Notes
- Monléon, Thyeste, Paris, Pierre Guillemot, 1638. Roland Brisset, Thyeste, dans Le premier livre du théâtre tragique de Roland Brisset, Tours, Claude de Montroeil et Jean Richer, 1590.
- Florence de Caigny le rappelle dans son ouvrage décisif sur la question : Sénèque le Tragique en France (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 595.
- Dans La Poétique, La Mesnardière condamne le sujet de Sénèque car il est impossible de justifier le comportement d’un Atrée vicieux sans nuance : « Le poète doit penser à la morale, donner beaucoup à l’exemple et ne pas commettre les fautes que nous voyons en plusieurs poèmes […]. Le Thyeste est fort imparfait pour cette même injustice ; il n’y a point de lecteur qui ne murmure en le lisant, lorsqu’il voit l’exécrable Atrée se baigner impunément dans le sang de ses neveux à ce détestable banquet qui fit éclipser le soleil, si nous en croyons les livres. » La Poétique, éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 174.
- « Il y a eu de certaines Histoires accommodées au Théâtre d’Athènes avec beaucoup d’agréments, qui seraient en abomination sur le nôtre ; par exemple, l’Histoire de Thyeste », La Pratique du Théâtre, Livre premier, Chapitre IV, « Des Règles des Anciens », éd. Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, « Champion classiques », 2011, p. 69.
- « Notre Théâtre souffre difficilement de pareils Sujets : le Thyeste de Sénèque n’y a pas été fort heureux », Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Trois discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, Flammarion, « GF-Flammarion », p. 69.
- Rotrou, Antigone, Paris, Antoine de Sommaville, 1639 ; Sallebray, La Troade, Paris, Toussaint Quinet, 1640 ; L’Héritier Nouvelon, Hercule furieux, Paris, Toussaint Quinet, 1639 ; Arnaud, Agamemnon, Avignon, Jacques Bramereau, 1642.
- Florence Dupont, Les monstres de Sénèque, Paris, Belon, « L’Antiquité au présent », 1995, p. 84.
- Florence de Caigny, op. cit., p. 621.
- Monléon, Thyeste, acte III, scène 2, p. 71.
- Ibid., acte I, scène 4, p. 52.
- Ibid., acte I, scène 5, p. 55.
- Ibid., acte III, scène 6, p. 81-82.
- Ibid., acte I, scène 2, p. 46.
- Ibid., acte I, scène 1, p. 45.
- Ibid., acte I, scène 2, p. 49, nous soulignons.
- Sénèque, Thyeste, trad. citée, p. 132-133.
- Florence Dupont, op.cit., p. 87.
- Sénèque, Thyeste, éd. citée, v. 496, p. 154.
- Monléon, Thyeste, acte IV, scène 1, p. 91, nous soulignons.
- Florence Dupont, op.cit., p. 88-89.
- « Il y a des limites aux crimes [scelerus] ordinaires / Mais il n’y en a pas à la vengeance / et encore ce crime [scelus] qui me venge me semble bien médiocre », Sénèque, Thyeste, trad. citée, p. 200.
- Monléon, Thyeste, V, 5, v. 1584-1591.
- Ibid. [230], acte V, scène 5, p. 104.
Le Sieur de Monléon, dramaturge rival et contemporain de Corneille, au temps de Médée et du Cid, fait figurer dans l’avis « Au Lecteur » qu’il place en tête de sa pièce une promesse, celle de proposer au public de son Thyeste, créé en 1637, publié en 1638, un « Sénèque à la française ». Il s’agit de la deuxième tentative d’adaptation de cette tragédie, après celle de Roland Brisset en 15891. Au moment où les auteurs tragiques remettent sur scène les héros de la Renaissance, pour concurrencer la tragi-comédie encore toute puissante, le choix d’un tel sujet n’allait pas forcément de soi à un moment où, si les héros sénéquiens étaient bien là, se revendiquer de Sénèque était rare : Monléon est le seul parmi ses confrères à mentionner l’auteur latin dans ses sources2. Fallait-il alors tenter de suivre Corneille dans son choix, après sa Médée triomphale ? Fallait-il proposer une pièce qui se démarque du reste de la production par un retour au sang et à la violence, mais soumis à des règles alors en construction ? Pour autant, la fureur de Monléon est-elle assimilable à celle des derniers humanistes, ou bien parvient-il à renouveler l’esthétique de la fureur tragique en revenant à la source sénéquienne ?
