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Option LCA Tale : leçons de sagesse antique
Spécialité LLCA Tale : l'homme, le monde, le destin
Si le temps qui passe permet la maturation intellectuelle et la maîtrise de soi, il use indéniablement le corps et fatigue l’esprit. Le vénérable Nestor de l’épopée homérique ou le sage Caton du De senectute cicéronien restent des modèles qui attestent que sénescence ne rime pas forcément avec déchéance et que la vieillesse peut être la marque d’une élection, voire d’une « vocation », marquée par « une grâce et une mission particulière »1. Mais, plus souvent, c’est l’image du vieillard décrépit et grincheux qui s’impose, entre radotage et gâtisme. Mort à son passé, il est la proie de regrets stériles qu’il exprime par un misérabilisme geignard. C’est assurément à cette facette négative de la mala senectus2que se rattache le poète tardo-antique Maximianus, dont le recueil d’Élégies s’ouvre sur une surprenante et poignante deprecatio senectutis. Comment faut-il donc lire cette deploratio qui pose le problème du rapport au temps, entre autobiographie élégiaque, esthétique du brouillage et innovation générique ?
Hier et aujourd’hui : une autobiographie élégiaque originale
Un auteur « mystérieux »
Qui est donc ce Maximianus, « que l’on appelle couramment en français Maximien – au risque d’une sévère confusion avec l’Auguste de la fin du IIIe siècle, co-empereur de Dioclétien »3 ? À vrai dire, nous savons fort de choses sur ce « poète mystérieux »4 du vie siècle, qui ne nous est connu que par les quelques rares indications qu’il a bien voulu nous donner dans les 686 vers de ses Élégies. Nous connaissons son nom grâce à l’Élégie IV, où il évoque son amour pour une chanteuse, Candida, et fait parler « quelqu’un » qui se moque de son état, « il chante ! C’est une chanteuse que Maximianus aime », cantat, cantantem Maximianus amat (26)5. Habile orateur, poète reconnu et séducteur6, attaché à ses origines romaines étrusques (El. V, 5, 46)7 et qui lui valent le surnom de Tuscus, il aurait vécu sous Théodoric, roi des Ostrogoths (474-526), qui, après avoir fondé un royaume autonome en Italie (488-493), voulait faire renaître la gloire de l’empire ; pour ce faire, il s’est entouré de conseillers lettrés, comme Cassiodore, qui est devenu son ami intime, et Boèce, qu’il fera mettre à mort en 5248. D’après l’Élégie V, 1-4, Maximianus aurait même été chargé d’une ambassade en Orient auprès de Justin Ier, fait qui pourrait être confirmé par Cassiodore9. Rappelons que le but de cette mission était, selon le poète lui-même, de « tisser pour tous un paisible ouvrage de paix » (2), en réponse à la politique d’intolérance religieuse de Justin Ier, empereur de Byzance (518-527) et persécuteur des partisans de l’arianisme, dont se réclamait Théodoric. Quoi qu’il en soit, le poète a vite oublié son devoir dans les bras d’une Graia puella rusée (6), avant de poursuivre le long cours de sa vie qu’il finit, peut-être à Constantinople10, accablé sous le poids d’une vieillesse pesante, dont il décrit l’horreur dans l’Élégie I. Tels sont les indices que nous livrent ses poèmes.
