A. Grandazzi est professeur de langue et littérature latines à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université dont il dirige l'Ufr de Latin (Institut d'Etudes Latines). Spécialiste du thème des origines de Rome, auquel il a consacré de nombreux travaux, il est, entre autres, l'auteur de: Urbs. Histoire de la ville de Rome, des origines à la mort d'Auguste, ouvrage publié aux éditions Perrin en 2017, et pour lequel il a reçu le Prix Chateaubriand. Signalons également ses entretiens avec Jacqueline de Romilly, parus sous le titre : Une certaine idée de la Grèce, aux éditions Bernard de Fallois en 2003.
Article paru dans le Bulletin de l'Association Guillaume Budé, Année 2007, 2, pp. 21-70.
« Penser les origines de Rome » : j’ai bien conscience que ce titre peut paraître un peu amphigourique ! Comme si tous ceux qui, avant moi, se sont penchés sur cette question, n’avaient pas fait, autant que d’autres, bon usage de leur entendement… Si j’ai, malgré cela, choisi ce titre, c’est, bien sûr, par référence à l’ouvrage fameux de François Furet, Penser la Révolution française1 ; la leçon de ce grand livre, c’est qu’on ne peut comprendre les enjeux, les présupposés, les perspectives, dans l’étude d’une question d’histoire, qu’en faisant l’inventaire et l’analyse critique des courants intellectuels qui ont contribué à son émergence et à son développement. « Il n’y a pas d’interprétation historique innocente, et l’histoire qui s’écrit est encore dans l’histoire, de l’histoire, produit d’un rapport par définition instable entre le présent et le passé, croisement entre les particularités d’un esprit et l’immense champ de ses enracinements possibles dans le passé. » Dans le domaine des primordia Romana, c’est la prise en compte de cette complexe imbrication qui, me semble-t-il, fait toute la force de la démarche d’un Arnaldo Momigliano2.
Penser les origines de Rome, donc, pour éviter d’être, si je puis dire, pensé par elles, c’est-à-dire d’être orienté, porté, conditionné à son insu par les recherches, les débats, les polémiques du passé, au risque d’en répéter les préjugés, voire les erreurs et en tout cas les apories.
S’il est vrai, comme on le dit parfois, que la seule interrogation qui vaille en philosophie est celle que posa un jour Leibniz, - « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » -, on peut considérer, ce me semble, que la question des origines de Rome en fournit, naturellement à côté d’autres possibilités, une bonne application dans le domaine des sciences historiques et philologiques. À une époque comme la nôtre, où l’on envoie des sondes spatiales explorer les astres les plus lointains du système solaire pour essayer de résoudre l’énigme de la naissance de la vie, il n’est pas inconcevable que l’on s’interroge sur le quand, le comment, et peut-être le pourquoi de l’émergence de la ville qui allait devenir elle-même le centre du plus durable des empires-mondes que l’histoire humaine ait connus et l’un des foyers d’une civilisation qui, n’en déplaise à certains, a donné vie et forme aux langues et aux cultures de l’Europe et d’une bonne partie du monde d’aujourd’hui. Or, malgré les apparences, une telle interrogation ne va pas de soi : bien plus, on peut montrer que la situation actuelle des études dans ce domaine n’aurait pas été possible auparavant, qu’elle est le résultat d’évolutions scientifiques très profondes, mais qui passent en général inaperçues.
Depuis une trentaine d’années, en effet, l’étude des origines de Rome est devenue un domaine spécifique de recherches : un puissant courant scientifique s’est ainsi formé, d’abord à partir de la confluence de l’étruscologie, - et je souhaite à cet égard souligner ici le rôle pionnier de Raymond Bloch et de Jacques Heurgon en France -, de l’histoire romaine, ainsi que de la philologie appliquée à des œuvres comme celles de Virgile, de Tite-Live, d’Ovide, de Denys d’Halicarnasse et de Plutarque, pour ne citer que les principaux auteurs antiques ayant écrit sur la Rome la plus ancienne : d’autres facteurs ont joué aussi, comme l’évolution d’une recherche moins centrée sur l’événement, avec la mise en question de la frontière entre histoire et préhistoire, la prise en compte des apports de l’ethnologie et l’attention portée au mythe tout au long du XXe siècle : de ce point de vue, l’œuvre de Georges Dumézil a joué un rôle très important. Partout dans le monde, ce sont désormais, chaque année, plusieurs livres, des dizaines d’articles d’érudition, des expositions, des colloques internationaux, des fouilles archéologiques, qui viennent attester la vitalité de ce nouveau territoire du savoir. Pourtant la première Rome, comme on dit, ne se distingue ni par la qualité de ses vestiges archéologiques ni par la beauté de ses productions intellectuelles ou artistiques. Si grande qu’elle ait été, elle fut sans doute plus petite que certaines des colonies grecques d’Italie, et ni Rome ni le Latium n’eurent un Homère, un Hésiode ou un Pindare, - même si on trouve dans la Théogonie (vers 1011 à 1018) une mention des Latins qui est considérée3 de plus en plus comme faisant partie du texte original. De plus, cette histoire des origines, à supposer qu’on puisse la connaître, s’est déroulée sur un espace de quatre à cinq fois inférieur à la superficie des plus grands de nos départements ; et dès 509 avant J.-C. , avec la fin de la royauté à Rome, tout cela se terminait, à un moment où Athènes ne faisait que commencer ce siècle qui allait être le sien et celui du « miracle grec ».
Pourquoi, cependant, en est-on arrivé à consacrer tant d’efforts à l’étude de ces commencements obscurs ? Que sait-on aujourd’hui de nouveau sur la naissance de l’Vrbs ? Que doit-on faire pour pouvoir aller plus loin ? Que nous est-il permis d’espérer savoir ? Pour essayer de répondre, au moins partiellement, à ces questions, je proposerai d’abord une très brève réflexion historiographique sur l’approche de ces sujets par l’érudition des temps modernes, en allant du XVIe au XIXe siècle, et en continuant par une analyse de deux découvertes archéologiques récentes que je crois particulièrement intéressantes pour notre sujet ; nous aurons alors, je l’espère, une meilleure idée de la manière dont on peut lire les grandes œuvres antiques sur la Rome primitive, comme on disait autrefois, et comme on ne le dit plus, ce qui est déjà une première indication. Ce cheminement nous conduira enfin à quelques observations de méthode qui nous serviront de conclusion.
Qu’il soit clair que je n’entends pas présenter dans les pages qui suivent un panorama des découvertes ou des recherches récentes, mais plutôt esquisser une analyse réflexive sur les enjeux, souvent implicites et souterrains, des débats en cours.
Commençons donc par l’historiographie, mot qui, selon un faux-sens aujourd’hui inexpugnable4, désigne, comme chacun sait, l’histoire de l’histoire.
Pendant plus de 150 ans, c’est-à-dire depuis 1738 et la Dissertation sur l’incertitude de l’histoire romaine, de Louis de Beaufort, jusqu’à peu près au début du précédent siècle, la recherche sur la première Rome fut l’un des principaux ateliers où une histoire et une philologie aspirant désormais au statut de sciences élaborèrent leurs méthodes et leurs instruments d’investigation5 ; l’autre atelier, ouvert depuis plus longtemps, était celui de la critique biblique, et il arriva que de bons artisans, comme par exemple Albert Schwegler6, passent de l’un à l’autre lieu. Par un hardi contre-sens qui dure jusqu’à aujourd’hui, Michelet, Taine et la postérité firent de Louis de Beaufort le père fondateur de l’étude de la Rome la plus ancienne, ce qui permettait de diminuer d’autant les mérites de Niebuhr, dont Michelet s’inspirait très étroitement… ; en réalité l’auteur de la Dissertation n’avait demandé à la première Rome que de lui fournir le contre-exemple de ce que devait être une histoire digne de ce nom : il écrivit bien davantage sur la République et sur l’Empire, persuadé que l’histoire des premiers temps de l’Vrbs échappait à toute prise : « Les raisons par lesquelles je prouve cette incertitude sont donc fondées sur une disette totale de monuments contemporains aux événements. Cette disette a deux causes : l’une, la destruction de Rome par les Gaulois ; la seconde, et la plus forte, le peu d’application que les Romains donnèrent aux sciences pendant les cinq premiers siècles et le peu d’usage qu’ils firent de l’écriture. »7
C’était en peu de mots définir admirablement ce qui est la difficulté principale en la matière, l’obstacle épistémologique majeur pour toute étude de la Rome la plus ancienne : l’absence de documents écrits contemporains des commencements de l’Vrbs, et la date très tardive des textes antiques qui en parlent, puisque la plupart d’entre eux ne sont pas antérieurs au premier siècle avant J.-C. Pour l’essentiel, il s’agit, on le sait, du premier livre de Tite-Live, de la seconde moitié de l’Enéide, de l’Archéologie Romaine de Denys d’Halicarnasse, des Fastes d’Ovide, d’une partie des fragments constituant les restes de ce qu’on appelle l’annalistique romaine, ainsi que des Vies consacrées par Plutarque à Romulus et à Numa, sans oublier ses Questions romaines, tous ouvrages édités et traduits, ou en cours de publication dans la Collection des universités de France, à l’initiative de l’Association Guillaume Budé.
C’est à la science de langue allemande qu’allait revenir, au XIXe siècle, le mérite de l’exploration systématique du gouffre philologique et historique si bien cartographié par Beaufort : peut-être était-on davantage prêt, dans des pays de religion protestante, à faire la critique de traditions présentant le fondateur de la Ville éternelle comme le fils d’une vierge sacrée ; je ne sais si Beaufort, lui-même descendant de réformés émigrés après la révocation de l’Édit de Nantes, avait ce que Pierre Grimal appelait8 des arrière-pensées, mais il est probable que bien des lecteurs de Niebuhr et de ses continuateurs en avaient. Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Niebuhr allait, non sans injustice pour tous ses prédécesseurs, donner à ses contemporains le sentiment que l’histoire était enfin née comme science, et elle fut rapidement traduite dans toute l’Europe9. En allant très vite, je dirai qu’il s’agit essentiellement d’une lecture puissamment créatrice de la tradition annalistique romaine, faite en vue d’en extraire, fût-ce avec le recours de l’imagination, une réalité sociale et institutionnelle filtrée au tamis de la vraisemblance. Ce qu’on pouvait retenir comme impression générale d’une telle tentative, qui recourt assez largement à la comparaison historique, c’est qu’il revenait aux Modernes de compléter, de restaurer, de « restituer » comme on disait alors, de repeindre même le tableau de la Rome la plus ancienne laissé par la tradition littéraire antique : l’ influence des conceptions de l’histoire qu’avait le Romantisme, et particulièrement celle de Herder se distingue assez bien dans cette entreprise qui eut un très profond retentissement. Désormais, chaque spécialiste traitant des origines de Rome aura à cœur de souligner d’abord les insuffisances, les manques, les mensonges des sources littéraires, avant de proposer sa propre vision des choses et sa reconstruction de la Rome royale. Bien entendu, il ne fallait pas s’attendre à ce que tous ces savants fussent d’accord entre eux, si bien que, par une évolution somme toute logique, les continuateurs de Niebuhr seront aussi ses contradicteurs, tant il est vrai que la méthode en partie intuitive du maître danois portait en elle-même le principe de son dépassement.
C’est de cette époque que date la conviction implicite, et dont les effets se feront très longtemps sentir, qu’il est permis, bien plus qu’il est nécessaire, lorsqu’on parle de la plus ancienne Rome, de déjouer le piège de sources littéraires, considérées comme mensongères par définition, et de deviner, d’interpréter, de substituer aux affirmations des textes antiques une vérité cachée, mais dévoilée par l’exégèse : de là cette tentation, encore parfois visible, de faire de la recherche sur les origines de Rome une espèce de rébus, de jeu de devinettes, aboutissant à une floraison de théories fortement personnelles et exigeant de chaque érudit moderne toujours plus d’ingéniosité et de virtuosité que ses prédécesseurs : en France, l’exemple le plus net de cette tendance aura été l’œuvre, par ailleurs de grande valeur, de Jean Gagé, et je ne suis pas sûr que Georges Dumézil ait totalement échappé à cette tentation ; plus récemment, mais cette fois en Angleterre, un livre récent10, et remarquable, sur la figure de Rémus, fournit de nos jours une bonne illustration de cette tendance. Elle conduit son auteur à inventer de toutes pièces un épisode historique qu’il situe au IIIe siècle avant J.-C., et cela à seule fin d’expliquer une légende qui reste, il est vrai, en partie énigmatique pour les Modernes. Par contre, le même savant refusera énergiquement la moindre possibilité d’historicisation pour la légende de Romulus, même après la découverte de vestiges d’un mur du VIIIe siècle avant J.-C. au pied du Palatin… Au XIXe siècle, parce que les sources littéraires antiques sur les primordia Romana sont postérieures de plusieurs siècles aux évènements qu’elles prétendent décrire, on ne se lasse pas de déchiffrer, de dénoncer les mécanismes de la falsification qu’elles constitueraient de par leur existence même. Il est ainsi frappant de retrouver dans tous les grands ouvrages traitant de la première Rome, et durant tout le siècle, à peu de chose près toujours la même insistance sur l’insuffisance intrinsèque des sources, point de vue qui se traduit en général par l’adoption d’un plan séparant invariablement en deux parties chaque chapitre : exposé puis critique de la tradition antique. La recherche sur les origines de Rome, dans ce XIXe siècle qui sera celui d’une Altertumswissenschaft triomphante, sera ainsi, moins un domaine spécifique d’étude, que l’échafaudage grâce auquel aura été élevé l’édifice de l’histoire scientifique ; et un échafaudage, cela n’existe pas en soi : une fois la construction terminée, on le démonte et on n’en parle plus ; c’est ainsi qu’un Mommsen avoue, dans sa propre Histoire Romaine, qui sera un succès éditorial européen, lui valant même en 1903 (cinquante ans après sa publication !) le premier Prix Nobel de littérature11, sa hâte d’arriver à des périodes plus récentes et mieux documentées. Grâce à la lecture critique qu’elles proposent des grandes œuvres antiques traitant des origines de Rome, la philologie et l’histoire se présenteront désormais comme sciences, et le seront effectivement, cela va sans dire ; mais il faut bien voir que cette conquête repose sur le rejet toujours plus argumenté du contenu de ces œuvres antiques12. Le mythe, la légende, la tradition orale, sont explicitement et définitivement placés hors du champ d’une analyse philologico-historique qui a ainsi élaboré par contraste ses instruments d’ évaluation : il s’agit essentiellement de la notion de source et de celle de document, fondements épistémologiques de l’épanouissement que connaissent alors des disciplines « positives » comme l’épigraphie ou la numismatique. Du côté de la philologie, le travail réalisé n’en est pas moins immense : les textes sont édités scientifiquement grâce au classement des manuscrits ; ils sont aussi étudiés comparativement ; même s’ils constituent une totalité finie, ces recherches feront apparaître de plus en plus leur complexité et leurs richesses. Aujourd’hui c’est un travail qui continue, avec, par exemple, les diverses éditions de l’annalistique publiées, ou en cours de réalisation, en France, en Allemagne, en Angleterre ; je citerai aussi l’édition et la traduction d’une œuvre fondamentale pour notre sujet qu’est l’Archéologie Romaine13 de Denys d’Halicarnasse, entreprise par la Collection des Universités de France, à l’initiative de Jacques Jouanna.
