L’Autre monde de Cyrano, ou de la « mythosophie »

« L’Autre Monde de Cyrano ou de la “mythosophie” », [inUn autre dix-septième siècle. Mélanges en l’honneur de Jean Serroy, Textes réunis par Christine Noille et Bernard Roukhomovsky, Paris, Champion, 2013, p. 27-41.

     Un souvenir, pour ouverture. C’était au temps où bonne part de la communauté dix-septiémiste faisait chaque mois de janvier le voyage de Marseille. On s’y réunissait sous la bannière du CMR17 qu’animait le regretté Roger Duchêne, épaulé par Pierre Ronzeaud et Louise Godard de Donville. Je me souviens d’une brillante communication qu’y prononça Jean Serroy : il venait de soutenir la thèse que l’on sait, consacrée aux histoires comiques, et comparait ce jour-là (c’était en 1975) Le Roman comique et Le Roman bourgeois, sur le thème de la province et des provinciaux au XVIIe siècle. Il développa brillamment le paradoxe que le plus provincial des deux récits n’est pas celui qui se déroule dans un contexte manceau de convention revu dans l’optique de Paris ; mais bien plutôt celui qui se passe dans cette province faubourgeoise que constitue à la lisière presque de la capitale le quartier de la place Maubert, avec ses mœurs pittoresques et ses idées tellement exotiques pour un Parisien de la cour, de la Cité ou du Marais. J’avais admiré le paradoxe, j’ai retenu la leçon, elle reparaîtra dans cet hommage à Jean Serroy : les histoires comiques, par effet peut-être de leur hétérodoxie constitutive, requièrent souvent une approche à fronts renversés.

     Hétérodoxe lui-même au sein de ce genre qui l’est déjà par nature, L’Autre monde de Cyrano de Bergerac mérite sans doute à ce titre et plus qu’aucune autre des histoires comiques cet hommage d’une approche paradoxale. Rappelons que Les États et Empires de la Lune, premier volet du diptyque, commence par un pari paradoxal sur la possibilité que le monde lunaire soit un double inversé du nôtre. Parti pour vérifier sa thèse audacieuse —ou bouffonne, c’est selon,— le narrateur atterrit d’abord par erreur au Canada, occasion de quelques entretiens d’astrophysique avec le gouverneur de la Nouvelle-France. De là, un second envol le mène pour de bon dans l’espace aérien, d’abord jusqu’au Paradis terrestre. Là, le prophète Élie lui conte à sa façon, toute burlesque, les ascensions supposées et l’arrivée là-haut de quelques grandes figures bibliques. Chassé du lieu pour irréligion, le narrateur parvient enfin sur la Lune. Son séjour s’y divise en deux parties à peu près égales : l’une conte ses démêlés avec la ville et la cour sélénites, l’autre son séjour dans la maison d’un habitant de la planète et ses débats avec son hôte et le fils de celui-ci.

     La première partie se redivise en trois sections : le séjour du narrateur chez un bateleur, émaillé de ses entretiens avec le démon de Socrate rencontré là ; ses entretiens à la cour avec un Espagnol, héros de L’Homme dans la lune de Godwin, pris comme lui pour un singe ; enfin le procès instruit sur sa nature par les Sélénites incertains s’il est homme ou oiseau. Ces diverses variations sur la relativité des certitudes moquent les prétentions de savoir et de pouvoir affichées par le discours d’autorité terrestre à la faveur de son retournement dérisoire, logiquement et symétriquement dérisoire, dans les mœurs lunaire et dans les démonstrations physiques et métaphysiques hardies des deux interlocuteurs du narrateur qui fait avec eux l’aristotélicien pour avoir du son. La seconde partie du volume déchaîne la fantaisie, dans les débats d’idée du narrateur avec ses doctes interlocuteurs comme dans les exposés des mœurs sélénites, sous les deux formes du renversement burlesque et de l’audacieux « pourquoi non ? » qui constitue une sorte de devise du volume.

