Socrate, Trygée, Pisthétairos : La remise en cause des dieux dans les comédies d’Aristophane

Notes

  1. Voir les vers 315 à 330, 1136 à 1159.
  2. Voir les vers 324 à 336, par exemple. Une comédie de Phrynichos, s’intitulant les Mystes, avait également un chœur semblable mais nous ne possédons pas un seul fragment de leurs chants.
  3. Selon M. Meulder : « Il se peut que scéniquement Aristophane parodie l’Andromaque d’Euripide, si celle-ci date de 428-424, où la déesse Thétis descend du ciel sur terre grâce à une mèchanè ». « Quelques propositions nouvelles », Mythe et philosophie dans les Nuées d’Aristophane, S. Byl, L. Couloubaritsis, p. 105.
  4. Voir A. H. Sommerstein, Clouds, p.172 et K. J.  Dover, Clouds, p.127.
  5. Anaxagore désigne précisément sous le nom de περιχώρησις (fr. 12, 22 D-K), cette force tournoyante attribuée à l’esprit. Empédocle utilise le terme δίνη (De la Nature, fr. 35, 21, D-K) ; ce sont, en fait, les atomistes, à la suite de Démocrite qui reprennent ce terme précis δῖνος (fr. 164, 9 D-K), à côté de δίνη (fr. 5, 18 D-K).
  6. De la même façon, Euripide invoque l’Ether au vers 892 des Grenouilles ; le scholiaste rapproche cette prière de celle de Socrate (892a) : αἰθήρ, ἐμὸν βόσκημα : καὶ Σωκράτης ἐν Νεφέλαις· μὰ τὴν ἀναπνοήν, μὰ τὸ χάος, μὰ τὸν ἀέρα.
  7. Le vers 320 des Grenouilles se moque encore de son impiété, ἐν εἰρωνείᾳ, selon Aristarque (voir scholie 320b).
  8. Aristophane, Théâtre complet, p. 1130.
  9. Je reprends pour les passages cités les traductions de P. Thiercy.
  10. Aristophane, Théâtre complet, p. 1130.
  11. Le dieu du théâtre est donc dans cette comédie un héros qui apporte des bienfaits aux hommes-notons cette exception intéressante et sans doute révélatrice dans l’œuvre du poète. Pour la présence de Dionysos et d’Héraclès chez les Comiques, on renvoie à l’introduction de I.C. Storey, Fragments of Old Comedy, p. XXIII. La pièce la plus célèbre de Cratinos s’intitule ainsi Dionysalexandros, il s’agit d’une relecture burlesque du jugement de Pâris ; le dieu y remplace le prince troyen. Citons encore les Taxiarques où cette divinité, initiée à la dure vie d’un soldat, était le personnage principal (voir l’introduction de I. C. Storey à cette pièce : Fragments of Old Comedy, II, p.208-209).
  12. P. Thiercy écrit ainsi : « Le vigneron, comme ses prédécesseurs, devra en effet faire appel à sa ponèria pour fléchir un dieu qui est lui-même Maître en ponèria, comme il l’a prouvé dès sa naissance par son affrontement avec Apollon ».
  13. Sur cette transcription, la forme présente dans les manuscrits et les diverses corrections proposées, voir P. Thiercy, Aristophane, Théâtre complet, p. 1161.
  14. Pour C.H. Whitman, cette habileté l’apparenterait à Gorgias (Aristophanes and the Comic Hero, p. 173).
  15. P. Thiercy, Aristophane, Théâtre complet, p. 1135.
  16. Si l’on en croit le scholiaste byzantin Eustathe (Sur l’Odyssée, 1864.30), il était mis en scène dans le Dédale, comédie perdue du poète : on le voyait dans différentes métamorphoses pour séduire des mortelles. Alcée le Comique, en présentant une relecture burlesque du mythe, le mettait également en scène dans son Ganymède (cf. Fr. 3, Storey), tout comme Cratinos dans sa Némésis (voir l’introduction à cette pièce de I. C. Storey, Fragments of Old Comedy, I, p. 321 à 323). Enfin, Platon le Comique dans son Zeus maltraité mettait, peut-être, en scène un conflit entre ce dieu et Héraclès (voir l’introduction à cette pièce de I. C. Storey, Fragments of Old Comedy, III, p. 108-109).
  17. Le scholiaste explique ainsi ce curieux pluriel : παίζει δὲ ἢ ὡς τοῦ ἀέρος ποικίλας Ἴριδας ποιοῦντος, ἢ ἀντὶ τοῦ εἰπεῖν θεαινῶν. (Aristophane) joue (avec les mots) : ou bien il s’agit de l’air produisant des arcs-en-ciel variés, ou bien le mot équivaut à « déesses ».
  18. Le Comique, s’il s’amuse à critiquer les Olympiens, les encense également et attaque l’introduction à Athènes de nouvelles divinités étrangères, si l’on en croit le témoignage de Cicéron (Lois, 2.37) à propos d’une comédie perdue, les Heures. Son illustre rival, Eupolis, fit de même dans ses Purificateurs où Alcibiade introduisait dans la cité le culte d’une déesse thrace, Cotyto.
  19. Plusieurs autres Comiques ont mis en scène des utopies : Cratinos dans ses Ploutoi, Eupolis dans sa Race d’or, Métagène dans ses Thourio-perses, Phérécrate dans ses Mineurs. Nous avons trop peu de fragments ou de témoignages pour en reconstituer les intrigues et pour savoir si de tels affrontements entre les hommes et les dieux s’y retrouvaient.

