Éditer au 21e siècle un texte de théâtre du 17e siècle  À propos de la nouvelle édition des Œuvres de Racine dans la Bibliothèque de la Pléiade (1999)

« Éditer Racine aujourd’hui : choix, enjeux, significations », dans Racine et / ou le classicisme (Actes du Colloque de Santa-Barbara, octobre 1999), Tübingen, Gunter Narr Verlag 2001, p. 55-71.

 

Qu’est-ce qu’éditer aujourd’hui un texte de théâtre du 17e siècle ? C’est donner à lire au lecteur, au metteur en scène et au spectateur contemporains le texte exact qu’a publié l’auteur — en l’occurrence Racine —, mais de la manière la plus lisible possible ; autrement dit, tenter de rester fidèle à l’esprit et à la lettre sans que cette fidélité entraîne quelque obscurité pour le lecteur et le spectateur cultivé (c’est-à-dire non spécialiste). La chose paraît aller de soi ; il n’en est rien pourtant, et sur le plan de l’esprit et sur le plan de la lettre pour un auteur comme Racine. D’une part, en effet, en écrivant et en publiant ses œuvres Racine n’a pas lui-même toujours été dans le même état d’esprit, comme le révèlent certains écarts entre les premières et les dernières éditions de certaines de ses œuvres : dès lors, lequel de ces deux états d’esprit reproduire ? quel Racine donner à lire ? quelle Thébaïde, par exemple, offrir au lecteur : La Thébaïde de 1664 avec ses 1656 vers ? ou celle de 1697 ramenée à 1516 vers ? D’autre part, la question se pose de savoir comment reproduire ses textes dans la mesure où depuis le 18e siècle ses éditeurs successifs ont progressivement modifié certains de leurs constituants essentiels, comme la ponctuation et les majuscules. Ce n’est pas tout. De son vivant, Racine s’est borné à publier dans ses Œuvres une part extrêmement restreinte de sa production poétique : ses douze pièces de théâtre, l’Idylle sur la Paix et les Cantiques spirituels. Que faire donc du reste, de tout ce qui constitue aujourd’hui ce que nous appelons ses « Œuvres complètes » (même limitées en ce qui nous concerne aux seules poésies) ?

C’est à cette dernière question que je commencerai à répondre. En publiant la nouvelle édition du théâtre et des poésies de Racine dans la Bibliothèque de la Pléiade, j’ai choisi, pour la première fois depuis la mort de Racine, de présenter l’ensemble de ses œuvres poétiques selon un ordre strictement chronologique et qui reproduit ces œuvres sous leur forme originale. Au lieu de placer pièces de théâtre et poésies diverses dans deux sections séparées, et de diviser la seconde en sous-sections distinguant poésies publiées du vivant de Racine, épigrammes, poésies posthumes, etc., j’ai préféré suivre le déroulement de la création littéraire racinienne en me fondant évidemment sur les dates de publication, mais aussi, dans le cas des nombreux textes que le poète n’a pas voulu publier de son vivant — poésies d’adolescence et de jeunesse, épigrammes satiriques —, sur les dates présumées de leur composition. De la sorte, on peut suivre l’évolution de la manière et de la matière — « a work in progress » — et on mesure la part dévolue à chaque genre de poésie selon les périodes de la vie de Racine. On est ainsi frappé, par exemple, que la période consacrée à la poésie dramatique est exclusive de toute autre forme d’écriture poétique (à la seule exceptions de quelques épigrammes vengeresses).

Cette présentation chronologique du corpus racinien a engagé à l’immerger, autant qu’il a été possible dans le cadre d’une telle édition, dans son contexte littéraire immédiat. Chacune des pièces de théâtre est ainsi suivie d’une section « Autour de » qui présente le ou les textes critiques qu’elle a pu susciter à sa création. Ces textes critiques se présentent sous la forme de « dissertations », comme la célèbre Dissertation sur le Grand Alexandre rédigée par Saint-Évremond ou la non moins célèbre Critique de Bérénice de l’abbé de Villars, ou sous la forme de comédies, comme La Folle Querelle ou la Critique d’Andromaque de Subligny montée par Molière sur son théâtre : tous ces textes permettent d’évaluer les enjeux des pièces concernées et la manière dont elles ont été reçues par une partie du public (non point celle qui assurait le succès, mais celle qui apportait la légitimation littéraire), et de mesurer les résistances que Racine, malgré ses triomphes et ses appuis, n’a cessé d’affronter, ainsi que la manière dont il a, selon les cas, tenu compte, ou non, de ces critiques.

Mais la conséquence la plus considérable de ce choix chronologique a été de rompre avec l’usage traditionnel qui veut qu’on établisse le texte d’un auteur à partir de la dernière édition de son œuvre parue de son vivant : concernant Racine, l’édition de 1697, publiée deux ans avant sa mort (1699), était donc restée l’édition de référence jusqu’à cette nouvelle édition de la Pléiade ; toutes les œuvres sont désormais présentées non point sous la forme définitive qu’il leur avait donnée à la fin de sa vie, mais telles qu’elles ont été créées, applaudies et donc publiées pour la première fois.

