Écrire Andromaque Quelques hypothèses génétiques

« Écrire Andromaque. Quelques hypothèses génétiques », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1998, 1, pages 43-62.

À en croire Racine dans sa préface, Andromaque doit tout au court récit de la rencontre entre Énée et Andromaque fait par Virgile dans l’Énéide, dont il donne des extraits en ouverture : « Voilà en peu de Vers tout le sujet de cette Tragédie. Voilà le lieu de la Scène, l’Action qui s’y passe, les quatre principaux Acteurs, et même leurs Caractères. » L’Andromaque d’Euripide ne l’aurait aidé qu’à construire le caractère d’Hermione. Seulement, une préface ne dit jamais que ce que le poète veut que nous croyions, et dès sa première préface (Alexandre le Grand) Racine avait montré qu’il était maître dans l’art de la dissimulation des sources, du paradoxe, de la polémique, bref, de la mauvaise foi. Dès lors, faut-il accorder du crédit à son assertion ?

On est évidemment tenté de répondre par la négative. N’a-t-il pas triché en supprimant de l’extrait de l’Énéide qu’il propose à ses lecteurs tous les vers qui faisaient allusion au remariage d’Andromaque avec le devin troyen Hélénos ? Et ne joue-t-il pas sur les mots en faisant de Buthrote, en Épire, « le lieu de la Scène », alors que c’est seulement le lieu de la rencontre entre Énée et Andromaque, tous les événements racontés s’étant déroulés ailleurs ? Mais il y a évidemment plus important que ce déplacement, qui résulte à la fois d’une nécessité de concentration et de l’obligation qu’avait le poète de laisser à la fin Andromaque reine de l’endroit où plus tard la rencontrera Énée. Ne provient-elle pas de la tragédie d’Euripide et nullement de l’Énéide cette idée d’un fils d’Andromaque que les Grecs, représentés chez Euripide par Ménélas et Hermione, veulent tuer, et que les Péléides, représentés par Pélée lui-même en l’absence de son petit-fils Pyrrhus, réussissent à sauver ? Et Racine ne dissimule-t-il pas la substitution du défunt Astyanax, fils d’Hector et d’Andromaque, à Molossos, fils de Pyrrhus et d’Andromaque – substitution qu’il justifiera dans la nouvelle préface de l’édition collective de 1675-76 ?

Tout cela ne doit pas masquer l’essentiel. Loin d’être fidèle à sa source, « l’Action qui s’y passe » a été entièrement transformée : dans l’Énéide, comme dans l’Andromaque d’Euripide, et comme dans les autres sources antiques, Pyrrhus a d’abord « aimé » Andromaque, dont il a eu Molossos, puis il l’a rejetée pour épouser Hermione (l’union d’Andromaque avec Hélénos se passant à ce moment pour les uns, après la mort de Pyrrhus pour les autres), et c’est à la suite de ce mariage qu’est intervenu Oreste, faisant tuer Pyrrhus et emmenant, de son plein gré, Hermione qui, loin de se suicider, l’épousera – puisque, selon toutes les traditions anciennes, elle n’a jamais cessé d’aimer Oreste1.

Du coup, la critique s’est ingéniée à trouver d’autres sources que Racine aurait passées sous silence. Voltaire, le premier, tenait pour « prouvé que Racine a puisé toute l’ordonnance de sa tragédie d’Andromaque dans ce second acte de Pertharite [de Corneille] 2». Et de fait, on trouve dans les trois premiers actes de cette tragédie4 un conquérant vainqueur qui délaisse celle à qui il avait promis le mariage pour forcer la veuve du vaincu à l’épouser, l’enfant de celle-ci constituant même un objet de chantage ; on y voit aussi la fiancée délaissée réclamer vengeance auprès de l’homme qui l’aime5. Mais Voltaire n’avait pas lu Rotrou, à la différence de Racine, et un érudit américain du début du XXe siècle, G. Rudler5, a fait observer que Racine avait aussi bien pu s’inspirer d’Hercule mourant (1634), qui présentait déjà l’histoire d’un conquérant, Hercule, qui, délaissant son épouse légitime, Déjanire, cherchait à toute force à se faire aimer d’une captive dont il avait fait mourir toute la famille, Iole, et qui tentait de la contraindre en menaçant la vie de l’homme qu’elle aimait ; et c’est peut-être en effet la scène 2 de l’acte III de cette tragédie, où Iole tente de convaincre de son innocence une Déjanire qui refuse de l’entendre, qui a donné à Racine l’idée de la vaine supplique d’Andromaque à Hermione (III, 4). Enfin Déjanire, croyant que les vertus d’un charme lui ramèneraient son mari, causait (sans le vouloir, cependant) sa mort en lui envoyant une tunique teinte du sang mortifère d’un centaure qu’il avait jadis tué. Voltaire ne connaissait pas non plus La Troade de Sallebray (1640), à qui Racine a repris le fameux « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai », comme l’a montré un autre érudit du XXe siècle, anglais cette fois, R.C. Knight6 : on y voit un Agamemnon amoureux fou de sa captive Cassandre, et qui, pour lui complaire, tente en vain de sauver successivement la vie d’Astyanax (son neveu) et de Polyxène (sa sœur). Aucune de ces trois pièces n’est à écarter, tant il est vrai que Racine les a eues sous les yeux en écrivant sa propre tragédie, empruntant ici un vers, là une idée, là encore une attitude. La question se pose seulement de savoir si l’une ou l’autre a pu lui servir de patron pour constituer une intrigue à partir de ce qu’il avait trouvé chez Virgile et Euripide.

Pour répondre à cette question, il faut commencer par élargir le problème. De manière plus générale, en effet, l’ensemble de la critique rapproche cette chaîne des amours à laquelle a abouti Racine – Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque (laquelle reste fidèle à la mémoire d’Hector) – du schéma le plus couramment employé dans le genre de la pastorale dramatique, où bergers et bergères ne cessent de se poursuivre selon le beau principe : je fuis qui m’aime et j’aime qui me fuit. D’ailleurs Corneille ne s’était pas privé d’utiliser ce commode système de relations entre les personnages pour construire plusieurs de ses intrigues, parmi lesquelles, justement, celle de Pertharite. Et Rotrou lui-même, dans Hercule mourant, avait ajouté à l’intrigue à trois personnages qu’il avait empruntée à l’Hercule sur l’Œta de Sénèque un quatrième personnage, le jeune héros dont Iole est amoureuse, retrouvant ainsi la structure des amours en chaîne. L’humaniste Racine aurait-il donc vu spontanément dans le récit de Virgile la possibilité d’une synthèse harmonieuse entre un sujet antique et une structure moderne (et galante) ? Réflexe de lecteur et de spectateur assidu, pour qui quatre personnages plus ou moins liés par des rapports d’amour, de jalousie et de mariage ne pouvaient que renvoyer à cette formule éprouvée de la chaîne amoureuse ? Les choses paraissent en fait un peu plus complexes dans la mesure où, telles qu’elles se présentent, les données de la légende antique rendent difficile un rapprochement spontané avec le principe de la chaîne amoureuse. Selon ces données en effet, Hermione qui aime Oreste, a dû épouser Pyrrhus qu’elle n’aime pas, lequel avait pris puis rejeté Andromaque. C’est dire que l’amour réciproque d’Oreste et d’Hermione semble opposer un véritable écran devant toute idée spontanée de rapprochement avec une chaîne amoureuse. Il convient donc d’examiner au prix de quel processus de transformations Racine est parvenu à ce schéma relationnel dans son Andromaque.

