ProgrammeOption Tale latin : oeuvre sur programme 2019-2020 |
Pourquoi poser cette question ? S’étonner de la présence de morceaux poétiques dans le texte de Pétrone est-il légitime ?
Les spécialistes ont souvent éludé cette question, considérant que l’étonnement face aux vers relevait de la naïveté ou de l’ignorance de lecteurs modernes qui assimilent trop simplement le roman à la prose. Cependant, cette manière d’écarter la question me semble manquer de rigueur, et faire prendre le risque de passer à côté de choses bien intéressantes qui se passent dans ce texte déroutant (pour les Anciens, soyons-en sûrs, pas moins que pour nous Modernes). Enfin, dans la perspective de l’étude en classe de ce premier roman latin, comme on peut encore le désigner, du moment qu’on dit avec quelles réserves on le fait, ce questionnement permet d’initier à une réflexion d’ordre générique, toujours intéressante dans le cadre des langues anciennes et au-delà.
1) Reprenons la logique des spécialistes qui font fi de notre étonnement à trouver des vers dans le roman, pour voir ce que nous pouvons en faire.
La justification principale pour écarter la question est la suivante : tout en acceptant que le Satiricon soit rangé dans la catégorie des romans, on « excuse » la présence de la poésie par la référence, présente jusque dans le titre de l’oeuvre, aux genres mêlés chers aux latins : satura, satire ménippée à la manière de Varron, Apocoloquintose de Sénèque par exemple. Soit. Mais alors, pourquoi maintenir l’étiquette de roman : soit on adopte une lecture générique moderne, soit on considère que celle-ci est hors-propos et on conserve la lecture antique...
Je propose donc de reformuler la réflexion de la manière suivante, en essayant de se demander ce qu’a pu être l’optique de Pétrone quand il a rédigé cette œuvre... sans avoir en tête, l’innocent, les lecteurs de Dickens que nous sommes !
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Il s’est globalement inscrit dans une tradition qui s’apparente à celle de la satire ménippée latine et du roman grec (tradition).
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Il a néanmoins voulu créer une forme, et que cette forme accueille un certain nombre de ses réflexions, réflexions sur l’éloquence et la littérature notamment (création).
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Il a pu aussi avoir envie de ne pas se priver du plaisir d’écrire lui-même de la poésie.
Cette forme créée par Pétrone, dans l’état dans lequel elle nous est parvenue du moins, nous pouvons, nous modernes, l’assimiler au roman du fait de ses caractéristiques principales : cadre dominant de prose narrative, récit d’aventures, présence de dialogues, pour l’essentiel. Soit, on n’est pas obligés de le faire, mais c’est plutôt commode et pas complètement erroné.
Mais, dès lors, pour nous modernes, la présence de poésie pose problème et suscite la réflexion !
2) Un jeu de création
Quoi qu’il en soit de l’étiquette générique que l’on peut avoir envie d’apposer à ce texte, il semble évident qu’écrire le Satiricon relevait d’une certaine audace et, on l’a dit d’un jeu de création. La prose est minoritaire dans la production littéraire du Ier siècle : pourquoi Pétrone, alors qu’il fait ce premier choix à contre-courant, succombe-t-il quand même au péché (au mainstream) de poésie, comme réduisant à néant son audace initiale ?
De cet étonnement, que je m’autorise, donc, parce qu’il me semble pouvoir déboucher sur des manières intéressantes et heuristiques de lire cette œuvre, je déduis deux hypothèses à partir desquelles lancer ma réflexion :
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sans doute cette poésie (cette petite faiblesse qu’il s’accorde) apporte-t-elle beaucoup à l’oeuvre, est-elle porteuse de sens et d’intentions,
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peut-être était-ce aussi important pour Pétrone de produire une œuvre qui fût représentative de son époque, œuvre « moderne », dirions-nous – or, on l’a dit, la poésie fait vraiment partie du paysage moderne de Pétrone.
C’est donc forte de ces deux axes que je me propose d’interroger le rôle que Pétrone a voulu faire jouer à la poésie dans le Satiricon, œuvre en prose.
« rôle », « faire jouer » : je n’emploie pas ici par hasard le vocabulaire théâtral... on saisira vite pourquoi.
