Relue et mise en scène par notre contemporanéité, L’Illusion comique possède quelque chose d’efficace pour qui veut prendre pied dans le champ des questions théâtrales présentes. Et la question de l’illusion, qui reste une constante et l’enjeu même de l’art dramatique peut encore advenir, parce qu’elle reste d’actualité. Ainsi, cette métathéatrâlité séduit tant les metteurs en scène actuels parce que le théâtre, de nos jours, se donne comme théâtre avant de se donner, parfois, et de plus en plus rarement, comme une fiction d’histoire ou comme l’histoire d’une fiction. Ainsi, l’artificialité conventionnelle ou contractuelle de la théâtralité s’exhibe et la pièce s’affirme comme ouvrage d’art s’exprimant sur la mimésis, sur la théâtralité elle-même, et parfois sur le monde. Le spectateur est alors placé devant une œuvre d’art (comme un tableau, l’exécution d’une partition musicale dans un concert), bien plus que devant une fable, ce que la frontalité et le noir de la salle renforcent. Le théâtre devient ainsi le lieu du plaisir de la pièce et non plus vraiment de la fable, ou des rencontres et des intrigues, et il n’est plus non plus le lieu du jeu de l’acteur-vedette. Le théâtre devient le lieu du théâtre.
De Strehler à Eric Vigner, de Villégier à Alain Bézu à Frédéric Fisbach et à Brigitte Jaques-Wajeman, L’Illusion comique est donc maintenant la pièce canonique à tel point qu’elle a même été réécrite et prise comme matériau dramaturgique et matière à métathéâtralité par Olivier Py dans ses Illusions comiques (au pluriel). Reste ainsi la question théâtrale de l’illusion, autrement dit L’Illusion comique, celle du théâtre, comme problème à traiter sur un plateau: un problème théorique et pratique, donc, une question propre au théâtre et à l’art, comme moyen de penser la représentation et les difficultés qu’elle doit affronter au moment où les arts vivants, justement, sont sans illusion, opèrent sans l’illusion. Et lorsqu’un metteur en scène, un dramaturge, un comédien cherche à monter L’illusion comique, il a d’abord affaire à un texte, d’une part, et à ses prédécesseurs, de l’autre. Il doit alors faire le point sur ce que le texte lui propose et sur les solutions que d’autres, avant lui, ont trouvé pour répondre à ces propositions. Surgissent du texte un espace et un temps de représentation dramatique, un espace-temps, théorique, fictionnel et dramatique qui propose une fiction construite à partir du système (personnages, intrigue, indications spatio-temporelles, etc.) imaginé par l’auteur et médiatisé par le texte.
C’est ainsi un processus de création et de réflexion représentées sur un plateau à partir d’un texte théorique et pratique que chaque metteur en scène contemporain pense et réalise, sans oublier le plaisir des spectateurs, évidemment central : plaisir pris au jeu, plaisir à être pris par le phénomène d’illusion, plaisir à penser ensemble le phénomène théâtral.
Ouverture
Scène 1.
Jean-Marie Villégier (13 :23) dit tout, d’entrée, lors des répétitions de la pièce, sans qu’il soit utile de commenter la manière dont un grand metteur en scène définit l’illusion à travers cette pièce de Corneille, étrange et monstrueuse comédie. On notera simplement que, dans le film portant sur ce travail d’approche (la mise en scène est un peu différente et sera en costumes), la scénographie est déjà en place : le père et le guide sont sous la scène et s’avancent dans le public, la scène principale est au-dessus, enfin, sur la scène elle-même, un second échafaud (une « scène du haut ») marque l’empilement et l’enchâssement des fictions. Trois espaces, tout d’abord, mais triple espace poreux, dont les bords sont difficiles à distinguer. Plus tard, après d’autres répétitions, on verra (19 : 06) que cela ne suffit pas, il faudra en effet décomposer l’espace un peu plus : du plus proche au plus lointain, la campagne, là où sera Alcandre, qui touche les spectateurs ; le proscenuim (l’avant-scène), plus haut sur le tréteau ; après quelques marches on arrivera à une première scène ; enfin, après une marche on figurera la scène du haut. Ainsi, cette fois les deux comédiens entreront dans le théâtre par le lointain pour peu à peu descendre jusqu’à la grotte et jusqu’aux spectateurs. C’est à partir de ce dispositif, de cette machine à jouer qui vient directement du XVIIe siècle, que la mise en scène est construite. Du point de vue du jeu, Pridamant et Dorante redoutent d’abord comiquement la puissance du mage et, dans la seconde version, jouent l’effroi : on peut en effet hésiter à prendre au sérieux Alcandre, qui n’est après tout qu’un magicien de province assis sur sa brouette, voire une parodie des mages de la pastorale, et la pièce elle-même qui est, avant tout, un divertissement comique.
Dans la mise en scène d’Alain Bézu, Pridamant et Dorante, son guide, en costumes contemporains, entrent dans le bâtiment du théâtre par la salle, comme des sortes de spectateurs — au milieu des spectateurs « réels », donc — et aperçoivent cette « antre » sombre qui, tout au fond, s’ouvre sur une scène. Avec eux, et alors que nous sommes déjà installés, nous pénétrons, à nouveau, dans le théâtre, comme pour en prendre conscience.