 

La démarche créatrice : le renversement des données

 

Selon nous, Racine n’est pas de mauvaise foi lorsqu’il désigne dans les vers de l’Énéide « tout le sujet » de sa pièce et « l’Action qui s’y passe ». D’après les traités du XVIIe siècle issus de la Poétique d’Aristote, comme d’après les Discours de Corneille, en effet, l’action, c’est la structure en trois temps qu’un créateur de tragédie dégage de son sujet : « un commencement, un milieu et une fin7 ». Or cette structure minimale existait virtuellement dans le récit de Virgile : 1) Pyrrhus a aimé sa captive Andromaque, veuve d’Hector ; 2) il a épousé Hermione ; 3) il est assassiné par Oreste, à qui la jeune fille était destinée. Créer une action, c’est faire en sorte que ces trois éléments chronologiquement successifs deviennent logiquement successifs, liés entre eux par un rapport de causalité ou de contradiction. Or un lien de causalité existait déjà entre les deux derniers éléments : Oreste a tué Pyrrhus à cause de son mariage avec Hermione. Quant au lien entre les deux premiers éléments, c’est la tragédie d’Euripide qui l’apporte. Car si Andromaque affirme qu’elle ne partage plus la couche de Pyrrhus depuis qu’il s’est marié, il est facile d’inférer de la haine manifestée par Hermione, épouse délaissée, envers Andromaque que Pyrrhus pourrait bien continuer à aimer celle-ci.

Ainsi, par une simple contamination de sources – réflexe naturel non seulement pour un écrivain, mais même pour un lecteur cultivé du XVIIe siècle –, Racine retrouvait un schéma tragique bien connu, celui du héros qui tombe amoureux de sa captive et délaisse son épouse, ce qui causera sa perte : c’est le sujet des Trachiniennes, adaptées par Sénèque (Hercule sur l’Œta), lui-même adapté par Rotrou (Hercule mourant). Et peut-être a-t-il retrouvé en même temps, à travers Rotrou, le système de la chaîne amoureuse, au prix d’une transformation radicale des données antiques (mais sur lesquelles, il est vrai, aussi bien Virgile qu’Euripide étaient silencieux) : Hermione jalouse d’Andromaque doit cesser d’aimer Oreste au profit de Pyrrhus. Seulement, ces modifications de la donnée initiale ont induit une série de modalisations qui ont progressivement éloigné Racine des deux poètes antiques.

En premier lieu, il est une situation que les auteurs antiques (et Rotrou encore en 1634) ne trouvaient pas choquante, mais que Racine ne pouvait plus reprendre. Les bienséances interdisaient alors de mettre en scène un roi qui délaisserait son épouse légitime pour une maîtresse ou une concubine : un roi ne peut être partagé entre deux femmes que s’il n’en a encore épousé aucune8. D’où une première modalisation : Pyrrhus aime Andromaque, mais il devrait épouser Hermione que Ménélas lui a donnée. Un rapport conflictuel entre les deux premiers éléments de l’action est établi, mais il détruit le rapport causal entre le second et le troisième, et induit une transformation de ce rapport : si Pyrrhus n’a pas encore épousé Hermione et qu’il la délaisse, Oreste n’a plus de raison de l’assassiner. Cette contradiction aboutirait à détruire le sujet – dont le seul point intangible ne peut être que le meurtre de Pyrrhus par Oreste –, si Racine n’avait pas eu l’idée de faire précisément de cette contradiction le lien entre le second et le troisième élément de sa donnée : c’est parce que Pyrrhus délaisse Hermione qu’Oreste l’assassine. Génial paradoxe, qui fait désormais entrer en jeu la psychologie : pour quelle raison Oreste peut-il vouloir assassiner Pyrrhus s’ils ne sont plus en relation de rivalité envers la même femme ? La réponse figure dans d’autres modèles littéraires. Une femme passionnée et abandonnée pour une autre peut déchaîner sa violence meurtrière contre l’inconstant, selon l’archétype de Médée9, comme on en trouve tant d’exemples dans la littérature, narrative surtout, des années 1560-163010. Dans la mesure où le sujet exigeait que ce soit Oreste, et non Hermione, qui tue (ou fasse tuer) Pyrrhus, ce sera donc un meurtre par délégation amoureuse, qui ne manque pas de précédent, y compris dans les tragédies immédiatement antérieures à Andromaque11.

Et voici désormais, en paraphrasant les réflexions théoriques de Corneille, l’action de la tragédie parfaitement élaborée : Pyrrhus doit épouser Hermione qui l’aime, mais il aime Andromaque, « voilà le commencement » ; contrairement à toute attente, il décide d’épouser Andromaque et de rejeter Hermione, « voilà le milieu » ; furieusement jalouse et ulcérée, Hermione demande à Oreste de la venger en tuant Pyrrhus, « voilà la fin ». Cette action engage un jeu de relations entre les personnages qui s’apparente au système de la chaîne amoureuse, familier au public de Racine, sans que s’ajoute aucun personnage au quatuor donné par Virgile et Euripide, envers lesquels Racine pourra proclamer sa fidélité.

 

Seul s’ajoute un personnage invisible, le fils d’Andromaque, prétexte muet et involontaire à tous les événements et décisions qui vont désormais rythmer la pièce. Reste que ce personnage invisible est d’abord le résultat des nouvelles contraintes qui se sont offertes au dramaturge lorsqu’il a dû transformer son action en intrigue pour aboutir à cet enchaînement de causes et d’effets que nous appelons dans notre langage moderne le « déroulement de l’action ».

Première contrainte : si Pyrrhus n’a pas encore épousé Hermione, et puisqu’il s’avère ensuite qu’il ne l’épousera pas, comment justifier l’intervention d’Oreste, et même, dans un premier temps, sa présence à la cour de Pyrrhus ? Rappelons le paradoxe auquel ont abouti les modifications progressives du schéma contenu dans le récit de l’Énéide : Oreste tue Pyrrhus parce qu’il n’épouse pas Hermione, ce qui est le renversement complet de toutes les données légendaires. De la même maniéré il viendra à la cour de Pyrrhus parce que celui-ci tarde à exécuter le mariage. Nouveau et magnifique paradoxe, dont Racine a pu cependant trouver l’idée chez Euripide. Dans l’Andromaque grecque, en effet, Ménélas venait sauver l’honneur de sa fille Hermione, délaissée par son époux, et pour cela tentait de faire mourir son ancienne concubine, Andromaque, et le fils qu’elle avait eu de Pyrrhus. Dans l’Andromaque de Racine, c’est Oreste, neveu de Ménélas, qui est substitué à celui-ci pour venir sauver l’honneur d’Hermione, c’est-à-dire, eu égard à la nouvelle action constituée par Racine, pour exiger le mariage. C’est une manière de masquer le dénouement – ce qui est l’une des fonctions les plus importantes d’une bonne exposition –, et d’inscrire en même temps la contradiction au cœur du rôle d’Oreste, qui vient pour exiger ce qu’il ne souhaite pas.

Mais l’idée en a appelé une autre : Ménélas cherchait à faire mourir Andromaque et son fils ; de même Oreste vient exiger le mariage et la mort du fils d’Andromaque. Or ce fils ne peut être Molossos, né de l’union d’Andromaque et de Pyrrhus, puisque dans la tragédie du XVIIe siècle la dignité d’un roi l’empêche d’avoir des relations charnelles avec sa captive jusqu’à ce qu’il réussisse à la convaincre de l’épouser12. De là l’idée – magnifique puisqu’elle permettait de retrouver l’un des plus beaux passages de l’Iliade – de faire survivre l’autre fils d’Andromaque, le fils d’Hector, cet Astyanax immolé par les Grecs au lendemain de la ruine de Troie. L’audace paraît grande au regard des légendes antiques rapportées par les poètes préférés de Racine. Ce n’en était pas une pour les hommes du XVIIe siècle, familiers d’une autre légende, liée à la naissance mythique de la monarchie française, selon laquelle Astyanax, après avoir été sauvé, aurait pris le nom de Francus et aurait été le lointain ancêtre des rois de France13. Et cette modification en a entraîné une autre : chez Euripide, c’est le vieux Pélée, père d’Achille et grand-père de Pyrrhus, qui sauvait Molossos des mains de Ménélas et promettait de l’élever pour en faire un ennemi des Grecs ; chez Racine, c’est Pyrrhus qui est accusé par Oreste, porte-parole des Grecs, d’élever le fils de leur plus grand ennemi, et qui sera effectivement son sauveur.

