Nathaniel Hawthorne,
Le Livre des merveilles, contes pour les enfants tirés de la mythologie, volume 1,
traduit de l'anglais par Léonce Rabillon (1858), histoire 4, « Les trois pommes d’or »
Nathaniel Hawthorne (1804 - 1864) est un célèbre écrivain américain, auteur de nouvelles et de romans. En 1851, il publie A Wonder-Book for Girls and Boys (« Un livre-merveille pour filles et garçons ») : une collection de six courtes histoires inspirées de grands mythes grecs. Un nouveau livre, paru en 1853 sous le titre Tanglewood Tales for Boys and Girls, another wonder-book, comporte six nouveaux récits mythologiques. L’ensemble est traduit en français sous le titre de "premier" et "second" Livres des Merveilles.
Après cette rude épreuve, Hercule continua sa course et débarqua en Égypte, où il fut fait prisonnier. Il aurait été mis à mort s’il n’avait tué le roi et brisé ses fers. Ayant franchi les déserts de l’Afrique et marché aussi rapidement que possible, il parvint enfin aux rives du grand Océan ; et là, à moins de poursuivre sa route sur la crête des vagues, il semblait qu’il eût atteint le terme de son voyage.
Devant lui, rien que le tumulte et l’immensité des flots. Tout à coup, en tournant les yeux vers l’horizon, il aperçut, à une grande distance, un objet qui ne l’avait pas frappé quelques instants auparavant. Cet objet répandait un éclat presque égal à celui du soleil au moment où il se lève. Il semblait s’approcher de plus en plus ; car, à chaque minute, il apparaissait plus lumineux. Bientôt il fut si près qu’Hercule reconnut distinctement que c’était une coupe immense d’or ou de cuivre bruni. Comment cette coupe flottait-elle sur la mer ? Je ne saurais trop vous le dire. En tout cas, elle était là, roulant sur les flots tumultueux, ballottée dans tous les sens, battue par des montagnes d’écume, mais sans jamais disparaître.
- J’ai vu bien des géants dans ma vie, pensa Hercule, mais aucun qui eût l’idée de boire son vin dans une coupe de pareille dimension !
Et certes, pour une coupe, elle était bien vaste, si vaste que je suis vraiment effrayé des proportions que j’ai à vous dire. Bref, pour ne pas exagérer, elle était dix fois plus large qu’une grande roue de moulin ; et, bien que toute en métal, elle flottait sur les vagues écumantes plus légèrement que la cupule d’un gland sur l’onde paisible d’un ruisseau. En voguant, elle vint effleurer le rivage, à peu de distance de l’endroit où Hercule était alors.
Il comprit immédiatement ce qu’il avait à faire, car il n’avait pas traversé tant d’événements remarquables sans apprendre à se conduire dans toutes les circonstances, même en dehors de la règle commune. Il était clair comme le jour que cette coupe merveilleuse avait été jetée sur les flots par une puissance invisible et poussée dans cette direction pour le transporter au jardin des Hespérides. En conséquence, sans perdre un instant, il enjamba les bords de la coupe et se laissa glisser au fond, où, étendant sa peau de lion, il se disposa à prendre un peu de repos : il en avait à peine eu le temps depuis qu’il avait adressé ses adieux aux jeunes filles. Les vagues battaient les flancs de ce nouvel esquif, dont elles tiraient des sons agréables. Elles le berçaient si doucement que notre héros, cédant à cette douce influence, ne tarda pas à s’endormir profondément.
Il est probable qu’il dormait depuis longtemps, lorsque la coupe se heurta aux flancs d’un rocher, ce qui la fit résonner avec cent fois plus de bruit que n’en fit jamais la plus grosse cloche d’église. Hercule, aussitôt réveillé, se mit à regarder autour de lui pour savoir où il se trouvait. Il reconnut bientôt que la coupe avait fait une longue navigation et était près d’aborder à une terre qu’il jugea devoir être une île. Et sur cette île, devinez ce qu’il y avait : je vous le donne en cinquante mille et vous ne le devinerez pas. Jamais notre voyageur n’avait contemplé rien d’aussi extraordinaire dans ses expéditions aventureuses, quelles qu’aient été les merveilles qu’elles lui avaient offertes. C’était encore plus prodigieux que l’hydre aux têtes renaissantes, plus étonnant que l’homme aux six jambes, plus fort qu’Antée, plus incroyable que tout ce qui fut jamais vu par les explorateurs et que tout ce qui leur reste à voir. C’était un géant !