     On ne peut guère registrer les formes et les thèmes de cette seconde partie dans l’ordre de leur succession, car ils s’enchevêtrent en tresse. Reste qu’ils s’organisent en trois catégories : des éloges paradoxaux (de la jeunesse, du désir érotique, du chou, des grands nez) en forme d’incrustations de rhétorique badine ; des singularités de mœurs (repas de fumets, physionomes domestiques, maisons roulantes ou plongeantes, livres de vives paroles, rites funèbres et marques de respect insolites, grimaces indicatives de l’heure, formules d’accueil et d’adieu étranges), toutes fantaisies à caractère assez tendancieux, mais avant tout plaisantes, curieuses ou insolites. Enfin, une troisième catégorie est constituée par des exposés philosophiques en forme : sur la matérialité de l’univers, son infinitude et son éternité, formant une apologie circonstanciée de l’athéisme et opposant aux fantaisies burlesques des deux autres registres la hardiesse fureteuse de leur hétérodoxie. Au total, l’ouvrage dénonce joyeusement la relativité des certitudes humaines dont le renversement suffit, par sa cocasserie et ses paradoxes, à mettre en évidence le caractère conventionnel et arbitraire ; cette dénonciation autorise une liberté de penser, de vivre et de parler qui éperonne l’imagination sur la voie audacieuse de tous les possibles. En deux mots, le paradoxe au service de l’hétérodoxe.

     Symétrique de ce premier volume, en dépit de son inachèvement, Les États et Empires du Soleil commence aussi par un excursus mi-terrestre mi-aéronautique : l’épisode de l’emprisonnement toulousain du narrateur, consécutif à la rédaction du récit de son escapade lunaire, ne se contente pas de relier par une inclusion fictive le second volume au premier ; il participe d’une technique et d’une thématique propres aux histoires comiques ordinaires. Quant à l’ascension vers le Soleil, avec la halte sur une macule placée sur le chemin céleste de l’aéronef (comme jadis l’arrêt au paradis terrestre), cette partie préliminaire, calquée sur les récits de traversées maritimes préludant aux découvertes de terres inconnues, ajoute à l’esthétique de l’histoire comique une inflexion de merveilleux, détaillant les impressions de vol du spationaute.

     Après quoi le récit du séjour solaire se divise, comme le précédent lunaire, en deux parties à peu près égales. La première est placée sous le signe des airs : c’est la découverte du monde — ou plutôt des mondes — des oiseaux, de leurs royaumes. École de relativité, ici encore, mais qui tourne davantage à l’utopie organisée, avec ces peuples ailés aux mœurs et aux coutumes politiques estimables sinon idéales, sous le signe merveilleux de la métamorphose. L’éloge de la beauté que recèlent les rencontres avec le peuple-Rossignol et avec le Phénix, et celui de la bonté qui confère un sens nouveau au procès (encore un procès…) de l’homme par la gent ailée orientent situation et narration, pourtant assez parallèles avec celles des États et Empires de la Lune, dans une autre direction : le mordant de la satire semble le céder au merveilleux d’un utopisme onirique, l’exposé doctrinal à la fable imaginative, le procédé du retournement systématique à la dynamique de la métamorphose.

     La seconde partie du livre dérive, elle, du côté de l’allégorie. Voici, d’un côté, le monde végétal, le royaume des arbres parlants et aimants, et leur prosopopée en forme de mythe de l’amour. Le thème du bel et du bon s’y retrouve, sous le signe de la métamorphose et de la fusion érotique, de l’hermaphroditisme et de toutes les formes d’attraction aimantée, amenant par assimilation et opposition le combat des contraires, la Salamandre et la Rémore, figures de haine et de destruction. Ce combat introduit le personnage de Campanella qui devient le mentor du narrateur (comme jadis le démon de Socrate) pour tirer leçon de ces affrontements emblématiques et merveilleux. À partir de quoi le texte reprend l’allure d’un récit de découverte déambulatoire parmi les curiosités du monde solaire, cheminant en direction de la province des Philosophes. Se succèdent ici des excursus mythiques ou physiques (la migration des âmes vers le Soleil, l’exposé et la discussion de la physique de Descartes), des évocations allégoriques (le Lac du sommeil), des récits et traits de mœurs et de conduite au sens plus ou moins secret (la nature des philosophes, les us et coutumes du royaume des amoureux, le voyage sur le dos d’un condor). Autant de fictions allégoriques qui associent jeux de langage et d’esprit nimbés de rêverie éblouie, et dont la clef nous demeure pour grande part inconnue, faute peut-être d’achèvement du volume.