Cependant, ces données sont loin d’être attestées et, compte tenu du cadre élégiaque propice à l’auto-fiction et des « ambiguïtés intentionnelles et non intentionnelles » du texte11, il convient de rester prudent. Tout peut en effet être remis en question. Le nom de Maximianus ne pourrait être qu’un cognomen ludique, mettant l’accent sur sa vieillesse, pour faire de lui un maximus natu, un « vieux de vieux »12, ou encore un indice sur son lien avec des Maximi, qui l’auraient adopté, faisant de lui celui qui descend des plus grands13. Est-il même vraiment du vie siècle ? C. Ratkowitsch14 a en effet remis en question le consensus qui s’était fait sur la date de ce poète, pour en faire un auteur du ixe siècle, tandis qu’un éditeur du xvie siècle, Pomponius Gauricus (Venise, 1501), propose au contraire d’assimiler Maximianus à Gallus, puisque la puella de l’Élégie II s’appelle Lycoris, au prix toutefois de la suppression de l’intervention de Boèce dans l’Élégie III ! Si cette assimilation est purement fantaisiste, elle a au moins eu l’avantage d’attirer l’attention des humanistes sur ce poète15. La réalité historique de son ambassade a elle aussi été remise en question et considérée comme « un moyen d’introduire du pittoresque et de renouveler le vieux thème de la fourberie des Grecs »16. Nous en resterons donc à la conclusion de Goldlust : « encore qu’il soit impossible d’avoir des certitudes en l’espèce, Maximien serait donc probablement un poète du vie siècle, légèrement postérieur à Boèce […], et à Ennode de Pavie » (p. 16). Quant à sa sensibilité religieuse, elle nous reste tout aussi « mystérieuse » : chrétien ? arien ?17 Nous ne le saurons sans doute jamais avec certitude, puisque Maximianus joue sur la fiction autobiographique : construite sur « le principe général de la représentation du réel et du possible »18, son œuvre se situe dans un entre-deux que le lecteur reste libre de lire à sa guise comme le voulait sans doute l’auteur, qui eut son heure de gloire au Moyen Âge19…
Le « parcours » élégiaque : la stratification temporelle
Poète élégiaque qui se situe dans la mouvance de l'élégie augustéenne, Maximianus construit son recueil comme un parcours de vie. Mariant narration et poésie20, il fait entendre la plainte de la vieillesse et le regret de la jeunesse en un tressage subtil qui relève d’un rapport complexe au(x) temps et d’une réelle maîtrise du genre. La dialectique binaire qui structure les poèmes repense la dimension « algique » de l’élégie pour l’orienter vers un jeu d’antithèses narratives et d’échos poétiques entre hier et aujourd’hui. L’expression de la souffrance, étymologiquement constitutive de l'élégie21, se déploie sur toute la sphère temporelle de l'existence, pour dessiner le « parcours autobiographique » du poète.
L’Élégie I22, la plus longue du corpus avec ses 292 vers, est une longue deploratio de la déchéance causée par la vieillesse ; entrelacée au souvenir de la jeunesse rayonnante et conquérante, qui avive le poids du présent, elle se termine sur un appel à la mort, seule capable de faire cesser cet état contre-nature de mort-vivant.
Les autres poèmes évoquent des souvenirs du passé et mettent en scène les différentes femmes aimées par le poète. L’Élégie II, longue de 74 vers, évoque, dans une veine élégiaque assez classique, la rupture amoureuse qui a mis fin à la relation d’Ego avec Lycoris, « après de nombreuses années au cours desquelles ils ont (tous deux) vécu inséparables » (3) et qui, maintenant qu’il est vieux (17), le quitte pour des amants plus jeunes et lui exprime un mépris profond, sans réaliser que, pour elle aussi, le temps a passé. Et le poète de s’interroger : « est-ce que donc, comme chez les bêtes, seul demeurera le moment présent ? Il n’y aura rien, dans le passé, dont on se souvienne ? » (43-44). Amère souffrance qui fait revenir à la conscience un autre amour, raconté dans l’Élégie III, qui remonte davantage dans le temps, à l’époque de la jeunesse du poète, alors accompagné d’un « précepteur » (17)23 et épris d’Aquilina, surveillée de près par sa « très sévère mère » (ibid.). Le poème analyse, en 94 vers, la force de l'amour contrarié et sa fadeur quand, grâce à l’intervention de Boèce, il devient licite. Faute de désir, la liaison ne se concrétise pas et le poète reste chaste, ce qui provoque la surprenante approbation de Boèce24. L'Élégie IV dévoile la figure de Candida – en même temps que le nom du poète – au fil des 60 vers qui disent son amour fou pour cette artiste, dont il a le malheur de rêver à voix haute, lors d’une sieste avec le père de la jeune femme ; celui-ci, ainsi informé, met un terme à ces rapports, ce qui provoque un retour au présent douloureux de la vieillesse, entre plaintes et sentences morales. La cinquième élégie, plus longue (154 vers) et d’une veine différente, met en scène l’ambassade diplomatique de Maximianus en Orient et s’attarde sur les charmes sulfureux d’une Graia puella (6) à laquelle le poète, pourtant vieillissant, ne résiste pas. Malheureusement, si la première nuit lui permet de tenir ses engagements virils, il connaît, la deuxième nuit, un vrai fiasco sexuel, digne à la fois des Amores d’Ovide (III, 7) et du Satiricon de Pétrone, où la même « mésaventure arrive plusieurs fois à Encolpe »25. Dépitée de la vanité de ses efforts pour réveiller le membre engourdi et furieuse d’être privée de son plaisir, la puella se lance dans une vibrante et burlesque laudatio funebris de la mentula du poète avant de le planter là, « comme si les derniers rites mortuaires avaient été accomplis » (154). C’est cette notation qui lance la brève Élégie VI, dont les 12 vers de deprecatio senectutis constituent l’épilogue du recueil, tout en faisant écho au premier poème en une Ring-composition particulièrement signifiante26, qui signe et confirme un rapport tragique au temps27.