Que devient une tragédie latine « à l’état pur » sur la scène du XVIIe siècle ?
En choisissant un sujet typiquement sénéquien, fondé, en outre, sur un crime inexpiable, difficile à justifier moralement, et condamné par tous les doctes, de La Mesnardière3 à d’Aubignac4, rejeté du public pour Corneille5, la tâche de Monléon s’annonçait ardue. De fait, la présence très importante du lexique de la fureur dans sa tragédie paraît correspondre au sujet qu’il s’est choisi : la violence sanglante de l’histoire d’Atrée et Thyeste se retrouve dans les mouvements emportés des personnages comme dans le texte des comédiens. Bien plus, si l’on observe les occurrences et les types d’emploi des mots « fureur » et « furieux », on peut remarquer que la pièce ignore presque totalement les références topiques traditionnelles que la tragédie française avait déjà longuement développées. Fureurs naturelles, guerrières, divines ou infernales sont absentes de la pièce ; seules semblent compter les fureurs passionnelles, allant de la colère intense à l’emportement de folie furieuse incontrôlable. En dehors de quelques très rares cas, toutes les occurrences du vocabulaire furieux, sans exception, se rapportent aux passions des personnages et, dans une écrasante majorité, à celles d’Atrée. De ce fait, la pièce se présente comme celle d’une violence dramatisée grâce au motif que Monléon tire de Sénèque, mais qu’il applique dans un cadre dramatique propre à la comparer à ses illustres concurrents de la décennie 1630.
Monléon propose donc son Thyeste à la scène tragique au moment où les auteurs les plus en vue relisent les héros traditionnellement furieux, relus à l’aune du cadre moderne, en leur conférant moins de violence dans l’expression et la conduite des passions. C’est la dynamique créée par la « violence au cœur des alliances » qui intéresse les auteurs plus que la représentation nue de la fureur et de tous les excès qu’elle comporte. Pourtant, à un moment où les auteurs tragiques choisissent plutôt leurs sujets dans l’histoire antique et non dans la mythologie, Monléon fait partie du petit groupe d’auteurs qui tire ses sujets de Sénèque (dans la période 1637 à 1645, ils ne sont que cinq : Monléon, Rotrou, Sallebray, L’Héritier de Nouvelon et Arnaud6). Comme le rappelle Florence de Caigny dans son étude comparée des pièces sénéquiennes de cette décennie, si ce n’est pas une traduction du Thyeste antique que Monléon propose, son adaptation est très proche de son modèle si l’on considère les événements sur scène.
Rappelons tout d’abord que Thyeste est, avec Médée, la pièce sénéquienne qui réduit « à l’état pur7 » la tripartition tragique du dolor, du furor et du nefas. Les différents événements qui correspondent à ces trois étapes vers l’inhumain – l’usurpation de Thyeste, le projet de vengeance d’Atrée, le repas funeste de Thyeste – se retrouvent bel et bien dans la pièce de Monléon, avec plusieurs adaptations imposées par la vraisemblance et la bienséance. Ces adaptations lui permettent-elles de se singulariser par rapport à Sénèque ?
La pièce s’ouvre par un monologue d’Atrée, furieux. De cette façon, on peut comprendre qu’il ira au bout de sa vengeance et que Monléon ne laisse guère « d’espace aux rebondissements8 », même s’il supprime le dialogue initial entre l’ombre de Tantale et la Furie qui annonçait l’horrible vengeance d’Atrée. Bien plus, dans les premiers vers de la pièce, on apprend sa « rage » et sa colère » avant d’en connaître l’ « objet ». Le crime en projet d’Atrée, comme chez Sénèque, l’amènerait alors à quitter la communauté humaine :
Vengeance, cruauté, violence, transports,
Perfidie, homicide, & les sanglants efforts
Où nous pousse la Rage alors qu’elle est extrême ;
Mêlons le sacrilège avecque le blasphème,
Et tout ce que l’enfer ne peut s’imaginer :
Ce qui le fera crainte, & les Dieux étonner,
Ce qu’ils n’ont jamais pu trouver dans leurs supplices,
Seront pour m’obliger d’agréables délices. […]Criton
Justes Dieux ! apaisez l’ardeur de sa colère
Sur ce cœur furieux, étendez votre main.