     Le volet solaire du diptyque ne présente donc pas la clarté argumentative du volet lunaire. S’y substituent la lumière du merveilleux et le diaphane de l’allégorie, qui orientent la démarche vers l’onirisme, en contraste affiché d’ailleurs avec une ouverture du récit plus enracinée que naguère dans les trivialités de l’histoire comique. Cyrano est plus parodique, incisif, burlesque, dans la fiction lunaire ; plus sidéral, poétique et mythique dans sa découverte du Soleil. De l’un à l’autre panneau du diptyque, la similitude relative de structure recouvre une lente évolution de projet, d’optique, d’imaginaire. Le premier volume se présente comme un conte à rire, mi-doctrinaire mi-satirique, sous l’influence lointaine du Quart livre rabelaisien, lui aussi voyage à la fois initiatique et cocasse, inventif et rosse. Les États et Empires du Soleil transfigurent cela en un conte à rêver, en une déambulation plus obscurément allégorique, gouvernée par les délices et les fantaisies de l’imaginaire aérien et lumineux, plus féconde dans l’insolite et l’onirique, dans les effets spectaculaires et éblouissants d’une fantaisie sans attaches, même si la physique de Descartes, prince de la raison, y constitue la référence majeure de la fable expliquant le monde.

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    Resterait à aller chercher derrière cette différence ostensible entre les deux livres la structure commune, l’architectonique secrète qui les fait peut-être plus semblables l’un à l’autre qu’on ne le croirait à vue seulement d’esthétique. On note en effet que, dans leur maillage le plus élémentaire, les deux récits sont l’un comme l’autre tissés d’un fil de trame et d’un fil de chaîne croisant leur dissemblance : d’un côté, une collection d’exposés doctrinaux — jusqu’à presque satiété, — formant un compendium de pensées, de thèses et de théories savantes pillotées par Cyrano dans la bibliothèque de jadis, de naguère et de son temps, déversant un flot d’exposés dogmatiques et de débats sur les systèmes d’interprétation du réel qu’il ne se soucie guère d’harmoniser ni de hiérarchiser. Ce sont autant d’opinions et de raisons dont la variété sinon la contradiction n’empêche pas la production, plus rarement la discussion, sur le mode humaniste de la collection d’opinions. Cette part de l’invention cyranienne se révèle tributaire du modèle (un peu ancien déjà) de la collation érudite, à la façon des cahiers d’opinions colligées, des polyantheæ, dont les leçons sont projetées tant bien que mal en fiction par le truchement des porte-parole fictifs et translucides qui traversent le récit sans y faire souche de personnages. Tout cela, indigeste ou éblouissant, comme on voudra l’entendre. Et puis, d’un autre côté, se déroule le ruban d’une fiction de fantaisie, inventant et décrivant des lieux, des personnages, des faits et des traits de conduite, sur le modèle pastiché du récit de voyage et de la découverte « ethnographique » des nouveaux mondes, comme en propose depuis le XVIe siècle une littérature viatique abondante. Il y a là du récit et des récits, plus descriptifs d’ailleurs que narratifs, que viennent larder ou farcir les exposés doctrinaux.

     Or, à faire coexister ces deux composantes sans les intégrer, sinon de manière artificielle et superficielle à travers la convention du voyage extraordinaire, les deux volumes risquaient fort de ne pouvoir atteindre au statut d’œuvre littéraire, ou pour le dire autrement, poétique. Et d’en demeurer au stade antérieur d’une collection didactique d’exposés plus ou moins philosophiques, sertis dans une fiction de voyage fantaisiste, sans intégration vivifiante de l’une à l’autre : d’un côté le logos et de l’autre le mythos, pour reprendre la commode formulation des dialogues platoniciens (puisque après tout il y est question du démon de Socrate !), le logos pour désigner les exposés dogmatiques de savoir livresque, le mythos les descriptions ou récits de déambulation pittoresque parmi les curiosités de la Lune et du Soleil. Pour que cela fasse œuvre, encore faut-il que ces exposés dogmatiques et ces récits fabuleux interagissent et nouent entre eux un rapport plus profond que simplement utilitaire et véhiculaire.