Beaucoup de chants choraux aristophaniens célèbrent magnifiquement les dieux olympiens : il suffit d’écouter les femmes célébrant les Thesmophories1, les chœurs des initiés dans les Grenouilles2, ou le final de Lysistrata. C’est donc sans surprise que Socrate, assimilé à un physiologue impie, est finalement puni par le chœur des Nuées. Cette opposition semble pourtant simpliste, lorsque l’on étudie le sort de deux héros, bienfaiteurs pour le genre humain, Trygée dans la Paix et Pisthétairos dans les Oiseaux, qui osent braver, voire déclarer la guerre aux dieux. C’est ce paradoxe que notre travail se propose d’illustrer.

I. Socrate, un physiologue impie dans les Nuées (- 423)

A/ Une entrée mémorable

Le Socrate mis en scène dans les Nuées méprise, dès son entrée, les dieux. Rappelons qu’il arrive grâce à la mèchanè, sorte de grue utilisée dans les tragédies pour le vol des divinités3. Des jeux de mots soulignent d’emblée cette sorte de blasphème : ses premières paroles livrent un néologisme ἀεροβατῶ et un jeu autour du verbe περιφρονῶ. Des scholies anciennes (notes qui sont des résumés des commentaires faits à Alexandrie et mises en marge dans les manuscrits médiévaux) nous les explicitent :

1/ Les Nuées, vers 225 : scholie / ἀεροβατ κα περιφρον τν λιον. 

(225a)

Ἀεροβατῶ : ἐπιβαίνω τῷ ἀέρι. Διὰ τοῦτο γὰρ καὶ μετέωρον αὐτὸν ἐποίησε καθήμενον.

Ἀεροβατῶ : je marche dans les airs. Pour cela, en effet, (Aristophane) le représente également assis dans les airs.

(225b)

Περιφρονῶ : ἀντὶ τοῦ διανοοῦμαι καὶ περιεργάζομαι τὸν ἥλιον καὶ τὸν τούτου δρόμον. Ἔγκειται δὲ ἅμα καὶ τὸ τοῖς πολλοῖς ἀσεβὲς διὰ τῆς λέξεως· ἴσον γὰρ τῷ καταφρονῶ.

Περιφρονῶ : à la place de « je médite et j’examine avec attention le soleil et sa course ». L’impiété se trouve pour beaucoup précisément dans le verbe qui équivaut à « je méprise ».

Les scholies explicitent le sens particulier des deux verbes utilisés par Socrate. Le premier verbe ἀεροβατῶ est un néologisme que P. Thiercy rend très bien par un « j’aéroflâne ». Le deuxième περιφρονῶ est employé dans un sens particulier par Aristophane « considérer, regarder autour » littéralement ; il peut signifier aussi « mépriser », et la scholie 225b le rapproche d’ailleurs de καταφρονῶ. Strepsiade lors de la réplique suivante s’exclame justement :

Ἔπειτ’ ἀπὸ ταρροῦ τοὺς θεοὺς ὑπερφρονεῖς (…)

Et tu regardes de haut les dieux à partir de cette corbeille (…)

