Tibère, deuxième empereur de Rome

  • Deuxième empereur de la dynastie Julio-Claudienne, Tibère a régné près de 23 ans, de septembre 14 à mars 37. Il fait souvent figure de monstre dans la tradition littéraire et il divise encore les historiens.
  • Sans chercher à le réhabiliter, il s’agit de comprendre une personnalité complexe et renfermée, dont la longue vie a été remplie d’obligations, de « travaux » et de peines : une enfance passée dans les alarmes, une longue et éprouvante carrière militaire, un héritage à assumer, celui d’Auguste avec toutes ses ambigüités, dans une société romaine accaparée par les intrigues, dominée déjà par la puissance de l’armée.
  • Le contraste entre les faits et la littérature est flagrant et les récits des historiens Tacite et Suétone, près d’un siècle après la disparition de Tibère, ont contribué à bâtir une sombre image de ce « prince ».

L’enfant d’un siècle perturbé

Tibère naît à Rome le 16 novembre 42 avant J.-C. de Tiberius Claudius Nero, préteur et pontife et de Livie, récemment épousée par l’empereur Auguste après son divorce de Scribonia en 39 avant J.-C. La famille réside dans un quartier aristocratique, où la nobilitas (aristocratie) était fortement implantée. Par les branches paternelle et maternelle, l’enfant appartient à la gens Claudia, vieille famille patricienne qui a donné à Rome nombre de personnages illustres.
Tibère, qui a vu le jour en pleine guerre civile, a une enfance mouvementée. Son père, d’abord fidèle collaborateur de Jules César, se range aux côtés du frère de Marc Antoine, Lucius Antonius, et entre ainsi en conflit avec Octave, héritier de Jules César. Octave deviendra l’empereur Auguste. Celui-ci finit par établir son contrôle sur la majorité de la péninsule italienne, ce qui oblige le père de Tibère à fuir, avec sa femme et son enfant. De Naples, ils passent en Sicile, puis en Grèce (en Achaïe). L’accord de Brindisi met provisoirement fin à cette période troublée et les partisans de Marc Antoine peuvent ainsi revenir à Rome. Cette période de paix relative voit la naissance en 38 avant J.-C. du frère de Tibère, Drusus (Nero Claudius Drusus).
Tibère est resté sous la tutelle de son père qui assure son éducation et sa formation morale et religieuse (rappelons que Tiberius Claudius Nero était aussi prêtre). Ce fait a son importance car le petit Tibère acquiert ainsi une solide éducation et des principes moraux et religieux, qu’il mettra en pratique lorsqu’il arrivera au pouvoir.
Les tensions entre Octave et Marc Antoine reprennent jusqu’à la bataille navale d’Actium en 31 avant J.-C. : elle marque la victoire définitive d’Octave. Une anecdote : en 29 avant J.-C., lors de la cérémonie du triomphe d'Octave pour la victoire d’Actium, Tibère précède le char du vainqueur, conduisant le cheval intérieur gauche, tandis que Marcus Claudius Marcellus, le neveu d'Octave, monte celui à l'extérieur droit, se trouvant ainsi à la place d'honneur car Auguste, qui pense d'ores et déjà à la succession, favorise son neveu Marcellus. Tibère dirige les jeux urbains et participe, à la tête de l'équipe des enfants de l’aristocratie, aux Ludi Troiae (Jeux troyens) qui ont lieu dans le cirque.

L’apprentissage de la vie civile et militaire

À l'âge de quinze ans, Tibère revêt la toge virile (23 avril 27 avant J.-C.) et il est initié à la vie civile : il se distingue comme défenseur et accusateur dans de nombreux procès et il se consacre, en même temps, à l'apprentissage de l'art militaire, montrant des aptitudes particulières pour l'équitation. Il entreprend avec beaucoup d'intérêt des études de rhétorique latine et grecque et de droit ; il fréquente des cercles culturels liés à Auguste où on parle aussi bien grec que latin. Il fait la connaissance de Mécène qui finance des artistes comme Horace, Virgile et Properce. On sait que Mécène était aussi un diplomate et avait le génie des affaires : il jouait de facto le rôle de « ministre de l’Intérieur » d’Auguste. Il exercera une grande influence sur Tibère, sur sa politique intérieure, financière et économique. La même passion anime le jeune homme pour la composition de textes poétiques, à l'imitation du poète grec Euphorion de Chalcis sur des sujets mythologiques, dans un style tortueux et archaïque, avec une grande utilisation de mots rares et désuets.