     Ce à quoi évidemment Cyrano a pourvu, sans se contenter d’encadrer les exposés « logiques » dans l’écrin d’une fiction « mythique », mais, critère du passage à la poésie véritable, en traitant chacun dans le registre de l’autre, dans l’optique de l’autre : les thèses sérieuses et patentées comme autant de voyages fabuleux dans l’univers de l’imagination intellectuelle, et les récits de découverte des mœurs et des idées du monde aérien comme des démonstrations philosophiques et savantes « en creux » et par image (inversée), référées à notre réalité, à nos certitudes, à nos hypothèses « d’ici-bas ». S’en déduit, gouvernant les deux ouvrages, ce que l’on pourrait appeler une mythosophie, pour désigner ainsi la fusion poétique entre les passages logiques et mythiques : une mythosophie qui affabule le savoir savant et authentifie pour savantes, par inversion dérisoire ou onirisme inspiré, les incongruités des sciences et des mœurs d’outre-terre.

     De fait, on ressent à la découverte de ces deux livres, et pour le plus grand plaisir de lecture, que les exposés doctrinaux y sont travaillés et comme éperonnés, dans leur enthousiasme ardent, par un esprit mythique, et traités dans l’optique fabuleuse d’une imagination qui sans cesse se dit « pourquoi non ? », sans s’embarrasser de se contredire : tout lui est bon, dès lors que la pensée plonge dans l’imagination et s’y ébroue. C’est ici la combinaison la plus évidente et sans doute la plus facile à opérer entre les deux composantes à unifier. Mais en échange, plus subtilement peut-être, on découvre aussi que la meilleure part des récits fantaisistes de découverte des mœurs et des pensées célestes est redevable à un détournement en apparence parodique, mais bien souvent profondément suggestif, des raisonnements et même des procédés et outils rhétoriques propres à la pensée et à l’expression savantes, sérieusement savantes, de l’époque humaniste et moderne : jusqu’à mettre en concurrence et confusion de sérieux (ou de fantaisie, c’est selon), sciences et mœurs vraies et fictives, logiques et mythiques.

     Un exemple de ces intrications est offert par les divers passages du séjour du narrateur chez son hôte sélénite qui développent le thème de l’autorité paternelle. Il s’agit en fait de la glose d’un lieu commun pyrrhonien, sempiternellement repris par la tradition sceptique : celui du caractère conventionnel et donc inversable des rapports de hiérarchie entre les âges. Or cette pirouette logique, héritage d’une longue lignée oratoire et philosophique, est projetée en un trait de mœurs burlesques qui la concrétise : c’est la saynète où le fils de l’hôte gourmande son père et fouette en public l’effigie de celui-ci qui a osé lui désobéir (L. 2425-2426). Voilà une parole (savante) prise au pied de la lettre et propulsée en comédie, à la faveur d’un dialogue burlesque (L. 2411-2436) émaillé des termes par lesquels les vieux parlent ordinairement aux jeunes et des jeunes (« vaurien », L. 2427, « friponneries », L. 2432, « ce coquin-là », L. 2434). Ce jeu culmine sur la peine afflictive infligée au vieillard : devoir marcher sur deux pieds pendant plusieurs jours, qui fait lien avec un autre trait de mœurs lunaires mu par la même dynamique d’inversion satirique.

     Or, le topos sceptique ainsi réalisé (au sens propre), avait été explicité dans le texte même de Cyrano, quelques pages plus haut, sous la forme d’une harangue paradoxale développée par le fils de l’hôte (L. 1958-2178) ; une harangue composée, menée et argumentée dans les règles, pastiche très élaboré d’éloquence sceptique, de même tenue que les exposés dogmatiques les plus savants sur la nature, l’astronomie ou la physique. L’exposé débouche d’ailleurs sur des questions morales et philosophiques fort sérieuses et toutes terrestres : celles de la légitimité du désir sexuel et des bornes à apporter aux impulsions de la nature. Problèmes explicites dont, qui plus est, l’envers implicite et allusif est évidemment le problème de l’autorité reconnue ou déniée non pas seulement aux pères terrestres ou sélénites, mais au Père céleste et éternel : par application allusive, on comprend que ces propos plaident pour un droit à la révolte motivée contre le prétendu créateur et géniteur de l’humanité à laquelle il doit tout, à commencer par son existence postiche, et auquel les hommes par conséquent ne doivent rien, vieille thèse lucrétienne. L’apologie de la jeunesse, de ses droits, de ses forces développée par l’orateur paradoxal peut alors s’entendre comme un appel à la dynamique des pensées jeunes, de la nouvelle philosophie s’arc-boutant contre les dogmes et les conduites de sujétion imposées par l’Église. Bel ensemble d’intrication mythosophique exemplaire, organisant un long passage mi-sérieux mi-bouffon en forme de fable fantaisiste et de conte philosophique, qui pense et qui donne à penser.