Mais quel immense géant ! aussi haut qu’une montagne et si énorme que les nuages lui faisaient une ceinture, formaient autour de son menton une barbe vaporeuse et, flottant devant ses larges paupières, l’empêchaient de voir Hercule. Mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus incroyable... c’est qu’il dressait en l’air ses deux mains immenses et qu’Hercule put distinguer, à travers les nuages, que le ciel reposait sur sa tête. Ceci est vraiment trop fort pour notre intelligence.
Cependant la coupe flottait toujours et s’approchait de la terre. La brise vint justement alors dissiper les nuages qui voilaient la figure du géant et notre héros put contempler ses traits. Des yeux aussi larges que le lac de la vallée, un nez et une bouche de plus d’une demi-lieue de longueur ; c’était une apparition à vous remplir d’épouvante. Mais l’abattement et la fatigue se peignaient sur ce vaste visage, comme de nos jours sur la figure de certaines gens qui succombent sous le poids écrasant des affaires. Le ciel était à cet immense géant ce que les soucis de la terre sont à ceux qui s’en laissent surcharger : car, toutes les fois que les hommes font des entreprises au-dessus de leurs forces, ils doivent s’attendre précisément au sort de cet infortuné.
Pauvre géant ! Il y avait sans doute bien des années qu’il était dans cette situation. Une antique forêt avait eu le temps de croître et de disparaître depuis lors. Des chênes de six ou sept cents ans s’étaient reproduits et s’étaient frayé un passage entre les doigts de ses pieds.
Il abaissa ses regards des hauteurs où il était placé et, apercevant Hercule, fit éclater une voix retentissante, qu’on eût prise pour le bruit du tonnerre éclatant au sein des nuages dont sa tête était couronnée.
- Qui es-tu, là-bas, toi que je vois à mes pieds ? D’où viens-tu avec cette petite coupe ?
- Je suis Hercule ! répondit le héros d’une voix vibrante, et je cherche le jardin des Hespérides.
- Oh ! oh ! oh ! mugit le géant, en poussant un immense éclat de rire. Voici, ma foi, une aventure qu’il n’est point très sage de tenter !
- Et pourquoi pas ? s’écria Hercule d’un ton piqué. Penses-tu que j’aie peur du dragon aux cent têtes ?
Au même instant, des nuages noirs s’amoncellent autour de la ceinture du géant et déchaînent une bourrasque épouvantable, mêlée de tonnerre et d’éclairs, dont le fracas empêche Hercule d’entendre la réponse du colosse. On ne voyait plus, au milieu de l’obscurité, que les jambes démesurées du géant et seulement, par intervalles, quelques lignes de son corps revêtu d’un manteau de brouillards. Il semblait parler sans interruption ; mais sa voix rude et caverneuse se confondait avec les éclats de la foudre et se perdait, comme eux, en roulant sur le sommet des montagnes. Ainsi, en parlant hors de propos, l’insensé dépensait vainement une force incalculable et la voix de la tempête était tout aussi intelligible que la sienne.
L’ouragan se dissipa aussi soudainement qu’il s’était formé et l’on revit de nouveau le ciel bleu, les bras qui le soutenaient, les rayons du soleil inondant les vastes épaules du géant, qui se découpaient sur un fond sombre et orageux. Sa tête se dressait tellement au-dessus des nuages que pas une goutte d’eau n’avait humecté sa chevelure.
À la vue d’Hercule toujours debout sur le rivage, il lui cria de nouveau :
- Et moi, je suis Atlas, le plus grand géant du monde ! C’est moi qui soutiens le ciel sur ma tête.
- Je le vois bien, répondit Hercule ; mais peux-tu m’enseigner la route qui mène au jardin des Hespérides ?
- Que veux-tu y faire ?
- Je veux y cueillir trois pommes d’or pour le roi mon cousin.
- Il n’y a que moi qui puisse aller au jardin des Hespérides et cueillir les pommes d’or. Si ce n’était cette petite besogne de supporter le ciel, je ferais bien une demi-douzaine d’enjambées à travers la mer et je te les procurerais.
- Tu es bien bon et je te remercie ; mais ne peux-tu déposer ton fardeau sur une montagne ?
- Aucune d’elles n’est assez élevée, dit Atlas en secouant la tête ; mais, en te tenant sur le sommet de celle qui est la plus proche de moi, ton front serait à peu près de niveau avec le mien. Tu me fais l’effet d’un gaillard passablement robuste et que dirais-tu si je te proposais de prendre ce fardeau sur tes épaules, pendant que j’irais faire ta commission ?
