciel et les reflets de l’onde,
Dormir dans un globe étoilé.

On eût dit la cité dont les esprits nocturnes
Bâtissent dans les airs les palais taciturnes,
A voir ses grands harems, séjours des longs ennuis,
Ses dômes bleus, pareils au ciel qui les colore,
Et leurs mille croissants, que semblaient faire éclore
Les rayons du croissant des nuits.

L’œil distinguait les tours par leurs angles marquées,
Les maisons aux toits plats, les flèches des mosquées,
Les moresques balcons an trèfles découpés,
Les vitraux, se cachant sous des grilles discrètes,
Et les palais dorés, et comme des aigrettes
Les palmiers sur leur front groupés.

Là, de blancs minarets dont l’aiguille d’élance
Tels que des mâts d’ivoire armés d’un fer de lance ;
Là, des kiosques peints ; là, des fanaux changeants ;
Et sur le vieux sérail, que ses hauts murs décèlent,
Cent coupoles d’étain, qui dans l’ombre étincellent
Comme des casques de géants ! 

Victor Hugo, Les Orientales (1829), « Les têtes du sérail « (extrait)


Même les poèmes évoquant la guerre d’indépendance grecque qui venait de s’achever (au cours de laquelle le poète Byron est mort), totalement ancrés dans la réalité politique contemporaine, renvoient eux aussi à des références picturales. Comment ne pas penser au tableau d’Eugène Delacroix « Scènes des massacres de Scio » (1824), que Victor Hugo a pu admirer, en lisant le célèbre poème « L’enfant » ?

Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,
Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un chœur dansant de jeunes filles.

Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.

Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,

Que veux-tu ? [...]

Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, fruit, ou l’oiseau merveilleux ?
- Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles. 

Victor Hugo, op. cit, « L’enfant » (extrait)

 

Quant à Dumas, s’il n’a jamais séjourné en Orient ni passé Quinze jours au Sinaï, il s’est inspiré pour écrire cet ouvrage du voyage de son ami peintre Adrien Dauzats qui en avait rapporté notes et croquis. On remarquera cependant que Dumas a longuement évoqué, dans ce récit fictif qui va d’Égypte au Sinaï (1838), deux événements historiques dont nous avons déjà souligné les enjeux : la dernière croisade, celle de Saint-Louis, et la campagne d’Égypte de Bonaparte. Vision quelque peu « francocentrée »… où Dumas souscrit à la mode, mais où l’Orient n’est qu’un décor et un matériau qu’il réutilisera quelques années plus tard dans Le Comte de Monte-Cristo (1844).

Pour ceux qui effectuent réellement un voyage en Orient, l’arrière-plan culturel que constituent les tableaux des orientalistes comporte deux risques : la déception, devant une réalité moins séduisante, et la transformation de la réalité par une reconstruction esthétisante. Ainsi, en Égypte, Théophile Gautier, qui se qualifie lui-même de « daguerréotype littéraire », décrit un paysage en composant un tableau à partir d’éléments qu’il rassemble ou imagine :

« Plantez à côté de ces cubes de terre grise un bouquet de dattiers, agenouillez un ou deux chameaux devant ces portes, semblables à des ouvertures de terriers, faites-en sortir une femme drapée de sa longue chemise bleue, tenant un enfant par la main et portant une amphore sur la tête, faites glisser sur tout cela un rayon de soleil, et vous aurez un tableau plein de charme et de caractère, qui ravirait tout le monde sous le pinceau de Marilhat. »

Théophile Gautier, Voyage en Égypte (1869)

L’Orient des écrivains voyageurs ne devient-il pas alors, selon la formule d’Edward Saïd, non plus « l’Orient tel qu’il est, mais l’Orient tel qu’il a été orientalisé »1 ?