Hé ne vous souillez plus de ce crime inhumain9.
Sur le plan de l’enchaînement des épisodes, des données de la pièce latine, l’auteur français se conforme précisément à son modèle. Son adaptation tiendra à d’autres aspects du drame.
Son apport majeur tient à l’introduction de personnages secondaires à qui il confie un rôle important qui dépasse celui des confidents et valets. En faisant intervenir Mérope, femme d’Atrée, ancienne amante de Thyeste dont elle a eu des enfants (Monléon confirme ce que le mythe laissait dans l’ombre), et Mélinthe, confidente de celle-ci, et séduite par Atrée en espérant obtenir de lui le pouvoir, l’auteur français créé deux personnages qui interviennent dans l’action et la chute dans la catastrophe. Mais il ne s’agit plutôt, d’une part, de la ralentir la progression de l’intrigue sénéquienne afin de ménager une tension plus forte pour les spectateurs et, d’autre part, de la souligner, en mettant en évidence, une fois encore, la fureur d’Atrée.
Mélinthe apparaît pour la première fois à la scène 4 de l’acte I. Bien qu’elle soit confidente de Mérope, c’est avec Atrée que le spectateur la découvre. Le Roi la menace alors, pour s’assurer de ses services :
Après tant de bienfaits, si tu m’es infidèle
Est-il pour te punir de mort assez cruelle ;
Et si dans le besoin tu me manques de foi,
Mélinthe, qu’attends-tu de la fureur du Roi ?10
De quelle « fureur » s’agit-il ici ? Non plus le furor sénéquien, mais la colère incontrôlable qui caractérise tant de tyrans de tragédie. Aussi le personnage de Mélinthe, qui bien vite assure le Roi de sa détermination à assassiner les enfants de Thyeste, à la fois par ambition et par sa peur insigne d’Atrée (« Mourez, Princes, mourez, un intérêt plus fort / Pour conserver ma vie ordonne votre mort11 »), est là pour souligner le caractère essentiellement furieux de celui-ci. Dans le cadre du motif qu’il reprend et amplifie, Monléon ajoute ce personnage essentiel dans l’intrigue et surtout faire-valoir du caractère d’Atrée.
Le personnage de Mérope a une justification plus grande au regard de la fable. Sa fonction première est de susciter les émotions tragiques chez le spectateur et en particulier la pitié – dont le sujet manque beaucoup, au contraire de la terreur. Mais cette fonction dramatique dissimule assez mal le fait qu’elle rappelle constamment, dans ses propos, la « fureur » de son époux :
Il n’en faut plus douter, ce tyran furieux
Est le seul instrument de ce crime odieux.
Sa rage a commencé ce dessein si funeste,
Afin de l’achever par la mort de Thyeste. […]
Ah nature ! ah pitié que faisiez-vous alors ?
Que ne m’assistiez-vous avec tous vos efforts,
Pour ne survivre pas à l’action cruelle,
Ne me trouviez-vous pas encore criminelle,
Fallait-il ajouter à mon crime odieux,
Le mort de Thyeste & le mépris des Dieux ?
Et premier que ma mort expiât mon offense,
Me faire reconnaître Atrée & sa vengeance.
M’exposer aux fureurs de ce Tigre inhumain,
Du sang de mes enfants ensanglanter ma main,
Perdre des innocents, détruire mon ouvrage,
Ah Dieux ! fut-il jamais une pareille rage ?12
Ces extraits du monologue de Mérope sont un bon exemple des procédés de l’adaptation qu’opère Monléon. En cherchant à créer un personnage qui susciterait la pitié des spectateurs (la figure de la mère à qui l’on arrache ses enfants avant de la mettre à mort), l’auteur en fait un nouveau moyen de révéler la fureur d’Atrée, comparé à un « Tigre inhumain » assoiffé de sang. Il retrouve lors, dans une scène absente de son modèle latin, un discours sénéquien. Monléon ne cherche donc pas tant à détourner ou transformer le schéma latin qu’à le redoubler et à le commenter. Ce faisant, il parvient à retarder le plus possible le moment de la cérémonie sanglante et anthropophagique. Il en amoindrit ainsi la présence sur scène – et cherche à se rapprocher tant que faire se peut des impératifs de la bienséance – alors qu’elle prenait une place considérable chez Sénèque, puisqu’elle se trouve au cœur du schéma tripartite. Mais tout aussi bien Monléon parvient-il à souligner la présence du motif furieux. Grâce aux personnages secondaires qu’il introduit (Mérope et Mélinthe) comme à son traitement du personnage de Thyeste, tous, sur scène, réagissent à la fureur d’Atrée, facteur central de la tension dramatique, et la soulignent aux yeux des spectateurs.
