Confrontation : littératures et cultures antiques/littératures et cultures française et étrangère.
"L’ouverture vers le monde moderne et contemporain constitue l’un des principes essentiels des programmes de langues et cultures de l’Antiquité, dont l’étude, constitutive d’une solide et indispensable culture générale, n’est pas réservée aux seuls élèves qui se destinent à des études littéraires."
"Travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, conduit à développer une conscience humaniste ouverte à la fois aux constantes et aux variables culturelles."
Programmes LCA et LLCA, Préambule.
« Le loup et l’agneau », « Le renard et la cigogne », « Le loup et le chien » : si on pense d’abord aux fables de La Fontaine, on sait moins qu’elles furent inspirées du fabuliste latin Phèdre. Que sait-on de lui ? Peu de choses. Qu’il est originaire de Thrace où il est né probablement peu après le début de notre ère. D’origine servile, il vint tout jeune à Rome où il fut formé à l’école du Palatin ; puis il fut affranchi par un décret d’Auguste. Très cultivé, parlant grec et latin, il rédigea dans cette dernière langue les fables qui ont fait sa réputation, utilisant le sénaire iambique, c’est-à-dire le mètre qu’avaient utilisé autrefois les poètes dramatiques, alors qu’Ésope, son modèle grec, écrivait en prose. Phèdre entend mêler l’utile à l’agréable, comme il le déclare dès les premiers vers du prologue du livre I (v. 3-4) : « Ce petit livre a un double avantage : il excite le rire et donne de sages conseils au sujet de la vie. »
Comment les fables de Phèdre nous sont-elles parvenues ? Comment Jean de La Fontaine eut-il connaissance des fables latines ? Phèdre ne connut le succès que tardivement et ses fables, devenues classiques, passèrent sous la forme de morceaux choisis aux mains des grammairiens et des écoliers qui finirent par les considérer comme de simples adaptations d’Ésope, et par là-même comme appartenant à tout le monde. Le nom de Phèdre tomba donc dans l’oubli. Il faut attendre le XVIIe siècle pour qu’on redécouvre le fabuliste latin. En effet, l’opinion s’était établie au Moyen Âge que ses fables étaient perdues. C’est grâce à Pierre Pithou qui publia en 1596 un grand nombre de fables1 que Phèdre fut remis à l’honneur. Il est peu probable que La Fontaine ait découvert Phèdre directement par l’édition Pithou ; c’est plus vraisemblablement l’édition bilingue publiée en 1647 par Le Maître de Sacy qu’il a utilisée.
Dans la préface de son œuvre, La Fontaine explique ce qui distingue ses fables de celles de Phèdre :
On ne trouvera pas ici l’élégance ni l’extrême brièveté qui rendent Phèdre recommandable ; ce sont qualités au-dessus de ma portée. Comme il m’était impossible de l’imiter en cela, j’ai cru qu’il fallait en récompense égayer l’ouvrage plus qu’il n’a fait. Non que je le blâme d’en être demeuré dans ces termes : la langue latine n’en demandait pas davantage ; et si l’on y veut prendre garde, on reconnaîtra dans cet auteur le vrai caractère et le vrai génie de Térence. La simplicité est magnifique chez ces grands hommes ; moi qui n’ai pas les perfections du langage comme ils les ont eues, je ne la puis élever à un si haut point. Il a donc fallu se récompenser d’ailleurs : c’est ce que j’ai fait avec d’autant plus de hardiesse que Quintilien dit qu’on ne saurait trop égayer les narrations. Il ne s’agit pas ici d’en apporter une raison : c’est assez que Quintilien l’ait dit. J’ai pourtant considéré que, ces fables étant sues de tout le monde, je ne ferais rien si je ne les rendais nouvelles par quelques traits qui en relevassent le goût. C’est ce qu’on demande aujourd’hui : on veut de la nouveauté et de la gaieté. Je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire, mais un certain charme, un air agréable, qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux.
On le voit, La Fontaine n’a pas l’ambition d’avoir inventé ses petits récits qu’il rassemble d’abord dans un volume au titre modeste : Fables choisies, mises en vers par M. de La Fontaine. Et en effet sur un total de plus de deux cent quarante fables, moins d’une vingtaine semblent de son invention. Après Ésope, c’est Phèdre que La Fontaine a le plus imité. Il affirme dans sa préface que, dans la vaste matière qui s’offrait à lui, il n’a retenu que les meilleures fables. Que doit La Fontaine à son prédécesseur ? La lecture de deux fables2 permettra d’en prendre la mesure et de redécouvrir cet auteur latin qui est à la source de notre littérature.
