Visions antiques

"Les temples d'Éphèse et de Samos méritent sans doute d'être admirés ; mais les pyramides sont au-dessus de tout ce qu'on peut en dire, et chacune en particulier peut entrer en parallèle avec plusieurs des plus grands édifices de la Grèce." (Hérodote, Histoire, II, 148)

La pyramide : une "merveille" ?

  • En bon Grec fidèle à la tradition des cités, Hérodote ( vers 484 – vers 425 av. J.-C.) voit d'abord dans les pyramides l'expression plastique d'un régime tyrannique et contraire à l'idéal politique qu'il connaît. Aristote et Denys d'Halicarnasse abonderont dans ce sens. Telle est aussi la signification de l'anecdote scandaleuse sur la prostitution de la fille de Pharaon qui s'accorde assez bien avec les lieux communs sur la condamnation et des tyrans et des mœurs barbares (Hérodote, Histoires, II, 126 - 127). Après ce début, il passe sans transition à la question technique du mode de construction, ce qui est normal dans une antiquité où les machines sont peu nombreuses, les forces essentiellement humaines, où le temps de réalisation de monuments bien moins importants est très long, et où leur construction est sujette à de multiples retards. De fait, la dépense, les problèmes techniques, la vie du chantier et sa durée sont des informations dignes d'être rapportées : la mise en œuvre aboutie représente aux yeux d'Hérodote quelque chose d'extraordinaire.

 

  • Avec Diodore de Sicile, qui vit à la fin de la République romaine, la perspective, sans être très différente, change cependant un petit peu. On voit d'abord nommément apparaître le terme de "merveilles". C'est la taille de l'ouvrage et l'ampleur de sa mise en œuvre qui sont alors dignes d'étonnement. L'exposé parfaitement objectif qui suit est là pour justifier ce sentiment. Les données techniques sont tout à fait comparables à celles que rapporte Hérodote, qu'il suit aussi en évoquant la cruauté des rois tyranniques (I, LXIV) qui ont exigé un tel labeur : pour lui, ouvriers et architectes sont les plus estimables, car ils ont laissé une preuve mémorable de leur "génie" et de leur "adresse" (I, LXIV).

 

  • Le troisième texte est de Strabon, géographe grec qui visite l'Égypte vers 25 av. J.-C. et place lui aussi les pyramides au nombre des merveilles. Après la conquête de l'Égypte et l'avènement récent du Principat augustéen, le point de vue a encore changé. L'étonnement fait d'emblée place à l'admiration et la narration tout entière est désormais à son service : la description proprement dite, encore présente chez Hérodote et Diodore, cède la place à un récit fabuleux qui n'a plus de rapport avec ce qui faisait le caractère extraordinaire de l'ouvrage pour ses prédécesseurs. Le "merveilleux" devient en quelque sorte le type de discours propre à l'idée même de "merveille". L'histoire de la courtisane qui fit édifier une pyramide après avoir séduit le roi par les proportions délicieusement menues de sa sandale est bien un conte... (Livre XVII, 33)

 

  • Avec Pline l'Ancien, c'est un point de vue romain qui est mis en avant. L'auteur latin présuppose que Rome est, clairement et sans discussion, la huitième merveille du monde, qui surpasse et englobe toutes les autres. Les jugements moraux disqualifiant les pyramides l'emportent sur les éléments descriptifs. Ils procèdent à la fois de préjugés sur les peuples barbares et d'une condamnation du luxe royal. Partisan et soutien de Vespasien, Pline, qui vise directement la monarchie égyptienne et la confond peut-être avec celle, postérieure, des Ptolémées, songe en fait très certainement à Néron et aux manifestations scandaleuses de son règne. La pyramide, fruit d'un "stupide désir d'ostentation", est moins une merveille que le témoin d'un luxe décadent d'origine étrangère. Relatant l'histoire de la courtisane qui fit construire une pyramide, il conclut avec ironie : "et la plus grande merveille, est qu'une courtisane ait pu, à son métier, amasser de si grandes richesses."(XXXVI, 81-82)

La pyramide : un modèle ?

  • Plusieurs auteurs anciens attestent du fait que les pyramides, à cause de leur taille et de leur renommée, servent de modèle architectural pour des sépultures, dans le monde grec comme dans le monde romain. Diodore de Sicile rapporte par deux fois un fait semblable :

"Les mémoires laissés par Alexandre renfermaient, entre autres grands projets, les suivants, les plus dignes d'être rapportés. […] Il voulait élever à son père, Philippe, un monument funèbre semblable à la plus grande des pyramides d'Égypte, qui sont, en général, comptées au nombre des sept merveilles du monde." (Bibliothèque historique, livre XVIII)
"Parmi les villes moins importantes, celle d'Agyre, qui s'était également enrichie par son agriculture, se faisait remarquer par son théâtre, le plus beau de la Sicile après celui de Syracuse, ainsi que par ses temples, par son palais de justice, une place publique, des tours élevées et des tombeaux surmontés de grandes et de nombreuses pyramides, monuments d'art splendides." (ibid., livre XVI)
Pline l'Ancien fait mention d'un étrange et mythique monument, le tombeau de Porsenna, disparu à son époque et décoré de multiples pyramides. Mais cette construction, étrusque, ne trouve pas plus grâce à ses yeux que les pyramides d'Égypte : "la vanité des rois étrangers est surpassée par celle des rois d'Italie". Pline signale aussi, sans commentaire, que les humains ne sont pas les seuls à bénéficier de cet engouement : "À Agrigente, les tombeaux de plusieurs chevaux ont des pyramides" (NH, VIII, 156).

  • Pour les Romains, les pyramides sont une sorte de mètre étalon de leur propre grandeur. Mais la comparaison est rarement à l'avantage de ces indestructibles constructions. Divers auteurs romains soulignent sans hésitation la supériorité des monuments de Rome. Martial, poussé par la fierté nationale et un zèle courtisan, compare ainsi le monument égyptien à un amphithéâtre romain ou à la résidence impériale du Palatin : "Tu peux bien rire, César, des Pyramides et de leurs merveilles ; la barbare Memphis a cessé de vanter ces monuments de l'orgueil oriental. Que sont ces lourdes masses auprès de ton palais impérial ?" (Martial, Épigrammes, VIII, 36)

Certes, les pyramides servent de référence, d'image quand il s'agit d'évoquer l'immortalité. Néanmoins, c'est quasiment un stéréotype que d'affirmer que la renommée de l'écrivain, en particulier du poète – ou de celui dont il fait l'éloge – sera plus durable, le pouvoir des mots ne pouvant que l'emporter sur celui des pierres. Ainsi Horace, dans des vers célèbres, proclame :
"Exegi monumentum aere perennius
regalique situ pyramidum altius
."
"J'ai achevé un monument plus durable que l'airain, plus haut que les royales pyramides." (traduction de Leconte de Lisle)
Properce ou Sénèque font de même, et cette pratique se perpétuera dans des œuvres plus tardives, comme celle de l'humaniste du XVIe siècle, Érasme.

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