Chateaubriand sur l' Acropole d'Athènes « J’ai vu, du haut de l’ Acropoles, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette... »

Parti en juillet 1806, François-René de Chateaubriand (1768-1848) traverse l’Italie, la Grèce, la Turquie, la Palestine et l’Égypte en 105 jours de voyage. Écrites et retravaillées de 1807 à 1810, les notes recueillies tout au long du voyage nourrissent son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811).
En Grèce, alors sous domination ottomane, Chateaubriand visite Athènes et le Parthénon en compagnie du vice-consul de France, féru d’antiquités, Louis-François-Sébastien Fauvel. Il évoque au passage la manière dont l’Anglais Lord Elgin a « ravagé » le Parthénon en arrachant l’essentiel de la frise, des frontons et des métopes du temple pour les transférer à Londres en 1801-1802. On sait qu’aujourd’hui encore la Grèce réclame - en vain - la restitution de ces chefs-d’œuvre de la sculpture grecque. Rappelons au passage que la France détient aussi quelques fragments du Parthénon, exposés au Louvre, dont la Xe métope sud, achetée aux autorités ottomanes par Fauvel en 1788.

Le lendemain 24, à quatre heures et demie du matin, nous montâmes à la citadelle ; son sommet est environné de murs, moitié antiques, moitié modernes ; d’autres murs circulaient autrefois autour de sa base. Dans l’espace que renferment ces murs se trouvent d’abord les restes des Propylées et les débris du temple de la Victoire. Derrière les Propylées, à gauche, vers la ville, on voit ensuite le Pandroséum et le double temple de Neptune Érechthée et de Minerve Polias ; enfin, sur le point le plus éminent de l’Acropolis s’élève le temple de Minerve ; le reste de l’espace est obstrué par les décombres des bâtiments anciens et nouveaux, et par les tentes, les armes et les baraques des Turcs. 
Le rocher de la citadelle peut avoir à son sommet huit cents pieds de long sur quatre cents de large ; sa forme est à peu près celle d’un ovale dont l’ellipse irait en se rétrécissant du côté du mont Hymette : on dirait un piédestal taillé tout exprès pour porter les magnifiques édifices qui le couronnaient. 
Je n’entrerai point dans la description particulière de chaque monument : je renvoie le lecteur aux ouvrages que j’ai si souvent cités ; et, sans répéter ici ce que chacun peut trouver ailleurs, je me contenterai de quelques réflexions générales. 
La première chose qui vous frappe dans les monuments d’Athènes, c’est la belle couleur de ces monuments. Dans nos climats, sous une atmosphère chargée de fumée et de pluie, la pierre du blanc le plus pur devient bientôt noire ou verdâtre. Le ciel clair et le soleil brillant de la Grèce répandent seulement sur le marbre de Paros du Pentélique une teinte dorée semblable à celle des épis mûrs ou des feuilles en automne. 
La justesse, l’harmonie et la simplicité des proportions attirent ensuite votre admiration. On ne voit point ordre sur ordre, colonne sur colonne, dôme sur dôme. Le temple de Minerve, par exemple, est ou plutôt était un simple parallélogramme allongé, orné d’un péristyle, d’un pronaos ou portique, et élevé sur trois marches ou degrés qui régnaient tout autour. Ce pronaos occupait à peu près le tiers de la longueur totale de l’édifice ; l’intérieur du temple se divisait en deux nefs séparées par un mur, et qui ne recevaient le jour que par la porte : dans l’une on voyait la statue de Minerve, ouvrage de Phidias ; dans l’autre, on gardait le trésor des Athéniens. Les colonnes du péristyle et du portique reposaient immédiatement sur les degrés du temple ; elles étaient sans base, cannelées et d’ordre dorique ; elles avaient quarante-deux pieds de hauteur et dix-sept et demi de tour près du sol ; l’entrecolonnement était de sept pieds quatre pouces, et le monument avait deux cent dix-huit pieds de long et quatre-vingt-dix-huit et demi de large. 
Les triglyphes de l’ordre dorique marquaient la frise du péristyle : des métopes ou petits tableaux de marbre à coulisse séparaient entre eux les triglyphes. Phidias ou ses élèves avaient sculpté sur ces métopes le combat des Centaures et des Lapithes. Le haut du plein mur du temple, ou la frise de la cella, était décoré d’un autre bas-relief représentant peut-être la fête des Panathénées. Des morceaux de sculpture excellents, mais du siècle d’Adrien, époque du renouvellement de l’art, occupaient les deux frontons du temple. Les offrandes votives, ainsi que les boucliers enlevés à l’ennemi dans le cours de la guerre Médique, étaient suspendus en dehors de l’édifice : on voit encore la marque circulaire que les derniers ont imprimée sur l’architrave du fronton qui regarde le mont Hymette. C’est ce qui fait présumer à M. Fauvel que l’entrée du temple pouvait bien être tournée de ce côté, contre l’opinion générale, qui place cette entrée à l’extrémité opposée. Entre ces boucliers on avait mis des inscriptions : elles étaient vraisemblablement écrites en lettres de bronze, à en juger par les marques des clous qui attachaient ces lettres. M. Fauvel pensait que ces clous avaient servi peut-être à retenir des guirlandes ; mais je l’ai ramené à mon sentiment en lui faisant remarquer la disposition régulière des trous. De pareilles marques ont suffi pour rétablir et lire l’inscription de la Maison Carrée à Nîmes. Je suis convaincu que, si les Turcs le permettaient, on pourrait aussi parvenir à déchiffrer les inscriptions du Parthénon. 
Tel était ce temple qui a passé à juste titre pour le chef-d’œuvre de l’architecture chez les anciens et chez les modernes : l’harmonie et la force de toutes ses parties se font encore remarquer dans ses ruines, car on en aurait une très fausse idée si l’on se représentait seulement un édifice agréable, mais petit, et chargé de ciselures et de festons à notre manière. Il y a toujours quelque chose de grêle dans notre architecture, quand nous visons à l’élégance ; ou de pesant, quand nous prétendons à la majesté. Voyez comme tout est calculé au Parthénon ! L’ordre est dorique, et le peu de hauteur de la colonne dans cet ordre vous donne à l’instant l’idée de la durée et de la solidité ; mais cette colonne, qui de plus est sans base, deviendrait trop lourde : Ictinus a recours à son art ; il fait la colonne cannelée, et l’élève sur des degrés : par ce moyen il introduit presque la légèreté du corinthien dans la gravité dorique. Pour tout ornement vous avez deux frontons et deux frises sculptées. La frise du péristyle se compose de petits tableaux de marbre régulièrement divisés par un triglyphe : à la vérité, chacun de ces tableaux est un chef-d’œuvre ; la frise de la cella règne comme un bandeau au haut d’un mur plein et uni : voilà tout, absolument tout. Qu’il y a loin de cette sage économie d’ornements, de cet heureux mélange de simplicité, de force et de grâce, à notre profusion de découpures en carré, en long, en rond, en losange ; à nos colonnes fluettes, guindées sur d’énormes bases, ou à nos porches ignobles et écrasés que nous appelons des portiques ! 