     La structure paratactique du récit, construit sans replis ni retours, comme une galerie de tableaux ou un défilé de songes (souvenir du Poliphile ?), favorise cette mixtion du logos et du mythos en substituant à la logique intriquée du genre romanesque le principe d’une accointance par contagion, allusion et harmonie. Ainsi, par exemple, lorsque les dialogues savants qui se tiennent chez l’hôte laissent place, au matin, inopinément, à une sortie en ville du narrateur qui va y rencontrer un cortège funèbre (L. 2801-2874). La désinvolture des transitions (« je sortis en ville pour me promener », L. 2802-3, puis « « je le plantai là pour continuer ma promenade », L. 2874) montre bien que Cyrano n’entend pas faire œuvre de romancier. En revanche, la connexion qu’autorise cette promenade avec d’autres traits de mœurs appelant des explications qui elles aussi moquent coutumes et dogmes humains (comme le port ostensible des parties honteuses, L. 2919-29226) et la présence d’autres fantaisies de même registre incongru (l’heure lue par grimaces, L. 2879-2891, prélude à l’éloge des longs nez) suggèrent que sous cette succession apparemment arbitraire de faits, de traits, de registres et de formes, se cache un mode de régulation du texte procédant par échos et connivence : car le rite funèbre inversé a pour complément harmonique un exposé athée sur la mortalité de l’âme, en forme de harangue argumentée (L. 2963-2987). C’est fréquemment que les traits de mœurs évoqués au long du récit prêtent à de rapides incises libertines sur le désir, le plaisir, la mort ou la guerre, qui donnent sens logique à ces traits mythiques comme un motto à son image au sein d’un emblème, une moralité au récit dans un apologue.

     Quant aux passages narratifs plus longuement développés, par exemple les deux procès infligés au narrateur, qui constituent des presque intrigues narratives suspendant les exposés de savoir et les déambulations de découverte, eux aussi accomplissent à leur façon la combinaison de la thèse au mythe. Car l’hypothèse philosophique d’égalité en dignité et en nature des divers règnes, réfutant la distinction d’essence entre esprit et matière, y crée une espèce de contrainte littéraire qu’il faut tenir et soutenir en « logique », même spécieuse, pour pousser jusqu’à son terme le pari « mythique » inhérent au renversement d’optique lunaire ou solaire. C’est alors la fiction elle-même, et non la fantaisie arbitraire de l’écrivain, qui suscite les harangues battant en brèche la supériorité humaine, sapant l’autorité du dogme et réalisant, au sens fort, le principe de l’égale dignité des êtres animés. L’ensemble est trop verbeux pour être vraiment romanesque, mais d’un autre côté les discours ne sont pas assez envahissants pour que le passage tourne à la glose simplement d’un lieu commun d’inversion logique et carnavalesque ; de cette tension surgit plutôt une forme littéraire en quelque sorte intermédiaire entre les apologues d’Ésope et le Roman de Renart, et qu’on pourrait qualifier de fable mythosophique.

