Goethe à Ségeste Le journal d'un illustre voyageur

Humaniste cultivé, Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) parcourt l’Italie de 1786 à 1788 et tient un journal de son voyage. Venant de Naples, il débarque à Palerme le 2 avril 1787, après une traversée houleuse - il a le mal de mer – qui a duré quatre jours. Son séjour en Sicile lui laissera de fortes impressions : « On ne peut se faire aucune idée de l’Italie sans la Sicile. C’est ici que se trouve la clef de tout » (15 avril 1787). 

Alcamo, mercredi 17 avril 1787 
[...]
Nous voici maintenant à Alcamo, petite ville propre et tranquille, dont l’auberge bien tenue doit être recommandée comme un bel établissement, d’où l’on peut commodément visiter le temple de Ségeste, dont la situation est écartée et solitaire. 

Alcamo, jeudi 19 avril 1787
Cette paisible petite ville de montagne nous charme et nous attire, et nous avons résolu d’y passer tout le jour. [...]
La position d’Alcamo est admirable, sur la hauteur, à quelque distance du golfe. La grandeur du paysage nous attirait : de hauts rochers, de profondes vallées, mais de l’espace et de la diversité. Derrière Montréal, on pénètre dans une belle et double vallée, au milieu de laquelle s’avance encore une arête rocheuse. Les champs fertiles déploient leur calme verdure, tandis qu’au bord du large chemin, les touffes d’arbustes et de buissons sauvages brillent de fleurs luxuriantes ; le baguenaudier est tout jaune de fleurs papillonnées ; pas une feuille verte ne se montre ; les buissons d’aubépine se touchent l’un l’autre ; les aloès lèvent la tête et annoncent la floraison ; de riches tapis de trèfle amarante, l’ophrys-mouche, la rose des Alpes, la jacinthe aux cloches fermées, la bourrache, l’ail, l’asphodèle. L’eau qui descend de Ségeste apporte avec les cailloux calcaires beaucoup de pierre cornée en galets. Ils sont très-compactes, bleu foncé, rouges, jaunes, bruns, des nuances les plus diverses.

Ségeste, vendredi 20 avril 1787
Le temple de Ségeste n’a jamais été achevé, et l’on n’a jamais égalisé la place qui l’entoure ; on s’est borné à aplanir le contour où les colonnes devaient être érigées, car, aujourd’hui encore, les degrés sont en quelques endroits enfoncés de neuf ou dix pieds en terre, et il n’y a point de colline aux environs, d’où les pierres et la terre auraient pu descendre. D’ailleurs les pierres sont couchées dans leur position la plus naturelle, et l’on ne trouve aucunes ruines. 
Les colonnes sont toutes debout. Deux, qui étaient tombées, ont été relevées récemment. Les colonnes devaient-elles avoir des socles ? C’est là une chose difficile à décider et qui ne peut être rendue claire sans dessin. Tantôt il semble que la colonne repose sur la quatrième marche, mais il faut alors redescendre d’une marche pour entrer dans le temple ; tantôt la marche supérieure est coupée, et il semble alors que les colonnes aient une base ; tantôt ces intervalles sont remplis, et nous rentrons dans le premier cas. C’est aux architectes à déterminer la chose plus exactement.
Les faces latérales ont douze colonnes sans celles des angles ; les faces antérieure et postérieure, six avec les colonnes angulaires. Les saillies au moyen desquelles on transporte les pierres ne sont pas coupées aux marches du temple : preuve que le temple n’a pas été achevé. Mais le sol en présente la plus forte preuve : sur les côtés il est couvert de dalles en quelques endroits, tandis que, dans le milieu, la roche calcaire brute est plus haute que le niveau de la partie dallée ; il ne peut donc jamais avoir été revêtu de dalles. On ne voit non plus aucune trace de salle intérieure. Il est plus manifeste encore que le temple n’a jamais été enduit de stuc, et l’on peut supposer que c’était l’intention de l’architecte. Les trapèzes des chapiteaux offrent des saillies auxquelles le stuc devait peut-être s’appliquer. Le tout est bâti d’une pierre calcaire analogue au travertin, et maintenant très-rongé. La restauration de 1781 a fait beaucoup de bien à l’édifice. La coupe qui unit les parties est simple, mais belle. Je n’ai pu trouver les grandes pierres dont parle Riedesel : on les a peut-être employées pour la restauration des colonnes.

 

ségeste gore
Temple de Cérès à Ségeste, gravure attribuée à Charles Gore (1729-1807). © Wikimedia Commons

La position du temple est remarquable : à l’extrémité supérieure d’une longue et large vallée, sur une colline isolée et pourtant entourée de rochers, il domine au loin de vastes campagnes, mais il n’a qu’une échappée sur la mer. La contrée offre l’image immobile d’une triste fertilité ; tout est cultivé, et l’on ne voit d’habitation presque nulle part. D’innombrables papillons voltigeaient sur des chardons fleuris. Du fenouil sauvage, haut de huit ou neuf pieds, et desséché, restait encore de l’année précédente en grande abondance et dans un ordre apparent, en sorte qu’on aurait pu le prendre pour les alignements d’une pépinière. Le vent murmurait dans les colonnes comme dans un bois, et les oiseaux de proie planaient sur l’entablement en poussant des cris. 
La fatigue que nous avons essuyée à parcourir les ruines non apparentes d’un théâtre nous a ôté l’envie de visiter celles de la ville. Au pied du temple se trouvent de grands fragments de pierre cornée, et le chemin d’Alcamo est mêlé d’une infinité de ces galets. Une partie se réduit en terre siliceuse, qui rend ce sol plus léger. J’ai observé sur le fenouil vert la différence des feuilles inférieures et supérieures, et pourtant c’est toujours le même organe, qui passe de la simplicité à la diversité. On se livre ici au sarclage avec assiduité ; les cultivateurs parcourent toute la campagne comme dans une battue. On voit aussi des insectes. À Palerme, je n’avais observé que des vers luisants. Les sangsues, les limaces, les lézards, n’ont pas de plus belles couleurs que les nôtres ; ils ne sont même que grisâtres. 

Goethe, Voyages en Suisse et en Italie, IX (traduction Jacques Porchat, 1862).
 

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