Et c’est à ce point seulement, selon nous, que Racine a pu faire intervenir le modèle de Pertharite de Corneille : si le Pyrrhus de la légende a bien évidemment dû violer sa captive, le Pyrrhus du XVIIe siècle doit convaincre Andromaque de l’épouser, Andromaque, modèle de l’épouse indéfectiblement fidèle à son défunt mari. Et dans l’impossibilité de la convaincre, il sera bien contraint de l’y obliger. Or, dans l’arsenal des moyens de coercition d’un amoureux tyrannique, Pertharite offrait le modèle de la pression exercée sur une reine veuve à travers un chantage sur la vie de son fils – modèle qui s’appliquait d’autant mieux à Andromaque que l’héroïne d’Euripide avait été victime d’un tel chantage, lorsque l’odieux Ménélas cherchait à la faire quitter le temple dans lequel elle s’était abritée.

 

Le « goût de l’antiquité » : liberté d’adaptation et fidélité à l’« idée »

 

Ainsi Racine a complétement renversé les données de ses sources, aboutissant à une intrigue toute nouvelle, ce qui ne l’empêche pourtant pas d’affirmer sur un ton péremptoire qu’il leur est resté parfaitement fidèle. Or, eu égard à la conception de l’imitation créatrice que l’on se faisait au XVIIe siècle, il n’y a pas de contradiction. Son invention s’est bornée à disposer autrement les éléments que lui donnaient ses sources afin de construire une intrigue cohérente et en accord avec l’expérience des relations humaines et sociales (réelles et littéraires) que possédait son public. Presque tout avait été transformé, mais cette liberté restait à l’intérieur des bornes prescrites : comme l’écrivait Corneille dans son Discours de la tragédie, pourvu que l’« effet » (le résultat) de l’« action principale » demeure intangible, le poète est libre de transformer les événements qui conduisent à ce résultat et qu’il désignait du terme significatif de « circonstances »14. Or l’intrigue d’Andromaque se termine bien sur le meurtre de Pyrrhus par un Oreste amoureux d’Hermione, et même, conformément aux premières lignes du récit de Virgile, sur la transformation de la condition d’Andromaque, désormais veuve de Pyrrhus et reine d’Épire. Bref, Racine a exercé sa liberté créatrice dans le cadre d’un respect à ce qu’on appelait aussi l’« idée » d’un sujet.

Il n’a pas agi différemment pour la construction de ses personnages. Construire une nouvelle intrigue à partir d’un dénouement intangible aboutissait en même temps à prêter à ses personnages de nouvelles attitudes, accordées à la fois à cette nouvelle intrigue, toute moderne, et à l’attente du public français du milieu du XVIIe siècle. Si cette double contrainte, interne et externe, que la poétique classique confondait sous le nom de bienséance, s’est exercée également sur les quatre principaux personnages, c’est peut-être sur celui d’Oreste qu’elle a engendré les transformations les plus frappantes.

Oreste était dans l’antiquité la plus célèbre illustration littéraire du mythe du retour du fils vengeur : aucun des trois grands tragiques grecs n’avait cru pouvoir se dispenser d’adapter l’épisode du meurtre de la mère criminelle15, et Virgile en parlant de l’assassinat de Pyrrhus par Oreste avait jugé inévitable de rappeler cette caractéristique du personnage : « scelerum Furiis agitatus Orestes » (Oreste égaré par les Furies vengeresses des crimes). Et c’est bien en tant que vengeur qu’Oreste, dans l’Andromaque d’Euripide, revenait se saisir de la femme dont on l’avait dépossédé et punir en Pyrrhus le ravisseur qui l’avait outragé. Or nous avons vu qu’en bâtissant son intrigue Racine a privé Oreste de toute raison personnelle de faire périr un Pyrrhus qui a cessé, en épousant Andromaque et en renvoyant Hermione, d’être son rival. Et de fait, lorsqu’il fait son entrée en scène, ce n’est nullement en vengeur qui a attendu, dissimulé, le moment opportun pour exercer sa vengeance, mais en ambassadeur de l’ensemble des rois de la Grèce, avec toute la pompe afférente à ce rang. Dès lors, s’il est devenu suffisamment « furieux » (nous reviendrons sur cette « fureur ») pour accepter l’idée d’assassiner Pyrrhus, cette idée n’est pas la sienne et il agira à contrecœur. C’est que la contrainte interne l’a transformé en soupirant d’Hermione et qu’il ne peut qu’obéir à son chantage amoureux. De son côté, la bienséance externe – qui explique, par ailleurs, que Racine se soit gardé de toute allusion au meurtre de Clytemnestre – poussait à une telle transformation : aux yeux du public de la France monarchique, il était inconcevable qu’un héros assassine délibérément un roi légitime. Il ne peut envisager de le faire, suivant en cela l’exemple célèbre du héros éponyme de Cinna, que dans le cadre d’une aveugle soumission aux ordres d’une maîtresse, elle-même égarée par un motif personnel de vengeance. C’est pourquoi Racine fait exprimer par Oreste sa répugnance à tuer Pyrrhus, le fait hésiter jusqu’au dernier moment, et l’empêche d’intervenir directement (« Et je n’ai pu trouver de place pour frapper », v. 151616) dans un meurtre que les autres Grecs semblent avoir accompli spontanément.

Il en va de même pour les trois autres personnages. Andromaque, simple prise de guerre subissant le joug du vainqueur et enfantant dans la servitude, est devenue une princesse captive qu’on respecte et qu’on tente de faire céder par des pressions seulement morales (bienséance externe) : lui laisser une telle liberté relative de décision était en outre nécessaire, puisque de son acquiescement ou de son refus dépendent les décisions des autres personnages (contrainte interne). Quant à Pyrrhus, sa violence légendaire ne transparaît guère que dans les souvenirs d’Andromaque : prêt à bafouer ses intérêts politiques, ses alliances, sa parole même, pour pouvoir « servir » celle qu’il aime (« Animé d’un regard, je puis tout entreprendre », v. 329), il est devenu un héros galant qui, quoique Racine s’en défende, avait bien « lu les romans », et dont la dureté intermittente à l’égard de sa captive ne dépasse pas les normes de la bienséance. Enfin Hermione n’est plus ni une matrone jalouse de la fécondité d’une esclave, ni la future épouse d’Oreste, mais, sous les apparences d’une hautaine princesse de tragédie qui supporte impatiemment un soupirant qu’elle n’aime pas, une amoureuse désespérée d’être abandonnée par celui qu’elle adore, désespoir amoureux qui la conduira à la fureur vengeresse et au suicide.