Il ne faut pas se dissimuler que l’architecture considérée comme art est dans son principe éminemment religieuse : elle fut inventée pour le culte de la Divinité. Les Grecs, qui avaient une multitude de dieux, ont été conduits à différents genres d’édifices, selon les idées qu’ils attachaient aux différents pouvoirs de ces dieux. Vitruve même consacre deux chapitres à ce beau sujet, et enseigne comment on doit construire les temples et les autels de Minerve, d’Hercule, de Cérès, etc. Nous, qui n’adorons qu’un seul maître de la nature, nous n’avons aussi, à proprement parler, qu’une seule architecture naturelle, l’architecture gothique. On sent tout de suite que ce genre est à nous, qu’il est original et né pour ainsi dire avec nos autels. En fait d’architecture grecque, nous ne sommes que des imitateurs plus ou moins ingénieux ; imitateurs d’un travail dont nous dénaturons le principe en transportant dans la demeure des hommes les ornements qui n’étaient que dans la maison des dieux. 
Après leur harmonie générale, leur rapport avec les lieux et les sites, et surtout leurs convenances avec les usages auxquels ils étaient destinés, ce qu’il faut admirer dans les édifices de la Grèce, c’est le fini de toutes les parties. L’objet qui n’est pas fait pour être vu y est travaillé avec autant de soin que les compositions extérieures. La jointure des blocs qui forment les colonnes du temple de Minerve est telle qu’il faut la plus grande attention pour la découvrir, et qu’elle n’a pas l’épaisseur du fil le plus délié. Afin d’atteindre à cette rare perfection, on amenait d’abord le marbre à sa plus juste coupe avec le ciseau, ensuite on faisait rouler les deux pièces l’une sur l’autre, en jetant au centre du frottement du sable et de l’eau. Les assises au moyen de ce procédé, arrivaient à un aplomb incroyable : cet aplomb dans les tronçons des colonnes était déterminé par un pivot carré de bois d’olivier. J’ai vu un de ces pivots entre les mains de M. Fauvel. 
Les rosaces, les plinthes, les moulures, les astragales, tous les détails de l’édifice offrent la même perfection ; les lignes du chapiteau et de la cannelure des colonnes du Parthénon sont si déliées qu’on serait tenté de croire que la colonne entière a passé au tour : des découpures en ivoire ne seraient pas plus délicates que les ornements ioniques du temple d’Érechthée : les cariatides du Pandroséum sont des modèles. Enfin, si après avoir vu les monuments de Rome ceux de la France m’ont paru grossiers, les monuments de Rome me semblent barbares à leur tour depuis que j’ai vu ceux de la Grèce : je n’en excepte point le Panthéon avec son fronton démesuré. La comparaison peut se faire aisément à Athènes, où l’architecture grecque est souvent placée tout auprès de l’architecture romaine. 
J’étais au surplus tombé dans l’erreur commune touchant les monuments des Grecs : je les croyais parfaits dans leur ensemble, mais je pensais qu’ils manquaient de grandeur. J’ai fait voir que le génie des architectes a donné en grandeur proportionnelle à ces monuments ce qui peut leur manquer en étendue ; et d’ailleurs Athènes est remplie d’ouvrages prodigieux. Les Athéniens, peuple si peu riche, si peu nombreux, ont remué des masses gigantesques : les pierres du Pnyx sont de véritables quartiers de rocher, les Propylées formaient un travail immense, et les dalles de marbre qui les couvraient étaient d’une dimension telle qu’on n’en a jamais vu de semblables ; la hauteur des colonnes du temple de Jupiter Olympien passe peut-être soixante pieds, et le temple entier avait un demi-mille de tour : les murs d’Athènes, en y comprenant ceux des trois ports et les longues murailles, s’étendaient sur un espace de près de neuf lieues ; les murailles qui réunissaient la ville au Pirée étaient assez larges pour que deux chars y pussent courir de front, et de cinquante en cinquante pas elles étaient flanquées de tours carrées. Les Romains n’ont jamais élevé de fortifications plus considérables. 
Par quelle fatalité ces chefs-d’œuvre de l’Antiquité, que les modernes vont admirer si loin et avec tant de fatigues, doivent-ils en partie leur destruction aux modernes ? Le Parthénon subsista dans son entier jusqu’en 1687 : les chrétiens le convertirent d’abord en église, et les Turcs, par jalousie des chrétiens, le changèrent à leur tour en mosquée. Il faut que des Vénitiens viennent, au milieu des lumières du XVIIe siècle, canonner les monuments de Périclès ; ils tirent à boulets rouges sur les Propylées et le temple de Minerve ; une bombe tombe sur ce dernier édifice, enfonce la voûte, met le feu à des barils de poudre et fait sauter en partie un édifice qui honorait moins les faux dieux des Grecs que le génie de l’homme. La ville étant prise, Morosini, dans le dessein d’embellir Venise des débris d’Athènes, veut descendre les statues du fronton du Parthénon, et les brise. Un autre moderne vient d’achever, par amour des arts, la destruction que les Vénitiens avaient commencée. 
J’ai souvent eu l’occasion de parler de Lord Elgin dans cet Itinéraire : on lui doit, comme je l’ai dit, la connaissance plus parfaite du Pnyx et du tombeau d’Agamemnon ; il entretient encore en Grèce un Italien chargé de diriger des fouilles, et qui découvrit, comme j’étais à Athènes, des antiques que je n’ai point vues. Mais Lord Elgin a perdu le mérite de ses louables entreprises en ravageant le Parthénon. Il a voulu faire enlever les bas-reliefs de la frise : pour y parvenir, des ouvriers turcs ont d’abord brisé l’architrave et jeté en bas des chapiteaux ; ensuite, au lieu de faire sortir les métopes par leurs coulisses, les barbares ont trouvé plus court de rompre la corniche. Au temple d’Érechthée, on a pris la colonne angulaire ; de sorte qu’il faut soutenir aujourd’hui avec une pile de pierres l’entablement entier qui menace ruine.