Pour en revenir au XIXe siècle, on y passe peu à peu, et comme insensiblement, du pyrrhonisme au dogmatisme : si Louis de Beaufort savait qu’il ne savait rien de la Rome des origines, parce que, du point de vue de ce qu’il estimait être la bonne méthode, il ne pouvait arriver à aucune certitude, les savants qui vont lui succéder aboutiront progressivement à la conclusion, qui marque assurément un degré supplémentaire dans le raisonnement, que cette première Rome n’a, tout simplement, pas pu exister : la différence est nette entre un Niebuhr, qui sauve encore des pans entiers de la tradition antique, et un vulgarisateur comme W. Ihne14 qui, à la fin du XIXe siècle, en viendra à rejeter dans le domaine de la fiction la totalité de l’histoire romaine et des récits antiques la racontant, et ce jusqu’aux lois licino-sextiennes, c’est-à-dire jusqu’aux années 360 avant J.-C. ! En effet, même si le premier peut déclarer, à propos de Romulus et de Numa, que, « les traditions relatives à ces deux rois de Rome sont des fictions jusque dans leur essence »15 , il sauvegarde cependant une possibilité d’historicité partielle de la tradition antique, en particulier au moyen de sa théorie, devenue fameuse, des carmina convivalia, ou chants de banquets, ce qui tempérait un peu l’incertitude des sources antiques par la prise en compte de la tradition orale. Cela est bien connu, surtout depuis Momigliano, qui consacra un article célèbre16 à la question ; ce qui l’est moins, c’est l’arrière-plan culturel de la théorie de Niebuhr. Car, en 1778, Herder avait publié un livre, intitulé Volkslieder, qui fut beaucoup lu et discuté, notamment par Goethe17 et les frères Grimm : il faudrait rechercher si cet ouvrage, ou du moins le débat qu’il suscita, ne pourrait pas avoir influencé directement l’auteur de la première histoire romaine de l’ère moderne. Sans aucun doute une telle théorie était plus du côté du Romantisme que de celui du scientisme qui allait régner de plus en plus tout au long des décennies suivantes : les successeurs de Niebuhr n’auront de cesse de la mettre en pièces. Ainsi arrivera-t-on, à la toute fin du siècle, jusqu’à la totale déconstruction de la tradition antique opérée par un Ettore Pais : en 1899, dans sa Storia di Roma18, ce dernier déclare que : « L’histoire la plus ancienne de Rome est un roman historique ».
Au début du XXe siècle, les origines de Rome n’existent donc toujours pas : elles ne sont qu’une espèce de vide sidéral entourant des objets qu’elles n’ont pour rôle que de faire apparaître par contraste. Je ne voudrais d’ailleurs pas que l’on se méprenne sur le sens de cette analyse qui n’est nullement un jugement dépréciatif : avec les instruments qui étaient les siens, la science du XIXe siècle a beaucoup et bien travaillé. Il était de bonne méthode de faire ressortir l’absence de sources écrites contemporaines des événements décrits, la date tardive des textes antiques, l’inexistence, à ce qu’on croyait, de l’écriture dans la société romaine primitive, le caractère en grande partie mythique du récit antique des origines, l’influence souvent évidente de modèles grecs qui s’y manifeste. Sur tous ces points, encore étudiés aujourd’hui, cela va sans dire, les travaux de ces savants du passé restent indispensables pour les chercheurs actuels. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que l’on a trop souvent tendance à oublier que le socle intellectuel et scientifique sur lequel ces démonstrations étaient, au moins en partie, fondées, n’existe plus. Je voudrais en effet souligner un fait souvent oublié ou dont on ne tire pas toutes les conséquences : lorsque Niebuhr publie la première édition de son grand-œuvre, en 1812, l’égyptien hiéroglyphyque n’a pas encore été déchiffré, puisque Young se met au travail sur la Pierre de Rosette en 1814, et qu’il faudra attendre, comme chacun sait, 1832 pour que Champollion en réussisse le déchiffrement complet. Il vaut la peine, je crois, d’élargir le propos19 : le cunéiforme vieux-perse, pour lequel le père de Niebuhr lui-même avait tant fait, ne sera déchiffré qu’en 1840, par Grotefend ; le cunéiforme mésopotamien ne le sera, quant à lui, qu’en 1857 ; le paléo-turc, que vers 1890, par Thomsen ; le hittite hiéroglyphique par Hrozny’ en 1915, l’ougaritique en 1930, et le linéaire B, comme nul ne l’ignore, en 1957. Ainsi les fondamentaux de la recherche scientifique sur les origines de Rome ont-ils été établis antérieurement à des découvertes qui, à terme, modifieront radicalement les notions d’histoire et de tradition, en apportant une profondeur de champ chronologique auparavant insoupçonnable. Ou peut-être doit-on supposer au contraire que ces découvertes firent ressortir davantage encore l’absence totale, à Rome et dans le Latium, de témoignages épigraphiques remontant aux époques archaïques ? Le résultat, en tout cas, est net : le XXe siècle commence avec la conviction de l’insignifiance, si ce n’est de l’inexistence de la Rome des origines. Seule l’apparition des premiers annalistes romains peut permettre, pense-t-on alors, même si leurs œuvres n’ont pas été conservées, de commencer à faire l’histoire de Rome, à partir d’une période qui ne saurait être antérieure au IIIe siècle avant J.-C. C’est pourquoi, selon un schéma qui remonte en première instance aux Romains eux-mêmes, à Fabius Pictor et à ses successeurs, l’étude de la plus ancienne Rome est alors incluse dans des ouvrages qui vont jusqu’aux lendemains de la seconde guerre punique : les livres de Karl Julius Beloch, de Léon Homo, et encore celui de Tim Cornell20, qui est aujourd’hui le manuel de référence sur le sujet, illustrent tous ce même plan, aux inconvénients duquel Jacques Heurgon21, pour sa part, avait en partie échappé par son choix pionnier d’ étendre le champ de son enquête à toute la Méditerranée occidentale. Mais, au XIXe siècle, puisque l’analyse des sources littéraires aboutit à un jugement d’invalidation, apparaît alors une difficulté de principe, qu’on peut résumer ainsi : la Rome qui avait triomphé de Carthage aurait surgi du néant, ou en tout cas du brouillard, et seuls des contacts tardifs avec le monde grec lui auraient donné un passé lointain, tout inventé et hyperbolique. Il est vrai que le XIXe siècle croyait à la génération spontanée ! Les seules possibilités d’échapper à cette aporie sont trouvées alors du côté de l’histoire de la religion et de celle des institutions, non sans des contre-sens qui fausseront gravement et durablement l’étude des faits religieux romains : c’est ainsi que l’on n’interprétera longtemps la religion romaine des époques républicaine et impériale qu’en y cherchant une religion originelle dont elle n’aurait été que la trace décadente, ce qui était méconnaître la portée et la vitalité du ritualisme romain, pleinement actif et fonctionnel jusqu’à la fin de l’Empire, comme le montre la recherche actuelle22. Ce n’est certes pas le travers dans lequel tombait un Dumézil, mais il est frappant de lui voir écrire, encore en 1966, sous le titre La religion romaine archaïque23, un ouvrage qui est en fait, comme on l’a souvent remarqué, consacré à la religion classique : il est vrai, ce qu’on a peut-être tendance à minorer aujourd’hui, que cette religion romaine est indubitablement un conservatoire de rites souvent très anciens. Déjà Mommsen faisait valoir l’idée que le récit des origines, tout faux qu’il puisse être selon lui, - et l’auteur du Staatsrecht aimait à parler de « la logomachie romaine » -, conserve, au moins résiduellement, des vestiges d’anciens, voire de très anciens états de droit . En somme, on pourrait dire que, si les origines de Rome n’existent pas encore aux yeux de l’histoire ou de la philologie du XIXe, la Rome des origines commence à être un horizon vers lequel regardent à l’occasion, tout au long de ce siècle, les historiens de la religion, les juristes et aussi les linguistes, tous spécialistes par définition tournés vers la très longue durée : mais il s’agit encore d’origines situées, pour ainsi dire, dans un au-delà de l’espace et du temps, et qui, comme les mirages aux yeux du voyageur du désert, semblent s’éloigner davantage, chaque fois que l’érudition tente de s’en approcher.
La vulgate, ne disons-pas hypercritique mais sceptique, ainsi mise en place durant le XIXe siècle à l’égard de la question des origines de Rome, sera finalement modifiée sous l’influence d’une discipline qui franchit le seuil de scientificité avec un ou deux siècles (on pourrait en discuter) de retard par rapport à la philologie et à l’histoire, dont elle va, pendant longtemps encore, n’être que l’humble servante : l’archéologie commence son essor durant le dernier tiers du siècle, mais n’atteint le domaine des commencements de Rome qu’au tout début du siècle suivant, avec la découverte, par Giacomo Boni, de la Pierre Noire sur le Forum. Pour la première fois, cette discipline reine qu’est alors l’épigraphie dans les sciences historiques et philologiques vient apporter une donnée nouvelle à des origines de Rome qui se limitent alors à la dernière partie de la période royale. La découverte d’une inscription de la fin du VIe siècle avant J.-C. permet de lire un mot qui peut s’entendre comme le datif du mot rex. Les premières mises en cause du paradigme critique élaboré par le siècle précédent se font dans un climat très polémique24 favorisé par un nationalisme exacerbé qui trouve dans l’exaltation de cette première Rome royale l’occasion de s’opposer à la toute puissante Allemagne. Cependant Boni ne continuera pas ses fouilles après la guerre, et, très vite, c’est une archéologie venue d’outre-Tibre qui fournira au débat de nouveaux éléments : l’étruscologie, en effet, passe au premier plan avec la découverte, en 1918 , de l’Apollon de Véies, qui sera tout de suite considéré comme un argument puissant en faveur de la crédibilité de la tradition romaine sur le sculpteur Vulca25 et sur le temple du Capitole. En 1929, un premier congrès international, auquel participa le jeune Jacques Heurgon, et la décision de créer une revue spécialisée sous le titre Studi Etruschi, structurent définitivement la nouvelle science, dont la préhistoire et l’émergence avaient commencé un siècle auparavant avec les fouilles des grandes nécropoles de la Toscane méridionale. C’est d’elle que, pour longtemps désormais, viendra l’impulsion pour une étude de la Rome la plus ancienne, qui n’en est encore qu’une application un peu secondaire, une province encore relativement peu fréquentée. On souligne souvent, à cette époque, que Varron avait décrit, dans son traité sur la langue latine26, la fondation de Rome comme relevant du rite étrusque, etrusco ritu. Alors semble apparaître, pour la première fois, une possibilité de vérifier positivement la tradition littéraire par des données externes et objectives. Cependant, comme la légende antique ne fait arriver les Etrusques à Rome qu’à partir de Tarquin l’Ancien, on en vient, nécessairement et rapidement, à réserver pour le récit des premiers règnes - de Romulus à Ancus Marcius - la condamnation que le XIXe siècle avait formulée contre l’ensemble de la tradition royale et protorépublicaine. Se met ainsi en place le paradigme scientifique qui, à bien des égards, reste dominant aujourd’hui : Rome n’aurait commencé à exister en tant que ville qu’avec les Etrusques, soit à une époque qui correspond à peu près à la fin du septième ou au début du VIe siècle avant J.-C. La discussion sur l’identification archéologique de cette transformation décisive devra toutefois encore attendre quelques décennies, car le contexte idéologique des années 1930 en Italie est plutôt favorable à l’exaltation de la grandeur impériale qu’à l’étude pointilleuse de vestiges par définition modestes.