Carrière militaire et missions

Dans la péninsule ibérique et à Rome
Hispanie en 25 avant J.-C. : guerre contre les Cantabres.
Tibère devient questeur de l’Annone (ravitaillement de Rome en blé) en 23 avant J.-C. Il est chargé par la suite du contrôle des ergastules, prisons pour des fugitifs et des esclaves. En charge aussi de nombreuses affaires judiciaires : citons, pour mémoire, la défense du roi de Cappadoce Archélaos ; Tibère a aussi plaidé la cause des habitants de Tralles et des Thessaliens.

En Orient (21 av. J.-C. – 16 av. J.-C.)
Expédition en Arménie avec des légionnaires macédoniens et illyriens. L’Arménie constituait en fait une zone tampon entre l’empire romain et le royaume des Parthes. Conclusion d’un traité de paix entre Auguste et le roi des Parthes Phraatès IV. Tigrane III vient au pouvoir en Arménie. Triomphe d’Auguste en 19 avant J.-C. Tibère peut siéger au Sénat.
En Gaule, Rhétie et Vindélicie (16 avant J.-C. – 15 avant J.-C.)
Consolidation des frontières de l’empire sur la période 16 avant J.-C. – 13 avant J.-C.
Tibère accompagne Auguste en Gaule. Il mène des campagnes punitives au-delà du Rhin, puis lance une expédition contre les Rhètes et les Vindéliques (Tyrol / Bavière actuels). Victoire définitive contre les Vindéliques aux sources du Danube. À la suite de ces évènements, triomphe à Rome pour Auguste et Drusus, le préféré de l’empereur.

En Illyrie, Macédoine, Thrace (13 av. J.-C. – 9 av. J.-C.)
Tibère est nommé consul en 13 avant J.-C. Il est envoyé en Illyrie (qui correspond au sud de la Croatie, à la Bosnie-Herzégovine, au Monténégro, à l’Albanie et au Kosovo). Mort du général Marcus Vipsanius Agrippa et soulèvement en Dalmatie. Tibère, chef des armées, obtient en quatre ans une victoire totale. Il a dû aussi réprimer des troubles en Thrace.
En 11 avant J.-C., Tibère guerroie contre les Dalmates en Pannonie (Europe centrale). Il vainc les Daces. Retour de Tibère à Rome avec Drusus et Auguste ; la Dalmatie (la Croatie actuelle) est complètement intégrée à l’Empire romain. Mais en 9 avant J.-C. Tibère est informé de l’accident dont est victime son frère Drusus, qui finit par mourir un mois après. Tibère ramène son corps à Rome, ses cendres sont placées dans le mausolée d’Auguste.

En Germanie (8 av. J.-C. – 7 av. J.-C.)
Auguste envoie à nouveau Tibère en Germanie pour achever le travail de pacification entrepris par son frère Drusus. Il fait construire plusieurs camps et places-fortes, poursuivant l’œuvre de consolidation de ce limes (frontière fortifiée).
En 8 avant J.-C., disparition de deux amis chers : Mécène et Horace.
Deuxième consulat en 7 avant J.-C., mais retour en Germanie. La puissance tribunicienne lui est conférée en 6 avant J.-C. pour 5 ans, avec une mission en Arménie.