À vrai dire, un tel choix éditorial n’affecte pas tous les textes de la même manière. Pour Esther et Athalie, les différences entre la première et la dernière édition sont à peu près inexistantes : six ans seulement séparent la première édition d’Athalie de l’ultime édition des Œuvres de Racine, et celui-ci n’a pas éprouvé le besoin de faire des corrections autres que de ponctuation. Pour Phèdre, les différences sont si minimes qu’un lecteur qui connaîtrait par cœur la version définitive ne les remarquerait probablement pas ; pourtant d’une édition à l’autre, une inflexion s’est fait jour, qui n’est pas sans signification pour l’interprétation du sens même de la pièce : la Phèdre et Hippolyte de la création (1677) est devenue tout simplement Phèdre à partir de l’édition collective de 1687. Inversement, pour les premières tragédies, les différences sont considérables, particulièrement pour La Thébaïde, dont plusieurs centaines de vers ont été modifiés ou supprimés ; elles sont encore notables pour Andromaque, dont le détail des vers a été souvent modifié par Racine après la lecture des critiques d’un de ses adversaires, Subligny, qui a consacré toute une comédie, La Folle Querelle, ou la Critique d’Andromaque, à se moquer des spectateurs qui avaient admiré une pièce dont certains passages étaient jugés incompréhensibles ; surtout, le cinquième acte a été considérablement modifié en 1673 par la suppression du personnage d’Andromaque, dont la présence en scène s’interrompt depuis lors à la fin de la scène i de l’acte IV.

Autrement dit, on voit bien qu’en reproduisant jusqu’ici — c’est-à-dire durant trois siècles — la version ultime des Œuvres de Racine, on a donné à lire ses pièces de théâtre telles qu’il les a amendées au fil de leurs rééditions successives lorsqu’il érigeait le monument qu’il voulait transmettre à la postérité. Ce faisant, et par la force des choses, on a conduit les lecteurs de Racine à perdre de vue un fait essentiel : que l’on s’est conformé à l’image que Racine, à l’heure où il avait cessé d’être un auteur de théâtre en activité, à l’heure où il souhaitait même que le théâtre cesse d’être un art vivant pour devenir un pur objet de lecture, avait voulu qu’on retînt pour l’éternité. Que l’on s’est conformé, en somme, à sa propre interprétation rétrospective de son œuvre.

Prenons l’exemple le plus frappant de ce travail de retouche et de ses conséquences. Il n’est guère d’ouvrage sur Racine, depuis le 19e siècle, qui ne revienne sur la question de la fatalité tragique dans son théâtre, qu’il s’agisse de savoir si le poète a fait renaître la fatalité antique, ou s’il a intériorisé la fatalité sous la forme de l’entraînement de la passion amoureuse. Presque toujours cité, un vers d’Oreste, jugé emblématique : « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne ». Or il se trouve que ce vers ne figure sous cette forme que dans la seule édition définitive du théâtre de Racine. À la création d’Andromaque, en 1667, Oreste avouait : « Je me livre en aveugle au transport qui m’entraîne ».  Tel est le texte qu’ont entendu les spectateurs et qu’ils ont lu inchangé durant trente ans, tandis que le reste de la pièce subissait au fil des éditions successives des remaniements non négligeables. Dans l’édition de 1697, Andromaque ne faisait plus l’objet que d’une révision superficielle ; quelques vers seulement étaient retouchés, parmi lesquels celui que je viens de citer. Trente ans après le triomphe de sa tragédie, vingt ans après avoir cessé d’écrire pour le théâtre public, deux ans avant sa mort, Racine livrait à la postérité une nouvelle image d’Oreste : le héros en proie à sa fureur amoureuse, et résigné, après une vaine lutte, à s’abandonner à sa folie où qu’elle pût l’entraîner, paraissait avoir transmué sa pathologie mélancolique en puissance transcendante à laquelle il avait tenté en vain de résister.

L’enjeu d’une telle modification ? Il s’agissait pour lui — tandis que commençait à proliférer le genre du parallèle avec Corneille (mort en 1684) — de donner, au prix d’ultimes inflexions, une forme définitive à la posture qu’il avait adoptée en 1675 en rédigeant la préface d’Iphigénie et qu’il avait confirmée deux ans plus tard en rédigeant celle de Phèdre : c’était l’ensemble de son œuvre théâtrale qui faisait de lui le seul héritier véritable des tragiques grecs et particulièrement d’Euripide, désigné comme le plus tragique des poètes. Corneille pouvait passer tant qu’on voulait pour l’un des plus grands créateurs du théâtre occidental, rival moderne des dramaturges antiques, ce que Racine lui concédait sans réticence ; il lui importait pour sa part d’être considéré non point seulement comme un très grand auteur de tragédies, ou comme l’égal de Corneille, mais comme l’unique successeur d’Euripide. Il lui importait qu’on dît de lui : le poète tragique par excellence. En retouchant son théâtre et en masquant certains de ses traits originaux, Racine inventait son propre mythe critique.