C’est dans l’espèce d’entracte procuré par ce transfert d’intérêt que se développe l’exégèse de la tradition antique des origines de Rome élaborée par Georges Dumézil : ce dernier ne remet d’ailleurs pas en question les conclusions très critiques auxquelles était arrivé le XIXe siècle quant à la première Rome ; bien plus, il s’appuie sur elles ou, en tout cas, il les rejoint quand il déclare que27 la tradition romaine des origines a été inventée et mise en forme sous l’influence de l’historiographie grecque, à une époque qu’il fixe au IVe siècle avant J.-C. ; mais ce qu’il apporte de nouveau par rapport au système alors classique, c’est bien sûr sa théorie selon laquelle, pour artificielle qu’elle soit, la tradition antique aurait, d’après lui, conservé un schéma trifonctionnel venu du plus lointain passé indo-européen, et qui s’illustrerait notamment dans la succession des quatre premiers rois de Rome. C’est dire que cette contribution majeure à l’érudition contemporaine peut en réalité être lue de deux façons assez différentes, suivant qu’on y privilégie l’idée de l’invention de la tradition, ou celle de la conservation d’éléments très anciens. De nos jours, il me semble que les travaux de Jacques Poucet28, d’une part, ceux de Dominique Briquel29 d’autre part, illustrent cette double possibilité : le premier pratique un scepticisme actif et, je dirais, totalisant, quand le second réussit à préserver de larges pans d’historicité au récit antique. Dumézil lui-même ne peut pas, par définition, s’intéresser à la question de la naissance de Rome en tant que ville : plus exactement, pour lui cette question n’existe tout simplement pas, puisque la tradition antique sur ce sujet n’est à ses yeux qu’un mythe immémorial déguisé en histoire. C’est pourquoi il restera à peu près étranger au débat qui s’ouvre dès la fin des années 1950 avec la parution des premiers travaux d’Einar Gjerstad, archéologue suédois qui procède au récolement et à l’analyse de toutes les données archéologiques recueillies pour les périodes les plus anciennes de la cité : reprenant les compte-rendus faits par Boni de ses fouilles au Comitium, l’auteur d’Early Rome30 pense avoir identifié dans une particularité qui n’avait pas alors attiré l’attention, - et cela même est peut-être significatif -, le critère discriminant du passage du site romain à l’urbain. Le premier pavement du Comitium, trace directe de la création de ce qui est interprété comme la première place publique, devient ainsi le signe archéologique de la formation de Rome en tant que ville. Si aujourd’hui le débat a été élargi à la fois spatialement et typologiquement, puisqu’il a été étendu à l’ensemble du Forum en général et au temple de Vesta en particulier, - promu, à partir des années 1970, notamment par Carmine Ampolo31, comme un autre signe décisif de ce passage à l’urbain -, on peut néanmoins dire que la configuration actuelle des recherches a pris forme à ce moment-là : les hypothèses de Gjerstad entraînèrent rapidement une réplique de l’éminent savant allemand Hermann Müller-Karpe, autrement dit de l’un des très grands maîtres de la protohistoire européenne, auquel on doit une classification et une chronologie qui font autorité. Les deux livres32 qu’il publia alors sur les commencements de Rome peuvent être considérés, à mon avis, comme la réponse, et vu l’accueil triomphal qui leur fut réservé, la victoire de l’archéologie préhistorique sur une recherche des constructions ou des phases édilitaires, qui, elle, était plus apparentée à l’archéologie des périodes classiques. Là où l’une cherche à identifier une trace monumentale de l’existence d’une première ville de Rome, l’autre s’attache à étudier la répartition des tessons et des nécropoles. Par définition, il s’agit d’une archéologie de la vie quotidienne, mettant au jour un passé, - certes précisément daté, puisque les techniques de fouille le permettent désormais avec notamment la stratigraphie -, mais sans événement et sans protagonistes : c’est dire que bien des thèses formulées au XIXe siècle en sont sorties finalement renforcées, même si vient s’y ajouter désormais l’apport de l’anthropologie historique, discipline familière aux archéologues qui sont spécialistes des périodes antérieures à l’histoire classique. L’ idée fondamentale est qu’il convient de récuser la tradition antique d’une naissance ponctuelle de la cité, telle que la présentent les sources antiques, et qu’à cette image, toute artificielle et littéraire, d’une fondation de Rome, fixée dans le temps et dans l’espace, doit être substituée l’hypothèse, conforme aux données du terrain et aux exigences de la science, d’un devenir urbain, d’une arrivée, progressive et insensible, à la qualité de cité : c’est la Stadtwerdung préférée à la Stadtgründung, suivant un modèle qui continue à avoir encore la faveur de beaucoup d’historiens. Mais, fait particulièrement révélateur, l’accueil réservé à l’œuvre de Müller-Karpe a abouti à oublier une bonne partie des reconstitutions proposées par ce savant : car, après tout, sur un point essentiel comme la chronologie de l’accès à une identité urbaine pour le site romain, le spécialiste allemand validait33 presque entièrement la datation traditionnelle au VIIIe siècle avant J.-C. ; or il est significatif que cet aspect ait été systématiquement minoré, voire occulté. Quoi qu’il en soit, une nouvelle vulgate va se construire sur ces bases et un colloque mémorable sera consacré à Rome en 1976 par la revue Dialoghi di Archeologia34 à « la formation de la cité dans le Latium », titre du reste trompeur pour un colloque où la question même de la naissance de la cité resta, pour ainsi dire, absente des débats, ce qui, bien sûr, n’est pas sans signification : dans ces années, la recherche sur l’Antiquité devient, notamment en Italie, le terrain d’élection, peut-être le refuge, d’une certaine philosophie, qui faisait du « matérialisme dialectique » l’alpha et l’oméga de l’évolution historique. Tout est donné, pour cette restitution de la naissance de Rome, aux superstructures économiques, par le biais en particulier du rôle accordé au commerce grec pré-colonial, aux forces sociales, avec l’attention portée à l’affirmation des aristocraties, aux processus de longue durée ; rien, ou presque, n’est laissé aux individus, à leur action concrète ou à leurs croyances : c’est le triomphe du système sur l’événementiel, de l’économie sur le politique et le religieux. Loin de chercher ici la polémique, en soulignant une filiation intellectuelle qui reste, je ne crois pas méconnue, mais tue, je souhaite insister au contraire sur la très grande qualité et l’importance des analyses faites dans ce cadre, que j’ai bien conscience de schématiser un peu trop : elles ont permis, en particulier, de desserer l’étau du questionnement sur la validité des sources littéraires, jusque-là omniprésent, voire oppressant, même si elles ne pouvaient que reléguer à l’arrière-plan le problème spécifique de la naissance de Rome.
Au total, ce qu’aura, tout au long du XXe siècle, apporté l’archéologie, dans la recherche sur les origines de Rome, c’est un déplacement du débat traditionnel : il s’agira désormais de plus en plus de confronter les textes aux découvertes archéologiques, ce qui n’est pas la même chose que de procéder à une évaluation si l’on peut dire interne des premiers, qui, du reste, se terminait toujours par une invalidation. Sur le terrain, les découvertes se font maintenant si nombreuses et, souvent, si spectaculaires, que les condamnations d’hier laissent place à des réhabilitations de plus en plus triomphales, bien que limitées encore à l’extérieur de Rome : à Lavinium, où dès la fin des années 1950, l’équipe de Ferdinando Castagnoli35 avait découvert le fameux sanctuaire dit des Treize autels (qui, en réalité, n’atteignirent ce nombre, ou plutôt celui de douze, que dans la période finale d’utilisation de l’aire sacrée, à partir de la fin du IVe siècle avant J.-C.), un tumulus funéraire est identifié (par Paolo Sommella) au tombeau décrit par Denys d’Halicarnasse36 comme celui d’Énée, tandis que, non loin de là, à Castel di Decima, une nécropole, mise au jour à la faveur de fouilles d’urgence, est considérée comme appartenant à la ville de Politorium, dont la conquête était attribuée par la tradition antique au roi Ancus Marcius37. De ces découvertes, beaucoup tireront l’idée, non pas, bien sûr, qu’Énée a vraiment existé, mais que sa légende révèle des contacts de Lavinium avec le monde égéen dès l’âge du Bronze : or, si on a aujourd’hui plus d’éléments qu’alors pour arriver à une telle conclusion, puisque des vestiges de typologie égéenne ont été, depuis, identifiés sur les côtes du Latium et peut-être à Rome même, il n’en reste pas moins que la conclusion excédait alors les prémices ; quant à l’identification de Castel di Decima, à partir de laquelle on avait souvent validé toute la tradition sur le quatrième roi, voire sur l’ensemble de la période royale, elle a été récusée, il y a quelques années, par Filippo Coarelli38. Ce savant, éminent spécialiste de la topographie de la Rome antique, va, par ailleurs, dans toute une série de travaux mémorables, et notamment dans son livre sur le Forum archaïque39, utiliser sur le plan historique et pour Rome même les résultats acquis par l’enquête archéologique dans le reste du Latium : mais ce qu’il étudie prioritairement, c’est la Rome du sixième siècle qui pour lui est une cité-Etat, certes encore jeune mais déjà formée ; le problème spécifique de la naissance de Rome, sans être bien sûr ignoré, est laissé dans un clair-obscur qui autorise plusieurs datations et systèmes d’interprétation. Il reste que les résultats des fouilles et des analyses de Boni, de Gjerstad, de Müller-Karpe, ainsi que de celles menées par les italiens Renato Peroni et Giovanni Colonna, sont interprétées avec tout l’apport des découvertes accumulées en Latium depuis la fin des années 1950 et relues du point de vue d’une topographie historique ouverte aux apports de l’anthropologie et des sciences religieuses, si bien que les sources littéraires retrouvent alors une densité renouvelée.
Le retour à Rome qui, depuis une trentaine d’années caractérise la recherche archéologique sur les périodes archaïques, est né à ce moment-là : après presque trois quarts de siècle où ne s’offraient à l’analyse que les découvertes faites par Boni au cours d’une décennie prodigieuse, c’est alors, à partir du début des années 1980, que l’on a redécouvert que la localisation des monuments romains proposée par l’érudition depuis le début du XIXe siècle pouvait, dans bien des cas, être remise en question ; sur le terrain, la conséquence la plus spectaculaire de cette prise de conscience a sans doute été la décision prise par les autorités archéologiques romaines de profiter d’ importants crédits de restauration votés alors par le gouvernement italien, pour ouvrir de nouveaux chantiers de fouille dans le centre monumental de Rome, les premiers à cette échelle depuis presque un siècle. En peu d’années, il est apparu que, contrairement à une opinion alors courante, le site romain recélait encore, pour ce qui est des premières périodes de la Ville, de grandes possibilités de découvertes, les couches de terrain les plus anciennes étant, par définition, les plus profondes et longtemps les moins accessibles : ainsi le sous-sol romain retrouvait sa qualité d’archive en partie inexplorée qu’il semblait avoir définitivement perdue. Cependant, le long intervalle de temps écoulé depuis les premières fouilles au Forum n’avait pas été vain : un travail intense de comparaison et de classification permettait, en effet, depuis les années 1960, de disposer, grâce notamment aux travaux d’H. Müller-Karpe, d’une chronologie en principe totalement indépendante de la tradition littéraire. Ainsi l’archéologie répondait-elle, enfin, aux objections auxquelles l’étude purement littéraire de la tradition n’avait jusque là pas apporté de solution : les données versées au débat étaient à chaque fois nouvelles et elles étaient contemporaines de ces origines mêmes de Rome qu’elles semblaient, pour la première fois, permettre d’éclairer d’une lumière directe.
Dès lors, la progression des enquêtes faisait apparaître, de plus en plus, trois faits majeurs : l’ancienneté, d’une part, dans l’occupation du site romain ; le caractère évolué de la civilisation latiale ainsi mise au jour ; et la situation tardive, dans la chronologie nouvelle élaborée par les archéologues, de la période correspondant aux règnes des rois de Rome dans la tradition littéraire. Cette Rome royale, que les historiens avaient considérée jusque là comme perdue dans la nuit des temps, appartient pour les archéologues à des périodes relativement récentes40 ! C’est ainsi que la recherche sur les origines de Rome accorde désormais à l’archéologie une place prédominante, ce qui l’a d’abord conduite à faire naître la ville du village et à présenter le tableau, le film dirait-on plutôt, d’une formation insensible de la cité romaine à partir d’une densification progressive d’habitats dispersés. Dans ce processus, jouent un rôle décisif des influences extérieures, imaginées tantôt comme étrusques, tantôt comme grecques. Les systèmes et les chronologies proposés par les uns et les autres depuis les années 1970 sur ces bases archéologiques ne sont, certes, pas uniformes, mais ils peuvent, je crois, être réduits à deux grandes théories41 : pour certains, les nombreux vestiges des premières périodes latiales, correspondant à peu près aux Xe et IXe siècles avant J.-C., et repérés un peu partout dans l’ensemble du site romain, sont considérés comme la preuve qu’existe déjà une grande « proto-Rome », sur le modèle de ce qui s’observe, au-delà du Tibre, dans les agglomérations villanoviennes ; je rappelle que dans la terminologie qui commence alors à entrer en usage, est appelé « pré-urbain », tout système d’habitats dispersés ne révélant aucun signe d’une quelconque tendance à l’unification (à l’urbanisation, donc), et « proto-urbain », le site où une telle évolution peut être décelée. Pour d’autres chercheurs, on ne saurait parler d’une ville de Rome avant que ne soient identifiés des signes sûrs de la naissance d’une cité, en l’occurrence le premier pavement du Comitium, auquel est ajouté par H. Müller-Karpe puis par C. Ampolo, le sanctuaire de Vesta. Ainsi, dans la recherche de la fin du XXe siècle, s’opposent deux systèmes, dont l’un fait naître Rome au IXe, l’autre aux VII-VIe siècles avant J.-C. Si différentes soient-elles, cependant, dans leurs prémices comme dans leurs résultats, ces restitutions reposent sur une base commune : à chaque fois, on retrouve la validation du schéma gradualiste de la Stadtwerdung, conjuguée avec l’anathémisation totale portée sur le mythe de Romulus, que personne alors, hormis quelques exceptions comme le linguiste E. Peruzzi42, n’aurait eu l’imprudence de prendre au sérieux. Selon les hypothèses, cette tradition sera considérée ou comme l’écho mal daté d’évolutions plus anciennes, ou comme l’anticipation de phénomènes plus tardifs. Ce n’est sans doute pas un hasard, enfin, si la chronologie la plus haute est plutôt le fait d’archéologues spécialistes de protohistoire (Müller-Karpe, Peroni, Colonna), tandis que la datation la plus récente est défendue par des historiens (Ampolo, Cornell)43.