Voyons donc plus précisément comment la dialectique temporelle se met en place dans cette Élégie I.
L’Élégie I : le temps atroce de la vieillesse
Le poème débute par une pathétique adresse à l’aemula Senectus, dont le poète déplore la lenteur, qui la rend de plus en plus pesante « dans ce corps fatigué », cur et in hoc fesso corpore tarda uenis ? (2). Elle impose ainsi dès le début le poids d’une présence paradoxale : elle est là, dans l’horreur d’une impitoyable déchéance, tout en musardant et en refusant de se donner totalement, la mort du poète étant aussi son propre anéantissement. Cette apostrophe pathétique prélude à « l’une des plus terribles deploratio sur les méfaits du grand âge dans la littérature latine »28. Enfermé dans un corps-prison qui se délabre inexorablement (1- 8) et qui rend plus aiguë la conscience de ce qu’il a perdu (non sum qui fueram, 5), Ego se souvient de l’éclat conquérant de sa jeunesse passée et il dresse complaisamment « le catalogue de (ses) qualités juvéniles »29, dont il égrène les composantes non sans gémir parfois sur son état présent. Il passe ainsi en revue ses diverses qualités, du juvenale decus aux mens sensusque (9) : l’image séduisante du bon avocat et du bon poète, reconnu et récompensé par la société (9-14), se brouille au contact de la réalité présente (15-16), avant de se reformer sur celle de la beauté séductrice du jeune homme (17-18), sa virtus et son ingenium : par « un heureux mélange de qualités » (29), il excellait au tir à l’arc, à la chasse, à la lutte, à la course, savait rivaliser avec les acteurs tragiques par la force de sa voix, se distinguait par une remarquable endurance physique, entre frugalité et excès (19-46) : il pouvait supporter de grandes quantités de vin, comme, avant lui, Socrate et Caton (47-49). Cet enchâssement du passé dans le passé se poursuit par une sentence morale sur le vice, vitium, avant de se terminer sur l’image du sage qu’il était, content de peu et maître de sa vie (51-54). L’évocation de cette liberté conquérante avive la souffrance du temps présent, celui de la soumission à l’affreuse vieillesse, miseranda Senectus, qui a toujours le dernier mot (55-58). Ego se replonge alors avec délectation dans le passé : ces qualités physiques et intellectuelles faisaient de lui le gendre idéal, mais il préfère rester chaste, par nature et faute de trouver son double féminin dont il dresse un portrait précis, centré sur le juste milieu (59-100).
La voix poétique se dédouble alors pour faire entendre le blâme moral d’Ego senex, qui dénonce le caractère honteux pour un vieillard, turpe seni, de ce portrait : cette complaisance coupable n’est plus de son âge (101-108). C'est l’occasion d’une nouvelle deploratio sur le flux inexorable du temps en marche, qui rend la vieillesse de plus en plus pesante et la mort de plus en plus souhaitable (109-116). L’entrelacement de la subjectivité du je et de la généralité du il construit le portrait du senex qui descend, vivant, dans le Tartare (118, 149-150) : peu à peu privé de ses facultés, physiques et intellectuelles, qui diminuent inexorablement, le poète, à l’instar du vieillard, est tourmenté par la conscience du jamais plus et le souvenir de ses capacités d’autrefois rend plus douloureux et plus honteux30 encore son état présent (117-194). Vient ensuite, en contrepoint, la vignette réaliste du vieillard, « hésitant et tremblant », dubius tremulusque senex (195), rabougri par l’âge et radotant sans cesse, sûr d’avoir raison, au grand dam de son auditoire : ce sont là « les premiers fruits de la mort » (195-210)31. Ego est lui aussi soumis à cette loi générale et son corps se rapetisse, sous l’effet de la prona Senectus (217) en laquelle s’incarne le cycle vital qui mène de la croissance vers le ciel au déclin vers la terre, en un constat pathétique que renforce la prosopopée de la Senectus (211-236). Ses paroles relancent les gémissements d’Ego sur la souffrance, la lassitude, la difficulté de la fin de vie (237-266). Certes, il ne se plaint pas d’être soumis, comme tout être vivant, à la loi générale de la lente dissolution des corps et des âmes, en une sinistre érosion qui touche même les pierres (267-274), mais il souhaite la mort, tant sont grands les malheurs de la vieillesse, avivés par la conscience de ce qu’il était jadis (275-288). L’élégie se termine sur deux distiques qui opposent le bonheur de celui qui a mené une vie heureuse et connu une fin tranquille au malheur de ceux qui, en se souvenant de leurs bonheurs passés, tombent de plus haut (289-292).