Héros tout modernes, donc, à propos desquels, cependant, Racine ose affirmer tout au début de sa préface qu’ils sont tels que les avait décrits Virgile : « Voilà […] les quatre principaux Acteurs, et même leurs Caractères. » Exagération purement polémique, destinée à préparer la défense de Pyrrhus accusé de se comporter devant Andromaque comme un héros de roman ? Cela expliquerait qu’il ait développé ensuite une défense a contrario, en répondant uniquement aux attaques de ceux qui ont reproché au contraire à Pyrrhus son excès de brutalité envers Andromaque. En vérité, toute l’argumentation de Racine, comme le fait que nul parmi les contemporains ne semble avoir trouvé à redire aux autres personnages, est l’expression d’une conception large de la fidélité aux modèles. Tous les théoriciens à la suite d’Aristote expliquaient que les caractères doivent être semblables, ce que Corneille, en 1660, glosa ainsi : « La qualité de semblables […] regarde particulièrement les personnes que l’histoire ou la fable nous a fait connaître, et qu’il faut toujours peindre telles que nous les y trouvons. C’est ce que veut dire Horace par ce vers : Sit Medea ferox invictaque [Que Médée soit féroce et indomptable]17. » À quoi fait précisément écho la fin de la préface de Racine qui, pour justifier le cruel chantage à la vie d’Astyanax exercé par Pyrrhus sur Andromaque, cite justement le même passage d’Horace : « Horace nous recommande de dépeindre Achille farouche, inexorable, violent, tel qu’il était, et tel qu’on dépeint son Fils.18 » Et c’est encore le même raisonnement qu’il développera dans la nouvelle préface de l’édition de 1675-76 pour expliquer pourquoi il a choisi de mettre en scène Andromaque veuve d’Hector et mère d’Astyanax et non point l’Andromaque concubine de Pyrrhus et mère de ce Molossos qu’elle a eu de lui : « J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette Princesse. » Autrement dit – et dans la mesure où, au XVIIe siècle, Andromaque n’était guère connue qu’à travers L’Iliade et L’Énéide –, Andromaque veuve fidèle et plaintive et mère inquiète du fils d’Hector est un caractère semblable. De là l’importance de l’extrait de L’Énéide qui ouvre la préface et qui demeurera inchangé dans la nouvelle préface de 1675-76. Chacun des personnages y est caractérisé en quelques lignes ou en quelques mots, Andromaque penchée en larmes sur le tombeau d’Hector après avoir dû subir les importunités de Pyrrhus, Pyrrhus, jeune vainqueur plein de morgue mais perdu à cause d’une femme, Oreste enflammé par la passion et égaré par les Furies. Et comme Hermione n’est affublée par Virgile d’aucune épithète caractérisante, Racine prend soin d’expliquer qu’elle est semblable à l’Hermione de la tragédie d’Euripide, par sa « jalousie » et ses « emportements ». Comme sur le plan du sujet, seule compte ici encore la fidélité à l’« idée », qui encadre souplement la liberté créatrice.

Une telle orthodoxie était en mesure de satisfaire amplement les plus sourcilleux des contemporains de Racine ; quant à la plus grande partie du public, qui acclamait les pièces galantes de Philippe Quinault et de Thomas Corneille et qui avait applaudi le très galant Alexandre, elle n’en demandait pas tant pour faire un triomphe à Andromaque. Et assurément, ce ne furent guère que ses adversaires – confrères furieux qu’on présentât Andromaque comme la plus belle des tragédies de son temps, et amis de Molière qui avait des raisons de lui garder rancune – qui s’acharnèrent sur Pyrrhus. Pourtant Racine ne s’est pas contenté de rester dans le cadre de cette orthodoxie créatrice. Dépasser cet aspect permet de comprendre pourquoi l’une des grandes beautés de cette pièce tient à ce qu’elle parvient à suggérer un véritable arrière-fond légendaire et pourquoi, plus largement, elle réalise un exceptionnel équilibre entre antiquité et modernité19.

 

L’approfondissement des « caractères » : modernité et antiquité

 

Dans la mesure où, loin de se livrer à une simple adaptation moderne d’une tragédie antique, Racine construisait une pièce toute nouvelle à partir de l’« idée » d’un sujet antique, on pourrait penser qu’il s’était senti libre de puiser dans le plus large éventail d’œuvres grecques et latines. L’action, située peu de temps après la guerre de Troie, et dans un lieu présenté par Virgile comme une nouvelle Troie, l’invitait d’ailleurs à convoquer ses souvenirs de l’Iliade et de l’Énéide, des Troyennes et d’Hécube d’Euripide (aux côtés de son Andromaque), ainsi que des Troyennes de Sénèque, issues de la contamination de ces deux tragédies d’Euripide. Devant composer une scène d’affrontement entre Oreste et Pyrrhus, il ne pouvait pas ne pas combiner avec sa propre donnée la fameuse querelle entre leurs pères, Agamemnon et Achille, qui ouvrait l’Iliade – à moins que ce ne soit le modèle de l’Iliade qui l’ait conduit à imaginer une querelle entre les héritiers des héros d’Homère, comme plus largement ce modèle l’a conduit à faire de l’ambassade d’Oreste (qui rêve de ramener avec lui la fille d’Hélène) le prélude au déclenchement d’une nouvelle guerre de Troie. De même, devant conduire Andromaque à supplier Pyrrhus de sauver la vie de son fils, il ne pouvait pas ne pas songer à la maniéré dont l’Andromaque de Sénèque s’était humiliée devant Ulysse, pour les mêmes raisons, au lendemain de la prise de Troie. De même encore, faisant d’Oreste un assassin, ne se devait-il pas de le faire sombrer dans une folie hallucinée qui lui faisaient voir les Furies vengeresses, comme les Orestes d’Eschyle et d’Euripide après le matricide de Clytemnestre ? À cela s’ajoute le phénomène des affinités mémorielles qu’a admirablement analysé Georges May20 et qui permet de comprendre comment Racine, lorsqu’il fait évoquer par Oreste la renaissance de son amour pour Hermione qu’il avait tenté d’étouffer, peut être amené à se souvenir d’un des plus beaux vers prononcés par la Didon de Virgile : « Je reconnais les traces de l’ancienne flamme », qui devient dans Andromaque : « De mes feux mal éteints je reconnus la trace ».

S’en tenir à ce seul travail de mémoire, qui est assurément celui d’un véritable humaniste, ce serait donner l’impression qu’Andromaque est une sorte de mosaïque, et que la toile de fond légendaire devant laquelle s’agitent des personnages modernes a été conçue touche à touche par un peintre savant qui tenait à montrer qu’il connaissait bien les fresques antiques et donnait ses coups de brosse dans les intervalles des éclats de bruit et de fureur des passions. En fait, l’exceptionnel équilibre entre antiquité et modernité dont j’ai parlé résulte d’un travail global qui tient au mode d’élaboration de certains des caractères.

 

1. Oreste : mélancolie ancienne et mélancolie moderne

 

À la fin des Choéphores d’Eschyle, Oreste, qui vient de venger son père en assassinant sa mère Clytemnestre, fuit sa patrie poursuivi par les Érinyes, divinités vengeresses du sang familial qui lui apparaissent sous la forme de femmes vêtues de noir, enlacées de serpents et aux yeux dégouttant de sang, mais qu’il est seul à voir – hallucinations que le Coryphée met au compte de son trouble et de son angoisse. C’est sur cette folie que s’ouvre l’Oreste d’Euripide, qui s’inscrit ainsi directement, par-delà son Électre, dans la continuité de la pièce d’Eschyle21 : dans l’attente du jugement des Argiens qui veulent condamner à mort le frère et la sœur, Électre veille Oreste, hanté par les Érinyes, sans force et sans appétit, malade de la folie qui le ronge, et passant de la prostration à la fureur hallucinée, puis aux larmes lorsque la raison lui revient. Aux yeux de la médecine antique, le comportement décrit et montré par Euripide était une maladie de l’âme qui s’apparentait par ses effets à une pathologie nommée mélancolie. De l’antiquité au XVIIe siècle inclus, la mélancolie (« bile noire » en grec) passait pour le symptôme d’un excès de bile noire : modéré, cet excès était censé produire des tempéraments dominés par la tristesse et la crainte et caractériser des esprits sages et méditatifs, souvent inspirés ; au-delà d’une certaine dose dans le sang, apparaissaient la prostration et le délire, donc les hallucinations. Un des textes de référence sur cette question, le Problème XXX, longtemps attribué à Aristote, désignait plusieurs héros de la tragédie grecque comme frappés d’une folie typiquement mélancolique, au sens pathologique du terme, au premier rang desquels Oreste22 : cela revenait à rapprocher de la mélancolie par complexion naturelle la mélancolie par fureur provoquée par un choc.