Il est vrai qu’en donnant à lire le Racine qui écrit plutôt que le Racine qui se relit et se corrige, on court le risque d’offrir un Racine imparfait, inachevé. Après tout les plus grands écrivains, comme les meilleurs vins, ne se bonifient-ils pas en vieillissant ? Si la chose est sûre pour les bons vins, elle se discute pour les écrivains. Surtout que les premières versions de La Thébaïde, d’Andromaque ou de Britannicus ne sont en aucun cas des « premiers jets » ou des brouillons. Plus que toute autre œuvre littéraire, en effet, une pièce de théâtre est au 17e siècle éprouvée sur le public avant de faire l’objet d’une édition. Ce qui signifie que le texte qui est publié sous la responsabilité de l’auteur n’est, en aucune de ses syllabes, le résultat de la négligence, du hasard, de l’inachèvement. Au 17e siècle, un texte s’éprouvait d’abord par les lectures que l’auteur en faisait dans les salons, quelquefois avant même que l’œuvre fût achevée, ainsi que devant les comédiens à qui il désirait « vendre » sa pièce ; ensuite par les répétitions ; enfin par les représentations publiques (et privées). Ce sont trois séries de va-et-vient entre le texte théâtral et ses destinataires qui s’opèrent ainsi, trois séries d’effets en retour pour l’auteur qui peut modifier son œuvre avant de la laisser publier, comme il nous le révèle lui-même dans la préface d’Alexandre le Grand, et comme ses critiques nous l’apprennent à l’occasion de Bérénice et de Phèdre1. Car la publication intervient toujours plusieurs semaines — quelquefois plusieurs mois — après la création.

On comprend ainsi la violence avec laquelle Racine, dans la préface de la première édition de Britannicus, s’est défendu contre les critiques formulées, lors des représentations, à l’encontre du retour de Junie après l’assassinat du héros (acte V, sc. vi) : il a entendu ces critiques, il les juge oiseuses, maintient la scène lors de la publication plusieurs semaines plus tard et prend la peine de se justifier dans sa préface. Le texte de la première édition de Britannicus est donc un texte éprouvé, médité, et, pour finir, assumé. Or en 1675, lors de la première édition collective, il supprime cette scène — comme il avait supprimé lors de la deuxième édition d’Andromaque (1673) la scène du retour d’Andromaque, comme il supprimera la scène du retour d’Antiochus à la fin de l’acte IV de Bérénice. Et il confirme cette suppression dans les deux autres éditions collectives publiées sous sa responsabilité (1687 et 1697). Le Racine de 1675 (et de 1697) contredit le Racine de 1669-1670. Racine a fini par se rendre. Faut-il pour autant en conclure qu’il n’y a en définitive qu’un seul Britannicus voulu par Racine, et qui serait le dernier ? Un Britannicus modifié touche par touche jusqu’à ce qu’il atteigne à la perfection ? Mais quelle perfection ? On peut certes juger que dans certains cas (notamment celui d’Andromaque) le texte définitif est quelquefois plus « parfait » que le texte initial : il est en même temps moins « vivant », tout particulièrement dans le cas de la ponctuation qui, dans la dernière édition collective a subi des corrections allant dans le sens de la clarté de la syntaxe au détriment de sa fonction rythmique, préfigurant une normalisation syntaxique entreprise au 18e siècle et achevée au 19e.

J’en viens ainsi à la deuxième partie de ces réflexions sur les enjeux et les conséquences des choix d’édition ; après l’esprit la lettre. Après la question « quel texte ? » vient la question « sous quelle forme ? »

Pour les textes du 17e siècle (à la différence de ceux du texte précédent), cette question ne concerne pas la graphie : on peut la moderniser, sans que cela affecte la lettre des textes dans la mesure où la graphie des mots n’était pas fixée à l’époque et où les choix graphiques, loin d’être quelquefois chargés de signification comme au 16e siècle, étaient purement aléatoires. La question concerne en revanche la ponctuation et l’emploi des majuscules à l’initiale des noms communs. Il y a là un problème extrêmement important qui n’en était pas un jusqu’à ces dernières années, parce que l’habitude était alors de juger que la ponctuation relevait d’un même type d’archaïsme que l’orthographe, qu’elle était due aux habitudes des ateliers d’imprimerie et ses particularités à l’ignorance des protes, et qu’il fallait donc moderniser la ponctuation.

Admettons qu’il soit légitime aussi de moderniser ponctuation et majuscules. Mais de quelle manière moderniser ? En supprimant toutes les majuscules et en faisant obéir rigoureusement la ponctuation à l’usage actuel ? Voire. Mais quel est l’usage actuel ?

Voici ce que nous apprend la comparaison entre elles de deux éditions de la deuxième moitié du 20e siècle de Britannicus, et la comparaison avec l’édition originale de 1670.

 

I. Britannicus, V, 5, v. 1627-1638

dans Œuvres complètes, I,

éd. R. Picard, Pléiade (1950)

I. Britannicus, V, 5, v. 1627-1638

dans Théâtre complet

éd. R. Collinet, Folio (1982)

Par les mêmes serments Britannicus se lie ;
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ;
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit point de si puissants efforts,
Madame : la lumière à ses yeux est ravie,
Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits :
La moitié s'épouvante et sort avec des cris ;
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant sur son lit il demeure penché ;
D'aucun étonnement il ne paraît touché Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence

Par les mêmes serments Britannicus se lie.
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie,
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit point de si puissants efforts.
Madame, la lumière à ses yeux est ravie,
Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits :
La moitié s'épouvante et sort avec des cris,
Mais ceux qui de la Cour ont un plus long usag
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant sur son lit il demeure penché ;
D'aucun étonnement il ne paraît touché :
« Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence…

 

Britannicus, V, 5, v. 1635-1647

d’après l’édition originale (1670)

dans Œuvres complètes, I, éd. G. Forestier, Pléiade (1999)

 

Par les mêmes serments Britannicus se lie,
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie.
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit point de si puissants efforts,
Madame, la lumière à ses yeux est ravie,
Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits.
La moitié s'épouvante, et sort avec des cris.
Mais ceux qui de la Cour ont un plus long usage
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant sur son lit il demeure penché,
D'aucun étonnement il ne paraît touché.
Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence

 

II. Britannicus, II, 2 (éd. Folio, 1982)

II. Britannicus, II, 2 (éd. originale) v. 385-406

Excité d'un désir curieux,
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au Ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
Belle, sans ornement, dans le simple appareil
D'une Beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris, et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue,
J’ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue ;
Immobile, saisi d'un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C'est là que, solitaire,
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler,
J’aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce ;
J’employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.