Dans ces conditions, on comprendra mieux le véritable séisme,- que dis-je ? -, le scandale qu’allait causer, au tout début de la décennie 1990, la révélation des premiers résultats de fouilles conduites, sous la direction d’ Andrea Carandini, dans une zone située sur le Forum, à peu près entre l’Arc de Titus et la maison des Vestales : on sait que furent alors identifiées les traces d’un mur, que les méthodes et les connaissances désormais mises au point en matière d’archéologie latiale permirent de dater du VIIIe siècle avant J.-C. Ainsi, et pour la première fois, la vulgate régnante se trouvait contredite directement par les données du terrain, et ce sur une question essentielle, puisque les nouvelles découvertes aboutissaient à remettre radicalement en cause le partage quasi-ontologique établi jusque là par la science entre le début et la fin de la période royale à Rome. C’est sans doute pourquoi, pendant plusieurs années, tant que ces découvertes n’étaient pas encore publiées, un certain nombre de spécialistes eut visiblement la tentation de faire comme si rien ne s’était passé : ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, s’efforcèrent alors de prendre, d’une manière préliminaire et assurément imparfaite, toute la mesure des conséquences, qu’elles fussent philologiques, historiques, historiographiques, des nouvelles données, reçurent de certains de leurs collègues le qualificatif d’« enthousiastes », ce qui était évidemment une manière académique de les accuser de sottise ou tout au moins d’imprudence… Aujourd’hui, la publication étant intervenue sous forme de deux gros volumes parus en 200044, c’est-à-dire dans un délai plutôt rapide, la discussion peut s’appuyer sur des bases en principe vérifiables par tout un chacun : il faut reconnaître cependant que le choix fait par Andrea Carandini et son équipe, non pas de mêler la description archéologique et la restitution historique, mais de les faire figurer côte à côte dans la même publication, va à l’encontre d’ une certaine pratique académique qui n’est pas sans justification et donne peut-être des arguments à leurs adversaires. Il est vrai, et c’est ce qui a probablement conduit à ce choix, que, pour des périodes aussi anciennes et des vestiges aussi fragmentaires et difficiles à comprendre, la simple description et la définition de ce qui a été trouvé sont déjà de l’interprétation. Mais peut-être aurait-on pu faire d’autres choix, même sans aller jusqu’au jansénisme théorique pratiqué par la grande archéologue et spécialiste de la protohistoire latiale qu’ est Anna Maria Bietti Sestieri, elle qui, dans sa publication45 de la nécropole de l’Osteria dell’Osa, près de Gabies et de Préneste, s’est abstenue avec constance de la moindre allusion aux sources littéraires et aux problèmes qu’elles posent à la recherche historique. C’est pour ces raisons que je me référerai ici, à la lecture, je dirais minimaliste, faite récemment des fouilles de Carandini, par l’archéologue belge Paul Fontaine46, qui est, par ailleurs un spécialiste des fortifications de l’Étrurie. La fortification imposante, et pourvue d’une porte-bastion solidement défendue, qu’avait décrite, reconstituée et dessinée l’équipe italienne, devient chez lui un simple « mur » qui, dans son premier état, celui datable du VIIIe siècle avant J.-C., se réduirait à « une accumulation de terre et de cailloux remplissant un fossé au cours incertain, dans le lit duquel gisaient de gros blocs de tuf informes. Le fossé, à profil vaguement arrondi, est irrégulier à tout point de vue. On dirait un lit de ruisseau »47. Autrement dit, on ne peut plus parler d’un rempart puissamment fortifié au pied du Palatin, mais seulement d’un mur, dont est soulignée ainsi la modestie, voire l’insignifiance. Assurément, cette analyse met fortement en question, et sur des points non négligeables, la restitution proposée par les archéologues italiens. Mais il faut lire aujourd’hui, dans le dernier ouvrage48 d’A. Carandini, la réponse qu’il vient de lui faire : il repousse totalement l’identification suggérée du parcours du premier mur avec un lit de ruisseau ; la porte identifiée comme la première version de la porta Mugonia des sources antiques voit-elle son existence menacée, au moins dans son premier état ? Cependant le fait que, à la même place, ou dans les parages immédiats, une porte d’enceinte ait été aménagée ensuite ne plaide-t-il pas en faveur d’une interprétation comme porte déjà pour les vestiges les plus anciens, même s’ils sont très lacunaires ? En réalité, la limite entre description et interprétation est, dans un cas comme celui-là, très difficile à établir, d’autant que le choix de décrire sans du tout interpréter n’éviterait nullement le recours à une herméneutique : il peut être tout aussi périlleux pour l’établissement de la vérité scientifique de se limiter à une description, fût-elle la plus neutre possible, des moindres vestiges matériels, que de chercher, dès le stade de la première publication, à en dégager, au moins de manière préliminaire, la signification ! Car chercher aide à trouver, - fût-ce d’ailleurs ce qu’on n’attendait pas -, et ne rien vouloir chercher peut conduire à ne rien trouver, et peut-être à manquer l’essentiel… Du reste, cette relecture ne va pas jusqu’à remettre en cause l’existence ni la datation de ce mur ; un autre élément qui paraît important est la superposition de différents murs successifs reprenant à peu près le tracé du premier : si cette particularité est, comme il semble, confirmée, on peut admettre, sans tomber, je crois, dans la sur-interprétation, que cette succession est un indice très fort de la valeur attachée, dès son premier état, à cette délimitation, qui, en deux siècles, de 725 à 525 environ, sera quatre fois réitérée. Subsiste aussi, même dans la nouvelle lecture, puisqu’il s’agit d’un mur suivant le bord inférieur d’une colline du site romain, une très grande probabilité pour que cette construction ait eu un caractère collectif.
La question est maintenant de savoir si une interprétation « romuléenne » de ces vestiges est invalidée par l’interprétation minimaliste qui précède. Pour y répondre de la manière la plus objective, il vaut la peine, je crois, de citer la définition du pomerium, (qui est, comme on sait, la limite sacrale de Rome, dont la tradition antique attribuait la création à Romulus), que donnait, voici précisément un siècle, c’est-à-dire avant toute découverte archéologique sur ce sujet, un très grand historien, renommé pour la valeur de sa méthode et la prudence de ses analyses, Gaetano De Sanctis : « Bien distincte des fortifications qui couraient sur la cime de la colline était la ligne idéale qui l’entourait à la base, séparant la cité du Palatin de son territoire, le pomerium : on en conserva un souvenir exact jusqu’à l’époque impériale parce qu’elle était signalisée par des bornes et parcourue chaque année par les Luperques dans leur lustration du 15 février »49. Franchement, on a l’impression, à peu de choses près, de lire la description par Paul Fontaine des fouilles d’Andrea Carandini ! Le mur modeste, d’abord constitué d’une simple élévation de terre pourrait bien être cette « ligne idéale » correspondant au pomerium qui, de par sa définition même de limite était, comme l’avait souligné Mommsen, un concept (« Begriff »), autant et peut-être plus qu’une réalité monumentale. C’est pourquoi nous pouvons dire, en nous incluant dans cette critique, qu’il y a eu et qu’il y a sans doute de la naïveté à vouloir trancher le débat sur l’historicité de la tradition romuléenne sur des bases seulement d’ordre matériel : l’archéologie fournit assurément des données irremplaçables, notamment grâce aux datations qu’elle permet, mais elle ne doit pas faire oublier les autres sources de la connaissance, qu’il s’agisse du droit, de la linguistique, de la religion, de la mythologie ou de la topographie. Or, de tous ces points de vue, la tradition de la fondation de Rome apparaît comme un ensemble complexe et porteur d’éléments non artificiels. Le droit montre l’ancienneté des normes civiques, la linguistique conclut à la plausibilité onomastique du nom, ou du surnom, donné au fondateur, la religion illustre tous les attributs d’un culte civique, la mythologie met au jour l’enracinement latin et indo-européen des thèmes présents dans la tradition classique, la topographie, totalisant aujourd’hui les acquits des autres sciences, restitue l’utilisation première de l’espace romain. C’est pourquoi il serait excessif de réduire le débat à une confrontation entre l’archéologie et la philologie.
On ne saurait non plus le limiter à la question du mur du Palatin, puisque, depuis quelques années, de nouvelles découvertes, peut-être encore plus surprenantes que celle du mur, ont été faites au bas de la colline, tout près du sanctuaire de Vesta : l’équipe d’Andrea Carandini50 vient, en particulier, de mettre au jour les traces de plusieurs constructions et notamment celles d’ une grande salle cérémonielle, qui aurait été édifiée au milieu du VIIIe siècle avant notre ère, et qui aurait connu ensuite trois réfections successives jusqu’au VIe siècle… Il est évidemment bien difficile de ne pas penser aux traditions antiques regroupées autour du nom de Numa ! Par ailleurs, les nouvelles fouilles semblent permettre de rehausser sensiblement la chronologie du premier sanctuaire de Vesta, résultat qui ne manquerait évidemment pas d’importance s’il devait être confirmé. En d’autres termes, la révolution scientifique provoquée par les découvertes faites à la fin du siècle précédent n’est pas terminée : peut-être même ne fait-elle que commencer.
Parmi les nouveautés archéologiques les plus spectaculaires révélées à Rome ces dernières années, je voudrais mentionner aussi les vestiges apparus sur le Capitole, suite aux travaux exécutés à l’occasion des commémorations liées à l’an 2000, dans les musées des Conservateurs, interventions qui visaient à y aménager des accès et des salles en sous-sol, sur le modèle de ce qui a été réalisé au Louvre dans les années 1980. En matière d’archéologie romaine, on pourrait dire qu’il y a, depuis longtemps, une espèce de match symbolique entre les deux collines sacrées de l’Vrbs, et qu’aujourd’hui, après le Palatin dans les années 1990, le rôle vedette est tenu par le Capitole51 ! Des enquêtes52 préalables de géomorphologie ont d’abord permis d’établir que la colline se présentait durant la préhistoire, - avant intervention anthropique, comme disent les archéologues ! -, sous la forme de deux petits sommets distincts, séparés par une dépression qu’il est permis d’identifier à l’Asylum antique. Il est apparu ensuite que le Capitole avait été non seulement habité, mais aussi aménagé, voire fortifié, dès la période du Bronze moyen, c’est-à-dire dès le XVIIe siècle avant J.-C. : réflexion faite, on peut trouver quelques parallèles à cette situation, notamment en Étrurie, à Luni sul Mignone, et il s’agissait d’une occupation sans doute seulement saisonnière. Il reste qu’on lira désormais d’un œil nouveau les poètes latins quand ils parlent de la colline de Saturne. Mais il y a plus53 : à partir de la fin du VIIe siècle avant J.-C., un terrassement artificiel de grande ampleur est réalisé, visant à combler en partie le creux entre les deux reliefs ; la terre qui sert à cet exhaussement est prise au sommet méridional qui se trouve ainsi écrêté et aplani, de telle sorte qu’une vaste aire est créée. Durant tout le sixième siècle, va être aménagé sur cet espace un grandiose bâtiment rectangulaire (62 mètres sur 54 mètres) dont l’un des côtés courts est tripartite et l’autre s’ouvre sur un portique : avec ce dernier, l’ensemble s’étend sur 74 mètres de longueur. Ce sont les fondations de ce monument qui viennent d’être retrouvées, enfouies à plus de cinq mètres de profondeur, là où les entrepreneurs et spoliateurs de la Renaissance à la recherche de matériaux de construction n’avaient pu les atteindre. Or de sûrs indices archéologiques, notamment des tessons bien datables, permettent d’attribuer précisément au sixième siècle l’époque où fut élevé cet édifice : quant à ce dernier, sa position topographique, son plan, son importance le désignent comme le temple de ce Jupiter que les Anciens appelaient précisément Capitolin, et qui était le sanctuaire principal de la cité des bords du Tibre. Ce n’est pas l’identification topographique qui constitue ici l’apport nouveau, car d’importants vestiges de murs en appareil régulier étaient connus depuis longtemps à cet endroit et on les avait sans difficulté attribués au temple de Jupiter ; mais rien ne permettant de les dater, leur taille même les avait fait attribuer à l’époque républicaine. Seul un fragment de tuile archaïque pouvait être rapporté sûrement à l’époque royale, et c’est pourquoi, récemment encore, en 2000, un éminent spécialiste, Jacques Poucet, écrivait54, avec quelque apparence de raison, que, « jusqu’à preuve du contraire, rien dans le dossier archéologique ne permet de dater avec certitude du VIe siècle ces imposants vestiges » ; « un sanctuaire aussi imposant représenterait pour le VIe siècle quelque chose d’exceptionnel », ajoutait-il. Pourtant c’est bien l’exceptionnel qui doit, finalement, être validé ! Nous pouvons maintenant comparer ces données, acquises par la seule enquête archéologique, avec des textes de Denys d’Halicarnasse, de ce Denys si décrié par l’érudition du XIXe siècle, qui ne voyait en lui qu’un « bavard écoeurant », un « menteur de profession » : toutes citations rigoureusement authentiques ! Au livre troisième de son Archéologie romaine, voici en quels termes l’auteur grec évoque les grands travaux entrepris par le roi Tarquin l’Ancien sur le Capitole en vue de la construction d’un nouveau temple destiné à Jupiter : « De fait, la colline sur laquelle le sanctuaire devait être édifié nécessitait un gros aménagement, car elle n’était pas facile d’accès, ni plane, mais escarpée, et se resserrait en un sommet pentu ; après l’avoir entourée de hauts murs de soutènement en plusieurs points et apporté un abondant remblai entre les murs et le sommet, il l’aplanit et la rendit tout à fait apte à recevoir des sanctuaires » ; « il fit aménager la plate-forme du Capitole pour qu’elle soutienne le temple qu’il avait promis à Jupiter, pressentant déjà l’importance que prendrait un jour cet emplacement ».55
La concordance de cette description antique avec les résultats des enquêtes les plus récentes, où ont été utilisées sur le terrain les techniques de la géo-morphologie et de l’archéologie, est véritablement impressionnante, alors même que Denys, ou sa source, croit ne devoir parler que d’un sommet, ignorant la bipartition originelle du relief. Il est clair que l’on a ici des données qui valident, de manière nette, la tradition antique concernant l’édification du sanctuaire principal de la cité romaine à l’époque archaïque, qui de ce point de vue appartient bien à l’histoire. Cette même tradition sur le temple capitolin liait sa construction à la prise de la cité de Suessa Pometia et au butin fait à cette occasion : je ne vois pas désormais de raison sérieuse pour récuser une indication qui jette un jour précieux sur la question discutée du rôle joué par la Rome archaïque en Latium.