Et pour ordonner notre cheminement, nous pouvons d’emblée distinguer deux matériaux ne jouant pas sur le même niveau :
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celui qui nous frappe le plus : des pièces versifiées, se détachant du corps du récit en prose, pièces de longueur, de vers, de tonalités et de thèmes très divers,
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mais aussi – et il faudra commencer par là – la présence forte de la poésie dans ce que l’on pourrait appeler le cadre de l’oeuvre : dans le Satiricon la poésie est aussi dans la prose !
Nota Bene : J’utilise majoritairement le texte et la traduction de l’édition CUF (Ernout), mais, notamment dans la traduction des fragments poétiques, je fais de fréquentes retouches personnelles.
I. Une mise en scène de la poésie dans un cadre inédit
La poésie (les poésies) imprègne la prose et cela, par différents biais. Cette première modalité de présence constitue sans doute une bonne voie d’accès aux conceptions de la poésie propres à Pétrone.
a) Présence, dans la prose narrative, de divers « éléments » poétiques
On relèvera successivement la présence de la poésie à travers le style et les différents genres poétiques.
- STYLE poétique, élégant (= dominante face à laquelle tranchent les nombreux passages ou expressions appartenant au registre bas, grossier, scabreux) : cette discordance entre le poétique et le trivial est très visible dans l’adaptation de Fellini.
Mais la langue dominante, c’est celle que parle le narrateur en 1ère personne, c’est à dire Encolpe, dont de nombreux passages, par sa bouche ou celle d’autres personnages, rappellent le caractère de jeune homme lettré. Au chapitre 10 par exemple on trouve la référence à ces études et connaissances littéraires d’Encolpe et de son compagnon Ascylte qui envisagent même d’en faire un gagne-pain. X : « Et tu litteras scis et ego » (10.4) ; c’est en tant que « scholastici » (10.6) qu’ils sont invités à diner le soir même. La langue d’Encolpe est d’une élégance sans prétention, elle peut sans doute donner une idée assez fidèle de ce que pouvait être le langage de la conversation entre gens cultivés.
En outre, certaines études (notamment A. Collignon, Etude sur Pétrone, pas tout jeune : 1892) ont relevé la présence fréquente de rythmes ou de clausules poétiques dans la parole d’Encolpe. De nombreuses phrases du roman peuvent, au prix de changements minimes, devenir des vers. Parmi les exemples, ces mots d’Encolpe : « Extra teli conjectum licuit consistere » : « une fois hors de portée des traits, quand il nous fut possible de nous arrêter »... En inversant teli et conjectum, nous obtenons un hexamètre dactylique qui, ajouté à l’objet des « tela », nous fait songer à l’épopée. Or, le contexte dans lequel cette phrase d’Encolpe prend place, ajoute à cet éclairage épique : ces « traits » désignent en fait des pierres (et il y a donc un écart dans la désignation qui nous fait penser que l’écriture veut « faire épique », même si c’est dans une direction parodique) jetées par des promeneurs en direction d’Eumolpe, un vieux poète rencontré par Encolpe. La raison de cette lapidation ? Il vient de prononcer une épopée de sa composition, une Prise de Troie !
On pourrait citer de très nombreux passages étendus dont le ton et le vocabulaire appartiennent au registre poétique : évoquons la description de Circé, placée dans la bouche de sa servante Chrysis, commençant par une charmante formule de prétérition, suivie d’un rapprochement entre les traits de la jeune fille et ceux d’une statue : « nulla vox est quae formam ejus possit comprehenderd, nam quicquid dixero minus erit. (…) oculi clariores stellis extra lunam fulgentibus, nares paulum inflexae et osculum quale Praxiteles habere Dianam credidit. » (126.14-16) : « Aucune expression ne saurait rendre la splendeur de ses charmes, et tout ce que je pourrais dire demeurerait en-dessous.
(…) ses yeux jetaient plus d’éclats que les étoiles par une nuit sans lune, ses narines étaient légèrement ouvertes, et sa bouche mignonne évoquait celle que Praxitèle imagina pour Diane. » (trad Ernout CUF).