Atrée, la fureur à l’œuvre
Après avoir vu comment l’attrait pour le motif furieux pouvait déterminer la dramaturgie de ce « Thyeste à la française », il nous reste à nous interroger sur le traitement spécifique ou non du caractère d’Atrée qu’il peut engendrer.
Comme nous l’avons déjà vu, la tripartition dramatique par laquelle Florence Dupont a analysé le théâtre romain place le furor en son centre : il est le moyen par lequel le héros, en réaction à son dolor, pourra atteindre le nefas et, par là même, sortir de l’humanité en commettant le crime inexpiable. À première vue, la pièce de Monléon, par sa fidélité même à la structure sénéquienne, paraît reproduire ce schéma. Atrée réagit aux « fautes passées », à « l’inceste » (c’est-à-dire, ici, l’adultère commis par Mérope et son frère), au « tort », au « forfait13 » dont est coupable Thyeste, selon les mots qu’il emploie devant son confident Criton, une scène imitée précisément du passage de la pièce latine dans laquelle Atrée parle avec « le courtisan ». La « vengeance » impitoyable qu’il annonce avoir trouvée répond donc aux crimes de Thyeste qui font le dolor d’Atrée, lui qui « souffr[e] plus qu’eux tous de honte & de disgrâce14 ». La deuxième scène du Thyeste français nous montre que la fureur du personnage s’inscrit dans la droite ligne du furor latin – certains passages sont littéralement traduits – même si des transpositions sont d’ores et déjà remarquables :
Mais d’où vient que mes yeux sont couverts d’un nuage
Un trouble furieux transporte mon courage :
La terre sous mes pas tremble d’étonnement ;
Le Ciel tonne par tout, & de chaque élément
Quelque funeste objet à mes yeux se présente :
Mon dépit se renflamme, & ma fureur s’augmente
Les Dieux même sachant ce projet furieux,
De crainte de le voir ont détourné les yeux.
Je le veux, il me plaît, puisqu’il est si terrible15.
Amour, respect
Si jamais vous avez habité notre maison
Amour, respect,
Disparaissez !
Qu’entrent à votre place
La bande noire des Furies
L’Érinys des querelles
La Mégère qui agite un flambeau dans chaque main !
La folie s’allume dans mon cœur
Il faut que ce feu grandisse [non satis magna meum / ardet furore pectus]
Le plaisir d’être possédé
Par un monstre qui grossit, grossit !16
De manière frappante quand on sait l’usage important que les dramaturges modernes ont pu en faire avant Monléon, celui-ci supprime toute référence précise aux Furies infernales et à Mégère, comme il a déjà supprimé le dialogue protatique initial entre l’ombre de Tantale et la Furie. En revanche, il traduit les derniers vers de Sénèque cités au passage précédent, et amplifie même la référence au « furor » qui « s’allume dans [s]on cœur ». Les vers correspondants dans la pièce française portent trois références directes à la « fureur » d’Atrée et à son projet « si terrible » de vengeance. C’est donc bien cela, plus que toute autre donnée de la tragédie initiale, qui intéresse Monléon. Il assure une progression qu’il veut particulièrement spectaculaire. En faisant d’Atrée un personnage qui, tout à la fois, se désigne comme furieux, annonce des actions furieuses pour un projet de vengeance qui l’est tout autant, le spectateur s’attend à une scène des plus impressionnantes. En revanche, le détail du sacrifice est passé sous silence, contrairement à la pièce latine : ainsi le spectateur reste-t-il dans l’attente des événements sanglants, sans les connaître tout à fait. La présence constante du motif furieux d’un bout à l’autre de la tragédie assure sa progression vers la catastrophe.