Un exilé volontaire

Tibère a divorcé de Vipsania Agrippine (fille du fameux général Marcus Vipsanius Agrippa) en 12 avant J.-C. pour épouser en 11 avant J.-C. Julia, la fille d’Auguste. Ce mariage qui débuta dans l’harmonie, se dégrade par la suite à cause de l’inconduite de Julia.
C’est alors que, « malgré tant d’avantages acquis, dans la force de l’âge et en pleine santé, il décide soudain de disparaître » (Suétone) et s’exile volontairement sur l’île de Rhodes. Tibère était en fait fatigué par ses campagnes militaires et surtout par la vie à Rome avec ses intrigues et ses ragots. De plus, les deux petits-fils d’Auguste, Caius César et Lucius César, étaient théoriquement héritiers du trône, ce qui engendrait des tensions avec Tibère.
Pendant son exil à Rhodes (environ 8 ans), Tibère se tient à l‘écart de la vie politique : il se cultive auprès de l’élite hellénistique des lettres, des sciences et des arts (l’astronome Hipparque, le philosophe Posidonius). Tibère fait notamment la connaissance de l’astronome Thrasylle, qui exercera par la suite une grande influence sur lui, dans son engouement pour l’astrologie.
Tibère cesse de bénéficier de la puissance tribunicienne en 1 avant J.-C. : il souhaite revenir à Rome mais essuie un refus d’Auguste. Ce n’est qu’en 1 après J.-C. qu’il peut retourner à Rome avec l’appui de sa mère, « sous la condition de ne pas se mêler du gouvernement » (Suétone, III, 13, 3). Il doit aussi se méfier des cabales suscitées par les partisans des deux jeunes Césars (Lucius et Caius). Cependant ceux-ci meurent prématurément en 2 et en 4 respectivement ; Livie est immédiatement soupçonnée. Après la mort de Caius César en 4, Auguste adopte Tibère, mais il l’oblige à adopter à son tour son neveu Germanicus, fils de Drusus (le frère de Tibère).

Sur les marches du pouvoir

Auguste confère une nouvelle fois la puissance tribunicienne à Tibère pour 5 (ou 10) ans. Il l’envoie aussitôt en Germanie, toujours pour renforcer la zone d’influence conquise par Drusus. Lors de deux campagnes en 4 et 5 il occupe la zone entre le Rhin et l’Elbe. En 5, il décide de lancer une opération de grande envergure, utilisant de façon combinée des forces terrestres et navales, pour prendre en tenaille les Lombards. Enfin, il lance une opération d’occupation du sud de la Germanie pour faire de l’Elbe le nouveau limes : cette opération est gênée par une révolte en Dalmatie et en Pannonie ; Tibère conclut un traité de paix provisoire avec le chef des Marcomans de Bohème, ce qui lui permet de réprimer une insurrection en Illyrie. À ce moment, les forces engagées par les Romains sont aussi importantes que pendant la seconde guerre punique (environ 120 000 hommes).
À Rome, les ennemis de Tibère ne désarment pas, prétextant qu’il fait traîner la guerre pour rester plus longtemps à la tête de ses troupes. L’été suivant, en 8, les Pannoniens demandent la paix. L’invasion de la Dalmatie débute en 9 (Tibère avec Germanicus). Les Dalmates finissent par se rendre, après 4 ans de guerre. Tibère, nommé encore une fois imperator (général en chef victorieux), triomphe à Rome.
Cependant, moins de cinq jours après la fin des hostilités en Dalmatie, arrive de Germanie une funeste nouvelle : trois légions, trois corps de cavalerie et six cohortes viennent de se faire massacrer dans une embuscade non loin de la forêt de Teutobourg (près de Hanovre). Leur chef Varus et ses lieutenants se sont donné la mort. Cette embuscade avait été tendue par le chef germain Arminius. Le risque est alors grand de voir les Gaulois et les Germains entreprendre des actions contre Rome après cette défaite catastrophique. Auguste envoie donc Tibère sur le Rhin (fin 9), où il adopte une attitude prudente et pragmatique, ce qui lui permet de remporter de nombreuses victoires et de maintenir la frontière le long du Rhin en s’assurant de la fidélité à Rome des peuples germaniques, parmi lesquels les Bataves, les Frisons et les Chauques. En 12, Tibère peut célébrer son triomphe en Germanie, trois ans après le désastre de Varus
Cependant, la santé d’Auguste décline et il se préoccupe de sa succession. Après la mort des deux jeunes princes Lucius et Caius César, petits-enfants d’Auguste, le seul candidat restant est Tibère. Il convient de noter que le seul descendant direct masculin d’Auguste, Agrippa Postumus, le fils d’Agrippa, est une brute épaisse dépourvue de toutes qualités. Il vivait relégué dans l’île de Planasia (Pianosa, au Sud-ouest de l’île d’Elbe).
Début 14, Tibère veut repartir pour l’Illyrie, mais la santé d’Auguste le fait revenir à son chevet, dans sa villa de Nola en Campanie. Les circonstances de sa mort sont très controversées, selon les récits de Suétone, qui évoque un long entretien entre Auguste et Tibère, et d’autres historiens qui affirment que Tibère arriva à Nola après la mort d’Auguste, le 19 août 14 (l’empereur avait 75 ans). Tacite insinue que Livie aurait empoisonné des figues dont raffolait le divin Auguste…