- des références, souvent explicites, parfois plus diffuses aux différents GENRES POETIQUES émaillent le roman, renforçant l’hypothèse selon laquelle le « roman » tel que le conçoit et l’écrit Pétrone constitue pour lui avant tout un cadre visant à intégrer différentes traditions littéraires, un genre capable d’opérer une synthèse, notamment entre grands et petits genres, un peu comme le font aussi les Epigrammes de Martial.
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L’épopée est très présente : si de nombreux critiques ont voulu lire le rapport à l’épopée comme exclusivement parodique (le roman entier serait une parodie d’épopée selon Klebs, « Zur Composition von Petronius Satirae », Philologus, 1889), dans une sorte de dégradation triviale sous forme de la vengeance de Priape, on n’a sans doute pas intérêt à considérer les choses de manière à ce point systématique. De fait, il suffit à ce stade de voir que le texte regorge de « signaux » épiques : Encolpe se compare à Ulysse (Polyaenos) et le roman comporte les passages obligés de l’épopée que sont la tempête et le naufrage.
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De très nombreuses références au théâtre viennent aussi donner du relief au récit, mêlant les registres (et cette diversité de registres, on l’a déjà dit, constitue une caractéristique du texte dans son ensemble) ; par ailleurs, le lexique théâtral est extrêmement fréquent dans la bouche même des personnages du roman, par exemple : « omnia mimico risu exonuerant » (19.1) : « la maison retentissait de ce rire théâtral » ; « pantomini chorum, non patris familiae triclinium crederes » (31.7) : « C’était à se croire en face d’un choeur de pantomime, non dans le triclinium d’un maître de maison » ; « convertit ad hanc scaenam Trimalchio vultum » (33.5) : « Trimalcion se tourna vers ce jeu de scène ».
En 94 a lieu une véritable « scène » dans tous les sens du terme : Encolpe et Ascylte se disputent l’amour de Giton ; Encolpe laisse éclater son désespoir sur un mode tragique : « je résolus de finir mes jours par la corde... », mais, coup de théâtre, Giton et Eumolpe pénètrent dans la pièce, interrompant le suicide : « Eumolpe entre avec Giton, et du tombeau prêt à s’ouvrir le ramène à la lumière » ; accumulation et exagération mènent rapidement de la tragédie à la comédie : Giton veut lui-même se donner la mort sous les yeux d’Encolpe... mais « Giton n’avait pas l’ombre d’une égratignure (…) c’était en effet une lame sans tranchant, émoussée à dessein pour servir à l’entraînement des apprentis barbiers » ; et le chapitre se conclut par la désignation suivante : « ce suicide pour rire » (« mimicam mortem »).
→ Concluons sur la présence d’éléments poétiques (d’une grande diversité, et de statuts variés, on l’a vu) dans le cadre en prose.
En premier lieu cela peut constituer une revanche du petit genre, genus humile qu’est le roman, sur les « grands genres » : il est capable de les intégrer, de les faire siens (et l’inverse ne serait pas vrai) – là encore, le parallélisme avec le genre de l’épigramme (tel que P. Laurens l’analyse dans L’abeille dans l’ambre) est éclairant.
Revenons ensuite aux visées du texte pétronien : il semble ici annexer à la prose de nouvelles possibilités d’expression, nous y reviendrons, et cette diversité, ce poikilia, si frappante, n’est-elle pas une manière de se rapprocher de la diversité du réel et d’en rendre compte, un peu à la manière dont les parlers variés des affranchis de la cena Trimalchionis rendent compte d’une diversité du monde « réel »... ?
Visée mimétique, donc, de la poésie ? Peut-être, mais il ne faut pas alors négliger une visée quasi inverse : les références poétiques, et plus efficacement et nettement parmi elles les références théâtrales s’inscrivent dans un discours qui traverse l’oeuvre et se fait particulièrement pressant dans la Cena : ce monde n’est-il pas que théâtre ?
b) Que faut-il penser d’Eumolpe ?
Un des personnages principaux, à côté des deux jeunes gens, Encolpe et Ascylte, est Eumolpe, c’est à dire, selon son nom grec « celui qui chante bien ». C’est un vieillard libidineux dont la critique a, là encore, fait une lecture tout uniment parodique. Regardons de plus près.