Or l’Oreste de Racine subira lui aussi au dénouement, après le meurtre inutile de Pyrrhus et le suicide d’Hermione, un ébranlement de sa raison qui lui fera voir les Érinyes à la chevelure de serpents ; mais il est aussi, dès les premiers vers de la pièce, avant toute entreprise criminelle, désigné par Pylade comme mélancolique (v. 17-20). Et il rappelle lui-même un peu plus loin qu’il avait été en proie au « désespoir » et à la « fureur » suicidaire (v. 43-48), il parle de ses « transports » amoureux qu’il avait pris pour des « transports de haine » (v. 54), et il ajoute qu’il avait espéré, grâce à la Guerre et à la Gloire (v. 61), « Que [s]es sens reprenant leur première vigueur, / L’Amour achèverait de sortir de [s]on Cœur » (v. 63-64). On le voit, cette mélancolie qui l’avait atteint dans sa raison et dans ses forces n’était pas le résultat du choc causé par le meurtre de sa mère, meurtre à la fois nécessaire et inacceptable, source d’angoisse et de folie. De Clytemnestre, on le sait, il n’est nulle part question dans l’Andromaque de Racine. D’ailleurs, lorsqu’il sent sa « fureur » renaître à l’annonce du mariage d’Hermione et de Pyrrhus (v. 709 et 726), Oreste ne s’écrie-t-il pas « Mon Innocence enfin commence à me peser » (v. 772) ? Le personnage de Racine commence donc par être un innocent dont le désespoir, les souffrances (« ennuis », v. 44) et la fureur ont été causés par la perte de la femme aimée, Hermione, donnée en mariage à Pyrrhus (v. 41-42) ; un innocent qui, toujours victime du mal d’amour alors qu’il s’était cru, un temps, guéri, est décidé à assumer jusqu’au bout les conséquences de sa mélancolie amoureuse :

 

Je me livre en aveugle au transport qui m’entraîne. (v. 98)

 

Se livrer au transport qui l’entraîne, c’est s’abandonner à sa fureur amoureuse qui, comme il l’explique deux vers plus bas, lui fera « enlever » Hermione « ou mourir à ses yeux » (v. 100) – ce qu’il confirmera au début de l’acte III, lorsque gagné par la « fureur extrême » (v. 713), il s’écriera : « Il faut que je l’enlève, ou bien que je périsse » (v. 718). Tel est le sens de ce vers 98, fâcheusement transformé par Racine dans la dernière édition de sa pièce, trente ans plus tard, en la si célèbre (et trompeuse) formule : « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne. »

Racine a donc bien mis en scène le tristis Orestes qu’exigeait Horace23 de tout poète qui voudrait mettre Oreste sur le théâtre, tout en se livrant à une transfiguration du personnage : du mélancolique de la tragédie grecque en proie à des hallucinations pour avoir tué sa mère, Oreste est devenu un mélancolique victime de la maladie d’amour – ce qui ne l’empêche pas, cependant, d’avoir recherché la mort dans les mêmes barbares contrées (v. 491-494) qu’avait atteintes son modèle lorsqu’il cherchait à expier le meurtre de sa mère. Pour autant, il ne ressemble pas aux autres mélancoliques par amour que le roman puis le théâtre avaient rendus familiers aux contemporains de Racine. Si l’on pouvait s’y tromper à la première scène, on saisit vite qu’il n’est pas un mélancolique passif et suicidaire, mais qu’il est réellement aveuglé par son « transport » et sa fureur qui troublent sa raison au point de lui faire envisager l’enlèvement contre son gré d’Hermione, puis d’acquiescer malgré sa répugnance de héros au désir de celle-ci de voir mourir Pyrrhus. Ainsi, après avoir été transfiguré en malade d’amour, l’Oreste de Racine rejoint l’Oreste du théâtre grec au dénouement, assassin en proie à des hallucinations semblables à celles du héros de la tragédie d’Euripide, pourfendant le fantôme de Pyrrhus comme le personnage d’Euripide armait un arc imaginaire contre les Érinyes, puis apercevant ces femmes aux serpents directement issues d’Eschyle et d’Euripide. Par là Racine24 semble avoir parfaitement réussi la fusion entre mélancolie antique et mélancolie moderne.

Cependant les choses sont un peu plus compliquées, car il a été aidé dans cette fusion par une autre tradition, la tradition sénéquienne (christianisée par les humanistes de la Renaissance). S’intercalent en effet, entre les poètes grecs et le poète français, de nombreux intermédiaires chez qui la vision des Érinyes est devenue le thème obligé de l’expression du remords. Ce n’est plus le délire mélancolique grec, mélange d’hallucinations punitives et d’hébétement provoqué par la conscience que l’acte accompli était à la fois légitime (puisque réclamé par le père lâchement assassiné) et monstrueux (puisque c’est sur sa propre mère qu’il fallait venger son père) ; lui a succédé la fureur suicidaire, pure expression du remords criminel. On est passé de la folie du héros tragique grec au « furor » du criminel issu de la tradition latine et acclimaté à l’âge moderne par le phénomène de christianisation humaniste de l’antiquité. Et c’est bien ainsi qu’apparaissait Néron dans La Mort de Sénèque25 de Tristan L’Hermite (1644, publ. 1645) : il se trouble au récit du suicide de son précepteur et, sombrant dans un délire furieux, voit « Une Erinne infernale », « un Fantôme sanglant » et « des bourreaux inhumains / Qui tiennent des serpents et des fouets en leurs mains » ; il demande alors avec impatience « Qui hâtera ma mort ? » et finit par souhaiter qu’un ennemi lui « déchire le sein » et lui « perce les entrailles26. » Et, aux Érinyes prés, c’est de cette maniéré que finissait Créon dans La Thébaïde, première tragédie de Racine. De là, dans Andromaque, l’importance du court monologue de l’acte V dans lequel Oreste récapitule la suite de crimes – contre les dieux, la monarchie, la justice – qu’il vient de commettre en faisant assassiner Pyrrhus (V, 4 ; v. 1565-158227). Oreste est donc instauré en pur criminel hanté par le remords de crimes inutiles, avant que la nouvelle du suicide d’Hermione, représentant une gradation dans l’horreur, ne transfigure à nouveau le furor en folie pure, coupée désormais de tout repentir : lorsqu’elles lui apparaissent à l’extrême fin de la tragédie, les Érinyes sont ainsi ôtées au furor sénéquien pour être rendues à la mélancolie d’un héros ramené in extremis à ses origines grecques.

Avec ceci de nouveau : l’Oreste racinien rejoint l’Oreste grec à cela prés que ce n’est pas la même passion qui a causé sa chute dans le délire mélancolique : à la passion vengeresse, l’une des passions fondatrices de la tragédie depuis l’antiquité, a succédé la passion amoureuse, qui n’était certes pas inconnue de la tragédie antique, mais qui est devenue la passion moderne par excellence. Et c’est pourquoi, en définitive, le rôle d’Oreste ne contrarie pas la dimension galante d’Andromaque, qu’il contribue par ailleurs – par sa soumission aux « yeux d’Hermione » –, tout autant que Pyrrhus, à conforter.