Premières années du principat « sénatorial » de Tibère

Après la séance du Sénat du 14 septembre 14, Tibère devient le successeur d’Auguste à la tête de l’Empire. Son premier acte est d’organiser les funérailles et la divinisation de son père adoptif, « le divin Auguste » (Divus Augustus), et immédiatement après l’élimination, dans des circonstances obscures, d’Agrippa Postumus.
La situation de Tibère, évidemment, n’était pas des plus simples. Il fallait commencer par définir ses pouvoirs impériaux, en gérant les ambiguïtés que lui avait laissées Auguste. Il a donc commencé par gouverner en s’appuyant sur le Sénat, affaire ardue quand on connaît « le panier de crabes » que constituait cette assemblée. Finalement, les sénateurs admettent que l’État a besoin d’un chef. Cependant, la situation est instable dans l’armée (surtout dans les légions de Germanie et de Pannonie), ce qui met l’accent sur le fait que le nouveau régime est d’origine et d’essence militaires. Il lui faut compter avec le prestige de Germanicus, son neveu (le fils de Drusus), dont la popularité est telle qu’il pourrait chasser Tibère du pouvoir. Les légions de Germanie se soulèvent et Germanicus ne parvient à les calmer qu’à grand-peine, en leur présentant sa femme Agrippine l’Aînée et son fils, le petit Caius, le futur Caligula (littéralement « petite godasse »), la caliga étant la chaussure du légionnaire.
À la fin 14, Julie, fille d’Auguste et femme volage de Tibère, meurt de privations en exil.
Jusqu’en 16-17, les combats se poursuivent en Germanie, sous le commandement de Germanicus, qui réussit à vaincre les Chérusques, les Chattes et les Angrivariens. Les restes des légions anéanties par Arminius en 9 sont retrouvés, ainsi que les aigles (insignes) de la XIXe légion, ce qui rehausse encore davantage le prestige de Germanicus et ranime l’ardeur des légionnaires contre l’ennemi germain. Le 27 mai 17, Germanicus célèbre son triomphe sur les peuples germains, après des combats épiques, pénibles et cruels, accompagnés de massacres de populations.
Tibère, probablement jaloux des succès de son neveu Germanicus, décide de lui confier une mission en Orient, en plaçant à ses côtés l’un de ses hommes de confiance : Gnaeus Calpurnius Piso (Pison), car il craignait l’influence de l’entreprenante épouse de Germanicus, Agrippine. Germanicus part pour la Syrie en 18 avec Pison, entre en conflit ouvert avec celui-ci, qui retourne finalement à Rome. Peu après son départ, Germanicus tombe malade et meurt le 10 octobre 19, après avoir accusé Pison de l’avoir empoisonné. Agrippine retourne à Rome avec les cendres de son époux, qui sont placées dans le mausolée d’Auguste. Tibère est accusé par Tacite d’avoir été indirectement la cause de la mort de Germanicus ; Pison est nommément accusé de sa mort et décide de se suicider avant que soit prononcé un verdict.
La succession de Tibère est à nouveau ouverte, le prétendant étant son unique fils naturel, Julius Caesar Drusus. Celui-ci montrait les qualités de son père, notamment lorsqu’il fit face à un soulèvement en Pannonie. Tibère a tenté, en vain, d’associer le Sénat à une gestion correcte et loyale du pouvoir. Il n’y parvient pas à cause des luttes de clans, malgré la servilité affichée de la Curie. Tibère sera par la suite accusé d’une tyrannie sournoisement légaliste, par certains historiens. On sait combien la maison impériale était déchirée par les luttes intestines entre des factions rivales.