 

Excité d'un désir curieux
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au Ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
Belle, sans ornement, dans le simple appareil
D'une Beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris, et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue,
J’ai voulu lui parler et ma voix s'est perdue :
Immobile, saisi d'un long étonnement
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C'est là que solitaire
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux je croyais lui parler.
J’aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce ;
J’employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme occupé de mon nouvel amour
Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour.

 

 

La comparaison de ces éditions inspire quatre remarques :

- la liberté que prend chaque éditeur de ponctuer à sa guise, c’est-à-dire en fonction de sa propre interprétation du texte ;

- l’introduction de nuances de sens du fait de la multiplication des “:” qui apportent aujourd’hui un rapport de nature causale ou consécutive entre les ensembles qu’il lie ;

- le risque de sur-interprétation et d’erreur auquel cette modernisation peut conduire (comme le montre la ponctuation du v. 1630 dans l’éd. Folio procurée par J.-P. Collinet, qui aboutit à un faux-sens).

- les cassures de rythme que peut apporter une ponctuation syntaxique comme on le voit aux vers 405-406.

La conclusion que l’on peut naturellement tirer de ces rapides comparaisons (que l’on pourrait multiplier à l’infini) est la nécessité de revenir à la ponctuation originale. Mais il est évident que la chose ne va pas de soi, car si les éditeurs ont pris l’habitude depuis le 19e siècle de ponctuer à leur guise, c’est précisément parce qu’ils ont jugée incompréhensible la ponctuation de Racine.

Ainsi de la difficulté de juger de ces vers de Bérénice (Antiochus rappelle à Bérénice les exploits militaires de Titus en Judée) :

Quoiqu'attendu, Madame, à l'Empire du Monde,
Chéri de l'Univers, enfin aimé de vous ;
Il semblait à lui seul appeler tous les coups, […]2 .

Comment expliquer ce “;” qui vient séparer une proposition subordonnée d’une proposition principale ? De même, comment expliquer cette virgule qui vient séparer ce verbe de sa proposition complétive, aux vers 33-34 de Britannicus ?

Mais crains, que l’avenir détruisant le passé,
Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé.

Il faut donc dire quelques mots de l’histoire de la ponctuation depuis le 17e siècle jusqu’à aujourd’hui.

Les règles actuelles — accordées à un type de lecture qui a achevé de s’imposer au XIXe siècle, la lecture silencieuse — assignent à la ponctuation la fonction de distinguer pour l’œil des ensembles syntaxiques et d’introduire des nuances de sens. Au 17e siècle — qui ne connaissait qu’une forme de lecture pour les textes poétiques, la lecture à haute voix —, la ponctuation avait pour fonction de marquer les pauses dans le discours, en guidant la voix et le souffle : on ne se préoccupait du sens que lorsqu’il s’agissait du point — qui signale la fin d’une période considérée comme achevée —, du point d’interrogation et du point d’exclamation. Les traités de langue, de grammaire ou de poésie s’attachaient ainsi à marquer soigneusement la gradation des pauses dans le discours que devaient signaler la virgule, le point-virgule, les deux-points et le point, et soulignaient par exemple que le point-virgule est une variante de la virgule, destinée à marquer une pause à peine plus longue, surtout destinée à se substituer à elle dans une période un peu étendue, tandis que les deux-points (que Racine utilise très rarement) marquent une pause plus longue que le point-virgule.

La ponctuation a donc une fonction essentiellement rythmique au 17e siècle en général et chez Racine en particulier, et elle relève de règles stables. Moderniser la ponctuation, c’est abandonner sa fonction rythmique au profit de sa fonction moderne, qui est d’ordre syntaxique. C’est donc trahir les intentions explicites d’un auteur pour qui la ponctuation — à la différence de l’orthographe — jouait un rôle essentiel dans la lecture (et donc dans la composition) de ses vers.

On peut donc revenir maintenant sur ces ponctuations jugées fantaisistes ou aberrantes par la conscience moderne. Relisons plus haut les vers de Bérénice dans lesquels la ponctuation est apparemment aberrante. Ce point-virgule placé après « vous » à la fin du second vers, c’est-à-dire au cœur d’une phrase, est fréquent non seulement chez Racine, mais chez tous les écrivains de son temps. Il faut préciser qu’il n’apparaît pas n’importe où dans la phrase, mais immédiatement avant la proposition principale, qui fonctionne comme une chute (procédé typiquement rhétorique). Autrement dit, avant la chute, il faut la préparer, et pour cela on introduit ce point-virgule qui indique qu’entre la série de propositions subordonnées et la proposition principale il faut marquer une suspension vocale un peu plus longue que celle que marquerait une simple virgule. Notons bien que si la différence de longueur entre les pauses marquées par le “;”, les “:” et le “.” est souvent difficile à apprécier, il est un fait essentiel, c’est que le point est non seulement une pause plus longue, mais que terminant une période il invite la voix à baisser ; à l’inverse, les pauses marquées par le “;” et les “:” indiquent que la voix est suspendue, mais qu’elle n’a pas baissé avant cette suspension.