Pourtant, en cherchant à adapter ce personnage monstrueux à la scène française, Monléon va aller encore plus loin dans sa caractérisation. Il amplifie précisément la fureur du Roi en créant le monologue de l’acte III, absent de la pièce modèle, acmé de la tragédie, placée en son cœur. De ce fait, l’atténuation de certaines actions incompatibles avec la bienséance trouve dans l’amplification furieuse du discours tragique une forme de retour de balancier. On peut douter, dès lors, de la réussite complète de Monléon quant à la création d’un « Thyeste à la française ». De fait, l’Atrée français semble correspondre parfaitement à l’Atrée latin. En effet, la folie furieuse du Roi n’a rien de totalement délirant :
Pour accomplir son sacrifice humain, suivi d’un banquet cannibale, Atrée fait preuve d’une parfaite maîtrise de soi. On comprend bien ainsi que l’exaspération des passions n’est qu’un point de départ pour devenir autre. Le héros tragique ne commet pas un crime passionnel. Atrée furieux se manipule froidement comme la Furie manipule Tantale dans le prologue à coups de fouet17.
Les feintes d’Atrée, son mensonge fait à Mélinthe, sa froideur devant le repas monstrueux offert à Thyeste, tout cela semble directement venu de la pièce latine et de l’esthétique sénéquienne. Pourtant, la suppression du prologue et son remplacement par un premier monologue d’Atrée paraissent atténuer la dimension strictement mythologique : il n’y a pas trace d’une Furie venue manipuler le cœur du personnage. Au contraire, Monléon concentre toutes les responsabilités sur le personnage d’Atrée. En réalité, les transpositions faites du latin au français laissent apparaître une présence moindre du schéma antique pour développer le conflit plus spécifiquement passionnel qui se joue dans le personnage d’Atrée. Prenons l’exemple suivant, lorsqu’Atrée est sur le point de quitter son dolor pour son furor :
Ma vengeance ne peut plus m’échapper
Thyeste est enfin venu
Je l’ai à portée de main
Thyeste est revenu
Avec tout ce qu’il possédait
J’ai du mal à maîtriser mon émotion [Vix tempero animo]
J’ai peine à dompter ma douleur [uix dolor frenos capit] […]
Ma colère a flairé l’odeur du sang
Je ne peux plus dissimuler
Et pourtant il le faut18
Atrée souligne le dolor qui le submerge (c’est alors le passage au furor qui, précisément, lui permettra de « dompter [s]a douleur ») et Sénèque n’évoque pas ici le mouvement de fureur. Celui-ci a déjà émergé dans le cœur d’Atrée, comme le spectateur a pu le constater lors de sa première apparition. Dans le passage précédemment cité, Atrée revoit Thyeste pour la première fois, il revit donc en quelque sorte son dolor en voyant l’usurpateur se présenter devant lui. Cela ne fera qu’inciter Atrée à basculer dans le furor pour mener sa vengeance inhumaine au bout. Le même passage chez Monléon fait apparaître immédiatement l’idée de fureur :
Un plaisir inconnu me vient entretenir
Et mon esprit se peut à peine contenir,
Tant la douleur l’agite et la fureur l’emporte.
Mais il faut devant lui paraître d’autre sorte ;
Feindre mille regrets, & l’œil couvert de pleurs
Témoigner qu’on prend part à ses justes douleurs19.