Voici, résumée à grands traits, la trame de la longue Élégie I, construite sur un brouillage des voix et des temps qui en rend l’analyse difficile, tout en attestant de l’art du poète. J. Fontaine ne voit-il pas dans l’œuvre de Maximianus le « chant du cygne de l’élégie antique » ?32 Tentons donc d’en élucider quelques aspects.
Esthétique du brouillage et recréation élégiaque
En quête du sens : temps réel ou temps fictif ?
Les accents de sincérité, les interjections pathétiques, le regret du temps passé sonnent d’autant plus à l’oreille du lecteur qu’ils semblent résulter d’une expérience vécue par le poète, en une authentique expansion autobiographique. Cette impression est renforcée par la façon dont se construit la dialectique de la jeunesse d’hier et de la vieillesse d’aujourd’hui : organisée autour de l’avant et de l’après, elle se dit dans les deux seules occurrences d’ego présentes dans le poème, l’une pour évoquer l’éclat lumineux de la grâce juvénile, formosus33 ego gratusque videbar (71), l’autre pour déplorer la trahison du corps, infelix hac ego parte trahor (258). Le temps des verbes à la première personne du singulier renforce cet effet-miroir, tout en accentuant légèrement la deploratio, puisque aux vingt verbes au présent répondent vingt-quatre verbes au passé, tandis qu’un seul s’ouvre apparemment au futur pour une interrogation anxieuse, en lien avec la richesse que la vieillesse rend inutile : semper egenus ero ? (182). C’est également la subjectivité des pronoms-adjectifs de la première personne qui assure la cohérence du diptyque en présentant l’image unifiée d’un être plus réceptif au réel qu’agissant sur lui. C’est ce que signifiait déjà l’emploi d’ego avec, dans les deux cas, un verbe au passif qui fait du poète d’abord l’objet du regard valorisant d’autrui, videbar, ensuite la victime de son corps vieilli, trahor. Le locuteur se représente volontiers dans le statut grammatical d’objet sur lequel une action s’exerce directement (me) ou indirectement (mihi)34, comme si toutes les sensations et les strates du temps se trouvaient passées au tamis de sa conscience, seul point fixe dans le flux mobile du temps, uolubile tempus (109). Cette perspective particulière rend délicate l’interprétation des douze adjectifs possessifs de la première personne présent dans le poème : s’agit-il d’une marque d’appropriation des faits ou d’une simple indication de leur survenue dans la vie du poète ? Ainsi, au moment même où l’on veut cerner le moi qui se dit dans l’élégie, celui-ci se dérobe et se dilue dans une sorte de pétrification grammaticale35.
Dès lors, la tentation est grande de ne voir dans cette élégie qu’une fiction poétique, relevant d’un effet de réel totalement mensonger. Tout ne serait alors que jeu de masques et trompe-l’œil, à la façon de l’élégie augustéenne, nourrie d’allusions littéraires auxquelles il s’agit d’être attentif pour « ne pas prendre à la lettre ce que (le poète) écrit en plaisantant »36. Analysant ce qu’il appelle la « rhétorique débridée » de Maximianus, Goldlust va même jusqu’à parler d’une « poétique ludique » (2013, p. 31). Le réalisme qui semble nourrir l’œuvre serait le fait d’une « posture littéraire, souvent parodique, en tout cas au second degré »37, comme souvent dans la poésie gréco-romaine traitant du temps vieillissant d’une façon topique.