Martial écrit, au premier livre de ses Epigrammes : « lasciva est nobis pagina, vita proba est » ; ne pourrait-on lire le personnage d’Eumolpe comme l’exact inverse de cette formule ? Une crapule qui écrit bien ou, du moins, sincèrement ?
De fait, certains poèmes d’Eumolpe sont intéressants et c’est assurément le poète qui nous intéresse en lui, pas l’homme...
En 90.3 Encolpe, dans la situation déjà vue, à savoir que le vieux poète vient de recevoir des pierres pour avoir déclamé son épopée, lui demande de quelle maladie (isto morbo) il est atteint, faisant que « saepius poetice quam humane locutus est » : « tu as parlé plus souvent en vers que comme un être humain » ; et Encolpe d’ajouter : « j’eus bien peur qu’il ne me fît passer moi-même pour poète ». Quels sont les poèmes (sur lesquels nous reviendrons dans le second temps) que prononce Eumolpe au cours du récit ?
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il y a deux épopées, qui lui valent les jets de pierres
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mais aussi de nombreuses pièces plus courtes, assimilables à de le poésie de circonstance, qui suscitent parfois des éloges : en 96.5, le régisseur de l’immeuble Bargatès nomme Eumolpe « poetarum dissertissime » (« le plus élégant de nos poètes »), et lui commande un poème de circonstance destiné à punir sa maîtresse, trop fière ; il remporte en outre un franc succès comme conteur grâce à la Matrone d’Ephèse (113).
→ Que conclure ?
Eumolpe n’est sans doute pas tout uniment une figure parodique.
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c’est un type littéraire, le fabulator, mendiant, bavard, parasite : comme homme, donc, il s’inscrit dans une veine parodique
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comme poète, l’image qu’en donne l’ensemble du texte nous mène vers l’idée d’un poète vieilli, un peu prisonnier d’une tradition : il s’acharne (comme s'accrochant à sa jeunesse) à écrire et réciter des épopées ; il s’attire par là les foudres d’un public qui ne goûte plus cela : il mène un combat d’arrière-garde, et le roman ne se termine pas sans qu’il soit mort. En revanche, quand il est amené à écrire une poésie plus ancrée dans le réel, il obtient un certain succès... et il n’est pas à exclure que les poèmes que Pétrone place alors dans sa bouche soient en quelque sorte écrits par Pétrone-poète au 1er degré, dans une visée, donc, qui n’a rien de parodique.
Mon hypothèse est que c’est l’épopée comme genre non pas condamnable en soi, mais inadapté au monde contemporain qu’incarne Eumolpe ; et que cette conception est, bien sûr, celle de Pétrone. L’idée de décalage est rendue particulièrement nette au chapitre 115 (4) : c’est au moment du naufrage du bateau qu’Eumolpe rédige le poème sur la Guerre Civile :
« Nous entendons un grondement étrange, et, partant de dessous la chambre de pilote, comme le rugissement d’un fauve qui voudrait s’échapper. Suivant la direction du bruit, nous trouvons Eumolpe assis devant un immense parchemin qu’il couvrait de ses vers. Stupéfaits qu’il trouvât le loisir de faire un poème en face même de la mort, nous tirons de là notre hurleur, et l’engageons à se montrer raisonnable. » Et Eumolpe refuse de s’interrompre... « le forcené » (« phrenetico »). Question de situation, au sens presque sartrien du terme, plus qu’évaluation d’ordre esthétique.
c) les discours théoriques sur la poésie présents dans le Satiricon.
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Les chapitres I-V accueillent un débat sur la rhétorique, son enseignement, sa décadence ; certes la rhétorique n’est pas la poésie, mais cette dernière est l’exemple pris sans cesse par les interlocuteurs : Encolpe, jeune homme lettré, et Agamemnon, professeur de rhétorique. En outre, le débat se clôt par un poème.