Les Anglais qui ont visité Athènes depuis le passage de Lord Elgin ont eux-mêmes déploré ces funestes effets d’un amour des arts peu réfléchi. On prétend que Lord Elgin a dit pour excuse qu’il n’avait fait que nous imiter. Il est vrai que les Français ont enlevé à l’Italie ses statues et ses tableaux, mais ils n’ont point mutilé les temples pour en arracher les bas-reliefs ; ils ont seulement suivi l’exemple des Romains, qui dépouillèrent la Grèce des chefs-d’œuvre de la peinture et de la statuaire. Les monuments d’Athènes, arrachés aux lieux pour lesquels ils étaient faits, perdront non seulement une partie de leur beauté relative, mais ils diminueront matériellement de beauté. Ce n’est que la lumière qui fait ressortir la délicatesse de certaines lignes et de certaines couleurs : or, cette lumière venant à manquer sous le ciel de l’Angleterre, ces lignes et ces couleurs disparaîtront ou resteront cachées. Au reste, j’avouerai que l’intérêt de la France, la gloire de notre patrie et mille autres raisons pouvaient demander la transplantation des monuments conquis par nos armes ; mais les beaux-arts eux-mêmes, comme étant du parti des vaincus et au nombre des captifs, ont peut-être le droit de s’en affliger.