Ὑπερφρονεῖς joue aussi avec περιφρονῶ. Il s’agit bien de faire sourire le spectateur en rappelant la prétendue impiété du philosophe qui rivalise avec les dieux lors de cette entrée sur scène. Aristophane le montre à la fois comme orgueilleux et ridicule, puisqu’il a besoin d’une corbeille suspendue dans les airs pour s’en prendre aux divinités ; cette gravure de Joannes Sambucus publiée en 1564 évoque cette fameuse mise en scène :

Les Nuées

Socrate dans un panier dans Les Nuées, © Wikimedia commons

B/ Le vocabulaire des physiologues

Ses mots (vers 228 à 234) rappellent ensuite les théories de Diogène d’Apollonie4 mais les scholies n’en disent rien. En revanche, lorsqu’il parle des Nuées qui sont ses maîtresses, un scholiaste insiste sur le fait que les philosophes se tournent vers les phénomènes célestes et loue Aristophane du choix de ce chœur :

2/ Les Nuées, vers 253 : scholie / τας μετέραισι δαίμοσιν

(253a)

Ταῖς ἡμετέραισι δαίμοσιν : ταῖς ἡμῶν θεαῖς.  Ἁρμοζόντως δὲ τῶν φιλοσόφων ἐπιγράφει ταύτας εἶναι θεάς, ἐπειδή, ὡς ἔφαμεν, περὶ τὰ οὐράνια μᾶλλον ἐπτόηνται οἱ φιλόσοφοι.

Ταῖς ἡμετέραισι δαίμοσιν : nos déesses. (Aristophane) a raison d’écrire que celles-ci sont les déesses des philosophes, car, comme nous le disions, les philosophes sont vraiment passionnés par ce qui concerne le ciel.

Un mot précis mis dans la bouche de Socrate rappelle les théories de plusieurs physiologues. Selon lui, le nouveau maître n’est plus Zeus mais δῖνος :

3/ Les Nuées, vers 380 : scholie / αθέριος δνος 

(380b)

Αἰθέριος δῖνος : ἡ περιδίνησις ἡ αἰθερία. Ταῦτα δὲ ἐκ τῶν ἀναξαγορείων λαμβάνει.

Αἰθέριος δῖνος : le tournoiement éthérien. Il reprend cela aux théories d’Anaxagore.

Commentarium Tzetzae

Ὁ Στρεψιάδης δὲ τὸ δῖνος ἀκούσας οὔτε τὴν συστροφὴν ἐνόησεν οὔτε κλῆσιν κυρίαν, ἀλλὰ ποτήριόν τι κεραμεοῦν καλούμενον δῖνος, καὶ τοῦτο νομίζει ὡςἄγροικος τὴν Διὸς λαβεῖν βασιλείαν, ἕνεκα τοῦ γελοίου.

Quant à Strepsiade, après avoir entendu le mot δῖνος, il ne l’a compris ni au sens de tournoiement ni au sens de maître qui détient l’autorité suprême, mais comme un objet d’argile utilisé pour boire, appelé δῖνος. Et il pense, en paysan, que ce dernier a pris la royauté de Zeus, d’où le ridicule.

Socrate vient de nommer son maître : δῖνος ; ce terme, désignant un tourbillon, est, en effet, comme l’indique la première scholie, sous cette forme ou avec des synonymes, au cœur de plusieurs théories développées par les présocratiques5. Le comique naît donc d’un double effet : la parodie des physiologues est évidente pour le public cultivé ; de plus, comme l’explique Tzétzès, un comique de mot est également créé par le double sens du terme qui désigne aussi un vase qui servait à mélanger le vin, l’eau et les épices.

Au vers 627, Socrate jure par τὸ Χάος καὶ τὴν Ἀναπνοὴν καὶ τὸν Ἀέρα :              

4/ Les Nuées, vers 627/ scholies/ τ Χάος κα τν ναπνον κα τν έρα.

(627b)

Διαβάλλει γοῦν εἰς ἀθεότητα τὸν Σωκράτην διὰ τῆς πολυθεΐας (…) ἐπεὶ καὶ ὁ Σωκράτης προεῖπε μὴ ἡγεῖσθαι θεοὺς πλὴν τὸ Χάος καὶ τὴν Ἀναπνοὴν καὶ τὸν Ἀέρα.