Au nom de cette fonction rythmique de la ponctuation, le point lui-même peut venir séparer deux propositions subordonnées lorsqu’il s’agit de marquer une longue pause entre elles, comme on le voit dans ces vers de La Thébaïde :

De tout le sang Royal il ne reste que nous,
Et plût aux Dieux, Créon, qu'il ne restât que vous.
Et que mon désespoir prévenant leur colère,
Eût suivi de plus près le trépas de ma mère
.

Pour les mêmes raisons, mais en sens inverse, on peut s’attendre à ce qu’un ensemble apposé à un substantif ne soit pas nécessairement encadré par des virgules3. Revenons sur les vers 405-406 de Britannicus cités plus haut dans lesquels on a pris l’habitude, depuis le XIXe siècle, d’introduire quatre virgules (après comme, amour, yeux, fermer). Dans toutes les éditions parues du vivant de Racine ils se lisent de la manière suivante4 :

Voilà comme occupé de mon nouvel amour
Mes yeux sans se fermer ont attendu le jour.

On voit aisément que la ponctuation actuelle, en désarticulant ces deux vers en cinq segments inégaux, ne tient aucun compte de leur rythme.

Il faut avoir en effet présent à l’esprit, et certains traités de poésie insistaient fortement sur ce point, que l’alexandrin obéissait à une structure rythmique rigoureuse — deux hémistiches égaux articulés autour de la césure placée après la sixième syllabe — offrant la possibilité de marquer une pause très légère au milieu du vers et impliquant une pause légère à la fin du vers, à moins que, justement, une ponctuation n’indique explicitement la nécessité d’une pause supplémentaire. Cette légère pause au milieu du vers n’est pas une invention de théoriciens soucieux de symétrie. Boileau, grand versificateur devant Dieu (avant d’être théoricien), a souligné dans son Art poétique l’absolue nécessité de laisser au moins entendre la possibilité d’une pause :

Ayez pour la cadence une oreille sévère.
Que toujours dans vos vers, le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.

(Chant I, v. 104-106)

Or, si Racine se révèle l’auteur de tragédies le plus soucieux de jouer sur les effets dits de naturel, cherchant souvent dans cette intention à désarticuler le rythme traditionnel de l’alexandrin par des ruptures de construction, des enjambements et des rejets et par l’utilisation de la ponctuation, il s’est gardé ici d’introduire la moindre indication spécifique de lecture, pas même à la fin du premier vers où la présence d’une virgule aurait marqué l’exigence d’une suspension un peu plus longue. Ce qui implique que les deux vers cités appelaient la lecture suivante :

Voilà comme occupé [/] de mon nouvel amour //
Mes yeux sans se fermer / ont attendu le jour. ///

Outre sa fonction rythmique, la ponctuation servait à marquer les tons et les intensités. C’est pourquoi il est très fréquent, chez tous les écrivains du 17e siècle, qu’une virgule sépare un groupe sujet du groupe verbal ou encore un ensemble sujet-verbe de la proposition complétive qui le suit. Ainsi des vers de Britannicus que j’ai cités plus haut (v. 33-34) :

Mais crains, que l’avenir détruisant le passé,
Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé.

Inadmissible aujourd’hui, cette virgule qui sépare un verbe de sa proposition complétive crée une suspension destinée à produire un accent d’intensité sur les premiers mots.

Il en va de même pour les très nombreuses majuscules que l’on rencontre dans tous les textes de l’époque et qu’il semble quelquefois impossible d’expliquer. Car il est loin de s’agir toujours de termes de respect ou d’allégories. Examinons les vers suivants de Mithridate :

Voilà tous les secrets que je voulais t'apprendre.
C'est à toi de choisir quel parti tu dois prendre,
Qui des deux te paraît plus digne de ta foi,
L'Esclave des Romains, ou le Fils de ton Roi.
Fier de leur amitié Pharnace croit peut-être
Commander dans Nymphée et me parler en Maître.

Les majuscules à Romains, à Roi et à Fils vont évidemment de soi. Roi n’est jamais orthographié autrement dans les tragédies de Racine, et Fils, comme les autres termes de parenté, est le plus souvent pourvus d’une majuscule ; elles ne vont pas de soi à Esclave qui est employé ici au sens figuré (et non pas au sens propre comme dans Bajazet) et à Maître. Comment faut-il les entendre ? J’ai observé que, statistiquement, les majuscules « inexplicables » se trouvent presque toujours placées à la fin du premier hémistiche (ou à la fin du vers) soulignant la pause légère qui est marquée traditionnellement à ces deux endroits. Autrement dit, les majuscules sont souvent des majuscules d’intensité, et c’est bien le cas dans l’exemple cité5.

Cependant ce n’est pas là le plus étonnant et le plus frappant dans ce qui apparaît bien comme un système. Considérons le vers 705 de La Thébaïde à la fin duquel Racine a maintenu dans toutes les éditions, alors même que cette pièce est celle qu’il a le plus profondément modifiée d’une édition à l’autre, un déroutant point d’interrogation :

Parlez, parlez, ma Fille ?