Hercule, ainsi que vous vous le rappelez, était un homme d’une force extraordinaire et si l’on pouvait rencontrer quelque mortel capable d’un tel effort, assurément c’était lui. Néanmoins cette œuvre lui sembla si difficile qu’il hésita pour la première fois de sa vie.
- Le ciel est-il bien lourd ? demanda-t-il.
- Pas trop, dans le commencement, répondit Atlas en faisant un petit mouvement d’épaules ; mais après un millier d’années, c’est un poids assez considérable.
- Et combien de temps te faut-il pour aller chercher les pommes d’or ?
- Oh ! quelques moments : je ferai des pas de trois ou quatre cents lieues. L’aller et le retour me prendront moins de temps qu’il n’en faudra pour que tes épaules se fatiguent.
- Dans ce cas, répondit Hercule, je vais gravir la montagne qui est derrière toi et te soulager un peu.
Notre héros avait naturellement un grand cœur et considérait qu’il allait rendre service au géant en lui procurant l’occasion d’une petite promenade. En outre, il pensait qu’il augmenterait encore sa renommée s’il pouvait ajouter à ses fameux exploits celui d’avoir soutenu le monde, ce qui était encore plus glorieux que de vaincre simplement un dragon à cent têtes. Et, sans plus attendre, le ciel fut enlevé des épaules du géant pour passer sur les siennes.
Le premier mouvement d’Atlas fut de se délier les membres. Il arracha lentement ses pieds, l’un après l’autre, de la forêt qui avait poussé autour d’eux. Puis il se mit à gambader, à sauter de joie, en se voyant en liberté : il bondissait à une hauteur prodigieuse et retombait sur le sol en causant à la terre une secousse effroyable, tandis que l’écho répétait au loin ses cris joyeux et ses rires qui retentissaient comme les éclats du tonnerre. Après avoir donné libre cours à sa gaieté, il s’avança dans la mer. Quatre lieues, au premier pas, le mirent dans l’eau jusqu’à mi-jambe ; quatre, au deuxième, l’y enfoncèrent à peu près au-dessous du genou ; et quatre lieues plus loin, il en avait presque jusqu’à la ceinture. Il se trouvait alors au plus profond de l’Océan.
Hercule suivait de l’œil la marche de son messager. Rien n’était plus merveilleux à voir que cette forme humaine, à plus de douze lieues de distance, à moitié plongée dans l’eau, et encore aussi grande, aussi vaporeuse et aussi bleue qu’une montagne à l’horizon. Enfin, le colosse disparut entièrement. Notre héros commença dès lors à s’inquiéter ; car si le géant allait se noyer ou s’il lui advenait d’être mordu mortellement par le dragon aux cent têtes, gardien des pommes d’or du jardin des Hespérides, comment pourrait-il jamais se débarrasser du ciel ?… Tandis qu’il se livrait à ces réflexions, le fardeau s’appesantissait sur ses épaules.
- J’ai pitié de ce malheureux, pensait-il. Si je me sens accablé au bout de dix minutes, dans quel état doit-il être, lui qui soutient le ciel depuis des milliers d’années ?
Chers enfants, vous ne pouvez pas vous faire une idée du poids de ce ciel d’azur qui semble si léger au-dessus de nous ; sans compter les tempêtes, et les ardeurs du soleil, et les nuages tantôt humides, tantôt glacés, qui se succèdent tour à tour. Croyez-vous qu’Hercule était à son aise ? Il craignait de plus en plus que le géant ne revienne pas. Il dirigea un regard attentif sur le monde et s’avoua en lui-même qu’il valait beaucoup mieux pour son propre bonheur être un modeste berger, au pied d’une montagne, que de rester debout sur la cime et d’y supporter le firmament et son immensité. Vous comprendrez, en effet, que le robuste délégué d’Atlas avait assumé sur sa tête et sur ses épaules une responsabilité proportionnée à la pesanteur de son fardeau. Qu’arriverait-il s’il n’observait pas une complète immobilité ? S’il ne tenait pas le ciel en parfait équilibre, le soleil se trouverait peut-être dérangé de la place qu’il occupe ; bon nombre de constellations pourraient perdre leur centre de gravité et s’échapper en pluie de feu sur la tête des humains. Hélas ! quelle honte pour lui si, par sa maladresse, le ciel se mettait à craquer et à montrer une large fissure !