Dans ce long passage, le discours d’Encolpe se révèle sans doute très proche de ce qu’on devine par ailleurs être les conceptions de Pétrone : l’enseignement actuel de la rhétorique manque à sa principale fonction (préparer au barreau) car il est détaché des réalités de la vie. En outre, les rhéteurs ont vidé la langue de sa substance, si bien que «la poésie elle-même a perdu son éclat » et que « toutes les productions de cet art semblent soumises au même régime. » : il dénigre donc l’uniformisation des formes poétiques, ce qui doit résonner avec ce que nous avons vu plus haut d’un vœu de poikilia incarné par le Satiricon. Bien plus, il appelle à une véritable recréation de la langue poétique, mais sans artifice ni « enflure » (non turgida en 2.6). Nous n’avons pas le temps d’approfondir, mais cela semble montrer que Pétrone, par-delà la dimension si novatrice du
Satiricon, prend place du côté de l’atticisme plutôt que de l’asianisme. Face à Encolpe,
Agamemnon défend des positions pas si lointaines (on a souvent parlé de « faux débat ») mais offre comme un contrepoint dégradé d’Encolpe, campant une sorte de parodie du rhéteur. Agamemnon conclut son propos par un poème qui illustre les travers de la rhétorique d’école, usant notamment d’images éculées.
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Au chapitre 132 (132.15) apparaît un poème qu’il est tentant de lire dans une optique métalittéraire, et comme une apologia pro opere suo de la part de Pétrone : d’ailleurs, s’il se situe dans la continuité d’un discours d’Encolpe, on peut remarquer l’usage du terme opus qui tend à désigner un écart métalittéraire.
Je cite le début du texte, un peu long, en français, dans la traduction d’Ernout – il s’agit de 4 distiques élégiaques.
« Pourquoi me regarder d’un front sévère, ô Catons, et condamner cette œuvre d’une naïveté sans exemple ? On y voit sourire la grâce aimable d’un style candide, et je raconte en une langue sans fard les gestes et les mœurs du populaire. Car qui ne connaît l’amour et les joies de Vénus ? Qui donc défend à nos sens de s’allumer dans la tiédeur du lit ?... »
Ce poème s’inscrit certes dans un contexte scabreux et il s’agit entre autres de justifier la dimension érotique de l’oeuvre ; apparaît cependant le registre bien identifiable du genus tenue, « simplicitatis », de la nouveauté, et d’une littérature qui prend source dans la réalité quotidienne, autant de caractéristiques du Satiricon.
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On peut évoquer, sans s’y attarder, le chapitre 118 : c’est Eumolpe qui parle, juste avant de prononcer son épopée sur La guerre civile et il fait un réquisitoire contre l’amateurisme en poésie, avant d’affirmer un certain nombre de principes stylistiques. Cela conforte pour l’essentiel ce que j’ai dit plus haut concernant le statut d’Eumolpe dans le roman.
→ Pour synthétiser l’apport des textes théoriques présents dans le corps du roman : à travers ce corpus, Pétrone discrédite un certain type de poésie, celle qui est le fait des amateurs ou des professionnels peu scrupuleux, il fustige la poésie qui a recours aux effets faciles et voyants, et il souligne à nouveau le fait que l’épopée semble alors un genre un peu passé de mode et incongru.
II. Les poèmes du Satiricon : analyse et fonctions
Les morceaux versifiés qui apparaissent dans le récit peuvent dans un premier temps être divisés en trois catégories : il y a des citations, d’un seul vers en général, extraits pour l’essentiel de L’Enéide, et qui se trouvent placés de manière souvent non explicite dans la bouche de personnages (ex en 111.12 et 112.2), des poèmes (ils sont une trentaine dans ce que nous possédons du Satiricon) de longueur moyenne (de 2 à une douzaine de vers) et, enfin, les deux morceaux épiques prononcés par Eumolpe, l’un sur la prise de Troie, l’autre sur la guerre civile. Je ne reviendrai pas sur ces deux morceaux de bravoure dont les enjeux ont été interprétés en première partie.
C’est donc sur la trentaine de « petits poèmes » que je propose de réfléchir, en les approchant selon trois critères : leur cadre énonciatif au sein du récit, l’usage fait des genres poétiques (conforme à l’emploi traditionnel ou opposé à celui-ci), la fonction assignée à ces poèmes, dernier point qui nous servira aussi de conclusion.
a) Comment Pétrone insère-t-il les poèmes dans le récit ?
Et notamment, ces pièces poétiques apparaissent-elles comme telles, revendiquées, en qq sorte par la narration, ou s’intègrent-ils à celle-ci, comme disparaissant en elle ?