D’une certaine manière, le Capitole va nous ramener au Palatin : la chronologie des travaux, que fournit l’archéologie, est, me semble-t-il, tout aussi intéressante dans sa partie initiale que dans sa partie finale, puisqu’il apparaît, en effet, que le gigantesque travail de terrassement opéré sur le Capitole fut commencé vers la fin du VIIe siècle56, ce qui doit conduire, à mon avis, à dater dès cette première phase le projet, non seulement monumental, mais aussi théologique que représente le sanctuaire dans son ensemble. En d’autres termes, c’est dès la fin du VIIe siècle qu’il convient à mon sens désormais de placer la décision prise par le pouvoir romain de remplacer l’ancienne triade divine par l’association de Junon et de Minerve à Jupiter. Or dans la mesure où la légende de Romulus, fils de Mars, fondateur d’une cité bénéficiant des auspices de Jupiter, et assimilé après sa mort à Quirinus, repose sur une structure théologique qui ne peut correspondre qu’à la première triade (dite archaïque par les Modernes), celle qui associait à Jupiter, Mars et Quirinus, on doit en conclure aujourd’hui que cette légende n’a pu naître qu’avant la fin du VIIe siècle avant J.-C. Ainsi, la revalorisation de la tradition romuléenne est d’autant plus nécessaire qu’elle est loin d’être seulement liée aux résultats des fouilles du Palatin, contrairement à ce qu’on en dit trop souvent.
Un peu partout dans Rome, d’ailleurs, les vestiges des VIIe et VIe siècles avant J.-C. se multiplient depuis quelques années en nombre exponentiel sous la pioche des archéologues, rendant à chaque fois plus visible et plus tangible cette grande Rome des Tarquins’, qui ne saurait être réduite à un mythe historiographique moderne.
Mur du Palatin ; temple de Jupiter Capitolin : ces deux découvertes, récentes et majeures, me semblent particulièrement significatives, et je voudrais tenter maintenant d’en dégager les implications du point de vue de la méthode et des perspectives qu’elles ouvrent à la recherche.
Ce n’est, à mon avis, pas un hasard, si, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’épisodes fondateurs, ouvrant des phases nouvelles pour l’évolution du site romain et de la cité tout entière. L’établissement d’une limite le long du Palatin matérialisait la primauté reconnue par le droit sacré et la religion des Quirites à la colline qui devenait, pour la première fois, le siège d’un ensemble politique unitaire, dont la légende de Romulus est l’écho direct, tandis que le sanctuaire capitolin allait être transformé par la nouvelle République en signe religieux et chronologique de son propre avènement : il suffira pour cela au nouveau régime de prétendre avoir opéré lui-même, en l’an I de son existence, la dédicace du sanctuaire poliade dont il ne pouvait se passer. Comme l’ont reconnu depuis longtemps les spécialistes modernes, il s’agissait en réalité d’une redédicace, qui permettrait à la res publica libera de dégager sa vie religieuse de toute origine royale. Ainsi, ces deux monuments, qui perpétuaient le souvenir de deux événements cardinaux, - fondation de Rome ; fondation de la République -, s’offrent-ils aujourd’hui, dans leurs traces retrouvées par l’archéologie, comme les pilastres chronologiques, qui entourent et soutiennent toute la période royale de l’Vrbs.
La question qui se pose maintenant, c’est de savoir quelle portée méthodologique il convient de donner à cette consolidation des termes chronologiques de la tradition sur la première Rome. Il serait tentant de résumer le mouvement de recherches dont nous avons rappelé l’histoire, en concluant que, ce que l’enquête philologique du XIXe siècle avait détruit, l’archéologie de la deuxième moitié du XXe siècle vient de le reconstruire. Cependant, rien, malgré les apparences, ne serait plus imprudent qu’une telle affirmation. Car si la tradition a, en raison de leur valeur fondatrice, conservé le souvenir du début et de la fin de la période royale, elle présente, pour la période s’étendant entre la naissance de la cité et la naissance de la République, un tableau visiblement restauré et modifié : il est peu vraisemblable, en effet, qu’en presque deux siècles et demi, Rome n’ait connu que sept rois57, et le quasi demi-siècle attribué au règne de Servius Tullius est, par exemple, depuis longtemps suspect aux yeux de la critique. Les Romains eux-mêmes parlaient d’ailleurs parfois de huit rois. Si les savants du XIXe siècle étaient persuadés que les deux Tarquins n’en faisaient qu’un, on penserait aujourd’hui volontiers qu’une dynastie comprenant une succession de plusieurs souverains a été réduite à deux titulaires par une tradition simplificatrice : je me demande, quant à moi, si la fixation à sept du nombre des rois, et, bien plus tard, de celui des collines de l’Vrbs, ne doit pas beaucoup à l’influence de croyances pythagoriciennes, qui se reflète aussi dans d’autres aspects de la tradition, notamment en ce qui concerne Numa58. Ce pourrait être alors, vers le IVe siècle avant J.-C., que la liste royale telle que nous la connaissons aurait été définitivement fixée : ce qui impliquerait que des noms et des « règnes » aient pu être laissés de côté, sans pour autant que les noms que nous connaissons ne soient pas authentiques.
Autre exemple de déformation historique perpétrée par la tradition : on sait très bien, en particulier grâce aux travaux de Jean-Claude Richard59, que la division institutionnelle du corps civique romain entre patriciens et plébéiens n’existait pas telle quelle dans la Rome royale, contrairement à ce qu’affirme par exemple Denys d’Halicarnasse. Il est vrai que cette même tradition nous donne les moyens de nous en rendre compte, lorsqu’elle décrit en détail, pour la période des débuts de la République, la création du tribunat de la plèbe et la sécession de cette dernière. Par un anachronisme qui n’était pas nécessairement conscient, les premiers historiens de Rome auront transformé en patriciat l’aristocratie archaïque, et en plèbe le petit peuple de la Rome royale.
Par ailleurs, si la tradition romuléenne se trouve finalement confirmée pour l’essentiel grâce aux découvertes récentes, il reste que cette même tradition antique ne dit rien, ou peu s’en faut, des phases antérieures d’occupation du site romain, qui apparaissent pourtant nombreuses à l’archéologie moderne. Et si le mur du Palatin est bien à mettre en relation, comme le propose A. Carandini, et comme je continue à le penser, avec le pomerium de la religion romaine, sans pour autant s’y identifier, on doit constater néanmoins qu’à un certain moment de l’ère archaïque, au VIIe siècle, le premier rempart sera écrêté et accueillera plusieurs sépultures60 : on peut, bien sûr, y voir les traces de sacrifices humains, sur la base d’une interprétation libre de la légende qui montre Rémus tombant sous les coups de son frère. Mais il y a peut-être d’autres possibilités d’explication, et, en tout état de cause, il serait de mauvaise méthode de considérer la discussion comme close. Peut-être doit-on admettre que la définition antique du pomerium, dans son exclusivisme funéraire, ait pu évoluer entre l’ère archaïque et l’époque pour laquelle nous avons des définitions fournies par la littérature.
La présence, sur l’ensemble du site romain, de vestiges bien antérieurs au VIIIe siècle, époque de la fondation romuléenne selon la tradition romaine et selon l’archéologie, ouvre un débat de plus grande ampleur. Jusqu’à présent, elle a presque toujours, nous l’avons vu, été interprétée comme la preuve de la fausseté de la tradition romuléenne. En réalité, il s’agit de vestiges très dispersés, dans l’espace comme dans le temps : le raisonnement qui consiste à y voir les traces d’un grand habitat unitaire ne va pas de soi. Sous les apparences d’une priorité accordée aux faits, il ouvre la part belle à l’hypothèse. Dans la mesure où elles sont discontinues, ces traces ne prouvent pas plus une grande « proto-Rome » qu’elles ne réussissent à invalider la tradition romaine, de facture sacrale, qui place l’avènement de la cité au VIIIe siècle. C’est toute la question de la valeur à accorder à l’archéologie qui est une nouvelle fois posée : je ne saurais souscrire au jugement professé en 1995 par Tim Cornell dans son grand livre sur les commencements de Rome61, où il déclare que la découverte d’un mur, peut-être daté du VIIIe siècle, ne rend Romulus à aucun degré moins légendaire ; comme si, ajoute-t-il, on voulait voir dans la découverte d’un tesson égéen sur le Palatin une preuve de l’existence d’Évandre ! En réalité, des tessons ou des fragments provenant de cabanes proto-historiques ne prouvent en rien, lorsqu’ils sont retrouvés épars sur un site immense, l’existence d’une communauté unitaire, ce que, par contre, une muraille, ouvrage collectif par définition, suggère très fortement : et ne parlons pas des autres indices, venus d’autres domaines comme la toponymie ou la religion, qui sont en l’occurrence nombreux et solides.
L’archéologie oblige désormais à prendre au sérieux la tradition romuléenne : elle ne suffit pas cependant à éclairer toutes les significations62 du concept et de la pratique antiques de la fondation, notamment par rapport aux étapes précédentes. Ainsi, même à l’intérieur d’un seul type de sources, ici l’archéologie, les documents n’ont pas nécessairement le même statut. Du reste, le savant anglais a exprimé depuis cette première prise de position un avis plus nuancé, puisqu’aujourd’hui il considère63, tout en continuant de refuser toute possibilité d’existence à Romulus, que sa légende n’a pas pu naître après la période royale. Je pense donc qu’il ne faut pas hésiter à donner à la tradition romaine, étonnamment convergente du reste, à l’exception d’un fragment très obscur d’Ennius et d’un autre du sicilien Timée, toute sa portée : Rome est bien née comme cité sur le Palatin durant la phase archéologique III B ; ce qui veut donc dire qu’elle n’existait pas encore comme cité aux périodes auxquelles remontent les vestiges plus anciens qu’identifie l’enquête archéologique. C’est d’ailleurs pourquoi on peut s’interroger sur la grandiose restitution tracée, avec une incomparable force de suggestion, par Andrea Carandini64 à partir de ses propres découvertes d’archéologue. De son interprétation, je dirais qu’elle me semble, paradoxalement, à la fois jusqu’au-boutiste et inspirée par l’esprit de compromis : la légende de Romulus se voit certes reconnaître toute sa richesse et son authenticité ; mais, en même temps, la validation de la théorie déjà ancienne d’une grande « proto-Rome » vient ôter à l’identification de traces d’une action collective datant du VIIIe siècle, sa signification profonde et sa portée véritable, en réduisant le rituel et les traditions antiques concernant la fondation de l’Vrbs à une réaffirmation symbolique, dépourvue d’une véritable nécessité : pourquoi fonder Rome si elle existe déjà ? À trop vouloir lui trouver des précédents, on continue finalement à minorer la nouveauté et l’impact de l’épisode romuléen. C’est sans doute qu’il y a aussi, à côté de celle révélée par le terrain, une stratigraphie épistémologique, de telle sorte que les anciennes théories ne meurent jamais tout à fait, mais qu’elles subsistent dans les nouvelles recherches, fût-ce avec d’autres configurations et d’autres équilibres. En réalité, la tradition romaine de la fondation de l’Vrbs ne signifie pas que les sept collines étaient inhabitées, et, à l’inverse, les témoignages archéologiques antérieurs au VIIIe siècle sur le site ne suffisent pas à prouver l’existence d’une Rome préromuléenne, je veux dire d’un ensemble politique unitaire. En toute rigueur, nous pouvons dire que l’archéologie prouve maintenant que le site romain a connu une évolution importante à une phase chronologique correspondant au milieu du VIIIe siècle, et que c’est cette étape que les Romains ont considérée comme la naissance de leur organisation civique : c’est donc précisément cette décision, qui fait de Rome un espace-temps sacralement défini, qui constitue une donnée historique majeure.
