Le livre I de l’Énéide raconte l’arrivée d’Énée sur les côtes libyennes et sa rencontre avec Didon, la reine de Carthage. Les livres II et III sont consacrés au récit que fait le héros de la prise de Troie et de sa fuite. Voici les premiers vers du livre IV dans lesquels Virgile montre le tourment de la jeune femme, déchirée entre sa volonté d’être fidèle à son premier époux, Sychée, assassiné par son frère, et sa passion pour le jeune Troyen. Virgile dépeint d’abord le feu de la passion, puis prête un long discours à la reine, dans lequel elle célèbre avec passion le héros. Si elle avoue son amour, il est toutefois impossible : déterminée à ne jamais aimer personne d’autre que Sychée, la mort lui semble préférable à l’infidélité.
Texte latin
At regina graui iamdudum saucia cura
Volnus alit uenis, et caeco carpitur igni.
Multa uiri uirtus animo, multusque recursat
Gentis honos : haerent infixi pectore uoltus
Verbaque, nec placidam membris dat cura quietem.
Postera[1] Phoebea lustrabat lampade terras,
Vmentemque Aurora polo dimouerat umbram,
Cum sic unanimam adloquitur male sana sororem :
‘Anna soror, quae me suspensam insomnia terrent !
Quis nouus hic nostris successit sedibus hospes,
Quem[2] sese ore ferens, quam forti pectore et armis[3] !
Credo equidem, nec uana fides, genus esse deorum.
Degeneres animos timor arguit. Heu, quibus ille
Iactatus fatis ! Quae bella exhausta canebat !
Si mihi non animo fixum immotumque sederet,
Ne cui me uinclo uellem sociare iugali[4],
Postquam primus amor deceptam morte fefellit ;
Si non pertaesum thalami taedaeque fuisset,
Huic uni forsan potui[5] succumbere culpae.
Anna, fatebor enim, miseri post fata Sychaei
Coniugis et sparsos fraterna caede penatis,
Solus hic inflexit sensus, animumque labantem
Impulit. Adgnosco ueteris uestigia flammae.
Sed mihi uel tellus optem prius ima dehiscat
Vel Pater omnipotens adigat me fulmine ad umbras,
Pallentis umbras Erebo noctemque profundam,
Ante, Pudor, quam te uiolo, aut tua iura resoluo.
Ille meos, primus qui me sibi iunxit, amores
Abstulit ; ille habeat secum seruetque sepulchro.’
Sic effata sinum lacrimis impleuit obortis.
Traduction
Mais la reine, blessée depuis longtemps d’un trouble profond,
Nourrit sa blessure dans ses veines, et elle est déchirée d’un feu secret.
Le grand courage du héros, le grand honneur de sa naissance
Hantent son esprit : ses traits et ses paroles restent fixés
Dans son cœur, et son trouble refuse le repos tranquille à ses membres.
L’Aurore du jour suivant éclairait les terres du flambeau de Phoebus
Et avait éloigné l’ombre humide du ciel,
Lorsque, privée de sa raison, elle s’adresse ainsi à sa sœur, qui ne fait qu’un avec elle :
« Anna, ma sœur, quels songes m’effraient et me tiennent indécise !
Quel est cet hôte singulier qui s’est introduit dans notre demeure,
Quelle allure il porte sur son visage, à quel point il a le cœur courageux et quels exploits !
À la vérité je crois, et ce n’est pas une croyance sans fondement, qu’il appartient à la race des dieux.
La peur a révélé les âmes viles : hélas, par quels destins il a été ballotté !
Quelles guerres, avec peine achevées, il chantait !
Si la décision de ne pas m’unir à quiconque par le lien du mariage
N’était pas en mon âme, ferme et inébranlable,
Après que mon premier amour a trompé mon attente par la mort ;
Si je n’avais pas pris en horreur la chambre et la torche nuptiales,
Pour lui seul peut-être, j’aurais pu succomber à la faute.
Anna, oui je te l’avouerai, après le destin du malheureux Sychée mon époux
Et le sang jailli sur les Pénates à cause du crime de mon frère
Celui-ci seul a ému mes sens, et ébranlé mon âme chancelante :
Je reconnais les traces d’une ancienne flamme.
Mais je préfèrerais d’abord que la terre profonde s’ouvre,
Ou que le Père omnipotent m’envoie de son foudre vers les ombres,
Les pâles ombres de l’Érèbe et la nuit profonde,
Avant, Pudeur, que je te viole ou que je brise tes lois.
Celui qui, le premier, m’a unie à lui, a emporté mes amours ;
Qu’il les garde avec lui et les conserve dans son tombeau. »
Après qu’elle eut ainsi parlé, ses larmes se mirent à couler et inondèrent sa poitrine.