(Aristophane) accuse donc Socrate de ne pas croire aux dieux reconnus au moyen de cette énumération de dieux (…), car il a dit auparavant que les dieux n’existaient pas, sauf τὸ Χάος καὶ τὴν Ἀναπνοὴν καὶ τὸν Ἀέρα.

Cette prière vient s’opposer au chant du chœur qui a encensé les divinités traditionnelles en imitant les procédés des auteurs de dithyrambes. Son impiété, (qui est mise en valeur par la scholie 627b), est à nouveau évidente : il jure par des réalités étudiées par les physiologues6, τὸ Χάος καὶ τὴν Ἀναπνοὴν καὶ τὸν Ἀέρα, le Vide, la Respiration et l’Air.

Socrate est donc la caricature du philosophe impie, il est ainsi désigné par Strepsiade : Σωκράτης ὁ Μήλιος.

5/ Les Nuées, vers 830 : scholies/ Σωκράτης  Μήλιος 

(830a)

Σωκράτης ὁ Μήλιος : παρ’ ἱστορίαν. Ἀθηναῖος γὰρ ὁ Σωκράτης· ἀλλ’ ἐπειδὴ Διαγόρας Μήλιος ὢν διεβάλλετο ὡς θεομάχος, καὶ τὸν Σωκράτην δὲ ὡς ἄθεον διαβάλλει, διὰ τοῦτο αὐτὸν Μήλιον ἔφη.

Σωκράτης ὁ Μήλιος : Cela va contre l’histoire ; Socrate était en effet un Athénien, mais puisque Diagoras le Mélien était accusé de combattre les dieux, et qu’(Aristophane) accuse aussi Socrate d’incroyance, il en fait un Mélien.

Cette scholie nous explique la désignation étonnante de Socrate : le « Mélien » évoque le sophiste Diagoras, disciple de Démocrite, et célèbre pour son mépris envers les dieux7. La désignation se moquerait également de l’impiété de Socrate qui aurait été le disciple du Mélien, selon cette scholie byzantine :

6/ Scholia Eustathii, Thomae Magistri et Triclinii

(830)

Ἄλλοι δέ φασιν, ὡς οὗτος ὁ Διαγόρας διδάσκαλος ἦν τοῦ Σωκράτους.

D’autres disent que ce Diagoras était le maître de Socrate.

II. Deux héros bienfaiteurs en lutte avec les dieux

A/ Deux hommes divinisés ?

- Trygée dans la Paix (-421)

Le nom du personnage évoque le vin nouveau (τρύξ), pour jouer avec son métier. Debidour traduit ainsi par Lavendange. P. Thiercy écrit8 : « Trygée est sans doute le plus humain des héros d’Aristophane. C’est un vieux vigneron, père de deux petites filles au moins, que l’on peut imaginer veuf puisqu’il semble s’occuper de ses fillettes et qu’il n’est pas fait la moindre mention de sa femme ». Dès le prologue cependant, son envol vers les dieux sur une sorte de scarabée géant grâce encore à la mèchanè le transforme en héros, un héros semblable au Bellérophon d’Euripide qui partit vers l’Olympe pour s’opposer aux divinités. Son hybris se manifeste dès ses premiers mots9 (vers 62-63) :

7/ ΤΡΥΓΑΙΟΣ ὦ Ζεῦ, τί δρασείεις ποθ’ ἡμῶν τὸν λεών ;
λήσεις σεαυτὸν τὰς πόλεις ἐκκοκκίσας.

Ô Zeus, que veux-tu donc faire de notre peuple ?
Sans t’en rendre compte, tu vas décortiquer nos cités ! 

Le scholiaste explicite le verbe final qui, faisant image, met comiquement en valeur la révolte du héros contre le roi de l’Olympe :

8/ La Paix, vers 63 : scholie/ τς πόλεις  κκοκκίσας

(63b)

τὰς πόλεις  ἐκκοκκίσας: ἀντὶ τοῦ ἐρημώσας καὶ ἀφανίσας. Ἀπὸ μεταφορᾶς τῶν ῥοιῶν τῶν τοὺς κόκκους ἐκβαλλουσῶν. Ὥσπερ γὰρ αἱ πόλεις σκέπαι τῶν ἀνθρώπων εἰσίν, οὕτω καὶ αἱ ῥοιαὶ τῶν κόκκων.  Καλῶς οὖν ἐχρήσατο τῇ μεταφορᾷ, καὶ μάλιστα ἄγροικος ὢν ὡς πρέπον ἑαυτῷ τοῦτο εἴρηκεν.)