Il y a en réalité d’autres possibilités de rendre compte, au regard de la tradition antique elle-même, des vestiges les plus anciens livrés par le sous-sol romain : il faudrait penser notamment à la fameuse liste du Septimontium, transmise par l’érudit augustéen Verrius Flaccus65, mais sur laquelle l’annalistisque, autrement dit l’histoire officielle de la Ville telle qu’on en trouve l’écho chez Tite-Live, a gardé le silence : et ce fait même ne saurait être dû au hasard. Mais, comme on l’a toujours souligné, le Septimontium ne comprend ni le Capitole ni le Quirinal, ce qui rend impossible, me semble-t-il, d’y voir cette grande pré-Rome de cabanes, à laquelle pensent certains archéologues. En faveur de l’hypothèse d’un ensemble romain de grande ampleur qui aurait trouvé son unité avant le VIIIe siècle, plaide, plus que la tradition du Septimontium, celle concernant les Argées, ces vingt-sept chapelles éparses sur toute l’étendue de la cité des quatre régions, c’est-à-dire la Rome de Servius Tullius. Cependant, la thèse d’une grande « proto-Rome », qui serait déjà Rome sans l’être encore vraiment, me paraît en réalité directement contredite par deux observations : d’une part, cette absence, dans la ligue septimontiale, de deux des principaux reliefs du site ; d’autre part, la révélation, par les sciences restituant les paléo-environnements et accompagnant aujourd’hui, à Rome comme ailleurs, l’enquête archéologique, du caractère très hétérogène des lieux destinés à accueillir plus tard le centre de la cité romaine. Pour dire les choses autrement, nous rencontrons ici le problème sabin, dont je constate, non sans étonnement, qu’il est demeuré jusqu’ici presque totalement à l’écart de la discussion actuelle sur la tradition romuléenne. Par un étonnant paradoxe, réhabilitation et occultation ont été menées de front. C’est que, sans qu’ils en aient toujours conscience, les chercheurs modernes se heurtent ici à une espèce de tabou intellectuel, voire moral : pour des raisons facilement compréhensibles et liées à certains des épisodes les plus dramatiques de l’histoire contemporaine, le facteur ethnique a longtemps été sorti du champ de l’observation et de la réflexion scientifiques. Or penser les origines de Rome, cela veut dire aussi prendre conscience de ces angles morts laissés par les théories en vogue, et qui trouvent, en dernier ressort, leur explication dans les grandes tendances intellectuelles dont sont tributaires à chaque époque, comme tout un chacun, les chercheurs. Ainsi, alors même que les découvertes archéologiques conduisaient à placer au centre du débat la question de l’historicité de la légende de fondation, il est frappant de constater combien le dossier sabin, pourtant consubstanciel à cette dernière, est resté absent du débat. Bien sûr, la légende sabine n’est pas oubliée dans un livre comme celui qu’A. Carandini vient de consacrer à une réhabilitation systématique de la tradition romuléenne ; mais elle n’y occupe qu’une place, somme toute secondaire66, et n’y figure nullement comme facteur causal ayant joué un rôle décisif dans la naissance de la cité, ce qui est pourtant bien l’image que donne une tradition antique qui sert par ailleurs de véritable fil conducteur à toute l’enquête du savant italien. En l’occurrence, on a vu confluer pour une même exclusion de la légende sabine la condamnation jadis formulée par l’hypercritique et renouvelée dans des perspectives différentes par Georges Dumézil puis Jacques Poucet67, la priorité accordée par les archéologues à l’établissement des sériations chronologiques, la mise à l’écart des données linguistiques, jugées suspectes a priori, que fournissait l’érudition antique, notamment Varron. Pourtant, et comme l’observe l’historien Adam Ziolkowski68, qui est l’un des seuls spécialistes contemporains à revaloriser cette part de la légende romuléenne, la configuration même du site romain en suggère l’originelle absence d’unité, puisque deux chaînes principales de reliefs, - Capitole et Quirinal d’une part, Palatin et Velia d’autre part -, y étaient séparées par une profonde dépression sujette à inondations et qui n’a pu devenir un espace habitable que par le biais de grands travaux de terrassement. La tradition antique d’une bipartition première du site romain et d’une réunification successive en reçoit une confirmation objective. On a pu montrer également que, toutes littéraires qu’elles puissent sembler, les traditions romaines montrant des combats entre Romains et Sabins sur le Forum trouvent d’étonnants parallèles dans des faits recueillis pour d’autres temps et d’autres lieux grâce à l’enquête ethnologique69. Mais, jusqu’à présent, sous l’effet conjugué de ce véritable tabou historiographique sur la notion d’ethnos, de l’invalidation prononcée jadis par l’hypercritique et relayée à l’époque contemporaine par le comparatisme dumézilien, d’un factualisme archéologique conduisant à surévaluer les vestiges d’occupation les plus anciens sur le site romain, ou plutôt à mettre sur le même plan tous les types de vestiges, la question sabine s’est trouvée mise à l’écart de la recherche.
Cependant le paysage scientifique se modifie lentement : les enseignements livrés par les sciences permettant de restituer les paléo-environnements sont de plus en plus pris en compte par les enquêtes de terrain ; sur les chantiers de Grande-Grèce, je constate que les archéologues, et notamment les céramologues, commencent à traquer les indices pouvant servir à identifier des différences d’origine dans les populations étudiées70 ; enfin la question de ce que les spécialistes anglo-saxons appellent l’« ethnicity », dont ils font du reste un acquis culturel beaucoup plus qu’une donnée de fait, a maintenant droit de cité.
Même s’il a conduit, à mon sens du moins, à une surévaluation de l’étape « proto-urbaine » du site romain, le travail des protohistoriens a créé les conditions, qui ont permis de mettre fin à l’idée, développée au XIXe siècle par les historiens de la religion romaine comme Georg Wissowa (à partir d’un passage de Denys d’Halicarnasse71), suivant laquelle les Romains n’auraient pas eu de mythologie. Plus exactement, il est apparu que cette particularité n’était pas, comme on avait pu le croire, le signe de je ne sais quelle inaptitude « naturelle » des Romains au mythe, mais qu’elle avait été le produit d’une évolution historique : elle est liée, pour tout dire, à l’instauration de la cité et au contrôle public, par une oligarchie dont les membres sont engagés dans une compétition permanente pour le pouvoir, des formes religieuses régissant la vie de la communauté civique : ce que montra, dès 1933, un essai pionnier de l’allemand Karl Koch72. En France, le travail de Georges Dumézil, continué aujourd’hui par Dominique Briquel, montrait dans ces mêmes années toute la richesse et la densité des traditions mythiques romano-latines en les référant à des antécédents indo-européens : même si le système trifonctionnel proposé alors est, dans le cercle des spécialistes des origines de Rome, devenu nettement minoritaire, - ce qui, bien sûr, ne prouve rien -, on peut voir dans cet important courant de recherche l’un des facteurs qui ont le mieux contribué à mettre en évidence l’existence d’un dense patrimoine religieux et mythique chez les Latins et leurs successeurs que furent les Romains. A côté de la mythologie comparée, l’anthropologie culturelle a joué également un grand rôle pour cette réhabilitation, qui, finalement, aboutit à donner raison à l’intuition d’un Virgile accordant dans l’Enéide une place majeure aux traditions du Latium : de ce point de vue, les idées défendues en Italie, il y a un demi-siècle, par Angelo Brelich73, trouvent un prolongement dans les recherches actuelles d’Andrea Carandini.
Louis de Beaufort fondait, on s’en souvient, sa condamnation de la tradition romuléenne sur deux constatations, dont il n’imaginait assurément pas qu’elles pourraient un jour être remises en question : la première était « la disette de monuments contemporains des événements », due, pensait-il, aux destructions provoquées par la prise de Rome en 390 avant J.-C. ; la seconde tenait « au peu d’application que les Romains firent de l’écriture ». Aujourd’hui, l’archéologie a donné en grande partie les moyens de lever ces deux obstacles épistémologiques majeurs, à partir desquels toute la critique historique moderne avait élaboré ses instruments d’évaluation et tracé une ligne de démarcation, qu’elle croyait définitive, entre savoir et non-savoir : le mur du Palatin, les soubassements du temple capitolin, ainsi qu’un nombre toujours plus grand de découvertes ont mis fin à la « disette » dénoncée par un savant certain de son incertitude. Un document venu au jour encore récemment comme l’inscription de la tombe 482 de la nécropole latiale de l’Osteria dell’Osa, près de Gabies, contribue, par sa surprenante ancienneté, à déplacer la frontière traditionnelle entre histoire et préhistoire, ou plutôt proto-histoire : la spécialiste à qui est due cette découverte74 ne suggère-t-elle pas aujourd’hui de la dater de la fin du IXe siècle avant J.-C. ?
C’est pourquoi, il n’y a pas de meilleure manière, à mon sens, d’être vraiment fidèle à la leçon de méthode donnée jadis par Louis de Beaufort, que de contredire totalement les conclusions auxquelles il était arrivé : car les documents dont il soulignait le manque sont maintenant là, grâce à l’archéologie ; l’écriture est sûrement attestée par l’épigraphie à Rome à partir de la fin du VIIe siècle ; enfin, on ne saurait oublier que la recherche dispose aujourd’hui d’un éventail de disciplines, comme l’ethnologie et l’anthropologie, qui fournissent des instruments d’investigation et de comparaison qui n’existaient pas auparavant.
Est-ce à dire qu’il faudrait se contenter désormais de valider dans sa totalité la tradition sur les origines de Rome ? On ne peut pas répondre à cette question sans dire un mot du caractère que prend de plus en plus la production scientifique dans ce domaine. À en juger par la production récente, le risque est réel de voir la recherche se partager entre deux attitudes extrêmes, réhabilitation ou condamnation, à chaque fois l’une excluant l’autre. Mais en rester à cette alternative serait, à mon avis, retomber dans les ornières du passé. Normalement, chacun l’admettra, le résultat d’une recherche ne devrait pas être présumable à l’avance ; c’est pourtant ce qui se produit maintenant de plus en plus, puisque, la plupart du temps, le nom de l’auteur de telle ou telle publication suffit à en indiquer l’orientation, voire le résultat. Ce n’est pas, bien entendu, le principe de ces différences d’appréciation que je mets en cause, car la diversité des approches et des doctrines est éminemment souhaitable : mais, lorsqu’elle devient automatisme de pensée, elle risque de transformer l’heuristique en rhétorique, et je ne suis pas sûr que ce ne soit pas le cas actuellement. Assurément, cette évolution, qui transforme la recherche sur les origines de Rome en une espèce de jeu de rôles, est préoccupante : c’est pourquoi, je proposerais volontiers de substituer à l’opposition, que j’ai souvent soulignée moi-même, entre sceptiques et ceux que j’avais appelés fidéistes, - dénomination devenue courante aujourd’hui -, une distinction entre « prudents », au sens, naturellement, du latin prudentes, et dogmatiques, les deux tempéraments critiques pouvant se trouver, cela va sans dire, des deux côtés, aussi bien chez les fidéistes que chez les sceptiques. Si nécessaires et si raffinées se veulent-elles, nos modernes théories peinent, il faut bien le dire, à rendre compte de toute la complexité des traditions antiques sur la première Rome. On n’a certes pas tout dit de la légende de Romulus quand on a montré qu’elle a pu conserver, au moins en partie, le souvenir d’événements réels ; mais on n’en a pas tout dit non plus quand on a mis en lumière, ce qui est également juste, à quel point elle sera pour les Romains tout au long de leur histoire l’expression de leurs attentes et de leurs croyances, de leur façon de concevoir le vivre-ensemble dans le cadre communautaire de la cité.
Par la force des choses, et sous l’effet, précisément du grand mouvement actuel de recherches, qui multiplie les chantiers scientifiques, ces différentes approches peuvent de moins en moins être effectuées par les mêmes chercheurs. Le problème est qu’une simple division du travail, née des exigences normales d’une spécialisation qui, par ailleurs est la condition même du développement de la science, tend à se figer en opposition irréductible, presque théologique, entre deux types d’enquêtes. Pour les uns, c’est déjà un objectif qui se suffit à lui-même que de démontrer que, sinon Romulus, du moins une phase romuléenne a pu exister. Les autres croient, par contre, qu’ils pourront se contenter de montrer comment les Romains des époques successives ont greffé sur la légende de leur fondateur, - de celui qu’ils imaginaient comme leur fondateur -, leurs valeurs et leurs préoccupations du moment. Des deux côtés, on est trop souvent persuadé, même si on ne le dit pas toujours explicitement, que toute démonstration faite dans l’une ou l’autre de ces directions, vaudra réfutation de la thèse du parti opposé !
Le problème est que la réalité antique tient à la fois des deux aspects, - histoire et mémoire -, et qu’il faudrait réussir à tenir, si je puis dire, les deux bouts de la chaîne. La légende de fondation de l’Vrbs correspond à un moment qu’on peut qualifier d’historique, et en même temps elle sera pour les Romains des époques successives un miroir dans lequel ils ne cesseront de se regarder, en y voyant des images toujours différentes. Or il faut avouer que, dans la production scientifique actuelle, le second point de vue reste nettement prédominant, et on peut même dire que les nouvelles découvertes ont paradoxalement eu comme résultat de l’exacerber. On sait depuis Kuhn, que, dans l’histoire des sciences, tout domaine de recherche est caractérisé, à chaque moment de son évolution, par l’existence d’une vulgate, qui est maintenue en l’état tant que cela est possible, voire même quand cela ne l’est plus. Or aujourd’hui, l’optique courante, la vulgate, le paradigme régnant, la communis opinio sur les origines de Rome, c’est encore, notamment dans les universités anglo-saxonnes, d’insister sur ce qu’on appelle, depuis un livre mémorable75 portant ce titre, « l’invention de la tradition » : inventé Romulus, qui ne serait, au choix, que la projection antidatée d’obscurs souvenirs de la protohistoire ou bien la préfiguration de réalités plus tardives du VIe siècle avant J.-C. ; inventé Servius Tullius, dont l’œuvre qui lui est attribuée par l’annalistique romaine ne serait que l’anticipation d’institutions postérieures, qu’on date en général du IVe siècle ; et même de ce côté là, on insistera volontiers sur le caractère inventé d’une figure comme celle de Camille76, dans laquelle on verra en filigrane un portrait d’Auguste.