J’ignore combien de temps s’écoula depuis l’heure où il avait pris la place du géant jusqu’à celle où il aperçut enfin l’immense figure d’Atlas qui s’avançait comme un nuage glissant à l’horizon. En approchant, le colosse étendit la main, dans laquelle Hercule put distinguer trois magnifiques pommes d’or, aussi grosses que des citrouilles, et toutes trois attachées à la branche.
- Je suis bien aise de te revoir, s’écria-t-il quand son messager fut à portée de l’entendre. Tu as donc pu te procurer les pommes d’or ?
- Certainement et je t’assure que j’ai choisi les plus belles. Oh ! quel endroit magnifique que le jardin des Hespérides ! Et le dragon aux cent têtes ! c’est une chose qui mérite d’être vue. Ma foi ! je regrette franchement que tu n’y sois pas allé.
- N’importe, reprit Hercule. Cette expédition a été pour toi une promenade agréable et tu as réussi tout aussi bien que j’aurais pu réussir moi-même. Je te remercie cordialement du service. Maintenant, comme mon pays est très loin d’ici et que je suis assez pressé, car le roi mon cousin attend les pommes d’or avec une grande impatience, veux-tu avoir la bonté de me décharger les épaules ?
- Ah ça, dit Atlas en jetant les trois fruits en l’air à une hauteur de six ou sept lieues et en les rattrapant les uns après les autres, ah ça, mon bon ami, je te trouve un peu singulier. Ne porterai-je pas cette bagatelle au roi, ton cousin, beaucoup plus promptement que toi ? Puisque Sa Majesté est si pressée de les avoir, je te promets de faire mes enjambées les plus longues. À vrai dire, je ne me soucie pas de reprendre le ciel sur mes épaules, du moins dans ce moment-ci.
En entendant ces mots, Hercule, impatienté, donna une violente secousse d’épaules. Le crépuscule commençait à se répandre sur la nature et vous auriez pu voir deux ou trois étoiles se détacher du ciel. Tous les habitants de la terre avaient les yeux tournés vers l’espace, s’attendant à une catastrophe générale.
- Mais fais donc attention ! cria Atlas avec un grand éclat de rire. Pendant les cinq derniers siècles, je n’ai pas laissé choir autant d’étoiles que toi en une minute ! Quand tu seras resté là aussi longtemps que moi, tu auras acquis de la patience.
- Quoi ! rugit Hercule devenu furieux, as-tu l’intention de me faire porter ce fardeau jusqu’à la fin des siècles ?
- Nous verrons cela plus tard. Quoi qu’il arrive, tu ne dois pas te plaindre si tu n’as à le porter que pendant cent ou peut-être mille ans. J’ai rempli cette tâche bien plus longtemps que cela, malgré de vives douleurs dans les reins. Ainsi, au bout de ce temps-là, si je me sens disposé, nous pourrons conclure de nouveaux arrangements. Tu es un homme très fort, on n’en saurait douter ; mais voici la meilleure occasion pour toi d’en fournir la preuve. La postérité parlera de toi, tu peux en être sûr.
- Je me moque bien de ce qu’elle pourra dire, s’écria Hercule en remuant de nouveau les épaules. Reprends seulement ton fardeau pour quelques minutes, en attendant que je me fasse un coussin avec ma peau de lion. Cela m’échauffe énormément et va me gêner sans nécessité pendant tant de siècles que je dois demeurer dans la même position.
- C’est trop juste, et me voilà ! répondit le géant, car il n’avait aucune raison d’en vouloir à Hercule et il n’avait d’abord agi que par égoïsme et pour se mettre à l’aise. Je suis prêt, dit-il, mais seulement pour cinq minutes. Je n’entends point passer mille autres années comme les dernières. La variété fait le charme de la vie, voilà mon opinion !
L’imbécile que ce géant avec son peu de finesse ! Il jeta les pommes d’or et reprit le ciel sur ses épaules. Hercule ramassa les trois pommes, aussi grosses que d’énormes potirons, et se remit immédiatement en marche pour retourner chez lui, sans faire la moindre attention à la voix tonnante du géant qui lui hurlait de revenir.
D’autres arbres se mirent à pousser aux pieds d’Atlas et y formèrent une épaisse forêt ; et l’on put voir grandir entre les orteils du colosse d’énormes chênes de six ou sept cents ans.
Aujourd’hui encore, le géant, toujours à la même place, supporte le poids du ciel ; ou, pour mieux dire, une montagne aussi haute que lui, et qui porte son nom, s’élève au même endroit ; et, lorsque l’aquilon gronde autour de sa cime altière, nous pouvons imaginer que ce sont les cris du géant Atlas appelant Hercule de sa voix retentissante.