Nous employâmes la matinée entière à visiter la citadelle. Les Turcs avaient autrefois accolé le minaret d’une mosquée au portique du Parthénon. Nous montâmes par l’escalier à moitié détruit de ce minaret ; nous nous assîmes sur une partie brisée de la frise du temple, et nous promenâmes nos regards autour de nous. Nous avions le mont Hymette à l’est, le Pentélique au nord, le Parnès au nord-ouest, les monts Icare, Cordyalus ou Oegalée à l’ouest, et par-dessus le premier on apercevait la cime du Cithéron ; au sud-ouest et au midi on voyait la mer, le Pirée, les côtes de Salamine, d’Égine, d’Épidaure, et la citadelle de Corinthe.

Au-dessous de nous, dans le bassin dont je viens de décrire la circonférence, on distinguait les collines et la plupart des monuments d’Athènes ; au sud-ouest, la colline du Musée avec le tombeau de Philopappus ; à l’ouest, les rochers de l’Aréopage, du Pnyx et du Lycabettus ; au nord, le petit mont Anchesme, et à l’est les hauteurs qui dominent le Stade. Au pied même de la citadelle, on voyait les débris du théâtre de Bacchus et d’Hérode Atticus. À la gauche de ces débris venaient les grandes colonnes isolées du temple de Jupiter Olympien ; plus loin encore, en tirant vers le nord-est, on apercevait l’enceinte du Lycée, le cours de l’Ilissus, le Stade et un temple de Diane ou de Cérès. Dans la partie de l’ouest et du nord-ouest, vers le grand bois d’oliviers, M. Fauvel me montrait la place du Céramique extérieur, de l’Académie et de son chemin bordé de tombeaux. Enfin, dans la vallée formée par l’Anchesme et la citadelle, on découvrait la ville moderne.

