Notes
[1] Ismail Kadaré, La Fille d’Agamemnon, Paris : Fayard, coll. « Littérature étrangère », traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, 2003 ; rééd. Paris : Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche Biblio », 2005. C’est cette édition qui sert ici de référence.
[2] Op. cit., p. 18.
[3] Op. cit., p. 19.
[4] Op. cit., p. 105.
[5] Op. cit., pp. 75-76.
[6] Op. cit., p. 26.
[7] Op. cit., p. 43.
[8] Voir, à ce sujet, d’une part : « Prométhée » dans Récits d’outre-temps, Paris : Stock, coll. « Bibliothèque cosmopolite », traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, 1994 ; Eschyle ou le grand perdant, édition revue et augmentée, Paris : Fayard, coll. « Littérature étrangère », traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni et Alexandre Zotos, 1995 ; et d’autre part L’Aigle, Paris : Fayard, coll. Libres, traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, 1996.
[9] Op. cit., p. 53.
[10] Op. cit., p. 57.
[11] Op. cit., p. 42.
[12] Op. cit., p. 68.
[13] Op. cit., p. 69.
[14] Op. cit., p. 72.
[15] Op. cit., p. 76.
[16] Op. cit., p. 112.
[17] Op. cit., p. 114.
[18] Op. cit., p. 120.
[19] Op. cit., p. 123.
[20] Ismail Kadaré, Le Dossier H., Paris : Fayard, coll. « Littérature étrangère », traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, 1989 ; rééd. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1991 et Paris : Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 2001.
[21] Ismail Kadaré, Le Monstre, Paris : Fayard, coll. « Littérature étrangère », traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, 1991 ; rééd. Paris : Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 1994.
Dans La Fille d’Agamemnon [1], Ismail Kadaré raconte comment une jeune femme est contrainte de renoncer à son amant. Celui-ci fait l’hypothèse que ce renoncement, imposé à Suzana par son père après que le Guide l’a désigné comme successeur, équivaut à un sacrifice ; parce qu’il lit Les Mythes grecs de Robert Graves, il fait l’hypothèse que ce sacrifice fait de Suzana le recommencement d’Iphigénie et qu’il fait de son père le recommencement d’Agamemnon, mais un recommencement ridicule dans un monde grotesque, un recommencement d’autant plus burlesque qu’il ne possède apparemment aucune justification politique et aucune signification symbolique. L’amant éconduit, le jeune homme banni de son amour, dont il faut préciser qu’il est journaliste à la Radio-Télévision albanaise et qu’il est le narrateur du roman, emprisonné dans un régime qui s’obstine à promouvoir ses exubérances et ses excès, « relit fébrilement tout ce qui se rapportait au légendaire sacrifice de la fille d’Agamemnon » [2] afin de donner un sens à cette injonction paternelle en comprenant « les raisons, plausibles ou non, qui auraient incité le chef des Grecs à accomplir ce geste funeste » [3], et même pas à vrai dire le véritable chef des Grecs lui-même, même pas Agamemnon encore mais l’ombre d’Enver Hoxha, sa pénombre qui accède lentement à la lumière, son prochain héritier de pacotille. Le narrateur perçoit d’autant plus cruellement l’inanité de ce sacrifice qu’il reçoit aussitôt une invitation pour la tribune du Premier Mai alors même qu’il n’a jamais sollicité pareil honneur et qu’il n’a pas été jugé digne d’épouser la fille du successeur : contradiction comique en quoi s’incarnent toutes les errances du régime, paradoxe drolatique par quoi s’expriment les errements du Parti et que résoudra peut-être le spectacle du Premier Mai, ce défilé des tableaux idylliques après les campagnes d’épuration qui ont resserré la mainmise du Parti sur la société, cette mascarade du printemps radieux après les grandes purges, ce carnaval du mensonge et du leurre « scandant de ses frénétiques et funestes flonflons les affres de cette folie passée » [4].
Tandis qu’il rejoint la tribune érigée sur le Grand Boulevard parmi « le brouhaha de fête […], la fanfare, les rouges calicots constellés de slogans » [5], le narrateur croise quatre personnages qui représentent quatre rapports différents au Comité central, quatre postures diverses face à la doxa du Bureau politique. D’abord il rencontre Leka B., un ancien camarade d’université, relégué parmi une troupe de théâtre amateur après avoir mis en scène « une pièce contenant pas moins de trente-deux erreurs idéologiques » [6] et dont l’attitude de repenti trop docile est contredite par la citation d’un vers d’Essenine qui n’obéit dans le contexte à aucune cohérence et à aucune logique. Puis, à mesure qu’il progresse parmi la foule qui arbore fièrement les médailles militaires et les étoiles de héros du Travail socialiste, il aperçoit G. Z. dont le comportement illustre « tout ce qu’il y a au monde de pire, de plus funeste et de plus fatal » [7] et fait de lui le recommencement d’un autre mythe, très albanais celui-là, un mythe cruel qui parle de carnage et de dévoration, la chute du Chauve dans le monde d’en bas et l’offrande de viande crue à un aigle qui le ramène dans le monde d’en haut, autre forme de sacrifice, autre sorte de victime égarée dans une variation du Prométhée enchaîné d’Eschyle qui a toujours fasciné Ismail Kadaré [8]. Plus loin, alors que s’approchant de la tribune il a la sensation de tomber à son tour dans « le noir abîme sans fond » [9], le narrateur rencontre son oncle et provoque en lui une réaction de fierté mêlée de stupeur lorsqu’il lui montre son carton d’invitation ; car cet oncle avec lequel il se dispute chaque fois qu’ils se croisent, cet oncle qui l’accuse de révisionnisme et de libéralisme et auquel il rétorque que les Albanais après la rupture avec la Chine sont devenus « les chantres de la calamité, la honte de l’univers » [10], ne peut accepter qu’un tel pourfendeur du Parti prenne place dans la tribune officielle et rejoigne le « contingent d’élus du Socialisme, sous le soleil doré de Mai, tout près des harmonies célestes » [11], à moins d’avoir trahi ses insupportables convictions, à moins d’avoir renié ses monstrueuses dérives droitières, d’avoir sacrifié ses penchants les plus naturels au sarcasme pour se hisser tout là-haut, à moins d’avoir sacrifié sa propre identité. Enfin, à chaque pas s’enfonçant davantage dans le chagrin d’avoir perdu la belle Suzana, précipité dans cette peine qui ressemble à un gouffre, le narrateur rencontre Th. D., le peintre officiel dont le statut représente lui-même un bien étrange paradoxe, tant il est « considéré simultanément comme privilégié et comme persécuté » [12], tant il est protégé par d’obscures puissances et simultanément harcelé par le Comité central, comme si la force de son immunité était exactement proportionnelle à la sévérité de la disgrâce qu’il encourt et dépendait exclusivement de quelque sortilège supérieur. Dans ce personnage qui se promène avec désinvolture, protégé par ses « expositions à l’étranger » [13] et par les suppositions divergentes qui entourent l’influence de son œuvre sur les décisions du Guide, on reconnaîtra sans peine un double d’Ismail Kadaré, un avatar ironique et insaisissable dont on ne saura jamais pourquoi il est ainsi le seul parmi tous les citoyens à bénéficier d’un régime d’exception et pourquoi il survit à ce qui aurait dû le tuer depuis le commencement, à ce qui aurait dû le jeter en prison depuis qu’il a écrit le premier mot, mais pour le narrateur aucune de ces rencontres ne permet d’expliquer la décision d’Agamemnon, aucune de ces rencontres ne permet de justifier le sacrifice d’Iphigénie, sinon à considérer que ces personnages portent en eux des contradictions insurmontables qui résultent de leur penchant naturel pour l’ambiguïté. Curieuse humanité, curieuse destinée des hommes qui survivent à proportion de leurs souffrances et de leurs divergences, d’autant plus douloureuses celles-là qu’ils approchent « du Pouvoir, de la Lumière Céleste, de l’Olympe » [14] où les dieux inaudibles ne concèdent aucune signification aux mortels.
Ce n’est certes pas le défilé du Premier Mai qui donnera une interprétation acceptable du sacrifice de Suzana et, tout bien considéré, cette grand-messe des Travailleurs, à mi-chemin de la procession laïque et de la danse macabre, n’est rien d’autre dans ce monde à bout de souffle qu’un écran multicolore de slogans et de fleurs qui dissimulent le vide de la pensée. Le narrateur, s’il veut assimiler son chagrin, c’est-à-dire continuer son amour et rester fidèle à lui-même, doit puiser dans son imagination pour donner du sens à ce sacrifice politique, il doit fabriquer des analogies pour affronter la réalité, il doit trouver sa propre interprétation des mythes pour aller au-delà du simulacre. Un glissement s’opère alors par lequel le défilé du Premier Mai recommence le sacrifice d’Iphigénie : « Deux mille huit cents ans auparavant, tout comme aujourd’hui, de grandes foules pareilles à celles qui faisaient mouvement vers les tribunes convergeaient vers l’autel peut-être revêtu lui aussi de rouge » [15] ; et, tandis qu’il se demande si le conseiller du père de Suzana a joué le rôle de Calchas ou si c’est le successeur lui-même qui a été l’instigateur de ce meurtre symbolique, le narrateur a l’intuition, d’abord très vague et très confuse, que cette injonction politique concerne la raison d’État et la sûreté nationale. Non pas Suzana elle-même ni son amant ni aucun des citoyens de l’Albanie qui assistent à cette « ronde diabolique » [16], mais quelque chose qui les traverse et qui va beaucoup plus loin qu’eux : une leçon de choses, une démonstration par l’absurde où l’ordre donné à la jeune femme par son père répète le refus de Staline d’échanger son fils contre le maréchal Paulus afin que « plus rien ne s’oppos[e] au triomphe du crime » [17]. Le sacrifice de Suzana n’exige pas une exécution sanglante, ne requiert pas une mise à mort spectaculaire. Non : c’est un acte très simple qui repose sur un calcul monstrueux, une arithmétique mentale par laquelle « un sacrifice digne de figurer parmi les plus meurtriers » [18] promet un surcroît de terreur. Le sacrifice de Suzana est exemplaire. Par l’abrogation brutale de ses sentiments, par la révocation cynique de ses désirs, Agamemnon permet que se déclare une autre guerre de Troie, plus insidieuse et plus sournoise, une autre guerre mentale qui prône le « dessèchement de la vie » [19] pour asservir le peuple, une autre guerre sentimentale qui rééduque les esprits pour annuler tout espoir et toute joie.
Comme dans Le Dossier H.[20] et comme dans Le Monstre [21], Ismail Kadaré utilise la plasticité des mythes pour élaborer du sens précisément là où le pouvoir se maintient en substituant des passions tristes aux significations. À la logique impénétrable des régimes totalitaires il oppose la souplesse de la littérature en montrant combien tout sacrifice est la répétition d’un sacrifice primordial et combien tout meurtre est la réitération d’un meurtre ancestral. Pour lui, les mythes ne constituent pas des mécanismes ou des processus qui servent la réflexion et nourrissent l’écriture en relayant l’inspiration : Agamemnon et Iphigénie sont des êtres vivants, revenus dans le monde sous d’autres noms pour recommencer l’humanité dans ce qu’elle a de plus intense, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de plus tragique et de plus émouvant.