 

2. Andromaque et Hermione ou les nouvelles « héroïdes »

 

De tous les personnages de cette tragédie, Andromaque est sans conteste celui qui a le plus donné à Racine matière à imiter dans le détail de l’expression les poètes, épiques, tragiques, élégiaques, de l’antiquité. Et c’est elle qui contribue le plus fortement à dessiner à l’arrière-plan de la tragédie le décor des décombres de Troie, en opposant un discours largement tourné vers le passé, et vers Hector, aux discours de Pyrrhus et de sa suivante, orientés vers le futur. Même lorsqu’elle entreprend de plaider la cause de son fils devant Hermione (III, 4), ses deux plus forts arguments consistent dans l’évocation de son unique amour, mort avec Hector, et dans le souvenir de la protection que le même Hector avait accordée à Hélène menacée par les Troyens. En cela Andromaque est un personnage élégiaque (un personnage exclu de ce qui faisait son bonheur), particulièrement propre à faire verser les larmes du public de la Cour et de la Ville.

En cela surtout elle s’apparente à ces héroïnes légendaires mises en scène par Ovide dans l’un des plus célèbres recueils élégiaques de l’antiquité, les Lettres des héroïnes, passé à la postérité sous le nom abrégé d’Héroïdes28. D’Andromaque à Phèdre, Racine ne laissera pas d’emprunter beaucoup à cet ensemble de lettres fictives en vers élégiaques adressées par des femmes séparées de leurs amants ou de leurs maris (par la mort ou le départ à la guerre, et, le plus souvent, par l’abandon). Pénélope écrit à Ulysse (I), Briséis à Achille (III), Phèdre à Hippolyte (IV), Didon à Énée (VII), Déjanire à Hercule (IX), Ariane à Thésée (X), Médée à Jason (XII), Laodamie à Protésilas (XIII) et Hermione supplie Oreste de venir l’enlever à Pyrrhus (VIII)29. Plaintes, regrets, larmes et supplications, évocations mélancoliques du passé révolu et du bonheur perdu, rappel ou crainte des horreurs des combats guerriers et de la mort que risque de connaître l’amant ou le mari, constante proximité du suicide, ces textes magnifiques, nourris de textes antérieurs, ont à leur tour ensuite servi de réservoir de vers, d’images, de situations.

C’est dans le style même des « héroïdes » d’Ovide31 qu’Andromaque, au milieu d’une tirade adressée à Pyrrhus, se laisse entraîner à parler directement à celui qu’elle ne cesse de pleurer : « Pardonne, cher Hector, à ma crédulité » (III, 6 ; v. 940-94632), ou qu’inversement, dans la célèbre scène 8 de l’acte III où s’enchaînent les souvenirs terribles (la dernière nuit de Troie) et poignants (les adieux d’Hector), elle se tourne vers Pyrrhus absent : « Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ? » (v. 1029-103233) ? Plus largement, s’il est permis de considérer qu’Andromaque est une « héroïde », c’est au sens où une même conception de la création poétique a présidé à la création de ce personnage. Racine s’est livré, comme l’avait fait Ovide dans ses Héroïdes, à la transfiguration poétique d’un des exercices de base de l’apprentissage rhétorique, l’éthopée. Faire parler un personnage, généralement issu de la légende, dans une situation pathétique, en tenant compte des données fournies par la littérature passée (âge, rang, caractère, passions, aventures passées et situation présente, joies et souffrances) pour définir les paramètres qui régissent son discours ; organiser ce discours en faisant se succéder le présent, le passé et le futur : telles sont les règles de l’éthopée. L’ensemble des tirades prononcées par Andromaque – avant que le dénouement fasse d’elle un nouveau personnage (qui disparaît dès la deuxième édition) – semblent avoir été conçues comme un même discours en trois parties : douloureuse situation présente (I, 4) ; fidélité à un passé terrible et obsédant (III, 6-8) ; décisions pour l’avenir (IV, 1) combinant les contraintes du présent (sauver son fils) et la fidélité au passé (rester fidèle à Hector). Ce qui distingue la réussite poétique de l’exercice d’école, dans le cas de Racine comme dans le cas d’Ovide, c’est le talent qu’a le poète de caractériser chacun de ces paramètres en empruntant à ses prédécesseurs les éléments qui sont à la fois les plus beaux et les plus appropriés, et en les récrivant le plus harmonieusement possible. Et l’on comprend combien il serait non seulement insuffisant, mais erroné de définir l’écriture « antique » de Racine comme un travail de mosaïque. S’il a développé les suggestions contenues dans le récit de l’Énéide de Virgile, en empruntant ici à Euripide (mais tantôt l’Euripide d’Andromaque, tantôt celui des Troyennes), là à Homère, ici à Sénèque, là à Ovide, c’est qu’il a trouvé dans chacun des passages concernés l’élément qui convenait le mieux à l’expression de l’un ou l’autre des paramètres de son éthopée d’Andromaque.

L’émouvante Andromaque aboutissement sublime d’un exercice d’école transfiguré par le modèle ovidien ? On voit que le « génie créateur » de Racine était mieux armé qu’on l’a longtemps cru pour inventer un type de personnage jusqu’alors inconnu dans le genre tragique. Il disposait d’une technique, il avait sous les yeux un prestigieux modèle. Et c’est surtout ce modèle qui permet de comprendre pourquoi Andromaque donne constamment l’impression de parler en femme et non en héroïne de tragédie : toutes les « héroïdes » d’Ovide sont précisément des héroïnes (d’où leur nom), reines ou filles de roi, chez lesquelles tout l’arrière-plan héroïque est canalisé vers l’expression des souffrances de leur cœur de femme, comme s’il s’agissait de simples personnages d’élégie.

 

Le même modèle ovidien explique la nouveauté du rôle d’Hermione, que tout, pourtant, paraît séparer d’Andromaque. Dans la mesure où ce rôle épouse les mouvements de l’intrigue – ce qui empêchait de le structurer entièrement comme une éthopée34 –, Hermione est aussi sujette à la joie et à l’orgueil (lorsqu’à l’acte III Pyrrhus semble revenu à elle), mais pour l’essentiel elle est, elle aussi, une exclue du bonheur, c’est-à-dire un personnage élégiaque, et en tant que princesse, une « héroïde ». Radicalement différente d’Andromaque, certes, mais pas plus que chez Ovide Déjanire ou Médée ne sont différentes de Pénélope ou Laodamie : tout dépend si l’héroïne est séparée de l’homme qu’elle aime par l’abandon ou par le sort. Élans sincères, retours de dissimulation, cris, discours interrompus, rêveries sur une illusion de bonheur révolue, espoirs, fureur du désespoir, insultes à l’amant volage, volonté de vengeance, suicide final : Hermione combine ainsi les différents mouvements des « héroïdes » abandonnées d’Ovide, particulièrement Phyllis (Héroïdes, II) abandonnée par Démophoon, Hypsipyle (VI) et Médée (XII) abandonnées l’une et l’autre par Jason. Et elle est tout entière contenue entre deux cris de femmes ovidiennes, commençant comme Phyllis par un Saepe fui mendax pro te mihi [Souvent pour toi je me mentis à moi-même]35, finissant comme Médée par un Quo feret ira, sequar [Où me portera la colère, je la suivrai]36. Aussi pourra-t-elle à la fois envoyer la mort comme Médée, et se suicider comme Phyllis.