Entre rêve et réalité : le voyage de Gérard de Nerval

Le Voyage en Orient de Nerval (1843), qui traverse en partie les mêmes pays que ses prédécesseurs, l’Égypte, le Liban, la Syrie et la Turquie avant un retour en France par Naples, prend une place particulière dans cet ensemble orientaliste. Tout d’abord, par son contexte : c’est à la suite d’un internement psychiatrique, et pour confirmer sa guérison, que Nerval part en Orient. Ensuite parce que, dans les « bagages » (les préconstruits) qu’il emporte, les lectures et images de références, semblables à celles des autres voyageurs, coexistent avec une approche singulière de la religion propre à Nerval. Une religion faite de syncrétisme, où se mêlent christianisme, paganisme, ésotérisme et influences hindoues, sur un fond de scepticisme doublé de fascination. On devine aisément que les représentations que Nerval donne de l’Orient sont beaucoup plus complexes que celles de ses contemporains. Une autre grande différence apparaît dans l’ouverture à l’altérité que Nerval exprime vis-à-vis des personnes, des coutumes et des mœurs : il se situe en position d’observateur soucieux de comprendre une culture qui lui est étrangère, exprimant même parfois de désir de se fondre dans ces cultures, au point d’envisager d’épouser la fille d’un cheik druze :

« Il faut que je m’unisse à quelque fille ingénue de ce sol sacré qui est notre première patrie à tous, que je me retrempe à ces sources vivifiantes de l’humanité, d’où ont découlé la poésie et les croyances de nos pères ! »

Nerval, Voyage en Orient (1843)

L’ouverture à l’altérité entraîne chez Nerval un changement de point de vue – et nous retrouvons ici la problématique du renversement – qui le conduit à critiquer l’image « occidentale » des peuples d’Orient et à s’efforcer de la modifier :

« Je trouve qu’en général ce pauvre peuple d’Égypte est trop méprisé par les Européens. [...] Ces gens sont pauvres, ignorants sans nul doute, et la longue habitude de l’esclavage les maintient dans une sorte d’abjection. Ils sont plus rêveurs qu’actifs, et plus intelligents qu’industrieux ; mais je les crois bons et d’un caractère analogue à celui des Hindous. »

Nerval, op. cit.

Toutefois, l’empathie que Nerval éprouve pour l’étrange et l’étranger ne suffira pas à combler le fossé entre le rêve et la réalité, entre l’image construite au passé antérieur par le bagage culturel et la réalité au présent :

« Je quitte à regret cette vieille cité du Caire, où j’ai retrouvé les dernières traces du génie arabe, et qui n’a pas menti aux idées que je m’en étais formé d’après les récits et les traditions de l’Orient. Je l’avais vue tant de fois dans les rêves de la jeunesse, qu’il me semblait y avoir séjourné dans je ne sais quel temps ; je reconstruisais mon Caire d’autrefois au milieu des quartiers déserts ou des mosquées croulantes ! Il me semblait que j’imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ; j’allais, je me disais : En contournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose... et la chose était là, ruinée, mais réelle. » [...]

« Et déjà l’Orient n’est plus pour moi qu’un de ces rêves du matin auxquels viennent bientôt succéder les ennuis du jour. »

Nerval, op. cit.

Nerval n’aura pas trouvé en Orient la renaissance, la régénérescence qu’il en attendait, mais il y aura puisé matière à rêver et à écrire – ce qui est peut-être pour lui la véritable manière de vivre. Dans son dernier ouvrage, Aurélia (sous-titré « Le rêve et la vie »), le narrateur répond à un ami qui lui demandait où il allait :

« - Vers l’Orient !

Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. »

Nerval, Aurélia (1855)

On voit donc comment s’est construit au cours du XIXe siècle un « Orient orientalisé », pour reprendre la formule d’Edward Saïd, dont on trouve de nombreuses traces littéraires jusqu’au XXe siècle : en se limitant aux écrivains inspirés par les pays du Bassin méditerranéen, on peut citer Loti, Proust (qui s’est arrêté à la « porte de l’Orient », Venise, qui mériterait un développement à elle seule), mais aussi Barrès, Gide, Montherlant …

Ainsi, au XIXe siècle, la vitalité d’une littérature imprégnée de l’Orient méditerranéen s’explique à la fois par une plus grande facilité des moyens de déplacement (trains, bateaux à vapeur, etc.) et, surtout, par l’expansion coloniale des pays européens dans ces régions, en particulier la France et l’Angleterre. Mais cet essor du colonialisme va entraîner une nouvelle transformation des regards entre l’Occident et l’Orient.

Se mirait dans la mer resplendissante et sombre 
La riante Stamboul, le front d’étoiles voilé,
Semblait, couchée au bord du golfe qui l’inonde,
Entre les feux du ciel et les reflets de l’onde,
Dormir dans un globe étoilé.