Parce qu’il s’agit de traditions qui sont vivantes dans la société et la religion de Rome, il y a, incontestablement, du vrai dans une telle approche. Le problème est qu’on en vient alors à se demander sérieusement si le Camille historique, adjectif qu’on préfèrera mettre entre guillemets, a vraiment existé77… : davantage, c’est désormais le fait même de poser cette question qui passera pour un gage de sérieux et de bonne méthode. C’est oublier les 30 000 mètres cubes du remblai de cinq mètres d’épaisseur dont sont recouverts le et, peut-être, les temples archaïque(s) du Forum Boarium, et que la plupart des archéologues78 attribuent, avec raison je crois, à l’intervention du vainqueur de Véies ; c’est oublier les bassins d’or gravés à son nom, que les annalistes purent voir, avant l’incendie du temple capitolin, et dont Tite-Live79 retranscrit l’observation. S’agissant de Romulus, c’est-à-dire, quel qu’ait été son nom réel, du chef politico-religieux qui fit décider que l’habitat du Palatin serait désormais doté d’un statut particulier, c’est oublier l’enceinte du VIIIe siècle mise au jour au pied de la colline… Ainsi, les protagonistes se trouvant réduits au statut d’anticipations ou de symboles, la période royale et la première partie de la République à Rome deviennent, pour beaucoup d’historiens contemporains, une galerie de fantômes… Mais faut-il s’étonner que notre époque, qui a inventé la Toile, réduise ainsi l’histoire romaine à une dimension seulement virtuelle ? Et d’ailleurs, pourquoi s’arrêter là ? Après tout, Auguste, lui aussi, a très vite été considéré par les Romains comme une figure quasi-mythique, et son image a joué un rôle essentiel dans l’évolution ultérieure de l’empire ! Cesse-t-il pour autant d’être un personnage historique ? Pour ma part, plutôt que « d’invention des grands hommes », je préférerais parler d’éclairages différents apportés à des figures, certes en partie légendaires, mais où se trouvent mêlés histoire et mythe.
Si la réduction de la totalité de la légende des origines de Rome à une pure idéologie reste aujourd’hui la doctrine en faveur chez des historiens qui, par ailleurs, ne sont pas spécialistes des époques archaïques, c’est, au fond, qu’elle répond parfaitement aux préoccupations de notre temps : ne savons-nous pas que tout discours sur les origines est toujours un discours sur une identité construite, voire rêvée ? On croit donc devoir en conclure que le discours que les Romains tenaient sur les origines de leur cité est entièrement fabriqué a posteriori et n’a pu, par définition, correspondre à rien dans l’ordre des faits. Je me suis souvent demandé, depuis une quinzaine d’années, pourquoi la discussion sur la question de l’historicité éventuelle de la légende de Romulus prenait par moment les allures d’une véritable guerre de religion entre spécialistes, puisque, à tout prendre, il ne semble s’agir que d’une simple différence de datation, les uns plaçant la naissance de la cité au VIIIe siècle, les autres à la fin du VIIe ou au VIe : je crois maintenant qu’une des raisons profondes de cette situation tient à ce que ce débat met en cause certaines des convictions les plus ancrées dans la pensée contemporaine sur les questions d’origine et d’identité. S’ajoute à cela le fait que réhabiliter le concept et la pratique antiques de la fondation conduit à relativiser bien des théories contemporaines, mais qui commencent un peu à dater, sur la priorité des structures par rapport aux individus, de la longue durée par rapport aux événements. Bien sûr, il n’est pas plus exact de dire que la tradition antique sur les origines de Rome n’est qu’histoire, que de la réduire au mythe ou à la seule dimension de ce qu’on appelle de nos jours la mémoire, en concevant cette dernière comme entièrement fabriquée et artificielle : le fait est cependant que le paysage intellectuel contemporain s’ouvre vers la seconde direction beaucoup plus que vers la première. La thèse de l’invention de la tradition constituant ainsi la vulgate actuelle, l’hérésie, sinon l’innovation scientifique, se trouve aujourd’hui plutôt du côté de la démonstration de la possible historicité, fût-elle seulement partielle, de cette tradition : c’est dire que, malgré les apparences, certaines des tendances de fond que nous avons vues à l’œuvre tout au long du XIXe siècle restent présentes et agissantes dans le paysage scientifique actuel. Bien entendu, je décris là un tableau d’ensemble, qui aurait besoin de nombreuses nuances ou retouches : d’excellentes et fructueuses enquêtes80 sont menées sur la réception antique et les évolutions de la légende, indépendamment de toute interrogation sur sa possible valeur historique. Il reste que l’évolution actuelle de la recherche sur les origines de Rome favorise une opposition binaire, et primaire !, entre défense ou dénonciation de la tradition antique, ce qui ne correspond pas à la complexité des phénomènes étudiés. Le retour actuel du dogmatisme, qu’il soit sceptique ou fidéiste, l’absence de véritable dialogue entre défenseurs de positions opposées, la floraison d’interprétations étroitement personnelles, la fâcheuse habitude qui se répand de faire le silence sur les éléments qui contredisent le point de vue que l’on défend, voilà des caractéristiques qui, chaque spécialiste le sait, deviennent de plus en plus fréquentes dans la production scientifique sur les primordia Romana. Or il est illusoire de croire qu’on puisse, sans dommage pour la science, continuer dans la voie du solipsisme méthodologique en vogue aujourd’hui. Il est évident que la part respective, dans les traditions antiques, de ce qui relève de l’histoire, des faits, et de ce qui relève de l’invention, de la construction idéologique, ne peut être délimitée, si l’on ne veut pas se contenter de jugements a priori, que grâce à des analyses prenant en compte tous les aspects de chaque dossier.
Mais il faut pour cela repenser en particulier les rapports du mythe et de l’histoire, je veux dire du récit d’histoire : contrairement à ce qu’on en écrit encore trop souvent, ils ne s’opposent pas comme le vrai au faux, mais ils s’entremêlent de façon complexe. Un grand historien du début du XXe siècle81 a écrit un jour que la meilleure preuve de la réalité historique du personnage de Camille lui paraissait être le caractère mythique qu’ont, indéniablement, les traditions le concernant. La remarque vaut, à mon avis, également pour les protagonistes des épisodes fondateurs du Palatin et du Capitole : c’est ainsi que Romulus est fils de Mars, et que la construction du temple de Jupiter sur le Capitole aussi bien que l’instauration de la République sont tout enveloppées de merveilleux. Dans le premier cas, le mythe cache que Romulus n’était pas le premier occupant du site romain ; dans le troisième, il s’agit de faire oublier que, si les rois ont été chassés de Rome, c’était d’abord, comme l’avait lumineusement montré Andreas Alföldi82, la conséquence de l’invasion de l’étrusque Porsenna. Mais que le nouveau régime soit né de la vacance de pouvoir créée par une intervention extérieure, cela, la tradition romaine, - disons la Mémoire sociale, culturelle et religieuse développée par l’oligarchie qui avait pris le contrôle de la cité à la faveur du départ des rois -, ne pouvait l’admettre ; parce qu’elle voulait à tout prix faire exister le nouveau régime avant l’arrivée de Porsenna, elle a donc fait largement appel au mythe, puisant, comme l’avait montré Dumézil, dans le vieux fonds indo-européen pour dépeindre les sublimes exploits qui étaient censés avoir provoqué le départ de Rome du roi de Clusium : dans ce récit, où les fils du vrai et du faux sont difficiles à démêler, quelques indices comme le brusque et illogique revirement de Porsenna, d’abord allié puis ennemi de Tarquin, ainsi que l’artificialité, soupçonnée depuis longtemps par les spécialistes, de la figure de Brutus, valent comme autant de traces du travail de camouflage accompli par la tradition. Le résultat en est une inversion des rapports de causalité, puisque, à la réalité d’une invasion étrangère provoquant la défaite et la chute du pouvoir romain, l’annalistique a substitué le tableau, ô combien plus édifiant !, d’une révolution spontanée et autochtone, suivie d’une tentative étrangère de restauration, finalement mise en échec par la valeur romaine. Avantage supplémentaire : le rôle décisif joué par les Latins dans la défaite de Porsenna et son départ du Latium se trouvait ainsi, non pas effacé, car cela n’était pas possible, - et cette constatation même devrait retenir l’attention-, mais présentée sous l’éclairage le plus défavorable possible, les Latins n’apparaissant que comme des partisans du rétablissement de la monarchie ; en réalité ils devaient s’en soucier assez peu, voulant seulement échapper à la tutelle du chef d’une principauté étrusque qui essayait de prendre le contrôle de toute une partie du centre et du sud de la péninsule : ce fut aussi la raison de l’intervention à leurs côtés du tyran Aristodème de Cumes, alliance qui nous vaut d’avoir, par l’intermédiaire de Denys d’Halicarnasse83, l’appui exceptionnel de sources d’origine grecque contemporaines des événements.
Penser les origines de Rome, c’est donc prendre la pleine mesure d’une complexité qui ne se réduit pas aux schémas trop simples auxquels on veut souvent la réduire. Cela veut dire qu’il nous faut sans doute remettre en cause la définition strictement différentielle habituellement donnée aux catégories de mythe et d’histoire. L’idée, en particulier, que, dans la formation de la tradition romaine des origines, celui-ci a toujours succédé dans le temps à celle-là, cette idée, toute banale et inoffensive qu’elle paraisse, est devenue, à mon avis, l’un des plus importants obstacles à une appréhension exacte de ce qu’on peut appeler la « mythistoire » romaine des origines. Le mythe n’est pas, ou pas seulement, le moyen auquel recourt la mémoire de la Ville pour combler le vide d’un passé qui serait à jamais disparu et inconnaissable, qu’on y voie, selon Dumézil et son école, des schémas de pensée venus de la plus lointaine préhistoire indo-européenne, ou bien des inventions littéraires de l’époque hellénistique, selon ce que voudrait une conception ancienne mais de nouveau en vogue : il s’agit en réalité de la forme même que prennent la conscience identitaire et la perception du présent dans une société romaine où la religion structure tous les aspects de la vie publique, et sans doute privée. Ainsi, c’est probablement au moment même des événements, ou peu après, que Romulus a été considéré comme le fils du dieu Mars et que Servius Tullius s’est présenté comme un nouveau Romulus, ce qu’a pu faire également un Camille, et que fera un jour un certain Auguste… Fondation de Rome ; fondation de la République ; siège et prise de Véies, et, pourrait-on ajouter, prise de Rome : ces quelques exemples nous permettent donc de formuler une espèce de principe pour la lecture de la tradition littéraire sur la première Rome : plus un événement a eu d’importance historique, plus le récit qu’en fait l’annalistique sera chargé de mythes. Ainsi la densité mythique de tel ou tel épisode du récit des commencements de la cité ne prouvera nullement, contrairement à ce qu’en ont cru diverses écoles de pensée, son inexistence historique, mais, tout au contraire, sa réalité et son importance, même s’il s’agit, bien entendu, d’une histoire qui, à chaque fois, reste à déchiffrer.
Valider la tradition sur les origines de Rome, ce n’est donc pas du tout en ranger toutes les composantes du côté de l’histoire « réelle » ; c’est plutôt comprendre l’articulation respective des différents éléments, pour restituer l’économie et la dynamique propres de l’ensemble qu’ils forment, et cela en prenant en compte l’apport de toutes les disciplines. C’est, par rapport à une vulgate actuelle, qui persiste trop souvent à en refuser ne serait-ce que la possibilité, admettre, c’est-à-dire ne pas exclure a priori, que, globalement, cette tradition antique sur les commencement de la cité romaine ait pu garder le souvenir des grandes évolutions, et, dans certains cas, des grands événements qui ont marqué le développement de cette dernière. Du point de vue de la méthode, l’erreur serait donc de considérer le mythe et l’histoire comme foncièrement hétérogènes et incompatibles entre eux, alors qu’ils apparaissent de plus en plus, au moins pour ce qui est des origines de Rome, comme complémentaires et interdépendants. Il est vrai qu’il faut pour cela prendre le contrepied de certaines conclusions que l’érudition du XIXe siècle et d’une bonne partie du XXe avait cru pouvoir formuler sous la forme d’ « acquisitions pour toujours », puisqu’elle avait avait fait de la démarcation entre mythe et histoire la frontière même du territoire de la science : mais n’est-ce pas le propre de la recherche que d’obliger à remettre sans cesse en question, et, pour tout dire, à repenser les vérités d’hier ? Or, malgré ce qu’on pourrait croire, crédibiliser la tradition antique ne revient pas à la répéter ou la paraphraser : il s’agit, au contraire, d’en restituer le devenir, pour mettre en lumière la façon dont s’y articulent, en diachronie comme en synchronie, histoire et mémoire. Il n’est évidemment pas question de tout mettre sur le même plan ! Il semble, par exemple, que la présentation de Rome comme colonie d’une Albe qui aurait elle-même été colonie de Lavinium constitue, comme je le montre ailleurs84, un schéma idéologique qui ne peut pas être référé directement à une réalité que l’archéologie n’aurait plus qu'à confirmer : au contraire, cette discipline nous révèle que la tradition sur ce point cache et révèle tout à la fois la réalité historique, laissant apparaître à l’analyse, et l’ancienne primauté de la fédération latino-albaine et la volonté romaine, par le biais d’une mise en vedette de la cité de Lavinium, d’en effacer, autant qu’il était possible, le souvenir. Sans doute, lorsqu’il s’agissait d’évoquer un passé situé avant la naissance de l’Vrbs et en dehors d’elle, la tradition avait-elle plus de liberté d’invention : encore voit-on, en l’occurrence, les raisons qui ont pu donner au récit devenu canonique la configuration qui est la sienne dans les textes du début de l’empire où apparaissent Lavinium et Albe. La partie proprement romaine du récit n’a, par contre, pas le même statut : décrivant la naissance même et les commencements de la Ville, elle constitue une histoire sacrée, qui ne pouvait être modifiée qu’à la marge, comme le prouve la conservation dans la longue durée d’épisodes aussi gênants pour les Romains des époques hellénistique et classique, que le fratricide, le viol d’une Vestale, ou le dépeçage du corps royal.