Cependant, il est délicat de réduire à un artifice purement littéraire la deploratio senectutis de l’Élégie I : la subjectivité qui s’y exprime peut demeurer insaisissable, sans être pour autant totalement fabulée. Dans la matrice de ses codes, nourris d’un « fond assez lointain de sentiments personnels »38, elle construit « un espace littéraire, non pas dans le réel, mais en présence du réel avec les transferts que cela implique »39. Elle reconstruit le réel, dont elle donne l’illusion et qu’elle façonne en un petit cocon subjectif. En cela, elle est assez proche du film des frères Wachowski, Matrix (1999) : « la réalité […], en tant que mise en œuvre d’une gigantesque machinerie des apparences, nous (y) révèle (de la même façon) la profondeur de l’illusion. Le monde dont nous avons construit l’apparence est trop parfaitement le monde pour ne pas se dissoudre dans le regard » ; comme l’élégie, Matrix « expose la puissance de captation d’un monde illusoire et joue de cette puissance »40. Le projet autobiographique de Maximianus, qu’il soit réel ou fictif, fait partie de son programme poétique et le poète s’en sert : il joue sur les temps du « vécu » et de la narration littéraire entre ironie et cohérence, pour repenser l’élégie.
Une perspective réorientée : la Senectus, une puella élégiaque
En construisant son poème sur la dialectique d’hier et d’aujourd’hui, Maximianus ne se contente pas d’opposer le temps de la vitalité à celui de la déchéance, il s’approprie la figure de la puella élégiaque, dont il redessine l’image d’une façon novatrice, en procédant différemment selon la strate temporelle à laquelle il se situe. À l’époque de sa jeunesse, juvenis séduisant aux multiples qualités, il était le prototype du fiancé parfait, sponsus […] generalis (72) ; mais, au lieu de céder aux avances féminines que sa beauté lui attirait, il se dérobait et restait un objet de désirs irréalisables, puisque « la nature l’avait fait chaste » (73-74) et qu’il ne trouvait pas son idéal féminin. On assiste ainsi à un renversement de perspective par rapport à l’élégie augustéenne, dans laquelle Ego, amant éternellement amoureux, cherche par tous les moyens à obtenir les faveurs de sa maîtresse41, qu’il n’hésite pas non plus à tromper : à cette militia Veneris masculine et conquérante répond la passivité détachée de Maximianus, qui constate l’effet qu’il fait sur les jeunes filles, voit leurs avances, mais reste de marbre (74). Le rapport entre les sexes se trouve repensé dans une orientation presque « féministe », qui renouvelle l’élégie, dont les codes sont exploités pour créer une forme nouvelle à l’intérieur de ce cadre ancien, grâce à « une mise en crise des notions mêmes de langage et de représentation »42.
Ce travail de recréation se continue et s’approfondit quand on revient à la senectus du présent. Celle-ci nous est donnée à voir de façon très concrète, en une série de fragments, dont les composantes dramatiques, éthiques et métapoétiques dessinent un « parcours narratif et […] poétique »43. En voici un exemple :
[…] sed prona senectus
terram, qua genita est et reditura, videt
fitque tripes, prorsus quadrupes, ut parvulus infans,
et per sordentem (flebile) repit humum. (217-220)« La vieillesse penchée en avant, c’est la terre, de laquelle elle a été enfantée et où elle doit revenir, qu’elle voit et elle devient (un être) à trois pieds, avec le temps à quatre pieds, comme le tout petit enfant et sur la terre sale (lamentablement) elle rampe ».
La place des mots impose à la vue la courbure du corps, prona, jusqu’à la rencontre avec la terre, terram en début de vers, lieu de la naissance et de la mort, en un cycle vital, qui actualise le futur de reditura par le présent de senectus, avec la touche ironique du videt en fin de vers, le champ de vision étant singulièrement rétréci. Le distique suivant rebondit sur cette notion de régression vers l’animalité44 pour nous offrir un deuxième tableau qui se juxtapose au premier de façon ludique, puisque le poète joue sur le motif du nombre de pieds en fonction de l’âge de la vie : l’écho tragique à Œdipe résolvant l’énigme de la Sphinx se double d’une inversion de l’ordre traditionnel, puisque l’homme n’est plus doté de quatre, puis deux et enfin trois pieds en fonction des âges de sa vie, mais, après les deux pieds de l’adulte, il en a trois (la canne), puis quatre, ce qui le ramène au niveau du bébé, en une circularité cyclique qui redit celle du distique précédent45 et qui s’épanche dans l’image pitoyable d’une régression vers un état larvaire reptilien, repit. Cette déchéance, concrètement et terriblement montrée, provoque le commentaire extradiégétique du v. 220, flebile, sans que l’on sache précisément qui parle. Cette esthétique du brouillage, des voix et des sphères temporelles, confirme l’importance de la dimension métaphorique, plus significative que le sens lui-même, très évanescent.