Constatons avant tout à quel point Monléon peut être fidèle à son modèle dans les vers imités. Cependant, en réorganisant la matière sénéquienne, il modifie le sens du passage : à la scène 3 de l’acte IV, le spectateur connaît déjà tout de la fureur du personnage qui s’est dirigée à la fois contre Thyeste, contre ses enfants, déjà morts à ce moment de la pièce, contre Mérope, contre Mélinthe enfin, qu’il a trahie. Dans la pièce latine, Atrée est encore au moment du passage du dolor au furor : il accueille Thyeste et ses enfants ensemble. Monléon a procédé à une amplification de cette scène, en la redoublant. Atrée a accueilli les enfants de Thyeste (II, 7), avant Thyeste lui-même (IV, 3), lui permettant de faire tuer les premiers dans l’intervalle. Aussi le spectateur sait-il qu’Atrée est d’abord furieux : c’est ce mouvement qui, seul, est présent sur scène. Le « plaisir inconnu » qu’il ressent est celui des passions qui l’emportent – haine, colère et vengeance. Dès le début de la pièce, Mélinthe lui conseillait de « dompte[r] ces passions qui domptent [son] cœur », ce qu’Atrée refusait dédaigneusement : « Un mal si furieux ne veut point d’appareil / J’ai besoin de la main, & non pas de conseil. » Les « justes douleurs » sont du côté de Thyeste : pour Atrée, c’est ici la fureur comme terme de la tragédie, et non plus le furor dans son rôle transitoire, qui est exprimée.
Ces effets de déplacement de sens sont marqués davantage encore lors de la catastrophe et de l’accomplissement du nefas, la cérémonie impie au cours de laquelle Atrée, chez Sénèque, « passe progressivement du furor à la jubilation victorieuse », faisant passer « Atrée qui célèbre le sacrifice, Thyeste qui mange les chairs sacrificielles, du monde des hommes à celui des monstres, c’est-à-dire des fables mythologiques20 ». Il n’est alors plus question de furor chez Sénèque, mais bien de forfait, nefas ou de crime, scelus21. Pourtant, chez Monléon, il s’agit toujours de « fureur » :
Thyeste
Tu ris de mes douleurs, tu ris de mes desseins,
Au refus de ce traître, assistez-moi mes mains.
Mais hélas ! pardonnons à ces ombres fidèles,
Que rien que mon amour n’a faites criminelles,
Et blâmons seulement ce destin rigoureux.
Quel père fut jamais à ce point malheureux ?
J’ai mangé mes enfants ? horreurs ! forcèneries !
Tu te pouvais venger par de moindres furies22.
Le vocabulaire spécifique utilisé par Sénèque n’apparaît plus chez Monléon qui reprend le lexique de la fureur et de la perte de la raison pour caractériser le crime d’Atrée, du point de vue de la victime, Thyeste, comme du criminel (« Mais tous ces vains propos, & si remplis d’horreur, / Ne sont que les témoins de ma juste fureur »). De ce fait, si Monléon a conservé la structure de la pièce de Sénèque et ses grandes étapes, il en modifie le sens. Puisque la cérémonie de la pièce latine ne pouvait être transposée sur la scène française qui imposait le cadre en cinq actes et la dramaturgie qui y est inhérente, nécessitant des formes de suspension ou d’effets d’attente, mais qu’il s’agissait surtout de conserver la fable sénéquienne, Monléon a donné toute la place à ce qui faisait le spectacle, le mouvement qui amène au crime, la fureur, enfin.
Grâce à cette perspective, on peut à la fois comprendre le sens des modifications que l’auteur a effectuées tout aussi bien que l’échec de sa pièce. Pour respecter la bienséance, il atténue les descriptions horribles que Sénèque développait à l’envi, en particulier la tirade d’Atrée exposant à Thyeste les préparatifs minutieux du sacrifice des enfants, résumés en trois vers dans la pièce française (« J'ai moi-même arraché le cœur à ces infâmes ; / J'ai moi-même allumé les charbons et les flammes, / Sur qui j’ai vu rôtir les mets qui t’ont repu23 »). Pourtant, dans une volonté de rester fidèle à l’esprit sénéquien plutôt qu’à sa lettre, il amplifie considérablement l’usage du motif furieux, qui perd dans le même temps, non sa fonction de passage du dolor au nefas, mais son rôle symbolique, pour ne plus être que l’expression d’une violence démesurée, intrinsèque au personnage d’Atrée, son ethos, enfin. Par conséquent, l’atténuation des descriptions sanglantes ne pouvait suffire à le faire correspondre aux bienséances. Personnage entièrement furieux, violent et cruel, cet Atrée n’est « français » que parce que sa fureur ne rentre plus parfaitement dans le schéma « sénéquien ». Pour réussir son entreprise impossible, Monléon a proposé un personnage qui ne pouvait qu’être intolérable en France, en 1637.