τὰς πόλεις  ἐκκοκκίσας : au lieu de « ayant dépeuplé », « ayant détruit ». La métaphore vient des grenades expulsant les graines. Comme, en effet, les cités sont les enveloppes des hommes, de même également les grenades (enveloppent) les graines. C’est à bon escient qu’il a utilisé la métaphore : vu qu’il est un vrai paysan, il a dit cela comme il lui convenait.

Les effets de paratragédie sont d’ailleurs soulignés par les vers aristophaniens, lorsqu’une de ses filles lui demande (vers 135-136) :

9/ Πα. οὔκουν ἐχρῆν σε Πηγάσου ζεῦξαι πτερόν,
ὅπως ἐφαίνου τοῖς θεοῖς τραγικώτερος;

N’aurais-tu point alors dû harnacher un Pégase ailé
afin d’apparaître aux dieux sous un jour plus tragique ? 

Son projet est de monter vers l’Olympe, afin de ramener la paix pour tous les Grecs. Il est humain, un humain héroïque qui ose aller interroger les dieux ; il inaugure pour P. Thiercy10 « la série des héros que l’on pourrait nommer restaurateurs, dans laquelle figurent Lysistrata et le Dionysos11 des Grenouilles ». Arrivé chez les dieux qui sont tous partis, à l’exception d’Hermès, en livrant l’Olympe à Polémos, la personnification de la guerre, il va se montrer courageux, habile et rusé12. Il pourra ainsi libérer et ramener la statue de la paix, ce qui va assurer son triomphe final lors d’une théogamie :il épouse Opôra, déesse qui personnifie les moissons et les fruits ; il va offrir au Conseil Théôria qui représente les fêtes publiques.

Bellérophon

Bellérophon monté sur Pégase, pélikè attique à figures rouges du Peintre de Barclay, v. 440 av. J.-C., Musée du Louvre, © Wikimedia commons

- Pisthétairos dans les Oiseaux (-414)

Pisthétairos13 dont le nom signifie « compagnon fidèle » est, comme Trygée, un vieil athénien ; il est doué d’une grande habileté rhétorique qui va lui permettre de rallier tout le monde à ses plans14 : construire une cité en plein ciel, pour fuir la Grèce et célébrer à la place des Olympiens les oiseaux. Le vieil homme se métamorphose après la parabase : des ailes lui sont poussées, ce qui le rapproche des oiseaux mais aussi des dieux. Comme Trygée, il épouse finalement une déesse, Basiléia, la Royauté qui a quitté l’Olympe. La comédie s’achève donc encore sur une théogamie.

B/ Les attaques contre les dieux

- Des dieux ridiculisés

Dans la Paix, c’est Hermès qui fait deux fois les frais de la ruse de Trygée : le dieu des voleurs a trouvé plus malin que lui. Il suffit d’abord au vigneron de l’amadouer en lui proposant un bon plat de viandes, ce qui lui permet de pénétrer sur l’Olympe. L’arrivée de cet humain est, de fait, une intrusion dans le monde divin, Hermès s’exclame ainsi (vers 182-184) :

10/ Ερ. ὦ μιαρὲ καὶ τόλμηρε κἀναίσχυντε σὺ   
καὶ μιαρὲ καὶ παμμίαρε καὶ μιαρώτατε,
πῶς δεῦρ’ ἀνῆλθες, ὦ μιαρῶν μιαρώτατε;

Espèce de puant, d’impudent, de dévergondé !
Scélérat, archiscélérat, scélératissime !
Comment es-tu arrivé ici, espèce de scélérat scélératissime ! 

Lorsque le dieu s’oppose ensuite à la délivrance de la statue de la Paix : « (Trygée) révèle d’abord à Hermès un prétendu complot du Soleil et de la Lune, qui trahissent les Grecs au profit des barbares, afin que tous les sacrifices soient désormais faits à eux-mêmes et non plus aux Olympiens ; il lui propose ensuite de trahir lui-même les autres dieux en lui promettant de lui consacrer désormais toutes les festivités15 ». Quant à Zeus, qui n’apparaît jamais dans les comédies conservées d’Aristophane16, il a choisi, excédé par les disputes des Grecs, de les laisser se faire broyer par Polémos qui règne désormais. Il apparaît donc comme un dieu cruel et sans miséricorde.