On eût dit la cité dont les esprits nocturnes
Bâtissent dans les airs les palais taciturnes,
A voir ses grands harems, séjours des longs ennuis,
Ses dômes bleus, pareils au ciel qui les colore,
Et leurs mille croissants, que semblaient faire éclore
Les rayons du croissant des nuits.

L’œil distinguait les tours par leurs angles marquées,
Les maisons aux toits plats, les flèches des mosquées,
Les moresques balcons an trèfles découpés,
Les vitraux, se cachant sous des grilles discrètes,
Et les palais dorés, et comme des aigrettes
Les palmiers sur leur front groupés.

Là, de blancs minarets dont l’aiguille d’élance
Tels que des mâts d’ivoire armés d’un fer de lance ;
Là, des kiosques peints ; là, des fanaux changeants ;
Et sur le vieux sérail, que ses hauts murs décèlent,
Cent coupoles d’étain, qui dans l’ombre étincellent
Comme des casques de géants ! 

Victor Hugo, Les Orientales (1829), « Les têtes du sérail « (extrait)


Même les poèmes évoquant la guerre d’indépendance grecque qui venait de s’achever (au cours de laquelle le poète Byron est mort), totalement ancrés dans la réalité politique contemporaine, renvoient eux aussi à des références picturales. Comment ne pas penser au tableau d’Eugène Delacroix « Scènes des massacres de Scio » (1824), que Victor Hugo a pu admirer, en lisant le célèbre poème « L’enfant » ?

Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,
Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un chœur dansant de jeunes filles.

Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.

Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,

Que veux-tu ? [...]

Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, fruit, ou l’oiseau merveilleux ?
- Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles. 

Victor Hugo, op. cit, « L’enfant » (extrait)

 

Quant à Dumas, s’il n’a jamais séjourné en Orient ni passé Quinze jours au Sinaï, il s’est inspiré pour écrire cet ouvrage du voyage de son ami peintre Adrien Dauzats qui en avait rapporté notes et croquis. On remarquera cependant que Dumas a longuement évoqué, dans ce récit fictif qui va d’Égypte au Sinaï (1838), deux événements historiques dont nous avons déjà souligné les enjeux : la dernière croisade, celle de Saint-Louis, et la campagne d’Égypte de Bonaparte. Vision quelque peu « francocentrée »… où Dumas souscrit à la mode, mais où l’Orient n’est qu’un décor et un matériau qu’il réutilisera quelques années plus tard dans Le Comte de Monte-Cristo (1844).

Pour ceux qui effectuent réellement un voyage en Orient, l’arrière-plan culturel que constituent les tableaux des orientalistes comporte deux risques : la déception, devant une réalité moins séduisante, et la transformation de la réalité par une reconstruction esthétisante. Ainsi, en Égypte, Théophile Gautier, qui se qualifie lui-même de « daguerréotype littéraire », décrit un paysage en composant un tableau à partir d’éléments qu’il rassemble ou imagine :

« Plantez à côté de ces cubes de terre grise un bouquet de dattiers, agenouillez un ou deux chameaux devant ces portes, semblables à des ouvertures de terriers, faites-en sortir une femme drapée de sa longue chemise bleue, tenant un enfant par la main et portant une amphore sur la tête, faites glisser sur tout cela un rayon de soleil, et vous aurez un tableau plein de charme et de caractère, qui ravirait tout le monde sous le pinceau de Marilhat. »

Théophile Gautier, Voyage en Égypte (1869)

L’Orient des écrivains voyageurs ne devient-il pas alors, selon la formule d’Edward Saïd, non plus « l’Orient tel qu’il est, mais l’Orient tel qu’il a été orientalisé »1 ?