     Ces épisodes judiciaires suggèrent même l’hypothèse de lire l’ensemble des États et Empires comme un recueil de fables : peut y contribuer, outre la structure ici du procès animalier, l’exploitation ailleurs du modèle ovidien des métamorphoses ou celle du modèle lucrétien des légendes expliquant la création du monde. Instruite par ces divers modèles, sans être tributaire d’aucun en particulier, la fable de L’Autre monde effectue une sorte d’affabulation de la philosophie et du discours sur la Nature, qui les fait entrer dans la ronde des fantaisies cocasses ou satiriques. Par leur tournure hypothétique et par le rôle qu’y joue l’imagination libérée, débloquée des gangues de la scolastique, du sérieux, de la non-contradiction, les exposés doctrinaux se présentent comme des mises à l’épreuve et à l’essai des fables du savoir ancien et moderne, de Démocrite à Descartes. Ces fables ayant une prétention euristique forte et se contredisant toutes, il s’en déduit que même les plus corsetés des raisonnements ne sont eux aussi fondés que sur des postulats ou des croyances : c’est le cas de la physique cartésienne, dont Cyrano ne se cache pas que le postulat est incertain, mais le développement plein de suggestions enchanteresses pour la pensée et la fantaisie.

     Il n’est que de rappeler à ce propos la distinction entre concevoir et comprendre proposée dans Les États et Empires du Soleil, qui légitime la fiction mythique d’entrer dans le royaume de la déduction logique :
« Mais, dit-il, quoique cela ne puisse tomber sous les sens, nous ne laissons pas de concevoir que cela se fait par la connaissance que nous avons de la matière ; et nous ne devons pas, dit-il, hésiter à déterminer notre jugement sur les choses que nous concevons. En effet, pouvons-nous imaginer la manière dont l’âme agit sur le corps ? Cependant on ne peut nier cette vérité, ni la révoquer en doute ; au lieu que c’est une absurdité bien plus grande d’attribuer au vide [un espace qui est une propriété qui appartient au corps de l’étendue, vu] que l’on confondrait l’idée du rien avec celle de l’être, et que l’on lui donnerait des qualités, à lui qui ne peut rien produire et ne peut être l’auteur de quoi que ce soit. » (S. 3545-3555)

Ce que Campanella désigne immédiatement après par le terme souple de « spéculations » (S. 3557), où il entre quelque chose de ce que nous appelons « mythosophie ». Cette position excède le probabilisme brut pour s’épanouir en une éthique et une herméneutique hardies de la pensée savante entendue comme un réservoir de fables interprétatives dans lesquelles il y a toujours à prendre, comme c’était le cas avant Cyrano pour son modèle et inspirateur peut-être le plus proche : Montaigne. Il n’est pas fortuit que L’Autre monde mette à l’essai les fables du monde, présentées dans une sorte de « bureau d’adresse » où se succèdent les points de vue divers, additionnés, parfois redondants ou contradictoires — et peu importe. Réciproquement, l’ouvrage met aussi le monde en fables expérimentales, d’abord à partir des tentatives pittoresques d’envol vers les sphères, et une fois parvenu là-haut, sur le mode du retournement burlesque ou satirique, de l’invention cocasse ou merveilleuse, de l’effervescence du possible en images jaillissantes.

     C’est ce qui se passe dès l’ouverture du premier volume, si l’on veut bien se rappeler la manière dont le projet de s’élancer vers la lune est présenté, la manière dont la fiction est lancée :
« Les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire des bienheureux ; tantôt l’autre protestait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon ; tantôt un autre s’écriait que ce pourrait bien être le soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était plus. « Et moi, dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois, sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune ». La compagnie me régala d’un grand éclat de rire. « Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant dans la lune de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Épicure, Démocrite et, de notre âge, Copernic et Kepler, avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à s’égosiller de plus belle. Cette pensée, dont la hardiesse biaisait en mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de lune, dont je ne pouvais accoucher ; et à force d'appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements sérieux, je me le persuadai quasi. » (L. 5-27)

Une « boutade de fièvres chaudes » (L. 55), un trait de « croyance burlesque », ébranlant l’imagination qu’éperonne ce défi, se combinent à une volée de « raisonnements sérieux », pour que de cette convergence jaillisse le projet de s’élancer dans l’espace comme moyen de vérification expérimentale de cette hypothèse mi-partie savante et burlesque. Cette intention vérificatrice est fictive et fictionnelle, mais les exposés dogmatiques qu’elle va déclencher prétendront au statut d’hypothèses scientifiques, ou du moins à une cohérence déductive et à une fécondité inductive que symbolise la question réitérée du « pourquoi non ? » :
« Mais, ajoutais-je, je ne saurais m'éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là ? -- Et pourquoi non ? me répondais-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au ciel dérober du feu. » (L. 52-54)

C’est la question même que reprendra Diderot dans Le Rêve de d’Alembert en choisissant le mode du songe comme légitimation de sa fable de la nature, après que Cyrano eut choisi pour la sienne la fiction spatiale.