C’est par là qu’elle rompt avec le modèle cornélien de la princesse de tragédie. Chez cette héroïne racinienne, la « gloire », cette fierté d’un personnage du plus haut rang qui « sait ce qu’il se doit », n’intervient plus que par intermittence, comme un masque destiné à dissimuler un excès de douleur et de fureur (ou, plus rarement, de joie). Il suffit de considérer la scène de la rencontre entre Hermione et Pyrrhus à la fin de l’acte IV. Hermione y figure tout d’abord la princesse cornélienne type, par son refus de s’abaisser à faire le moindre reproche à celui qui vient de lui signifier son abandon et par son ton constamment ironique ; on croirait entendre Éryxe face à Massinisse dans la Sophonisbe de Corneille. Or c’est à partir du moment où Pyrrhus lui a répondu comme à une héroïne cornélienne – pardonnez-moi d’avoir eu la présomption de croire que vous m’aimiez, car, en fait, « Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre » –, qu’elle s’effondre : tutoiement, insultes (« cruel », « ingrat », « perfide »), abaissement, aveu sincère, jalousie et ultime supplication, menace voilée. Effondrement définitif, au point que Racine la privera, au moment où Oreste lui annonce la mort de Pyrrhus, de toute idée de gloire vengée, ne serait-ce que pour compenser temporairement sa douleur. Le principal détracteur de la pièce, Subligny, a été justement sensible à ce fait, pour le critiquer en invoquant le modèle cornélien : « [Monsieur Corneille] aurait modéré l’emportement d’Hermione, ou du moins il l’aurait rendu[e] sensible pour quelque temps au plaisir d’être vengée.37 » On voit que dès la création de la pièce le constat de la rupture avec le modèle cornélien de l’héroïne de tragédie était dressé. Paradoxalement, Corneille n’est pas loin dans cette dernière scène, et Racine semble bien s’être souvenu d’un passage célèbre du Cid (V, 5). Le cri de rage adressé par Hermione à Oreste qui vient de lui annoncer qu’il a exécuté son ordre et que Pyrrhus est mort, rappelle, en effet, les furieuses insultes lancées par Chimène à Don Sanche qu’elle croit revenu vainqueur de son combat contre Rodrigue – Chimène qui, comme Hermione (mais pour d’autres raisons) avait fait le vœu solennel qu’elle épouserait celui qui lui rapporterait la tête de Rodrigue. Mais Chimène n’était pas une fille de roi, et elle était surtout un personnage de tragi-comédie, genre qui n’était pas réglé selon les mêmes critères de bienséance que la tragédie. Et justement en 1660, Corneille venait de retrancher une tirade de douze vers dans laquelle Chimène, après s’être lamentée, annonçait son intention de se suicider.

Dès lors, on peut bien parler d’Andromaque comme du moment où s’introduit dans la tragédie française le naturalisme psychologique. Il n’est pas sûr cependant que Racine ait puisé dans sa « connaissance du cœur humain » pour proposer avec Hermione une princesse si différente des princesses cornéliennes, et avec Andromaque une captive d’un genre inconnu jusqu’alors. La voix de l’instinct et de la nature toute nue avait des modèles littéraires. Chez Ovide Racine trouvait déjà ce qu’on pourrait appeler, sans paradoxe, une « rhétorique du naturel ». La nouveauté est d’avoir fait passer ces modèles dans le genre de la tragédie, d’où ils étaient exclus ; la nouveauté est d’avoir osé aller jusqu’au bout de son goût de l’antiquité.

« Écrire Andromaque. Quelques hypothèses génétiques », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1998, 1, pages 43-62.