Succédant à une série de questions marquant l’angoisse, le désespoir et la fureur manifestés par une mère dont les deux fils cherchent à s’entre-tuer, ce point d’interrogation indique que la voix doit se maintenir à la même hauteur qu’à la fin de chaque vers précédent. C’est une marque de hauteur de voix (presque un cri).

S’il est tout à fait exceptionnel que le point d’interrogation soit ainsi un pur signe d’intonation coupée de toute fonction grammaticale — Racine préférant pour sa part multiplier les vraies interrogations et exclamations pour marquer la montée de l’émotion —, le phénomène inverse est beaucoup plus fréquent : des phrases interrogatives peuvent se terminer par un simple point, indiquant par là que la question est purement informative et qu’aucune montée de voix à la fin du vers ne doit pouvoir être interprétée comme une marque d’émotion. Courant chez Rotrou et chez Molière, ce « point d’intonation » se rencontre à plusieurs reprises, et notamment dans un vers de La Thébaïde qui est l’exact pendant de celui que je viens de citer (v. 39) :

Ma Fille, avez-vous su l’excès de nos misères.

Supportée par l’inversion du sujet (que souligne la légère accentuation de su impliquée par la césure), la forme interrogative peut ainsi se dispenser de tout point d’interrogation. Ce système de notation vocale — auquel Racine va renoncer progressivement par souci de la perfection grammaticale de la chose imprimée — se retrouve sous la même forme dans les deux premières éditions (1670-1675) de Britannicus :

Burrhus avez-vous vu quels regards furieux
Néron en me quittant m'a laissés pour Adieux.

(V, 8, v. 1717-1718)

C’est une question oratoire en forme de constat désabusé que formule Agrippine : le « point d’intonation » indique donc aux lecteurs et aux comédiens que la voix ne doit surtout pas monter à la fin du second vers6.

 

Autant dire que le respect de la ponctuation originale nous place devant un problème capital : comment dire Racine aujourd’hui ? Car il apparaît clairement que Racine, qui était considéré comme le meilleur déclamateur de son temps et qui faisait répéter à la Champmeslé chaque nuance de la déclamation de chaque vers, a écrit ses pièces en les prononçant à voix haute et en notant par la ponctuation comment elles devaient être déclamées par les comédiens, et dites par tous ses lecteurs. On s’est souvent demandé s’il avait institué un système de notations pour ses acteurs et en particulier pour la Champmeslé. Il va de soi que ce système de notations n’avait pas besoin d’être noté : il était largement inscrit dans la ponctuation.

Ce qui est sûr, pour en revenir au problème que je viens de soulever, c’est que jamais Racine n’aurait songé en composant ses tragédies qu’elles pourraient un jour être lues par des lecteurs formés à la seule lecture silencieuse7, ou qu’elles pourraient être jouées de manière « psychologiste » par des acteurs adeptes de l’une ou l’autre des nombreuses formes de jeu naturaliste et qui voient dans les alexandrins raciniens une sorte de prose rimée. Toute la question est de savoir où commence et où finit le respect du texte d’un auteur.

Mais il y a un second problème induit par celui-ci. Dans la mesure où le recours à l’interrogation et à l’exclamation implique une montée systématique de la voix, il suffit de confronter le système interrogatif et exclamatif racinien à celui de ses confrères et particulièrement à celui de Corneille pour découvrir que la fameuse question du chant racinien, ressenti comme tel par les contemporains, est largement la conséquence (mécaniquement pourrait-on dire) d’un recours massif chez Racine à l’interrogation et à l’exclamation, c’est-à-dire à la montée de la voix en fin de vers. Inversement, il apparaît, si l’on confronte les différents rôles féminins de Racine que le personnage de Phèdre, que l’on représente généralement comme la plus violemment tourmentée des héroïnes raciniennes — et que l’on représente le plus souvent comme telle — est le rôle qui fait le moins appel de tous aux interrogations et aux exclamations : c’est-à-dire que c’est celui que Racine a conçu comme le plus retenu de tous8. On voit là qu’il y a des leçons à retenir pour les comédiens et les metteurs en scène, quel que soit le type de jeu qu’ils adoptent.

 

Les questions que je soulève ne sont pas seulement d’ordre « archéologique » ; elles ne sont pas en liaison avec un état daté de la parole. Car ce qu’il faut bien avoir à l’esprit, c’est que du temps de Racine, il y avait déjà un écart considérable entre la manière de dire le vers au théâtre et la manière dont on parlait. Autrement dit, Racine jouait sur un code, même lorsqu’il donnait l’impression de représenter « au naturel » les passions humaines.

Ainsi dans ses Remarques de grammaire sur Racine, l’abbé d’Olivet insistait sur la spécificité de la prononciation poétique, distincte de la prononciation courante :

Une chose assez singulière, et qui, peut-être, ne se trouve que dans notre langue, c’est que nous avons deux manières de prononcer, l’une pour la conversation, l’autre pour la déclamation. Celle-ci donne de la force et du poids aux paroles, et laisse à chaque syllabe l’étendue qu’elle peut comporter : au lieu que celle-là, pour être coulante et légère, adoucit certaines diphtongues et supprime des lettres finales.

Abbé d’Olivet, Remarques de grammaire sur Racine, 1738.