* Certains sont très explicitement revendiqués comme morceaux poétiques et placés dans la bouche d’un personnage, comme étant composés par ce dernier. On a déjà évoqué le poème composé par le rhéteur Agamemnon à l’appui de ses thèses (5) ; je propose de nous arrêter sur trois poèmes prononcés par Trimalcion.
Les deux premiers sont revendiqués comme composés par lui et il faut souligner que ce sont les deux seules pièces poétiques du Satiricon à souffrir d’imperfections métriques.
En 34.10 Trimalcion déclame trois vers pour commenter la chute d’un petit squelette en argent : le premier est un hexamètre dactylique, les deux suivants des pentamètres ; le poème consiste par ailleurs en la banalisation extrême d’un motif épicurien. En 55.3, Trimalcion se fend à nouveau de trois vers afin d’immortaliser l’affranchissement du petit esclave : comme le précédent, la plus grande confusion métrique règne (ce qui appellera d’ailleurs commentaire d’Encolpe, qui les qualifie de « distorta ») et, alors qu’il commence par traiter du motif de la Fortuna, incapable apparemment d’improviser, il passe sans transition à un ordre à l’esclave d’apporter du vin de Falerne. Incohérence et prosaïsme règnent donc.
Le troisième poème placé dans la bouche de Trimalcion consiste en une récitation, et non plus composition. Alors qu’il s’est lancé dans une discussion sur les poètes, Trimalcion cite en illustration de son propos un poème qu’il semble attribuer à Publilius Syrus, auteur de mimes. Il s’agit de seize sénaires iambiques. Si la critique s’est déchirée sur la juste attribution de ces vers à Publilius Syrus, ce qui ne fait aucun doute, c’est l’intention ironique de Pétrone dans cet extrait. En effet, Trimalcion entend comparer ce poème aux écrits de Cicéron (« classicus », comme on sait, à cette époque déjà), alors que le poème en question est un modèle extrême d’asianisme (lourdeur des effets et des allitérations, mots rares) ; en outre, le thème du poème fustige très explicitement les défauts de Trimalcion : « A quoi destines-tu la verte émeraude, ce verre précieux / Pourquoi désires-tu les feux de l’escarboucle de Carthage ? »
À travers l’insertion dans la narration de ces poèmes, qui contribuent bien évidemment à caractériser le personnage de Trimalcion, on retrouve, sur un mode plaisant voire parodique certaines des conceptions de Pétrone sur la poésie, mais aussi sur la situation de la poésie de son temps (livrée au mauvais goût asianiste par ignorance). Ces débats occupent de nombreux penseurs et font l’objet de nombreux textes à cette même période et après (on songe au Dialogue des orateurs de Tacite), mais la richesse et l’originalité de l’approche pétronienne est évidente.
* D’autres poèmes ne sont pas explicitement donnés comme tels ni placés dans la bouche d’un personnage : au contraire, Pétrone les inscrit alors dans une forme de continuité avec la narration. Les morceaux concernés par ce mode d’insertion sont en grande majorité des distiques élégiaques à propos desquels les travaux universitaires ont remarqué qu’ils étaient les vers les plus réguliers et purs métriquement au sein des pièces poétiques du roman. Ces poèmes, dans leur majorité, s’inscrivent donc dans la continuité de la narration assurée par Encolpe et semble relever d’une même visée. Lisons l’un d’entre eux :
« Nomen amicitiae, sic, quatenus expedit, haeret ; Le nom de l’amitié dure tant qu’il est utile ; calculus in tabula mobile ducit opus. Le pion va et vient sur le damier. Dum fortuna manet, vultum servatis, amici ; Tant que la fortune demeure, amis, vous faites bonne figure ; cum cecidit, turpi vertitis ora fuga. » mais lorsqu’elle s’en va, vous tournez le dos et fuyez honteusement.