Pour aller plus loin
Le feu de la passion
Le chant IV de l’Énéide s’ouvre sur une opposition qui peut surprendre : at regina, « mais la reine ». C’est, pour le poète, le moyen d’introduire une rupture avec les chants précédents consacrés au récit d’Énée dans lesquels Didon, bien qu’auditrice, était laissée dans l’ombre ; elle sera au contraire la figure centrale du chant IV.
Dans les premiers vers du passage, le poète dépeint les atteintes de la passion amoureuse : c’est un « trouble profond » (graui cura), souligné par la coupe penthémimère qui met l’adjectif en valeur, et une « blessure » (uolnus, saucia), scandée par l’allitération en -v des deux premiers vers. La reine n’est plus maîtresse d’elle-même, comme le montre le choix du passif pour le verbe carpitur (« elle est déchirée ») ; cette idée sera reprise au vers 8, où Didon est décrite comme « privée de sa raison » (male sana). L’image d’Énée l’obsède, obsession renforcée par le polyptote des adjectifs multa et multus, ou le choix du préfixe re- dans recursat (« hante ») qui marque la répétition. L’absence de « repos tranquille » (placidam quietem) enfin vient compléter ce portrait d’une femme en proie aux affres de l’amour. Les larmes auxquelles elle laisse libre cours, après avoir parlé à sa sœur, sont une dernière expression de son tourment.
La célébration passionnée du héros
C’est à Anna, qualifiée d’unanimam sororem (« sœur qui ne fait qu’une avec elle ») que Didon avoue son amour pour Énée. Les premières phrases de la reine à sa sœur, qui joue alors le rôle d’une confidente tragique, sont constituées d’exclamatives et dressent un portrait élogieux d’Énée : en même temps qu’elles viennent justifier sa passion, elles sont écrites à la gloire du père du peuple romain. Après avoir souligné que cet hôte est « singulier » (nouus), c’est-à-dire que nul ne l’égale, Didon loue en deux temps, clairement marqués par la coupe et les deux exclamatifs quem et quam, à la fois son « allure » et sa valeur au combat ; l’insistance sur son origine divine – Énée est le fils de Vénus – complète enfin l’éloge du héros, dans tous les sens du terme. Les deux dernières exclamatives heu, quibus ille iactatus fatis et quae bella exhausta canebat (« Hélas, par quels destins il a été ballotté ! Quelles guerres, avec peine achevées, il chantait ! ») viennent conclure non seulement ce portrait, mais aussi, avec un effet de chiasme, le récit d’Énée aux chants III et IV, respectivement consacrés à la prise de Troie et à ses errances sur la mer.
Un amour impossible
Si Didon avoue le trouble qu’a suscité en elle le héros troyen, elle se refuse pourtant à l’aimer. Au chant I de l’Énéide, le lecteur a appris quel avait été son sombre destin : elle avait fui Tyr, sa ville natale, après que son frère Pygmalion avait tué son mari Sychée pour s’emparer du trône. C’est à ce dernier que revient Didon dans la seconde partie de son discours, consacrée à son déchirement entre son désir de lui être fidèle, et sa passion pour Énée. Elle utilise un double système hypothétique, à l’irréel du présent d’abord (sederet) puis à l’irréel du passé (pertaesum fuisset, potui) pour montrer son refus de céder à un amour qu’elle considère comme une faute (« culpa ») envers son premier époux. Protégée, en quelque sorte, par cette fidélité affirmée envers Sychée, Didon se laisse aller à reconnaître qu’Énée a su la toucher, opposant à la dimension statique de sa décision qualifiée de « ferme et inébranlable » (fixum et immotum) le mouvement qu’il a suscité en elle (inflexit, « a ému », impulit, « a ébranlé »). Elle souligne également, à deux reprises et de manière similaire, en début de vers, que « lui seul » (huic uni, solus hic) pourrait la faire changer d’avis. Enfin, l’aveu de son amour au vers 27 pose implicitement Énée en successeur de Sychée puisqu’elle reconnaît dans son trouble actuel « les traces d’une ancienne flamme » (ueteris uestigia flammae). Dans ce discours situé au tout début du chant IV, Didon n’est pas prête encore à trahir sa promesse : au système à l’irréel des vers 15 à 19 où elle évoque la possibilité de céder à son amour s’oppose le souhait de mourir plutôt que d’être infidèle au souvenir de Sychée. Formulé en deux temps, avec le balancement uel… uel..., il est construit selon un mouvement de crescendo qui vient souligner la détermination de Didon, renforcée par le recours aux figures divines de Jupiter et de la Pudeur. La seule union que cherche Didon est dans la mort, comme le montre le vers 29, où secum, (« avec lui ») est mis en parallèle avec le « tombeau » (sepulchro) – vœu que son suicide lui permettra de réaliser : c’est bien Sychée qui, aux Enfers, lui rendra son amour.