Il confirmait ce que soixante ans plus tôt, c’est-à-dire à l’heure même où Racine écrivait ses tragédies, Bernard Lamy écrivait dans sa Rhétorique ou L’Art de parler (1ère éd., anonyme, 1675) : il y a deux types de discours, le discours « naturel » et le discours « artificiel »9.

Par là s’expliquent ces rimes étranges et souvent considérées dans les traités de versification publiés depuis le 19e siècle comme « défectueuses ». Comment comprendre, en effet, que Racine puisse faire rimer ensemble fils et commis, ennemis, mépris, permis,10 etc., repos et Argos, courroux et tous, tous et coups, refus et Pyrrhus, confus et Britannicus, Titus et vertus, pas et hélas, cher et chercher, fiers et foyers11, etc. ? « Rimes pour l’œil », comme on le dit volontiers aujourd’hui ? En un temps où les textes en vers ne connaissaient que la lecture à voix haute, une telle idée était à peu près dépourvue de sens. La définition de la rime que donne Lancelot (l’un des maîtres de Racine aux Petites-Écoles de Port-Royal) dans ses Règles pour la poésie française (1663) est sans équivoque :

La rime n’est autre chose qu’un même son à la fin des mots : je dis même son et non pas mêmes lettres. Car la rime n’étant que pour l’oreille, et non pas pour les yeux, on n’y regarde que le son et non l’écriture.

Il n’y a donc ni mystère, ni, encore moins, faiblesse racinienne dans l’utilisation de ces rimes. Les textes qui nous en donnent la clé abondent, et particulièrement les deux textes de l’abbé d’Olivet et du Père Lamy que j’ai cités ci-dessus. Si fils peut rimer avec mépris, Britannicus avec confus, pas avec hélas, c’est que l’usage de la déclamation voulait tout simplement que les consonnes fussent prononcées à la fin des vers, et l’on disait mépriS, confuS, paS. De la même manière que flanc était prononcé flanK et pouvait rimer avec sang, prononcé sanK.

On voit qu’on aurait tort de juger Racine paradoxal pour avoir joué de l’effet de naturel dans la construction des caractères et l’expression des passions tout en l’exprimant au travers d’une pratique qui soulignait, par la parole et par le geste, à l’instar des formes les plus célèbres du théâtre traditionnel oriental, comme le théâtre Nô, l’irréductible distance de la représentation théâtrale. Car ce n’était pas seulement la déclamation qui soulignait par sa dimension « artificielle » le caractère codé de ce théâtre : outre une gestuelle prolongeant ou transposant les paroles, à chacune des passions correspondait, comme en peinture12, un mouvement des yeux et une expression du visage particuliers. Bref, il s’agissait de dire le vrai au travers d’une énonciation rhétorique, d’une versification régulière, d’une prononciation éloquente, d’une gestuelle emblématique : paradoxe, assurément, au regard de notre appréhension moderne du théâtre, qui repose elle-même sur des conventions que ne manqueront pas de juger paradoxales les générations futures. Mais les contemporains de Racine ne voyaient là nul paradoxe : ils étaient persuadés que le but de l’art est d’« imiter la nature » ; mais de même qu’ils pensaient que seul le vraisemblable peut donner l’illusion du vrai, fût-ce en allant contre la vérité historique, de même étaient-ils persuadés que le moyen le plus sûr d’atteindre au naturel était d’obtenir la perfection de l’artificiel.

 

On voit qu’on touche ici aux problèmes posés par la mise en scène contemporaine du théâtre classique. Problèmes, en effet, car si le plaisir de la lecture des tragédies de Racine demeure intact, le 20e siècle lui a taillé une réputation d’auteur (presque) injouable. Cette contradiction actuelle entre lecture et représentation repose sur un malentendu : on n’a pas vu le fossé qui s’est créé entre le type de jeu pour lequel Racine a écrit ses pièces, fondé sur le soulignement de la dimension théâtrale d’un texte en vers, et le type de jeu qui a cours aujourd’hui, fondé sur un expressionnisme naturaliste qui veut effacer la dimension théâtrale et poétique du texte. C’est ce décalage qui rend Racine le plus souvent insupportable au théâtre. Parce que la passion furieuse d’Hermione, la perversité de Néron ou les tortures de Phèdre nous parlent encore, on croit qu’on peut adapter le discours passionnel de ces personnages au jeu contemporain. C’est oublier que chez Racine la vérité psychologique et l’émotion passent, comme je viens de le dire, au travers d’une énonciation rhétorique, d’une expression poétique, d’une versification régulière, que, pour Racine, atteindre le vrai, c’était obtenir la perfection de l’artificiel. Réconcilier Racine avec la scène contemporaine implique de trouver un jeu théâtral et poétique adapté, loin de tout naturel et de tout psychologisme : un défi à relever 13.

« Éditer Racine aujourd’hui : choix, enjeux, significations », dans Racine et / ou le classicisme (Actes du Colloque de Santa-Barbara, octobre 1999), Tübingen, Gunter Narr Verlag 2001, p. 55-71.