Séjan : ascension et chute

C’est alors qu’apparaît Séjan (Lucius Aelius Seianus), un Étrusque né à Bolsena. Nommé préfet du Prétoire (commandant de la garde prétorienne à Rome) en 16, il réussit à gagner la confiance de Tibère. C’est un redoutable séducteur qui va user de son pouvoir sur Tibère, jusqu’à intriguer pour sa succession. Entre Séjan et Julius Caesar Drusus s’installe une situation de rivalité et, en 23, Drusus meurt empoisonné, très probablement par ordre de Séjan et de la femme de Drusus, Livilla, avec laquelle Séjan entretenait une liaison.
Tibère se retrouve une fois de plus sans héritier, à 64 ans. Il désigne pour successeurs les jeunes fils de Germanicus qui ont été adoptés par Drusus et qu’il place sous la protection du Sénat. C’est alors que Séjan, qui acquiert de plus en plus de pouvoir, commence une série de persécutions, d’abord contre l’épouse de Germanicus, Agrippine l’Aînée et ses enfants (Néron Julius Caesar et Drusus Julius Caesar), puis contre les amis de Germanicus.
Tibère est à présent fatigué de Rome, de ses intrigues et de l’hostilité de sa population. Poussé par Séjan, il quitte une première fois la capitale, en 26, pour la Campanie, puis, en 27, il se retire sur l’île de Capri, pour ne plus jamais revenir à Rome.
Séjan a alors les mains libres : il prend de facto le contrôle de la puissance impériale. Les persécutions vont bon train, contre Agrippine l’Aînée et son fils aîné Néron Julius Caesar, qui est exilé sur l’île de Ponza où il meurt de faim en 30. Agrippine, elle, est condamnée à l’exil sur l’île de Pandataria où elle meurt de privations en 33, la même année que son fils cadet Drusus Julius Caesar, qui meurt lui aussi de privations dans un cachot du Palatin.
Antonia Minor, veuve de Nero Claudius Drusus (le frère de Tibère), informe celui-ci que Séjan est en train d’ourdir une conspiration contre l’empereur, commençant par chercher à se faire attribuer la puissance tribunicienne qui lui aurait donné le pouvoir impérial. Tibère est enfin alerté des menées de Séjan et organise sa destitution avec l’aide du préfet de Rome Macron. Il nomme Séjan pontife pour endormir sa méfiance puis prétend lui conférer la puissance tribunicienne, en chargeant Macron de lire une lettre au Sénat : à la fin de celle-ci, Tibère accuse Séjan de haute trahison et annonce sa destitution et son arrestation. Après un jugement sommaire, Séjan est condamné à mort, étranglé la nuit même dans la prison du Tullianum au pied du Capitole, traîné et mis en pièces par la populace. Sa famille aussi est sauvagement exécutée.
On sait que, dans son exil de Capri, Tibère n’ignorait rien de ce qui se passait à Rome : il recevait régulièrement des messages en utilisant un système de communication par signaux.

Le monarque insulaire (le « nésiarque de Capri »)