Notes 

  1. Seul Euripide, qui marque tout au long de son Andromaque sa haine de Sparte, prive la spartiate Hermione de tout autre sentiment que la haine jalouse et la peur. Aussi voit-elle seulement en Oreste un sauveur qui pourra l’emmener loin de Pyrrhus, et estime-t-elle que c’est à son père de décider de son futur hymen avec son cousin. À l’autre extrême de l’échelle des sentiments, rappelons la huitième lettre de ces Héroïdes d’Ovide que Racine a tant fréquentées (sur les Héroïdes, voir plus loin) : c’est un splendide cri de passion amoureuse adressé par Hermione à Oreste ; elle se plaint notamment d’avoir été « enlevée » par Pyrrhus et de devoir partager sa couche, et elle supplie Oreste de venir la reprendre.
  2. Remarques sur Pertharite dans Commentaires sur Corneille, dans Voltaire, Œuvres complètes, éd. Besterman, Oxford, The Voltaire Foundation, 1975, t.55, p.792.
  3. Créée en 1652 et publiée l’année suivante, Pertharite fut un échec total, qui décida Corneille à renoncer au théâtre ; il n’y revint qu’après une « retraite » de six ans.
  4. Sauf qu’à la différence d’Oreste l’amoureux sait bien que s’il obéit à l’ordre de l’héroïne, il n’en récoltera que de la haine (« Et quelque doux espoir qu’offre cette colère, / Une plus forte haine en serait le salaire » : Pertharite, II, 1 ; v.427-428), et son interlocutrice en convient elle-même (« Que vous m’êtes cruel, en faveur d’un infâme / De vouloir malgré moi lire au fond de mon âme » : v.431-432). Rappelons enfin qu’à partir de l’acte III la réapparition du roi Pertharite, qu’on croyait mort, oriente l’intrigue dans une direction différente.
  5. Modern Language Review, XII, 1917.
  6. « Brûlé de plus de feux », dans Fraser Mackenzie et alii éd., Studies presented to R.L.G. Ritchie, Cambridge, 1949.
  7. Cf. Corneille : « Il faut donc qu’une action pour être d’une juste grandeur ait un commencement, un milieu et une fin. Cinna conspire contre Auguste, et rend compte de sa conspiration à Émilie, voilà le commencement ; Maxime en fait avertir Auguste, voilà le milieu ; Auguste lui pardonne, voilà la fin. » (Discours du Poème dramatique, dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Pléiade, Gallimard, vol. III, 1987, p.128).
  8. c’est pourquoi Sallebray qui, dans sa Troade, a mis en scène un Agamemnon amoureux de sa captive Cassandre, a eu l’idée de faire recevoir par Agamemnon une lettre de son fils Oreste où sont dévoilées les amours coupables de Clytemnestre et d’Égisthe : Agamemnon, qui donne à lire cette lettre à Cassandre, peut ainsi lui annoncer qu’il est décidé à répudier son épouse impudique pour l’épouser.
  9. Même si l’inconstant y est puni de manière indirecte, au travers de ses enfants et de sa nouvelle femme (le faire périr eût été une punition trop douce).
  10. Pour prendre le seul exemple du premier – et plus admiré – recueil de nouvelles tragiques, les Histoires tragiques de Pierre Boaistuau (1559), c’est le sujet de la « cinquième histoire » (éd. R. A. Carr, Société des Textes Français Modernes, 1977, p.137-167). Pour les tragédies, voir Alcméon ou la vengeance féminine d’Alexandre Hardy (publ. 1628).
  11. Dans le recueil de nouvelles d’un certain Jean-Baptiste Du Pont, L’Enfer d’amour (où par trois histoires est montré à combien de malheurs les amants sont sujets), publié en 1603 et plusieurs fois réédité jusqu’en 1619, l’« histoire première » raconte les aventures de Victoria qui, abandonnée par Zanobio tombé amoureux d’une courtisane, et devant l’inutilité de tous ses efforts pour le reconquérir, demande à l’un de ses amoureux de le tuer : sitôt que celui-ci l’a quittée, elle se sent prise de remords, hésite entre l’amour et la haine, mais il est trop tard et elle apprend peu après que Zanobio est mort (entraînant avec lui son assassin) : désespérée, maudissant sa jalousie criminelle, et sans évoquer une seule fois le sort de celui qui a perdu la vie pour satisfaire cette jalousie, elle appelle la mort et s’effondre (éd. S. Poli, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1995). Pour les tragédies, voir La Mort de Démétrius de Boyer (repr. 1660, publ. 1661) et Arsace de Prade (repr. 1662, publ. 1666).
  12. Elle est d’abord princesse avant d’être captive, contrairement à la littérature antique où en devenant captive elle cesse d’être princesse. En 1637, cependant, Rotrou avait fondé sa plus terrible tragédie, Crisante (publ. 1639), sur l’histoire d’une reine captive violée par l’officier romain à qui elle avait été confiée.
  13. Sur cette légende, à laquelle Desmarets de Saint-Sorlin avait encore fait récemment allusion dans son épopée intitulée Clovis ou la France chrétienne (1657) dont Racine possédait un exemplaire, voir la préface de 1675-76 ainsi que le v.76. Précisons que dès le milieu du XVIe siècle on la tenait pour du pur roman : Ronsard lui-même, pour justifier le projet de sa Franciade, avait été obligé d’invoquer dans son « Épître au Lecteur » les droits de la poésie, expliquant qu’il n’avait pas écrit une histoire des rois de France, mais un « Roman ».
  14. « Il est constant que les circonstances, ou si vous l’aimez mieux, les moyens de parvenir à l’action demeurent en notre pouvoir. L’Histoire souvent ne les marque pas, ou en rapporte si peu qu’il est besoin d’y suppléer pour remplir le poème : et même il y a quelque apparence de présumer que la mémoire de l’auditeur qui les aura lues autrefois, ne s’y sera pas si fort attachée, qu’il s’aperçoive assez du changement que nous y aurons fait pour nous accuser de mensonge ; ce qu’il ne manquerait pas de faire s’il voyait que nous changeassions l’action principale. Cette falsification serait cause qu’il n’ajouterait aucune foi à tout le reste ; comme au contraire il croit aisément tout ce reste, quand il le voit servir d’acheminement à l’effet qu’il sait véritable, et dont l’histoire lui a laissé une plus forte impression. » (Discours de la tragédie, dans Œuvres complètes, éd. cit, III, p.159).
  15. Les Choéphores d’Eschyle, les deux Électre de Sophocle et d’Euripide.
  16. V. 1552 dans la première édition.
  17. Discours du poème dramatique, dans Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., III, p.132. La citation d’Horace vient de l’Art poétique, v.123.
  18. Voir Horace, Art poétique, v.120-122.
  19. Si la Dissertation sur le Grand Alexandre n’avait pas encore paru lorsque Racine fit représenter Andromaque en novembre 1667 (elle paraîtra le 26 juin 1668), la lettre qui en était l’esquisse (« À Mme Bourneau », dans Œuvres en prose de Saint-Évremond, éd. R. Ternois, S.T.F.M., 1965, II, p.76-83) avait été adressée à Paris au début de 1666 et sa destinataire, aux dires de Saint-Évremond lui-même, l’avait « montrée à tout le monde » : la dernière phrase de cette lettre désignait Racine comme « un homme qui a de l’esprit mais qui n’a pas le goût de l’Antiquité ». On voit à quoi Racine avait à cœur à répondre en proposant son Andromaque.
  20. Racine, PUF, 1949.
  21. À la fin d’Électre, qui traite le même sujet que Les Choéphores, Oreste n’est pas encore victime de ses hallucinations, mais les Dioscures apparaissent et lui annoncent que les « Kéres » (autre nom des Érinyes) sont en route pour le persécuter et qu’il errera en proie à la folie jusqu’à son arrivée à Athénes.
  22. Aux côtés d’Alcméon, d’Ajax et d’Athamas (Pseudo-Aristote, Problèmes, éd. par J. Pigeaud sous le titre L’Homme de génie et la mélancolie, Rivages, 1988).
  23. Art poétique, v.124.
  24. Rappelons que si Amadis de Gaule (1508) et le Roland amoureux puis furieux (1516 et 1532) sont les deux plus célèbres figures de la mélancolie amoureuse dans l’Europe de la Renaissance, le modèle archétypal, constamment cité, adapté ou imité depuis l’antiquité, est celui d’Antiochus, mourant littéralement d’amour pour Stratonice, la femme de son père, et sauvé par le médecin Érasistrate qui avait remarqué les variations de son pouls à chaque apparition de Stratonice. L’histoire avait été racontée successivement par Valére-Maxime (Faits et dits mémorables, V, 7), Plutarque (Vie de Démétrios, XXXVIII, dans ses Vies des hommes illustres), Appien (Histoire romaine, XI, 59-60), Lucien (De Dea syria, XVII-XVIII). Au XVIIe siècle, elle avait fait l’objet de plusieurs adaptations théâtrales : une courte pièce enchâssée (Antioque) dans la tragi-comédie de Gillet de la Tessonerie, Le Triomphe des cinq passions (1642), puis trois tragi-comédies, de Brosse, La Stratonice ou le Malade d’Amour (1644), de Quinault, Stratonice (1660) et de Thomas Corneille, Antiochus (1666). Ajoutons que celui que Quinault considérait comme son maître, Tristan L’Hermite, avait tiré une tragédie, Panthée, de l’histoire célèbre de cette reine, prisonnière de Cyrus, dont le favori, Araspe, à qui il en avait confié la garde, n’avait pas tardé à sombrer pour elle dans la maladie d’amour.
  25. Sur le furor dans les tragédies latines, voir Florence Dupont, Les Monstres de Sénèque, Belin, 1995.
  26. V, 4, v.1846-1854, dans Théâtre du XVIIe siècle, Pléiade, II, p.403. Voir aussi Crisante de Rotrou (1637, publ. 1639), où le héros est hanté par le remords d’avoir violé la princesse qui était sa captive : « […] Partout je vois l’Enfer, et partout ses Mégères / Hérissent contre moi leurs noirs crins de vipères » (IV, 1 ; v.961-962). Dans l’« Histoire première » de L’Enfer d’amour, dont une partie, nous l’avons vu plus haut (n.00), préfigurait le comportement d’Hermione, l’héroïne, désespérée d’avoir commandé la mort de son amant, s’écrie : « Sortez, sortez, vengeresses furies! armez vos fouets de nouvelles courroies, et vos têtes d’une chevelure des plus horribles serpents que votre Averne produise » (éd. cit., p.75).
  27. V. 1609-1626 dans la première édition.
  28. Heroïdum Epistulae (« Lettres des héroïnes ») abrégé en Heroides (Héroïdes). Voir l’éd. H. Bornecque et M. Prévost, Les Belles Lettres, 1928, rééd. augmentée en 1991, ainsi que l’éd. J.-P Néraudau, « Folio » , Gallimard, 1997.
  29. Le recueil contient aussi trois lettres écrites par des hommes (XVI, XVIII et XX) et une par une femme historique, la poétesse Sapho (XV), mais Ovide avait d’abord publié les quatorze premières lettres, toutes écrites par des héroïnes légendaires.
  30. Fournissant même le modèle d’un recueil composé par les Scudéry en 1642, Les Femmes illustres ou les Harangues héroïques, dans lequel on trouve une lettre adressée par Bérénice à Titus après leur séparation.
  31. Nous encadrons ce terme par des guillemets pour désigner non point les lettres elles-mêmes, mais les héroïnes élégiaques d’Ovide.
  32. V. 944-950 dans la première édition.
  33. V. 1033-1036 dans la première édition.
  34. Seules ses deux grandes tirades de l’acte II (v.427-474) sont construites sur ce modèle.
  35. Héroïdes, II, v.11.
  36. Héroïdes, XII, v.209.
  37. La Folle Querelle ou la critique d’Andromaque, Préface (cette comédie en trois actes de Subligny a été montée par la troupe de Molière au Palais-Royal le 25 mai 1668, c’est-à-dire six mois après la création d’Andromaque, et elle tiendra l’affiche jusqu’au 1er juillet (dix-sept représentations successives).
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