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     On voit dès lors quel bon guide peut être, pour lire Cyrano aussi, le paradoxe de l’inversion réciproque des références à Paris et à la province mise en évidence par Jean Serroy dans Le Roman comique et Le Roman bourgeois. L’intention satirique et critique qui anime l’invention cocasse des mœurs sélénites et, pour partie, de la société solaire, invite à un déchiffrement de ces fantaisies en termes plus réels et concrets qu’il n’y paraît peut-être : en fait, le génie de Cyrano n’incline guère au futurisme ni à l’utopie sociale et morale, mais bien à la diatribe et à la moquerie contre les préjugés invétérés, les sottes coutumes, l’inscription en nature prétendue de conventions tout arbitraires. La fable sociale et morale, chez lui, use donc de la fantaisie comme filtre et miroir de réalités bien identifiables et tangibles : les fantaisies du mythos s’enracinent dans la réalité humaine qu’elle défigurent pour mieux la faire (re)connaître. Les États et Empires procèdent donc moins d’une inspiration créatrice à la manière fantastique d’un Jérôme Bosch que des linéaments calculés et concertés d’une anamorphose en attente de son déchiffrement, d’une caricature collant à son modèle. Sans doute cette remarque est-elle plus vraie du volume lunaire que des volutes de l’allégorisme solaire, si capricieux et inventif. Mais l’allégorie elle-même peine à se constituer en fable d’imagination pure : s’il en existe réellement une clef, peut-être alchimique, comme cela a été parfois suggéré, alors l’échappée belle de fantaisie onirique qui nous fait y lire une anticipation de Nerval ou de Novalis rentrerait dans son statut plus trivial de grimoire organisé et offert à un décryptage dont le chiffre se serait perdu. Cela n’ôte rien à la beauté envoûtante de ces inventions, mais cela réoriente l’interprétation de leur origine, qui renoue avec la réalité et l’univocité.

     Au contraire, les exposés dogmatiques et doctrinaux de thèses philosophiques et de théories scientifiques qui jalonnent les deux parcours se trouvent, par la contagion du contexte mythique qui les imprègne et par les contradictions entre eux que Cyrano ne s’embarrasse guère de résoudre, rapportés à leur statut de fables herméneutiques, de fantaisies savantes. Ce qu’elles étaient jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Telle est bien l’ambiguïté du modernisme de Cyrano : son savoir et son approche du savoir sont datés, ils retardent d’une demi-siècle au moins. Même quand il se réfère à Descartes, il semble n’avoir pas pris la mesure de la révolution accomplie durant le premier dix-septième siècle par celui-ci et par les esprits les plus pionniers d’alors, en science comme en philosophie : eux ont placé au fondement de la connaissance une conception exclusive et absolue de la vérité qu’il n’est plus question d’approcher par approximations, mais de saisir d’un coup dans un éclair d’évidence absolue qui rejette dans les ténèbres de l’erreur tout ce qui n’emprunte pas la voie unique de la certitude fondée soit sur la raison (chez un Descartes) soit sur l’expérience (chez un Bacon). Sur les deux piliers que constituent la critique de l’erreur et la foi dans le progrès, sur le socle que lui font la table rase cartésienne ou la table d’expérimentation baconienne, s’ouvre alors une séquence de l’histoire des sciences et de la philosophie qui trouvera sa limite extrême dans le positivisme. Il faudra attendre Le Nouvel esprit scientifique de Bachelard, au siècle de Planck et d’Einstein, pour que l’on en revienne à une conception ouverte de la connaissance scientifique entendue comme fable de la Nature, le savant ne « découvrant » plus la réalité, mais ayant pour tâche de l’inventer.