Pourtant, ce qui, paradoxalement, se dit ici et dans l’ensemble de l’élégie, c’est une sorte de tendresse déviée de Maximianus pour cette vieillesse qu’il met si concrètement en scène, qu’il apostrophe violemment dès les premiers et avec laquelle il n’hésite pas parfois à dialoguer. Ainsi, en 55-58, juste après son autoportrait en jeune homme « maître de tout », rerum dominus, il revient à ses amours de vieillard pour se présenter comme le servus soumis à la Senectus, dont il déplore la cruauté : tu me sola tibi subdis, miseranda senectus, « toi seule, tu me soumets à ton pouvoir, déplorable vieillesse » ; le jeu élégiaque se dit dans le dialogue de l’amour paradoxal qui unit me à tu (renforcé par tibi) en une relation malheureuse, miseranda, comme celle qui unit l’ego de l’élégie augustéenne à la demi-mondaine qui le retient dans ses chaînes46. Et, de la même façon, cette expérience érotique a une portée métapoétique : tout comme la puella augustéenne est le poème, la senectus est celle qui tisse les vers jusqu’à sa propre fin, comme le dit le poète, ultima teque tuo conficis ipsa malo, « et à la fin, tu te consumes toi-même sous ton propre mal » (58) ; ce pouvoir destructif de la vieillesse est aussi celui d’amor, principe d’élaboration du poème qui en dévidant ses vers se défait de lui-même pour exister en un autre corps, doté d’un sens nouveau. De même, la senectus conduit ego vers son statut de cadavre et mène le poème jusqu’à sa forme nouvelle de corps poétique vivant. On mesure toute la richesse de cette mutation générique novatrice : en donnant à la puella élégiaque les caractéristiques de la Senectus (et donc, tous les attributs de la vieillesse) et en créant, dans la lignée de la poésie exilique d’Ovide, la figure élégiaque de l’amant vieilli et plaintif, Ego étant le senex (à la fois dans sa particularité et dans sa généralité) dont toutes les pensées sont occupées par cette amante exigeante, Maximianus crée une forme hybride nouvelle qui repense le temps élégiaque dans une perspective mythique ; comme le disait le philosophe Saloustios, « ces événements n’eurent lieu à aucun moment, mais existent toujours », ce qui « définit très précisément la qualité du discours mythique, insaisissable dans la matérialité de ce qu’il raconte, et pourtant reconnaissable dans la réalité de ce qu’il dit »47.
Le temps mythique : l’ultime métamorphose
En effet, tout comme Properce crée ce que Veyne appelle « une mythologie érotique » (op. cit., p. 115), Maximianus façonne une mythologie de la vieillesse48, d’abord par son projet poétique, ensuite par le fonctionnement mythique de l’univers qu’il construit. Par le choix du distique élégiaque, il inscrit son œuvre, qui portait d’ailleurs peut-être le titre de Nugae49, dans la lignée de Catulle et, plus largement, dans la spécificité d’un genre poétique, même si, à l’époque tardo-antique, celle-ci avait tendance à s’estomper. Mais par sa technique d’écriture, alliant petits tableaux visuels et logique narrative, il se rapproche de la poésie épique des Métamorphoses. Comme Ovide, il veut dire « les formes changées en nouveaux corps », mais, au lieu de suivre le fil chronologique de la mutation, il part d’un état en lui-même changeant, puisque la vieillesse est, comme le temps, uolubile (109), pour remonter vers l’état premier, celui de la jeunesse, lieu paradoxal de la permanence d’un statut (jeune, pur, parfait). La notion de corps50 en mouvement structure le poème autour d’une oscillation permanente entre l’avant et l’après, entre la jeunesse et la vieillesse, présentée comme l’état intermédiaire du mort-vivant, en un entre-deux pathétique de tonalité baroque51. D’autre part, en jouant sur la fiction du récit autobiographique, Maximianus marie, comme Ovide, le carmen perpetuum (long poème de sa « vie ») au carmen deductum (tenuitas d’une poésie légère et raffinée, qui se déploie en petits tableaux juxtaposés et habilement filés).