Le corbeau et le renard (I, 2) / Vulpis et coruus (I, 13)3
Qui n’a pas retenu dans son jeune âge que « tout flatteur | Vit aux dépens de celui qui l’écoute » ? Cette fable de La Fontaine met en scène Maître corbeau, un animal dont la jactance était bien connue dès l’Antiquité comme en témoignent ces vers d’Horace (Épîtres, I, 17, v. 50-51) :
Sed tacitus pasci si posset coruus, haberet
plus dapis et rixae multo minus inuidiaeque.Mais, si le corbeau pouvait se repaître en silence, il aurait plus de nourriture, et beaucoup moins de querelles et d’envieux.
Un peu plus tard, c’est au tour de Phèdre, s’inspirant d’Ésope, de mettre en scène un corbeau et un renard :
Manuscrit de Pierre Pithou, Phaedri Aug. liberti, fabularum Aesopiarum libri V, nunc primum in lucem editi, Troyes, 1596. In-12, 70 p. (conservé à la BNF, RES P-YC-1536) 4. Première de couverture.
Manuscrit de Pierre Pithou, Phaedri Aug. liberti, fabularum Aesopiarum libri V, nunc primum in lucem editi, Troyes, 1596. In-12, 70 p. (conservé à la BNF, RES P-YC-1536)4. La fable Vvlpis et corvvs à cheval sur les p. 13 et 14.
On peut noter des divergences entre le texte édité par Pithou et celui que retiennent les éditeurs modernes. Observez :
• le v. 5 : on lit d’un côté Hunc uidit uulpes, de hinc sic occoepit loqui corrigé en uulpes ut uidit blande sic coepit loqui ;
• le v. 10 : on lit d’un côté emisit ore caseum, quem celeriter corrigé en lato ore emisit caseum, quem celeriter ;
• le premier vers de la morale enfin : il se termine chez Pithou par le verbe valet corrigé en polleat.
Le corbeau et le renard (I, 2) / Vulpis et coruus (I, 13)2
Texte de Phèdre :
Qui se laudari gaudet uerbis subdolis
fere dat poenas turpi paenitentia.
Cum de fenestra coruus raptum caseum
comesse uellet celsa residens arbore,
uulpes ut uidit blande sic coepit loqui :
« O qui tuarum, corue, pennarum est nitor !
Quantum decoris corpore et uultu geris !
Si uocem haberes, nulla prior ales foret ».
At ille stultus, dum uult uocem ostendere,
lato ore emisit caseum, quem celeriter
dolosa uulpes auidis rapuit dentibus.
Tum demum ingemuit corui deceptus stupor.
Hac re probatur, quantum ingenium polleat ;
uirtute semper praeualet sapientia.
Traduction :
Qui aime être loué par de fourbes propos en est d’ordinaire puni par la honte et par le remords*.
Un corbeau, ayant volé un fromage sur une fenêtre, se disposait à le manger perché sur le haut d’un arbre, quand un renard le vit et se mit à lui parler d’une manière flatteuse : « Que ton plumage, ô corbeau, a d’éclat** ! Que de beauté sur ta personne et dans ton air ! Si tu avais de la voix, nul oiseau ne te serait supérieur. » Mais lui sottement, en voulant montrer sa voix, laissa tomber de son large bec le fromage dont le rusé renard s’empara rapidement de ses dents avides. Alors seulement le corbeau gémit de s’être laissé tromper par sa stupidité.
Cette fable prouve combien l’intelligence a de pouvoir ; la sagesse l’emporte toujours sur la vaillance.
- * : Littéralement : « par un regret honteux ». Pour éviter toute ambiguïté, il est plus clair de traduire les deux termes séparément.
- ** : qui est ici exclamatif et équivaut à quantus. Litt. : « quel est l’éclat de tes plumes ! »
Fable de La Fontaine :
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots le corbeau ne se sent pas de joie,
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
Le corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Il est clair que La Fontaine a suivi ici fidèlement son modèle latin, jusqu’à reprendre le motif du fromage introduit par Phèdre là où Ésope mettait en scène le vol d’un morceau de viande. Et quand le fabuliste latin insiste, comme son prédécesseur grec, sur la supériorité de l’intelligence, La Fontaine lui aussi se montre critique envers la ridicule naïveté du corbeau à laquelle il faut préférer la fourberie du renard, au point que Rousseau explique, dans l’Émile, qu’il vaut mieux ne pas mettre les fables entre les mains des élèves5. Il est d’autres fables, au contraire, où le processus de réécriture est bien plus complexe, comme dans la fable « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ».