- Une guerre totale

Pour Pisthétairos, il s’agit bien de détrôner Zeus, de mettre à bas le pouvoir des Olympiens, comme il l’explique au chœur (vers 554-559) :

11/ Πε. κἀπειδὰν τοῦτ’ ἐπανεστήκῃ, τὴν ἀρχὴν τὸν Δί’ ἀπαιτεῖν·
κἂν μὲν μὴ φῇ μηδ’ ἐθελήσῃ μηδ’ εὐθὺς γνωσιμαχήσῃ,   
ἱερὸν πόλεμον πρωὐδᾶν αὐτῷ, καὶ τοῖσι θεοῖσιν ἀπειπεῖν
διὰ τῆς χώρας τῆς ὑμετέρας ἐστυκόσι μὴ διαφοιτᾶν,
ὥσπερ πρότερον μοιχεύσοντες τὰς Ἀλκμήνας κατέβαινον
καὶ τὰς Ἀλόπας καὶ τὰς Σεμέλας·

Et ensuite, une fois ces murs montés, revendiquer le pouvoir auprès de Zeus !
Et s’il dit non, s’il ne veut pas, s’il ne reconnaît pas aussitôt ses torts…
Déclarer la guerre sacrée contre lui, et interdire aux dieux
de traverser votre territoire en bandant,
comme auparavant, quand ils descendaient suborner les Alcmène,
les Alopè et les Sémélè !

Une fois Coucouville-les-nuées bâtie, les dieux ne reçoivent plus la fumée des sacrifices… Iris est chargée par Zeus d’aller menacer Pisthétairos, c’est elle qui se fait renvoyer par ce dernier (vers 1221-1228) :

12/ Πε.ἀδικεῖς δὲ καὶ νῦν. ἆρά γ’ οἶσθα τοῦθ’, ὅτι
δικαιότατ’ ἂν ληφθεῖσα πασῶν Ἰρίδων
ἀπέθανες, εἰ τῆς ἀξίας ἐτύγχανες ;
Ιρ. ἀλλ’ ἀθάνατός εἰμ’.
Πε.         ἀλλ’ ὅμως ἂν ἀπέθανες.   
δεινότατα γάρ τοι πεισόμεσθ’, ἐμοὶ δοκεῖν,   
εἰ τῶν μὲν ἄλλων ἄρξομεν, ὑμεῖς δ’ οἱ θεοὶ
ἀκολαστανεῖτε, κοὐδέπω γνώσεσθ’ ὅτι
ἀκροατέον ὑμῖν ἐν μέρει τῶν κρειττόνων.

-Par conséquent, tu es en infraction ! Sais-tu bien que,
prise en flagrant délit, tu aurais été, de toutes les Iris17,
la plus légitimement
mise à mort, si tu avais reçu le châtiment que tu mérites !
-Mais je suis immortelle !
-N’empêche ! Tu aurais été mise à mort !
C’est que nous aurons les pires ennuis, j’en suis sûr,
si, alors que nous commandons à tous les autres êtres, vous autres les dieux
vous jouez les fortes têtes, et ne voulez pas comprendre qu’il
vous faut obéir à votre tour à ceux qui sont plus puissants que vous.

Les Olympiens doivent donc finalement envoyer une ambassade auprès de Pisthétairos qui, grâce à son habileté rhétorique, l’emporte en obtenant en mariage Basileia, Royauté, ce qui marque son triomphe final total.

Voir Les Oiseaux d’Aristophane mis en scène par Laurent Pelly et Agathe Melinan au Théâtre National de Toulouse en 2017

La comédie ancienne peut tout tourner en dérision : les dieux sont à la fois honorés et moqués dans le cadre de ces festivités religieuses. Socrate l’impie nie dans les Nuées l’existence de Zeus, quand le Comique, lui, critique l’ordre établi par ce dernier18. Ce qui est intéressant dans le cas d’Aristophane, c’est de constater la permanence d’un constat : le bonheur des hommes et le bonheur des dieux ne semblent pas compatibles ; les utopies comiques19 de la Paix, des Oiseaux mais encore du Ploutos, dernière pièce conservée de notre auteur, triomphent en s’opposant à l’ordre divin. Dans cette dernière comédie Ploutos, le dieu de la richesse a été aveuglé par Zeus, jaloux de son pouvoir. Cette version du mythe est d’ailleurs imaginée par le Comique. C’est encore un homme, Chrémyle, qui vient corriger l’ordre ancien ; il redonne la vue au dieu, ce qui assure désormais une juste répartition des richesses. Là encore les dieux pâtissent de ce nouvel état, si bien qu’Hermès fuit l’Olympe :