Ce parcours poétique relève d’un processus mythique. La construction de la psychè se fait en effet autour des « trois tropismes » relevés par Thomas (op. cit., p. 20) : « être comme un dieu », c’est être jeune et conquérant, dans le rayonnement d’un passé valorisé et rêvé mais définitivement perdu ; « être comme un homme », c’est vivre au fil du temps la déchéance inéluctable de la vieillesse ; « être comme une bête », c’est connaître le stade ultime où les très grand et tout jeune âges se rejoignent dans une même nature reptilienne. L’ensemble se structure par un entrelacement de liens qui relient les différents moments les uns aux autres par la riche trame de tout un réseau inter- et intratextuel52, qui confirme la dimension métapoétique de l’œuvre. En voici un exemple. Maximianus vient de faire le portrait du vieillard qui « bave ses paroles » et se ridiculise lui-même et il ajoute : his partibus aetas / defluit, « c’est par ces parties que l’âge s’écoule » (209-210). L’ablatif ambivalent partibus pourrait bien être, en écho au v. 117, un jeu ludique de la part de Maximianus sur pars-partus, « enfantement » (aspect qui apparaît en 230), visant à rappeler la capacité de la vieillesse à engendrer la mort. Il joue également le rôle de chaînon dans la construction d’ensemble du poème, en renvoyant notamment au début de l’élégie, où le poète déplore la perte « de la plus grande part de » lui-même, periit pars maxima nostri (5), tandis que le recueil dans son ensemble se termine sur l’affirmation par Ego qu’il « vit mort de cette partie de (lui) », hac me defunctum uiuere parte puto53. Dès lors, Maximianus pourrait nous dire que, dans le distique des vers 209-210, il met en scène l’âge qui se dégrade, qui coule du haut vers le bas, de-fluit. Si l’image du courant, portée par le verbe defluit, a une valeur métapoétique, de tonalité callimachéenne54, elle indique aussi que le poète boit à la source commune et puise son inspiration dans le prosaïsme du réel. Comme le dit F. Klein, à propos d’Ovide (Mét., VI 319-381), « l’eau, image de la poésie, peut être pure et raffinée tout en étant accessible à tous »55. La deploratio senectutis de Maximianus marie ainsi le temps du vécu fictif en marge du réel au temps littéraire du mythe au sein duquel se rencontrent les expériences poétiques les plus diverses. Cette construction de soi relève du processus mythique : par son unitas multiplex et sa plasticité, il est le reflet d’expériences multiples, dont les réécritures littéraires se font l’écho, et il permet une éducation, à portée initiatique, ainsi qu’un travail ascétique sur soi (Thomas, op. cit., p. 157). Ce sont là des caractéristiques qui sont aussi celles de l’élégie de Maximianus : unité et variété, dimension éthique56, autoanalyse.
Conclusion
Construite sur un brouillage des repères temporels et une polyphonie subtile, l’Élégie I de Maximianus échappe à l’analyse normative et ne se laisse classer dans aucune catégorie. Est-elle une véritable plainte qui, à la façon de ce que fera plus tard Ronsard dans ses Derniers vers, dit la puissance cathartique de l’écriture poétique, capable de mettre à distance un vécu douloureux, puis, par la médiation du travail qu’elle exige, d’apporter une forme de sérénité ? Ou bien relève-t-elle d’un jeu fictionnel57 qui, par le biais d’une écriture binaire, propose un nouveau discours sur le corps et sur l’élégie, dont les contours génériques sont redessinés au prisme d’une vieillesse purement littéraire ? Et, dans ce cas, est-elle seulement ludique ou fonctionne-t-elle comme une propédeutique poétique, existentielle, philosophique ? La clé ne nous est pas donnée par le poète, mais, dans la grande chaîne de la poésie « fileuse de mémoire », selon l’expression de Saint-John Perse, Maximianus est assurément un maillon important et étrangement moderne.
Cet article inédit constitue la version remaniée d’une conférence
Journée d’études sur le temps, organisée le 30 mars 2018 par Johana Augier, professeur de CPGE au lycée Louis Barthou (Pau, France)