Entre rêve et réalité : le voyage de Gérard de Nerval

Le Voyage en Orient de Nerval (1843), qui traverse en partie les mêmes pays que ses prédécesseurs, l’Égypte, le Liban, la Syrie et la Turquie avant un retour en France par Naples, prend une place particulière dans cet ensemble orientaliste. Tout d’abord, par son contexte : c’est à la suite d’un internement psychiatrique, et pour confirmer sa guérison, que Nerval part en Orient. Ensuite parce que, dans les « bagages » (les préconstruits) qu’il emporte, les lectures et images de références, semblables à celles des autres voyageurs, coexistent avec une approche singulière de la religion propre à Nerval. Une religion faite de syncrétisme, où se mêlent christianisme, paganisme, ésotérisme et influences hindoues, sur un fond de scepticisme doublé de fascination. On devine aisément que les représentations que Nerval donne de l’Orient sont beaucoup plus complexes que celles de ses contemporains. Une autre grande différence apparaît dans l’ouverture à l’altérité que Nerval exprime vis-à-vis des personnes, des coutumes et des mœurs : il se situe en position d’observateur soucieux de comprendre une culture qui lui est étrangère, exprimant même parfois de désir de se fondre dans ces cultures, au point d’envisager d’épouser la fille d’un cheik druze :

« Il faut que je m’unisse à quelque fille ingénue de ce sol sacré qui est notre première patrie à tous, que je me retrempe à ces sources vivifiantes de l’humanité, d’où ont découlé la poésie et les croyances de nos pères ! »

Nerval, Voyage en Orient (1843)

L’ouverture à l’altérité entraîne chez Nerval un changement de point de vue – et nous retrouvons ici la problématique du renversement – qui le conduit à critiquer l’image « occidentale » des peuples d’Orient et à s’efforcer de la modifier :

« Je trouve qu’en général ce pauvre peuple d’Égypte est trop méprisé par les Européens. [...] Ces gens sont pauvres, ignorants sans nul doute, et la longue habitude de l’esclavage les maintient dans une sorte d’abjection. Ils sont plus rêveurs qu’actifs, et plus intelligents qu’industrieux ; mais je les crois bons et d’un caractère analogue à celui des Hindous. »

Nerval, op. cit.

Toutefois, l’empathie que Nerval éprouve pour l’étrange et l’étranger ne suffira pas à combler le fossé entre le rêve et la réalité, entre l’image construite au passé antérieur par le bagage culturel et la réalité au présent :

« Je quitte à regret cette vieille cité du Caire, où j’ai retrouvé les dernières traces du génie arabe, et qui n’a pas menti aux idées que je m’en étais formé d’après les récits et les traditions de l’Orient. Je l’avais vue tant de fois dans les rêves de la jeunesse, qu’il me semblait y avoir séjourné dans je ne sais quel temps ; je reconstruisais mon Caire d’autrefois au milieu des quartiers déserts ou des mosquées croulantes ! Il me semblait que j’imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ; j’allais, je me disais : En contournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose... et la chose était là, ruinée, mais réelle. » [...]

« Et déjà l’Orient n’est plus pour moi qu’un de ces rêves du matin auxquels viennent bientôt succéder les ennuis du jour. »

Nerval, op. cit.

Nerval n’aura pas trouvé en Orient la renaissance, la régénérescence qu’il en attendait, mais il y aura puisé matière à rêver et à écrire – ce qui est peut-être pour lui la véritable manière de vivre. Dans son dernier ouvrage, Aurélia (sous-titré « Le rêve et la vie »), le narrateur répond à un ami qui lui demandait où il allait :

« - Vers l’Orient !

Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. »

Nerval, Aurélia (1855)

On voit donc comment s’est construit au cours du XIXe siècle un « Orient orientalisé », pour reprendre la formule d’Edward Saïd, dont on trouve de nombreuses traces littéraires jusqu’au XXe siècle : en se limitant aux écrivains inspirés par les pays du Bassin méditerranéen, on peut citer Loti, Proust (qui s’est arrêté à la « porte de l’Orient », Venise, qui mériterait un développement à elle seule), mais aussi Barrès, Gide, Montherlant …

Ainsi, au XIXe siècle, la vitalité d’une littérature imprégnée de l’Orient méditerranéen s’explique à la fois par une plus grande facilité des moyens de déplacement (trains, bateaux à vapeur, etc.) et, surtout, par l’expansion coloniale des pays européens dans ces régions, en particulier la France et l’Angleterre. Mais cet essor du colonialisme va entraîner une nouvelle transformation des regards entre l’Occident et l’Orient.

 

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Notes 

1 Edward Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, 1978 (1ère éd.), 1980 pour la traduction française.

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