13/ Κα. ἔπειτ’ ἀπολιπὼν τοὺς θεοὺς ἐνθάδε μενεῖς;
Ερ. τὰ γὰρ παρ’ ὑμῖν ἐστι βελτίω πολύ.

-Alors, tu plaques les dieux et tu restes ici ?
-C’est que chez vous, c’est bien mieux !

Notes

  1. Voir les vers 315 à 330, 1136 à 1159.
  2. Voir les vers 324 à 336, par exemple. Une comédie de Phrynichos, s’intitulant les Mystes, avait également un chœur semblable mais nous ne possédons pas un seul fragment de leurs chants.
  3. Selon M. Meulder : « Il se peut que scéniquement Aristophane parodie l’Andromaque d’Euripide, si celle-ci date de 428-424, où la déesse Thétis descend du ciel sur terre grâce à une mèchanè ». « Quelques propositions nouvelles », Mythe et philosophie dans les Nuées d’Aristophane, S. Byl, L. Couloubaritsis, p. 105.
  4. Voir A. H. Sommerstein, Clouds, p.172 et K. J.  Dover, Clouds, p.127.
  5. Anaxagore désigne précisément sous le nom de περιχώρησις (fr. 12, 22 D-K), cette force tournoyante attribuée à l’esprit. Empédocle utilise le terme δίνη (De la Nature, fr. 35, 21, D-K) ; ce sont, en fait, les atomistes, à la suite de Démocrite qui reprennent ce terme précis δῖνος (fr. 164, 9 D-K), à côté de δίνη (fr. 5, 18 D-K).
  6. De la même façon, Euripide invoque l’Ether au vers 892 des Grenouilles ; le scholiaste rapproche cette prière de celle de Socrate (892a) : αἰθήρ, ἐμὸν βόσκημα : καὶ Σωκράτης ἐν Νεφέλαις· μὰ τὴν ἀναπνοήν, μὰ τὸ χάος, μὰ τὸν ἀέρα.
  7. Le vers 320 des Grenouilles se moque encore de son impiété, ἐν εἰρωνείᾳ, selon Aristarque (voir scholie 320b).
  8. Aristophane, Théâtre complet, p. 1130.
  9. Je reprends pour les passages cités les traductions de P. Thiercy.
  10. Aristophane, Théâtre complet, p. 1130.
  11. Le dieu du théâtre est donc dans cette comédie un héros qui apporte des bienfaits aux hommes-notons cette exception intéressante et sans doute révélatrice dans l’œuvre du poète. Pour la présence de Dionysos et d’Héraclès chez les Comiques, on renvoie à l’introduction de I.C. Storey, Fragments of Old Comedy, p. XXIII. La pièce la plus célèbre de Cratinos s’intitule ainsi Dionysalexandros, il s’agit d’une relecture burlesque du jugement de Pâris ; le dieu y remplace le prince troyen. Citons encore les Taxiarques où cette divinité, initiée à la dure vie d’un soldat, était le personnage principal (voir l’introduction de I. C. Storey à cette pièce : Fragments of Old Comedy, II, p.208-209).
  12. P. Thiercy écrit ainsi : « Le vigneron, comme ses prédécesseurs, devra en effet faire appel à sa ponèria pour fléchir un dieu qui est lui-même Maître en ponèria, comme il l’a prouvé dès sa naissance par son affrontement avec Apollon ».
  13. Sur cette transcription, la forme présente dans les manuscrits et les diverses corrections proposées, voir P. Thiercy, Aristophane, Théâtre complet, p. 1161.
  14. Pour C.H. Whitman, cette habileté l’apparenterait à Gorgias (Aristophanes and the Comic Hero, p. 173).
  15. P. Thiercy, Aristophane, Théâtre complet, p. 1135.
  16. Si l’on en croit le scholiaste byzantin Eustathe (Sur l’Odyssée, 1864.30), il était mis en scène dans le Dédale, comédie perdue du poète : on le voyait dans différentes métamorphoses pour séduire des mortelles. Alcée le Comique, en présentant une relecture burlesque du mythe, le mettait également en scène dans son Ganymède (cf. Fr. 3, Storey), tout comme Cratinos dans sa Némésis (voir l’introduction à cette pièce de I. C. Storey, Fragments of Old Comedy, I, p. 321 à 323). Enfin, Platon le Comique dans son Zeus maltraité mettait, peut-être, en scène un conflit entre ce dieu et Héraclès (voir l’introduction à cette pièce de I. C. Storey, Fragments of Old Comedy, III, p. 108-109).
  17. Le scholiaste explique ainsi ce curieux pluriel : παίζει δὲ ἢ ὡς τοῦ ἀέρος ποικίλας Ἴριδας ποιοῦντος, ἢ ἀντὶ τοῦ εἰπεῖν θεαινῶν. (Aristophane) joue (avec les mots) : ou bien il s’agit de l’air produisant des arcs-en-ciel variés, ou bien le mot équivaut à « déesses ».
  18. Le Comique, s’il s’amuse à critiquer les Olympiens, les encense également et attaque l’introduction à Athènes de nouvelles divinités étrangères, si l’on en croit le témoignage de Cicéron (Lois, 2.37) à propos d’une comédie perdue, les Heures. Son illustre rival, Eupolis, fit de même dans ses Purificateurs où Alcibiade introduisait dans la cité le culte d’une déesse thrace, Cotyto.
  19. Plusieurs autres Comiques ont mis en scène des utopies : Cratinos dans ses Ploutoi, Eupolis dans sa Race d’or, Métagène dans ses Thourio-perses, Phérécrate dans ses Mineurs. Nous avons trop peu de fragments ou de témoignages pour en reconstituer les intrigues et pour savoir si de tels affrontements entre les hommes et les dieux s’y retrouvaient.