Il faut maintenant se figurer tout cet espace tantôt nu et couvert d’une bruyère jaune, tantôt coupé par des bouquets d’oliviers, par des carrés d’orge, par des sillons de vignes ; il faut se représenter des fûts de colonne et des bouts de ruines anciennes et modernes sortant du milieu de ces cultures ; des murs blanchis et des clôtures de jardins traversant les champs : il faut répandre dans la campagne des Albanaises qui tirent de l’eau ou qui lavent à des puits les robes des Turcs ; des paysans qui vont et viennent, conduisant des ânes ou portant sur leur dos des provisions à la ville ; il faut supposer toutes ces montagnes dont les noms sont si beaux, toutes ces ruines si célèbres, toutes ces îles, toutes ces mers non moins fameuses éclairées d’une lumière éclatante. J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette ; les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles ; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu.

Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d’Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l’ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d’Œdipe, de Philoctète et d’Hécabe ; nous aurions pu ouïr les applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre oreille. À peine quelques cris échappés à une populace esclave sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d’un peuple libre. Je me disais, pour me consoler, ce qu’il faut se dire sans cesse : Tout passe, tout finit dans ce monde. Où sont allés les génies divins qui élevèrent le temple sur les débris duquel j’étais assis ? Ce soleil, qui peut-être éclairait les derniers soupirs de la pauvre fille de Mégare, avait vu mourir la brillante Aspasie. Ce tableau de l’Attique, ce spectacle que je contemplais, avait été contemplé par des yeux fermés depuis deux mille ans. Je passerai à mon tour : d’autres hommes aussi fugitifs que moi viendront faire les mêmes réflexions sur les mêmes ruines. Notre vie et notre cœur sont entre les mains de Dieu : laissons-le donc disposer de l’une comme de l’autre.

Je pris en descendant de la citadelle un morceau de marbre du Parthénon ; j’avais aussi recueilli un fragment de la pierre du tombeau d’Agamemnon ; et depuis j’ai toujours dérobé quelque chose aux monuments sur lesquels j’ai passé. Ce ne sont pas d’aussi beaux souvenirs de mes voyages que ceux qu’ont emportés M. de Choiseul et Lord Elgin, mais ils me suffisent. Je conserve aussi soigneusement de petites marques d’amitié que j’ai reçues de mes hôtes, entre autres un étui d’os que me donna le père Munoz à Jaffa. Quand je revois ces bagatelles, je me retrace sur-le-champ mes courses et mes aventures. Je me dis : " J’étais là, telle chose m’advint. " Ulysse retourna chez lui avec de grands coffres pleins des riches dons que lui avaient faits les Phéaciens ; je suis rentré dans mes foyers avec une douzaine de pierres de Sparte, d’Athènes, d’Argos, de Corinthe, trois ou quatre petites têtes en terre cuite que je tiens de M. Fauvel, des chapelets, une bouteille d’eau du Jourdain, une autre de la mer Morte, quelques roseaux du Nil, un marbre de Carthage et un plâtre moulé de l’Alhambra. J’ai dépensé cinquante mille francs sur ma route et laissé en présent mon linge et mes armes. Pour peu que mon voyage se fût prolongé, je serais revenu à pied, avec un bâton blanc. Malheureusement, je n’aurais pas trouvé en arrivant un bon frère qui m’eût dit comme le vieillard des Mille et une Nuits : "Mon frère, voilà mille sequins, achetez des chameaux, et ne voyagez plus."

François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Première partie, « Voyage en Grèce »

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