L'Énéide dans les étoiles, interview de Valérie Mangin

Le dernier Troyen est un cycle de six tomes inscrit dans les « Chroniques de l’Antiquité galactique », créées par Valérie Mangin. Une belle occasion d’aborder l’épopée revisitée par la BD.
Valérie Mangin a bien voulu répondre à nos questions.

Le dernier Troyen frise volumes

Qu’est-ce que « l’Antiquité galactique » ?
C’est l’univers que j’ai créé au début des années 2000 avec Aleksa Gajic dans Le Fléau des dieux. On y voit un nouvel Attila combattre un empire romain parvenu au stade spatial. Il s’étend sur des centaines de planètes, dispose d’une technologie très avancée… Mais sa civilisation et sa culture sont toujours celles de l’Antiquité… à quelques détails près. Plus tard, j’ai essayé d’imaginer avec Thierry Démarez quels pouvaient être les mythes fondateurs de cet empire et ça a donné Le dernier Troyen, une sorte de nouvelle Énéide compilant les aventures d’Ulysse avec celles d’Énée librement adaptées en science-fiction.

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Le dernier Troyen, Valérie Mangin et Thierry Démarez, volume 1, p. 1, cases 2-4.
© Delcourt, Éditions SOLEIL.

Comment vous est venue l’idée de ce projet ?
Au départ, je voulais adapter en Bande Dessinée l’histoire d’Attila et de son adversaire romain : le patrice Aetius. Ce qui m’intéressait surtout, c’est qu’ils avaient sans doute été amis avant de se retrouver face à face dans les pires circonstances. Mais j’ai dû très vite faire face à un problème : j’allais mentir à mes lecteurs, forcément. On sait peu de choses sur l’Antiquité tardive et encore moins sur les Huns. J’allais devoir inventer. Mais, de nombreux lecteurs, sinon tous, allaient me croire sur parole. Passer à la science-fiction me permettait d’éviter cet écueil… Et ça m’a permis de libérer mon imagination aussi : finalement, Le Fléau des dieux va plus loin que la simple histoire d’Attila. De même, dans Le dernier Troyen, je réinvente en partie les épopées antiques. Je mets en avant les aspects qui m’intéressent le plus et surtout j’introduis des thèmes contemporains comme l’écologie ou de nouveaux rapports hommes/femmes.

Comment l’avez-vous conçu et développé ?
Je suis partie du « matériau brut », histoire ou mythologie et j’ai essayé de le transposer de manière réaliste dans l’univers très différent de la fantasy spatiale. Ça été assez amusant, en fait. Ça m’a amenée à imaginer ce que chaque personnage et chaque objet symbolique pouvait devenir. À quoi pouvait ressembler un cheval capable de piéger une planète et non une simple ville par exemple ? Et comment les armures devraient s’adapter (ou pas ?). Qu’est-ce qui devait rester « antique » d’aspect et qu’est-ce qui devait évoluer ? C’était un équilibre assez fin à trouver. Le problème a été le même pour les personnages : on devait pouvoir reconnaître les originaux dont je m’inspirais, mais en même temps, il fallait les rendre plus actuels, avec des caractères et des préoccupations qui faisaient écho aux nôtres.

Le dernier Troyen, p1 v5-6

Le dernier Troyen, Valérie Mangin et Thierry Démarez, volume 1, p. 1, cases 5-6.
© Delcourt, Éditions SOLEIL.

Quel a été votre « fil d’Ariane » ?
Je n’en ai pas eu et c’était là aussi très agréable. Pour Le dernier Troyen, au début, je savais juste qu’Énée partait de Troie et arrivait à Rome. Entre les deux, tout pouvait arriver. Il n’y avait pas de chemin valable plutôt qu’un autre, même si je savais que la rencontre avec Didon ou bien le passage aux Enfers étaient des incontournables et qu’il faudrait bien y passer. J’ai mis du temps pour y arriver car je voulais être vraiment à l’aise avec ma série avant de m’affronter à eux. Renouveler sans trahir est un terrible défi !

Comment avez-vous travaillé avec les illustrateurs ?
J’ai travaillé avec les deux de la même façon. Je leur ai envoyé un synopsis de la série, puis des différents tomes et finalement des scénarios de chacun. Les synopsis sont des sortes de nouvelles qui résument le contenu des albums. Les scénarios sont plus développés : il y a la description des cases, les dialogues… Chacun était discuté en fonction des envies de Thierry et d’Aleksa mais aussi en fonction de la documentation disponible. Quand nous étions tombés d’accord, ils m’envoyaient des story-boards, des brouillons des pages puis, après validation, réalisaient la planche. L’essentiel de nos échanges se déroulait par mail. Nous habitons loin les uns des autres et nous ne nous sommes pas beaucoup rencontrés pendant nos années de collaboration, une fois par an en moyenne au festival d'Angoulême. C’est dommage mais cela ne nous a pas empêchés de bien collaborer finalement.

Le cycle intitulé Le dernier Troyen est à la fois une réécriture fidèle du livre II de l’Énéide et une création originale dans le genre de la SF. Comment avez-vous concilié ces deux choix ?
À partir du moment où on décide de faire une adaptation libre, cela devient assez facile. On peut garder l’essentiel, le cœur de l’œuvre originale qui fait son intérêt et sa puissance et abandonner sans trop de regrets une partie du reste, celle qui nous parle le moins.

Vous avez remarquablement réinterprété le récit que Virgile fait de la chute de Troie, dans toute son intensité dramatique et tragique. Quel(s) personnage(s) et quel(s) moment(s) de son épopée vous touchent particulièrement ?
C’est toujours difficile de choisir un seul personnage. Mais j’avoue que j’ai un faible pour Créuse, la première femme d’Énée. On lui fait rarement une grande place dans les récits troyens pourtant sa mort est une vraie tragédie. Elle survit à la guerre, mais disparaît pendant la fuite de son mari avec leur fils Ascagne et son beau-père Anchise. La scène où Énée la cherche et ne trouve que son ombre m’a toujours beaucoup émue.

Interview de Valérie Mangin pour Odysseum, propos recueillis par Annie Collognat.

Le dernier Troyen p. 45

 

Le dernier Troyen, Valérie Mangin et Thierry Démarez, volume 1, p. 45.
© Delcourt, Éditions SOLEIL.

Énée raconte comment, dans l’affreuse tourmente qui engloutit Troie livrée aux Grecs, il a perdu sa femme Créuse :

Implevi clamore vias, maestusque Creusam
nequiquam ingeminans iterumque iterumque vocavi.
Quaerenti et tectis urbis sine fine furenti
infelix simulacrum atque ipsius umbra Creusae
visa mihi ante oculos et nota major imago.

« J’ai rempli les rues de mes cris ; j’étais accablé : "Créuse",
j’ai répété son nom en vain, je l’ai appelée encore et encore.
Je la cherchais sans répit, comme un fou, à travers les maisons de la ville,
alors un malheureux fantôme, l’ombre de Créuse elle-même,
m’est apparu, là, devant mes yeux, plus grande qu’elle ne l’était1. »
Virgile, Énéide, livre II, vers 769-773 (trad. A. C.)

1. Dans les textes antiques, les apparitions se caractérisent souvent par des dimensions plus grandes que nature. C’est la taille de Créuse (major imago, "une image plus grande") qui fait comprendre à Énée que son épouse n’est plus qu’un fantôme : un "simulacre" (simulacrum), une "ombre" (umbra).

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