Ce n’est pas Tibère qui a découvert Capri, mais Auguste qui lui en fit goûter les charmes. Tibère fit construire sur l’île douze immenses villas, en choisissant comme résidence impériale la fameuse Villa Jovis (« Villa de Jupiter »), une véritable citadelle, un nid d’aigle d’où l’empereur pouvait jouir d’un somptueux paysage, tout en accordant l’isolement du Prince avec ses obligations d’État, auxquelles il ne s’est jamais soustrait. Il a emmené avec lui un petit cercle d’amis, des gens très cultivés, des Grecs pour la plupart. Des astrologues l’accompagnaient aussi, dont Thrasylle (mort en 36). La construction de la Villa Jovis réclama des travaux considérables à différents niveaux d’un sol qui s’élève jusqu’à 300 m au-dessus du niveau de la mer au Salto della rupe.
Avec l’âge (près de 70 ans), l’empereur souffrait d’une espèce d’affection cutanée qui rendait son physique difforme, ce qui le détournait de paraître en public et accentuait son penchant pour l’isolement (cela lui sera bien sûr reproché). Les historiens Tacite et Suétone racontent que Tibère se vautra dans la débauche dans son île de Capri. Il est vrai qu’il aimait s’entourer d’œuvres d’art et de gens raffinés et beaux physiquement, mais le plus probable est qu’il ait maintenu sa réserve coutumière, en ne négligeant jamais les affaires de l’Empire.
Cependant, après la mort de Séjan, la question de la succession de Tibère était toujours ouverte. Trois successeurs possibles : Tiberius Gemellus, fils de Julius Caesar Drusus ; son petit-neveu Caius dit Caligula ; Claude, frère de Germanicus, mais exclu du testament de Tibère, à cause de ses faiblesses supposées, mentales et physiques. Le favori à la succession est Caius (Caligula), éduqué à Capri dans la maison de Tibère, dans des conditions austères et rigoureuses, aux dires des historiens : il deviendra le troisième empereur romain après la disparition de Tibère.

La mort du Prince

Tibère voulait cacher son état de faiblesse physique, en ne changeant rien à ses habitudes, sans excès, bien qu’il fît transmettre à ses proches des messages sur sa santé, tantôt alarmants, tantôt rassurants.
Transporté dans la villa de Lucullus à Misène, il y mourut le 16 mars 37, à l’âge de 77 ans. Les circonstances de sa mort demeurent obscures : l’hypothèse d’une mort naturelle serait à privilégier malgré les thèses de Dion Cassius, qui affirme que Caligula aurait hâté sa mort, ou les rumeurs colportées par Suétone et Tacite, qui affirment que le préfet du prétoire Macron aurait donné l’ordre de l’étouffer.
Le peuple romain accueillit la mort de Tibère par des démonstrations de joie, montrant à quel point il était haï. Ses restes furent transportés de Misène à Rome où il fut incinéré sur le Champ de Mars. Ses cendres furent déposées dans le Mausolée d’Auguste le 4 avril. Le 29 mars, Caius (Caligula pour la postérité) est acclamé Princeps par le Sénat et son avènement fut un moment de liesse populaire.
Si Tibère ne bénéficia pas de l’apothéose, il n’y eut toutefois pas de damnatio memoriae (« condamnation de la mémoire ») sur son nom.

Tibère et les historiens

Tacite et Suétone ont laissé divers écrits sur Tibère. Tacite commence la rédaction de ses Annales environ un siècle après la mort d’Auguste et Suétone publie ses Vies des douze Césars en 121. Ils ont donné de Tibère l’image d’un « monstre » ; pourtant Tacite a su apprécier les qualités dans l’exercice du gouvernement de Tibère, au moins jusqu’en 23. Ces récits contrastent avec l’évocation des débauches du prince « Nésiarque de Capri » pendant son retrait dans l’île. Ce fut le cas chez Suétone, qui loue la gestion de la tranquillité publique par le prince, prévenant les troubles populaire grâce à un sens intelligent des réalités humaines.
Comment alors est née l’image de Tibère ? Plusieurs explications sont possibles : tout d’abord le décalage entre le récit et les faits, Tacite et Suétone ayant pris en compte des bruits et des insinuations qui ont contribué à créer la légende noire d’un Tibère, insulaire de Capri féroce et libidineux. Sénèque, contemporain du règne de Tibère, ne l’accuse pas des horreurs dont l’accableront Tacite et Suétone et il ne dit rien de ses prétendues frasques de Capri. Flavius Josèphe, non plus, ne dit rien des turpitudes qui auraient marqué le séjour de Tibère à Capri. Plus tard encore, l’opinion d’un historien plutôt pondéré comme Plutarque peut apparaître assez fiable. Les évocations de Tibère ne montrent aucun récit de débauche ni de licence à Capri. Même Juvénal ne les mentionne pas, ni Pline le Jeune. Force est de constater que, près d’un siècle après la mort de Tibère, Tacite et Suétone ont façonné une vision de l’histoire qui s’est imposée aux siècles ultérieurs.