 

Notes 

  1.  Voir la Critique de Bérénice, qui nous permet de déduire la suppression de la lecture à voix haute de la lettre d’adieu écrite par Bérénice, ainsi que la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte grâce à laquelle nous découvrons que Racine a fait deux importantes modifications : suppression d’un monologue de Thésée, et réduction du monologue prononcé par Phèdre à la scène v de l’acte IV, dont une partie passe dans le célèbre lamento funèbre de la scène suivante.
  2. I, 4, v. 220-222. La numérotation des vers correspond au texte des premières éditions de Racine, que reproduit la nouvelle édition de la Pléiade. Dans les cas où elle diverge de la numérotation traditionnelle, il sera aisé de retrouver les vers cités grâce à la deuxième numérotation qui figure à la droite des textes dans notre édition.
  3. C’est le cas aussi des apostrophes comme « Seigneur » ou « Madame » à qui il arrive quelquefois de n’être pas suivies de la virgule exigée par l’usage (voir par exemple les vers 1717-1718 de Britannicus, que nous citons plus bas : pas de virgule après Burrhus).
  4. Le repos de l’hémistiche, dont parle Boileau, pouvait être suffisamment marqué par une accentuation soutenue de la sixième syllabe (c’est pourquoi nous avons placé l’indication de pause entre crochets).
  5. La plus frappante de ces majuscules d’intensité apparaît au vers 830 de Bajazet : « J’ai cédé mon Amant, Tu t’étonnes du reste » (III, 1). Racine l’a maintenue dans toutes les éditions.
  6. Après avoir maintenu ce point final dans l’édition collective de 1675-1676, Racine renonce néanmoins à cette licence en le remplaçant par un point d’interrogation dans les éditions de 1687 et de 1697. Voir encore Alexandre le Grand, v. 988 : maintenu dans la deuxième édition (1672), le point est transformé en point d’interrogation dans la première édition collective (1675-1676). Cependant, dans Mithridate, le point qui figure à la fin du v. 126 a été maintenu dans toutes les éditions : « Sans vous ne sais-je pas que ma mort assurée / De Pharnace en ces lieux allait suivre l'entrée ? / Sais-je pas que mon sang par ses mains répandu / Eût souillé ce rempart contre lui défendu. » ; il en est de même pour le v. 616 d’Iphigénie.
  7.  C’est seulement à la fin de sa vie, au moment où il souhaite la disparition du théâtre public (voir notre Introduction, éd. cit., p. XI-XIII), que Racine s’avise que son œuvre devrait pouvoir devenir un simple objet de lecture individuelle : on observe dans les éditions de 1687 et de 1697 de ses Œuvres une tendance vers la normalisation de la ponctuation.
  8. On aura un aperçu de ces questions dans un article de S. Chaouche paru en 1999 dans le numéro de la revue La Licorne consacré à la poésie racinienne.
  9. « Il faut donc distinguer le discours en deux espèces, en discours naturel, et en discours artificiel. Le naturel est celui dont on doit se servir dans la conversation pour s’exprimer, pour instruire, et pour faire connaître les mouvements de sa volonté, et les pensées de son esprit : l’artificiel est celui que l’on emploie pour plaire, et dans lequel s’éloignant de l’usage ordinaire et naturel, on se sert de tout l’artifice possible pour charmer ceux qui l’entendront prononcer. […] Personne n’ignore la différence qui est entre la prose et les vers ; elle est trop sensible : le discours qui est lié par les règles étroites de la versification est entièrement éloigné du discours libre, qui est celui lorsque l’on parle naturellement ; c’est pour cette raison que les discours en vers sont appelés particulièrement artificiels. » (Éd. Christine Noille-Clauzade, Champion, 1998, p. 287)
  10. . Voir, par exemple, La Thébaïde, v. 913-914, ou Andromaque, v. 259-260.
  11. Voir respectivement La Thébaïde, v. 893-894 ; Andromaque, v. 1475-1476 ; ibid., v. 1507-1508 ibid., v. 1175-1176 ; Britannicus, v. 1617-1618 ; Bérénice, v. 1165-1166 ; ibid., deux derniers vers ; ibid., v. 1437-1438 ; Mithridate, v. 833-834.
  12.  Voir ainsi l’ouvrage publié au 18e siècle d’après les dessins et les commentaires de Le Brun, et intitulé : Expressions des Passions de l’âme représentées en plusieurs têtes gravées d’après les dessins de feu M. Le Brun (Paris, Jean Audran, 1727 ; réimpr. en fac-similé, Klincksieck, 1990). On rapprochera le dessin exprimant l’effroi, et le commentaire qui l’accompagne, du visage du putto représentant la frayeur sur le frontispice des éditions successives des Œuvres de Racine, reproduit dans notre édition p. XCIX, ou encore du visage d’Athalie sur le frontispice de l’édition de 1691 reproduit p. 10
  13. Jusqu’à présent un seul metteur en scène, Eugène Green, a relevé le défi. Il suffit d’avoir vu l’une de ses mises en scène « en déclamation » pour se convaincre qu’on peut aujourd’hui encore concevoir la tragédie racinienne comme une « cérémonie tragique », sans pour autant céder à la tentation archéologique : non seulement la beauté et l’émotion sont là, mais on découvre que le jeu le plus anti-naturaliste qui soit met à nu toute la vérité humaine des personnages de Racine. Où il se confirme que la distance créée par la déclamation et le jeu codifié permet de saisir directement l’expression des passions raciniennes. Nous renverrons pour mémoire à la dernière création d’Eugène Green, Mithridate, donnée au Théâtre des Halles d’Avignon (20-23 janvier 1999), puis dans la Chapelle de la Sorbonne (les 26, 27 et 28 mai, puis du 27 septembre au 31 octobre 1999).
Besoin d'aide ?
sur