La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf (I, 3) / Rana rupta et bos (I, 24)
Texte de Phèdre :
Inops potentem cum uult imitari perit.
In prato quondam rana conspexit bouem
et, tacta inuidia tantae magnitudinis,
rugosam inflauit pellem. Tum natos suos
interrogauit an boue esset latior.
Illi negarunt. Rursus intendit cutem
maiore nisu et simili quaesiuit modo
quis maior esset. Illi dixerunt bouem.
Nouissime indignata, dum uult ualidius
inflare sese, rupto iacuit corpore.
Traduction :
L’homme sans ressources, en voulant imiter le puissant, se perd.
Dans une prairie un jour la grenouille vit un bœuf et, prise de jalousie devant une si grande taille, elle enfla sa peau ridée. Puis elle demanda à ses petits si elle était plus grosse que le bœuf. Ils lui dirent que non. De nouveau elle tendit sa peau*** en redoublant d’efforts et demanda de la même façon qui était le plus grand. Ils répondirent que c’était le bœuf. Finalement, de dépit, en voulant s’enfler davantage, elle creva et tomba morte sur place.
- *** : Phèdre emploie d’abord le nom pelles qui désigne la peau qui enveloppe le corps, puis le nom cutis qui désigne le tissu vivant de la peau. C’est ce dernier terme qui est employé dans l’expression devenue proverbiale Intus et in cute dans laquelle vous aurez peut-être reconnu l’épigraphe qui scelle le pacte autobiographique des Confessions : Rousseau a emprunté cette expression à Perse qui l’emploie dans une satire contre la paresse des jeunes gens : Ego te intus et in cute noui (III, 30).
Fable de La Fontaine :
Une grenouille vit un bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse s’étend, et s’enfle, et se travaille
Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant : « Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n’y suis-je point encore ?
– Nenni. – M’y voici donc ? – Point du tout. – M’y voilà ?
– Vous n’en approchez point. » La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.
La Fontaine reprend un récit familier des Latins puisqu’on le trouve sous la plume d’Horace dans les Satires mais aussi sous la forme d’une allusion dans la bouche de Trimalcion, mis en scène par Pétrone dans le Satiricon (ch. LXXIV), qui reproche à sa femme de s’enfler comme la grenouille de la fable. Dans les deux cas, la critique s’adresse à une personne bien identifiée, alors que la fable de Phèdre a une toute autre portée puisque la satire vise les pauvres qui cherchent à imiter les puissants.
Si La Fontaine a repris la morale du fabuliste latin, en revanche c’est bien d’Horace qu’il s’inspire pour rendre la scène vivante car, comme chez le satiriste, on assiste au dialogue entre la mère et ses petits :
Horace, Satires, II, 3, v. 314-319
Absentis ranae pullis uituli pede pressis
Vnus ubi effugit, matri denarrat, ut ingens
Belua cognatos eliserit : illa rogare,
Quantane, num tantum, sufflans se, magna fuisset.
« Maior dimidio ». « Num tanto ? » cum magis atque
Se magis inflaret. « Non, si te ruperis, inquit,
Par eris ». Haec a te non multum abludit imago.
Adde poemata nunc, hoc est, oleum adde camino.
Traduction :
Alors que les petits d’une grenouille avaient été, en son absence, écrasés sous le pied d’un veau, le seul à s’être échappé raconte à sa mère comment un animal énorme a écrasé ses frères. Et elle de demander quelle était sa taille, et, s’enflant, s’il était gros à ce point. « Plus gros de moitié ». « Autant que ceci ? » <demanda-t-elle> alors qu’elle s’enflait de plus en plus. « Même si tu crèves, dit <le petit>, tu ne l’égaleras pas ». Ce portrait n’est pas bien différent de toi. Ajoute à cela tes poèmes, autant dire ajoute de l’huile sur le feu.
Cet exemple a permis de bien mesurer que dans une seule fable peuvent se fondre divers emprunts. Car imiter n’est point copier, c’est remanier, reprendre un texte pour le renouveler, comme l’a écrit La Fontaine dans l’Épître à Huet en 1687 :
Quelques imitateurs, sot bétail, je l’avoue,
Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue
J’en use d’autre sorte ; et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j’ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage
Mon imitation n’est point un esclavage
Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois,
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois,
Si d’ailleurs quelque endroit plein chez eux d’excellence
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l’y transporte, et veux qu’il n’ait rien d’affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d’antiquité.