Conclusion

Peut-on dire qu’il y a eu une « tragédie de Tibère » ? Sa condition tragique tenait d’abord à son caractère foncièrement pessimiste et introverti : il avait en effet de bonnes raisons de se méfier de l’âme humaine.
Il vint au monde dans une période troublée, en pleine guerre civile, et il eut une enfance constamment exposée aux dangers. Il a affronté, pendant longtemps, les périls, les peines et les travaux des guerres germaniques, et surtout illyriennes et pannoniennes, lors de maints combats cruels et sanglants.
Il avait une réelle « conscience de l’Empire » et a cherché à concilier l’expansion de la romanité avec le fonctionnement d’une authentique Res Publica, aux principes de laquelle il était très attaché. Ce monarque républicain assumait les incertitudes propres au régime, notamment celles de l’hérédité dynastique. Ce fut la source de maints conflits, qui ont dû l’user au point où il jugea préférable de s’éloigner de Rome et de ses cabales, ce qui ne l’a pas empêché de traiter les dossiers publics au mieux de l’intérêt commun. Il a préféré consolider les frontières de l’Empire plutôt que de poursuivre une politique d’expansion hasardeuse et coûteuse, en moyens matériels et en hommes. Il eut aussi une vue juste et sensée de l’administration de Rome et de ses provinces. Il fut l’un des rares souverains que les questions économiques préoccupaient : à sa mort, le budget de l’État était sain et même prospère (un budget que Caligula dilapida en moins d’un an).
Cependant, son dévouement au service de l’État ne valut à Tibère aucune popularité : il n’eut jamais la faveur populaire, malgré ses libéralités. L’un de ses traits de caractère était de détester les foules festives (à la différence d’Auguste) ; il était l’inverse d‘un démagogue et Pline l’Ancien le qualifie de tristissimum hominum (« le plus triste des hommes », Histoire naturelle, XXVIII, 5, 23). Tibère avait pourtant la carrure d’un vrai homme d’État et il l’a démontré par ses actes, mais l’influence des historiens qui l’ont vilipendé est toujours tenace dans nos mémoires.

Ce que dit Suétone :

 

Oderint dum probent !


« Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils m’approuvent ! »


Suétone, Vie de Tibère, III, 59, 4

  • Deuxième empereur de la dynastie Julio-Claudienne, Tibère a régné près de 23 ans, de septembre 14 à mars 37. Il fait souvent figure de monstre dans la tradition littéraire et il divise encore les historiens.
  • Sans chercher à le réhabiliter, il s’agit de comprendre une personnalité complexe et renfermée, dont la longue vie a été remplie d’obligations, de « travaux » et de peines : une enfance passée dans les alarmes, une longue et éprouvante carrière militaire, un héritage à assumer, celui d’Auguste avec toutes ses ambigüités, dans une société romaine accaparée par les intrigues, dominée déjà par la puissance de l’armée.
  • Le contraste entre les faits et la littérature est flagrant et les récits des historiens Tacite et Suétone, près d’un siècle après la disparition de Tibère, ont contribué à bâtir une sombre image de ce « prince ».

Repères bibliographiques :

Sources antiques

  • Dion Cassius, Histoire romaine, éd. Didot, Paris, 1864 (trad. Étienne Gros)
  • Suétone, Vies des douze Césars, "Tibère", Paris, 1855 (trad. Désiré Nisard)
  • Tacite, Les Annales, 1859 (trad. Jean-Louis Burnouf)

Sources modernes francophones

  • Ronald Syme, La Révolution romaine, éd. Gallimard, 1967
  • Régis Martin, Les douze Césars, du mythe à la réalité, Les Belles Lettres, 1991, réédition Perrin, 2007
  • Patrick Le Roux, L'Empire romain, Presses Universitaires de France - PUF, 2005
  • Pierre Renucci, Tibère, l'empereur malgré lui, éd. Mare et Martin, 2005
  • Emmanuel Lyasse, Tibère, éd. Tallandier, 2011
  • Robert Turcan, Tibère, Les Belles lettres, 2017
Besoin d'aide ?
sur