Bibliographie sélective :

-Carrière, J.C. “L'Aristophane perdu. Une introduction aux trente-trois comédies disparues avec un choix de fragments traduits et commentés”, Actes du 10ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 1er & 2 octobre 1999, année 2000, n°10, p. 197-236.

-Chantry, M.  Scholies anciennes aux Grenouilles et au Ploutos d'Aristophane, Paris, Les Belles Lettres, 2009.

-Couloubaritsis, L. Byl, S.  Mythe et philosophie dans les Nuées d’Aristophane, Bruxelles, Ousia, 1994.

-Debidour, V.H. Aristophane, Théâtre complet en deux tomes, Paris, Gallimard, Folio, 1965.

-Dover, K.J. Aristophanes Clouds, Oxford, Clarendon Press, 1989.

-Dübner, J.F. Scholia Graeca in Aristophanem, Paris, Didot, 1877.

-Dunbar, N. Aristophanes: Birds, Oxford, 1995.

-Henderson, J.J.  Aristophanes, Fragments, Cambridge, London, Harvard University press, Loeb classical library, 2007.

-Jay-Robert, G. “Fonction des dieux chez Aristophane. Exemple de Zeus, Hermès et Dionysos”, Revue des Etudes Anciennes,2002, 104-1-2, p.11 à 24.

-Koster, W.J.W. and Holwerda, D. Scholia in Aristophanem, Groningen, Bouma’s Boekhuis, Pars IV, 1960-1964; Pars I, 1960-1978; Pars II, 1982-2001; Pars III, 1994-2007.

-Olson, S.D. Aristophanes: Peace, Oxford, Oxford University Press, 1998.

-Sommerstein, A.H. Aristophanes: Clouds, Warminster, Aris & Phillips Ltd, 1982.

-Storey, I.C. Fragments of Old Comedy, in 3 volumes. Cambridge MA, Harvard University Press, Loeb Classical Library, 2011.

-Thiercy, P. Aristophane : fiction et dramaturgie, Paris, Les Belles Lettres, 1986.

-Thiercy, P. Aristophane, Théâtre complet, Paris, Gallimard, La Pléiade, n ° 441, 1997.

-Van Daele, H. Aristophane, Comédies, 5 volumes, Paris, Les Belles Lettres, 1923-1930.

-Whitman, C.H. Aristophanes and the Comic Hero, Cambridge, Harvard University Press, 1964.

Voir aussi sur Odysseum :

Besoin d'aide ?
sur