Dans les lignes qui précèdent, Encolpe a été abandonné par Giton, au profit d’Ascylte ; et Encolpe demeure « seul avec (s)on humiliation dans un pays étranger. » Si le premier distique se rattache nettement au contexte, la suite élargit la portée de l’expérience à une réflexion qui appartient à la philosophie populaire. Mais quel contraste avec la grossièreté des lieux communs de Trimalcion ! Dans cette occurrence, comme dans plusieurs autres poèmes disposés de la même manière dans le récit, Pétrone semble offrir à son « héros » Encolpe, de manière discrète et non appuyée, une voix qui opère la synthèse entre l’expérience poétique et les sentiments qui lui sont propres. On est alors à l’opposé du dispositif des poètes poseurs qui discréditent la poésie (Trimalcion ou Eumolpe) : le lyrisme délicat offert à Encolpe, dans des pièces qui, fréquemment, consistent en une remotivation raffinée de lieux communs, exercice goûté de Pétrone et pratiqué au sein du Satiricon, incarne sans doute la poésie telle que Pétrone l’apprécie. Encolpe peut apparaître comme le porte-voix modeste et discret des créations poétiques du romancier qui ne voulait pas totalement renoncer à faire œuvre poétique.
b) Comment Pétrone traite-t-il les genres poétiques ?
Nous l’avons évoqué déjà : la variété de formes, de tons constitue une caractéristique forte la matière du Satiricon. A la grande diversité des niveaux de langage au sein de la prose répond une semblable diversité des mètres poétiques au sein des pièces versifiées. Six sont représentés : les hexamètres dactyliques, distiques élégiaques, hendécasyllabes, sénaires iambiques, sotadéens et iambes scazons (ou choliambes). On peut ajouter que certains poèmes comportent deux vers successifs (ainsi en I.5 dans la bouche d’Agamemnon).
Il me semble intéressant de distinguer deux cas de figures dans la « mise en scène » que propose Pétrone des poèmes : tantôt il les traite selon l’usage traditionnel, tantôt il fait le choix inverse.
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Usage traditionnel
Nous avons déjà évoqué le cas des distiques élégiaques comme lieu, selon la tradition d’un lyrisme personnel (en 80.9 déjà cité) ; on peut y ajouter les cinq hendécasyllabes en 79.8, petite pièce érotique dans la tradition du genre, dans laquelle Encolpe loue le plaisir pris avec Giton. Nous remarquons que les « petits » genres poétiques sont respectés et, pour ainsi dire, pratiqués « sérieusement » par quelqu’un qui pourrait bien être Pétrone poète.
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Usage perverti
En symétrie de ce que nous venons de voir, affirmons-le d’emblée : ce sont les « grands » genres poétiques qui sont traités dans notre roman sous une forme de démarquage par rapport à ce qui aurait été leur usage traditionnel.
La perversion peut naître du contexte : ainsi, en 132.8 puis 132.11 Pétrone détourne des vers de L’Énéide (« Illa solo fixos oculos aversa tenebat » : détournant la tête, elle tenait les yeux baissés vers la terre) : chez Virgile, il s’agit de décrire l’attitude Didon face à Énée, aux Enfers ; dans le contexte du roman, ils s’appliquent à la verge d’Encolpe, que celui-ci apostrophe après un fiasco sexuel. Goût évident pour le jeu intertextuel, déjà nommé, mais auquel vient ici s’ajouter l’idée d’un bouleversement de la hiérarchie traditionnelle entre les genres poétiques... parmi lesquels, on l’a constaté plus tôt, l’épopée est de ceux qui occupent particulièrement la verve pétronienne ! Là encore, par le dispositif, on perçoit que ce n’est pas tant le genre épique qui est mis en cause que son inadéquation, l’écart avec le monde réel et actuel.
La perversion peut naître du syncrétisme entre genres poétiques.
Dans cette logique d’une hiérarchie générique renversée, Pétrone semble par endroits vouloir faire en sorte que les petits genres viennent au secours des grands ; par l’introduction d’éléments propres aux petits genres, il pourrait s’agir d’adapter l’épopée, obsolète, aux exigences et goûts contemporains.