     Or il y avait déjà de cela, mutatis mutandis, dans la conception du savoir humaniste à laquelle se réfère encore Cyrano à travers son mentor, Gassendi. Sa conversion à la physique cartésienne sous l’influence de Rohault au moment où il écrit Les États et Empires du Soleil repose sur une sorte de malentendu : Descartes pensait avoir composé le seul système vrai d’interprétation du monde, parce que fondé en raison exclusive et absolue ; Cyrano y lit une fable plus attachante et inventive que les autres, mariable pourtant avec les rêveries de Campanella ou de Démocrite. Car, démentant leur réputation de va-t’en-guerre, les libertins érudits se révèlent plus souvent conciliateurs, que ce soit par force, par goût ou par raison. Héritier d’Épicure, Gassendi peut professer un matérialisme raisonné et modéré associé à la théologie chrétienne, sans être inquiété comme le sera Galilée qui, parce qu’« elle tourne », considère qu’affirmer aussi le contraire est une erreur. Copernic, conciliateur et synthétique, assortissait d’un peut-être implicite ses hypothèses, non par prudence (seulement) mais par état d’esprit : tout ce qu’avaient dit les Anciens étant également respectable, une hypothèse de plus ne détruisait pas les autres, elle visait seulement à être plus belle, plus cohérente, plus efficace. Gassendi peut de la sorte se revendiquer d’un héritage intellectuel remontant à Épicure, loin du mépris de Descartes pour toutes les tentatives d’explicitation du monde conçues avant lui, loin de l’intransigeance des empiriques qui ne croient que ce qu’ils voient et des rationalistes qui n’ont foi qu’en ce qu’ils pensent. Il tâche au contraire de concilier l’histoire, l’expérience, la raison et l’imagination. En cela les libertins érudits, si tant est qu’il soit leur maître à penser, les Naudé, les Le Vayer, et leurs amis de plume dans la filiation de Théophile, comme le premier Sorel, d’Assoucy ou Cyrano, sont tous peu ou prou fils de Montaigne, grand enrôleur de connaissances, d’images, de faits et de fables contradictoires, menant son chemin de vérité sans dogmatisme entre des systèmes contradictoires, éclairé par une expérience qui se sait subjective et par une raison partagée entre scepticisme d’évidence et fidéisme de conviction, dans une conception de la Nature encore rétrospective — nous l’avons perdue, remontons vers elle.

     Bref, de même que la réalité des mœurs et des valeurs de son temps et de ce bas monde affleure à la surface trompeuse et grimaçante de la fable bouffonne imaginée par Cyrano, de même l’ouvrage restitue-t-il à leur statut de fables philosophiques et scientifiques les systèmes d’interprétation de la nature qu’il convoque et associe en une joyeuse cacophonie. Mais comme cette réciprocité joue chez lui au sein d’un même livre, au lieu que dans les romans de Scarron et de Furetière elle procédait d’un rapprochement après coup, leur coexistence supposait l’intégration dont on a tenté ici de mettre au jour trop rapidement quelques processus et procédés. Le résultat de ce mixage, cette mythosophie qui affabule la science et amarre au réel controuvé les fantaisies du mythe, chante le triomphe de l’imagination sur la raison. Car c’est l’imagination qui éperonne le raisonnement savant et fertilise l’invention capricieuse ; c’est la « fantaisie », au sens ancien et moderne, qui travaille conjointement l’ordre logique et mythique, qui instruit à la fois le jugement du savant et les visions du mythologue, mus par une dynamique propre, d’origine à la fois lucrétienne et rabelaisienne : celle de la curiosité, vertu des descendants de Prométhée et de Panurge. Au modèle des rieurs et des railleurs de l’espace, dans la lignée de Lucien, et des architectes de l’utopie sidérale, dans la suite de Campanella ou Godwin, Cyrano préfère l’antique modèle de Lucrèce, bien dans la lignée de l’esprit libertin — un Lucrèce infléchi par le rire de Rabelais. De la science à la poésie, il aura été ainsi l’un des derniers à ressentir le lien charnel que Descartes venait d’inciser d’un scalpel irréversible.

« L’Autre Monde de Cyrano ou de la “mythosophie” », [inUn autre dix-septième siècle. Mélanges en l’honneur de Jean Serroy, Textes réunis par Christine Noille et Bernard Roukhomovsky, Paris, Champion, 2013, p. 27-41.

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