Penser les origines de Rome, c’est donc penser à la fois la complexité de volumes et la multiplicité de reflets d’un véritable polyèdre intellectuel, qui peut changer d’aspect selon l’angle sous lequel on le regarde. Pour que la description ne soit pas trop incomplète, il faut faire appel à toutes les disciplines, dans une démarche qui va bien au-delà de la simple confrontation entre philologie et archéologie : à dire vrai, ce dualisme classique, qui a pu avoir naguère son utilité méthodologique, ne me paraît plus correspondre à la réalité du travail en cours et à la diversité d’approches que requiert aujourd’hui une exploration faisant constamment appel à un large éventail de disciplines. Un dernier exemple, emprunté aux développements les plus récents de la recherche, me servira à illustrer mon propos.
Condere urbem : par ces mots, on le sait, les Romains désignaient l’acte de fondation d’une ville qui était la ville par excellence, c’est-à-dire Rome, urbs étant en l’occurrence ce que les linguistes appellent « un quasi-nom propre », qui, sauf exception, n’est employé que pour désigner la cité des bords du Tibre. Une partie des auteurs anciens, et notamment, nous l’avons vu, Varron, donnait à ce rite une origine étrusque, de telle sorte que cette attribution a été pour les Modernes un argument non négligeable pour faire de Rome une création étrusque et, en conséquence, pour ne pas dater la naissance de la cité avant les VIIe-VIe siècles avant J.-C. : bref, pour la refuser à Romulus… Cependant, il est à noter que l’étruscologie n’a jamais réussi à démontrer le caractère étrusque du vocable urbs, ce qui était d’ailleurs une raison pour elle de l’annexer à son domaine, l’étrusque restant, n’est-ce-pas, une langue déchiffrée mais comprise seulement très partiellement : c’est dire qu’on était très exactement dans le cas de figure classique, mais, avouons-le, peu rassurant, de l’explication de l’incertain par l’inconnu !
Or voici que, pour la première fois, la linguistique historique vient de trouver et, semble-t-il, de prouver, l’appartenance à l’indo-européen de ce mystérieux et fascinant vocable. Il serait, en effet, d’après les spécialistes de ce domaine dont je reprends ici les conclusions85, à mettre en relation avec un terme et une locution attestés en hittite, et signifiant respectivement « clôture » et « délimiter un périmètre », « tracer un cercle », expression déjà pourvue dans cette langue d’une valeur sacrale. Chacun peut pressentir l’importance d’une telle découverte, que je n’entends pas commenter maintenant dans le détail86, et à propos de laquelle je me contenterai de quelques remarques de méthode. La première est qu’il s’agit d’une proposition d’autant plus importante qu’elle a été élaborée par des savants étrangers à toute volonté démonstrative dans le domaine des origines de Rome, puisqu’il s’agit de linguistes, spécialistes d’une langue qui n’est pas le latin : leur découverte en est d’autant plus objective et précieuse. Ma seconde remarque, c’est qu’on trouverait difficilement plus bel exemple de la nécessaire complémentarité des sciences historiques et philologiques et de ce qu’on appelle aujourd’hui l’interdisciplinarité. Ce vocable hittite a, en effet, été identifié par des linguistes sur des tablettes d’argile mises au jour au début du XXe siècle grâce à l’archéologie quelque part sur le territoire de l’actuelle Turquie, et voici qu’il s’avère précieux pour l’étude philologique et historique des réalités romaines. Bien entendu, l’interdisciplinarité ne veut pas dire que chaque spécialiste doive se substituer à ses collègues spécialistes d’une autre discipline : le XIXe siècle l’a parfois rêvé, avec des savants de la taille d’un Humboldt, d’un Renan ou d’un Mommsen, mais le développement scientifique contemporain ne le permet désormais plus ; je pense, par exemple, que, bientôt, une vie humaine tout entière ne suffira plus à maîtriser l’ensemble de la bibliographie sur les origines de Rome, et, depuis longtemps, déjà, c’est un stade qu’a franchi l’étruscologie, qui est, on s’en souvient, l’un des domaines d’où est né notre secteur de recherche. Il convient donc de rester prudent et de ne pas exclure que cette proposition d’attribution à l’hittite ne soit remise en cause par le développement de la recherche : toutefois, depuis que cette hypothèse a été formulée pour la première fois, je constate qu’elle a été développée et approfondie, plutôt que contestée dans son principe. Nouvelle, cette découverte est encore ignorée aussi bien des étruscologues que des spécialistes des primordia Romana, qui, à ma connaissance n’en font pas état, y compris dans leurs productions les plus récentes. Elle est pourtant, me semble-t-il, de très grande conséquence : d’abord, parce qu’elle prouve que la tradition romaine sur la limite sacrée du pomerium n’est pas, dans son principe, contrairement à ce croient pouvoir en dire certains savants, une forgerie tardive. La délimitation religieuse attribuée à Romulus n’est-elle pas, très exactement, un « cercle tracé », en l’occurrence tout autour du Palatin ? Ensuite, s’il se confirme que le mot urbs a d’abord, en indo-européen, désigné le cercle sacral et non la ville, il apparaîtra que, pour Rome, pour l’Vrbs, c’est donc le rite de fondation, tel que le décrit le « mythe » romuléen, qui détermina le passage à ce monde en trois dimensions, - territoriale, religieuse et juridique -, qui constitue la cité : il s’agit bien d’un « espace-temps-valeurs » rituellement, et donc ponctuellement, et, pour tout dire, historiquement créé. Enfin, il est clair, maintenant, que la tradition antique sur l’origine étrusque de ce rite doit être remise en perspective, c’est-à-dire comprise dans toute sa possible complexité. En considérant cette tradition comme la preuve absolue que Rome n’avait pu exister qu’avec les Étrusques, et donc pas avant les VII-VIe siècles, qu’a fait la vulgate moderne, finalement, sinon lire à la lettre le récit antique ? Mais depuis longtemps, on avait remarqué que plusieurs auteurs, et non des moindres (Denys d’Halicarnasse est du lot !), ne disaient mot de cette origine étrusque, silence que l’on interprétait en général comme le signe de sentiments pro-romains ou anti-étrusques. Dès lors que la nouvelle étymologie indo-européenne vient changer la donne, deux explications me paraissent possibles pour cette origine étrusque attribuée au rite de condere urbem par une partie de la tradition antique : ou on admettra la réalité d’une médiation étrusque, c’est-à-dire villanovienne du point de vue de l’archéologie, et de fait certains éléments, que j’avais moi-même suggérés naguère, vont dans ce sens ; ou bien, on donnera raison à Dumézil : soulignant, dans sa Religion romaine archaïque et en accord avec la perspective de recherche qui était la sienne, le caractère indo-européen du rite de la fondation romuléenne, il expliquait l’identité étrusque qui lui est accolée par une partie de la tradition, comme un effet de la réception des réalités les plus anciennes par l’annalistique ; cette dernière aurait eu tendance à définir comme « étrusque » ce qu’elle savait, d’une manière vague, appartenir au passé le plus ancien de la Ville. Quoi qu’il en soit de ces différentes hypothèses, le résultat le plus décisif de cette nouvelle découverte de la linguistique historique est la démonstration de la très grande ancienneté, de la latinité et du caractère religieux de l’action désignée par le syntagme urbem condere. Autre découverte qui va dans le même sens : un des derniers articles du grand linguiste Helmut Rix, récemment disparu, est consacré à la démonstration du caractère originellement non étrusque du nom des trois tribus romuléennes, Tities, Ramnes, Luceres, qui appartiendraient en réalité au latin : ainsi ces deux exemples illustrent-ils, de manière frappante, l’autonomie croissante de l’étude des origines de Rome par rapport à l’étruscologie. On le voit : valider la tradition antique, ce n’est pas se contenter de la répéter, et ce n’est pas non plus arrêter le mouvement de la recherche, bien au contraire.
Quelques conclusions se dégagent d’elles-mêmes de notre propos : d’abord, la multiplication des nouvelles découvertes a été telle, ces dernières années, qu’on doit constater87 qu’aucune synthèse, y compris parmi les plus récentes, n’est en mesure d’en intégrer pleinement les résultats. Il est, en réalité, encore beaucoup trop tôt pour que le débat soit figé dans une quelconque vulgate, quelle qu’elle soit : sur des points essentiels comme les phases pré/proto-urbaines du site romain, ou la datation sur les premiers aménagements du Forum, le dialogue entre spécialistes doit rester ouvert. Il importe donc de rester attentif à ce perpétuel renouvellement documentaire qui remet souvent en question les conclusions des uns et des autres, et qui rend parfois possible ce que l’on excluait auparavant a priori. Il faut évidemment ne jamais oublier non plus que les données acquises peuvent toujours être remises en question. La chronologie archéologique, par exemple, est actuellement sujette à d’assez fortes turbulences : suite à de nouvelles analyses obtenues par des techniques scientifiques de pointe, on s’était orienté, depuis une petite dizaine d’années, vers des datations nettement plus hautes, qu’on a tendance, depuis peu, à rabaisser de nouveau, sans pour autant revenir totalement au système antérieur. Daté, au moment de sa découverte et de sa publication, des années 730-720 avant J.-C., le mur du Palatin est désormais placé par ses découvreurs dans un intervalle chronologique 775-730, dont le secteur médian se trouve par conséquent dans les années 750… Mais le rehaussement de la phase III B, qui inspire cet ajustement est, il est vrai, contesté par d’autres spécialistes. C’est dire que, aujourd’hui comme hier, les obstacles épistémologiques que rencontre l’étude d’un domaine d’étude, qui, du reste, n’a pas encore de reconnaissance institutionnelle véritable, sont aussi variés que nombreux : cependant, ils n’ont pas empêché le développement d’un secteur de la connaissance où Momigliano, déjà, voyait l’une des écoles de la méthode historique (l’adjectif s’entendant au sens large) : ce qui nous apparaît maintenant, c’est que ce sont précisément ces obstacles, et l’inquiète curiosité qu’ils suscitaient, qui ont, en réalité, attisé l’intérêt pour la première Rome, et beaucoup contribué à la mettre au premier plan de l’actualité scientifique. Ainsi est-on passé d’une situation où l’on considérait que la tradition antique en disait trop, à un état de choses où, d’évidence, le foisonnement de découvertes de plus en plus importantes fait apparaître que cette tradition n’en dit pas assez. Là est sans doute la raison pour laquelle le risque de dogmatisme n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui. L’avenir n’est pas écrit, et il dépend de chacun des chercheurs concernés de penser les origines de Rome dans une perspective ouverte et non fermée, en tenant compte aussi bien de la possible valeur historique de la tradition antique que de sa dimension mémorielle. L’objectif ne pourra être atteint, me semble-t-il, que si chacun fait siens deux axiomes, qui sont pour moi, non point contradictoires mais complémentaires et que je formulerais ainsi : ce n’est pas parce que l’on peut ne pas tout ignorer que l’on doit tout savoir ; ce n’est pas parce qu’on ne peut pas tout savoir, que l’on doit tout ignorer.
L’enjeu se trouve ainsi, à mon sens, dans la conception, et la pratique, que l’on a de l’incertitude, compte tenu du fait qu’il s’agit aujourd’hui d’une dimension essentielle du travail de la science. Or l’incertitude, qui est un possibilisme, doit rester aussi éloignée de l’absence de doute méthodique, que d’un pyrrhonisme militant et systématique : car dans les deux cas, c’est la transformer en dogmatisme. Comprendre la tradition antique, ce n’est pas, ou pas seulement, décider si elle est « vraie » ou « fausse », mais c’est en restituer, par une analyse à la fois unitaire et diversifiée, la formation, la réception et les métamorphoses successives. Penser les origines de Rome, c’est donc se demander, s’agissant en particulier du récit des quatre premiers règnes romains, comment une recherche qui a, jusqu’ici, fondé son ambition de scientificité sur le rejet total de la légende, peut, et doit, construire maintenant de nouveaux critères d’évaluation, sans exclure une acceptation au moins partielle de ce même récit. C’est assurément une tâche très difficile, car, si nous admettons, après avoir si longtemps pensé le contraire, que, dans les croyances des Anciens, il y a eu du savoir, nous n’échapperons pas à la conclusion, que, dans notre savoir, d’hier et d’aujourd’hui, il entrait et il entre une part non négligeable de croyances. Et en matière de recherche, il vaut certes mieux que les croyances d’hier ne soient pas celles de demain…