Le procédé de syncrétisme est porté à son paroxysme dans l’épisode de l’idylle entre Circé et Encolpe-Polyaenos (qui s’étend, dans un passage très lacunaire, sur les chapitres 126 à 133). Ces pages, où les poèmes abondent et où le cadre narratif est lui aussi chargé de souvenirs poétiques, sont marquées par une concurrence entre deux univers poétiques, celui de l’épopée et celui de la bucolique. En 127.9, Circé et Polyaenos sont enlacés sur une pelouse « revêtue de mille fleurs ». le poème constitué de 7 hexamètres dactyliques et l’imitation homérique ne fait aucun doute, d’autant que ce théâtre des amours deux deux héros est comparé avec celui qui abrita les amours de Jupiter et Junon. A ce moment, donc, le modèle épique domine. Cependant, dans le lignes suivantes, il perd du terrain face au genre plus humble de la bucolique, ce qui n’est pas sans lien avec le fait qu’Encolpe n’a pas grand chose du héros épique, ni du conquérant puisque, comme on l’a évoqué plus tôt, c’est un fiasco sexuel que livre le récit. En 131.8 on trouve ainsi une véritable réécriture du passage précédent, où l’influence pastorale demeure, insérant au passage un vers des Bucoliques (V.6) de Virgile : Encolpe est héros de bucolique et non d’épopée, il est trop innocent pour assouvir le désir de Circé.
Dans les deux textes poétiques, la tension née du contre-emploi classique tend vers le burlesque, mais sans rien ôter, peut-être, du goût pour une poésie classique et un jeu référentiel ; en revanche, la déclivité qui mène de l’épique à la pastorale est sans doute à lire, une fois encore, comme une affirmation forte de Pétrone quant au paysage contemporain des genres.
c) Concluons : quelles fonctions Pétrone assigne-t-il aux fragments poétiques insérés dans le Satiricon ?
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Les poèmes viennent enrichir la prose et féconder le texte de nombreuses références, de jeux intertextuels que les lecteurs raffinés doivent goûter.
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Sur le plan narratif, les poèmes participent à la caractérisation des personnages, au même titre que les solécismes présents dans certains discours des affranchis de la cena.
La poésie contribue à caractériser Trimalcion comme inculte, prétentieux, et de mauvais goût, Eumolpe comme non dépourvu de talent mais prisonnier d’une tradition devenue un peu hors sol... Quant à Encolpe, son cas est plus complexe : par le biais de certains morceaux poétiques qui ne sont pas explicitement placés dans sa bouche mais s’intègrent assez naturellement à la narration de 1ère personne qui lui revient, il peut apparaître comme un porte-parole de Pétrone poète malgré lui (ou malgré le roman) ; mais se fait jour aussi, ici ou là, un effet de distanciation entre Pétrone et son personnage : l’ironie de l’auteur, dans un sens un peu flaubertien, remet à sa place (héros de roman) celui qui se prend pour un héros d’épopée.
Conclusions
Revenons à l’énigme initiale.
Pourquoi passer tant de temps à être poète quand on a fait le choix (et quel choix, créateur) du roman ?
Je crois, on l’aura compris, que cette question suppose que l’on renonce à une lecture du texte où la parodie serait omniprésente, venant lisser les enjeux, c’est à dire en faire disparaître certains.
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Premier niveau. Les vers, la réflexion sur la rhétorique et la poésie participent à la représentation du monde par le roman, comme le fait la cena avec divers parlers, divers usages : il en va de la mimesis que la poésie soit présente.
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Deuxième niveau. La présence de la poésie, dans le cadre comme à travers les fragments poétiques eux-mêmes est une réflexion en actes sur les genres poétiques et leur situation à l’époque où écrit Pétrone : cette réflexion, qui annonce Le dialogue des orateurs de Tacite, conclut à la grandeur possible des petits genres, et notamment de la poésie de circonstance.
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Troisième niveau. Mais aussi, et de manière plus problématique, les vers, dans leur interaction avec la prose, sont encore une manière de mettre à distance la démarche mimétique : c’est poser la question de la représentation, qui traverse le Satiricon et qui prend sens avec l’idée, ou le sentiment très profond du monde comme spectacle.
On se trouve là au cœur de ce qui me semble faire l’originalité et l’intérêt extrêmes de l’oeuvre de Pétrone ; c’est un monument de mimesis (et même de mimesis réaliste, si l’on veut – Auerbach consacre un chapitre à la cena dans son grand essai), et c’est dans le même temps un roman du réel qui a la duperie pour fil conducteur : tromperies amoureuses, scènes du marché, plats-surprises servis chez Trimalcion en sont quelques illustrations, qui gagnent bien évidemment à être lues dans une optique métatextuelle, appliquées, donc, à la littérature et au roman.