Qu’est-ce que ce théâtre ici représenté ? Un lieu sombre, une grotte obscure, moderne et ancienne, permanente. Dans la fiction dont les deux personnages-spectateurs nous parlent, cette grotte est celle d’un mage alors que nous voyons aussi que c’est un théâtre : la grotte et le théâtre se secondent et se recoupent. Tout, dans la mise en scène l’indique : le rideau, la salle et la scène, le vêtement du guide (jeune assistant de Pridamant, mais aussi jeune assistant à la mise en scène, qui disparaîtra ensuite). La grotte et/ou le théâtre, comme le dit le texte, sont mystérieux, sombres, et mettent les deux types de spectateurs dans une sorte de crainte et de respect qui convient à l’art, comme à la quête d’un fils qu’un père, devant nous, poursuit.
En outre, les deux arrivants, nous le voyons ne serait-ce que parce qu’ils sont éclairés, ne sont pas des spectateurs à notre manière : ils se montrent différents (ils font comme si nous n’existions pas, ou comme si nous n’existions pas vraiment) et jouent une fiction, la fiction n°1. Grâce à leurs mots qui stimulent notre imagination, d’un coup, dans cette pénombre, quelque chose s’ouvre ainsi : une première fiction. Toutefois, nous partageons avec eux la même attitude. Eux et nous, attendons que quelque chose se passe (la suite de la fiction n°1) et que quelqu’un entre sur scène pour faire le lien théâtral entre la demande (distincte) du spectateur (voir un spectacle) et celle des personnages-spectateurs (poursuivre une quête). Cette attitude partagée est que nous attendons que le rideau s’ouvre.
La séance peut donc commencer, comme chaque jour à la même heure : la séance théâtrale et la fiction, grâce à l’entrée d’Alcandre, mage de fiction qu’on vient consulter (fiction n°1), à l’entrée d’Alcandre comédien-personnage-metteur en scène dont on vient admirer l’ouvrage, le métier. Mais il faut, pour en prendre conscience, rester un peu sur le seuil, attendre, s’impatienter, craindre, observer, s’observer, bref, être aux aguets, donc se mettre en position de spectateur à la fois pris par l’histoire et en distance, conscient du théâtre. C’est tout l’enjeu des trois premières scènes.
De quoi est-il question ? Les mots le disent : d’un côté il est question de théâtre, puisque tout est fait pour que nous nous rendions compte que nous sommes dans un lieu de théâtre à l’orée d’une représentation que nous attendons, d’un autre côté, il est question d’une recherche, d’une quête, d’une attente, celle d’un père qui a banni son fils, qui s’en veut, qui souhaite le retrouver et qui pour cela attend un mage qu’il entend consulter. Pridamant vient là en dernier recours : depuis plus de dix ans il recherche son fils, partout, même aux enfers, en vain, et il ne lui reste plus que la magie, ou le théâtre, pour enfin le retrouver.
Or, comme le dit le cavalier-guide, seul Alcandre peut débloquer la situation d’attente, parce qu’il est l’ordonnateur de ce pour quoi nous sommes là. Il devra donc, après toutes nos attentes, entrer sur une scène jusqu’ici vide, faire en sorte qu’il s’y produise quelque chose et, sur le plan de la fable (fiction n°1), faire en sorte qu’un père (triste, engoncé dans son manteau) sache ce que son fils est devenu en lui représentant ses faits et gestes dans une représentation (fiction n°2).
Mais nous attendrons encore un peu : entre impatience et désespoir, entre culpabilité et repentir, Pridamant résiste, reste dans l’entrée, ne vient ni parmi les spectateurs, ni a fortiori sur la scène que son guide a déjà désignée et presque investie. C’est qu’il a, comme nous, de nombreuses raisons de ne pas entrer dans un théâtre : la peur de perdre son temps, celle d’être déçu, celle d’être pris par une fiction qu’on sait illusoire qui pourtant vous retient et vous émeut, le fait que les comédiens soient à fuir parce qu’il n’ont pas bonne réputation (au XVIIe encore plus que maintenant), etc.
Dans la mise en scène de Bézu, les spectateurs sont ainsi d’abord littéralement représentés par eux-mêmes dans leur situation d’attente impatiente (qu’elle est longue cette mise en place !), puis pris entre Pridamant, qui est au-dessus d’eux et derrière eux et qui s’adresse à son guide, et son guide, qui traverse le public, puis lui fait face et s‘adresse aussi bien à Pridamant qu’au public. Le dialogue, alors, s’installe par-dessus la salle, jusqu’à ce que Pridamant veuille s’enfuir : il faudra que le guide revienne auprès de Pridamant pour le ramener dans la salle, puisqu’il n’est pas question qu’il n’y ait pas de théâtre, parce que tout le monde a payé pour voir. Et comme vraiment, malgré ces jeux de scène et de salle, l’mpatience du public de voir quelque chose se passer est à son comble, il est temps d’accueillir Alcandre qui, enfin, paraît en majesté (avec musique du XVIIe siècle).
On voit, dans la mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, à peu près le même procédé de représentation et d’entrée en matière : arrivée par la salle, costumes modernes, manteau épais de Pridamant, obscurité des lieux, présentation du théâtre et de la fiction n°1 (la quête du père). À ceci près que, très vite, les deux personnages montent cette fois sur l’avant-scène, devant le rideau baissé et qu’ils sont déjà acteurs face au public durant la première scène, au point d’ailleurs que leur jeu est nettement plus soutenu par une attitude dramatique. Le père, en particulier, adopte la souffrance comme régime de déclamation. Puisqu’il s’agit, pour le spectateur contemporain, de faire passer au mieux une scène un peu longue, on a vu que la solution de Bézu était de faire traverser tout l’espace de la salle au cavalier pour empêcher que Pridamant s’en aille et ainsi animer les choses ; on voit maintenant que Brigitte Jaques-Wajeman a au contraire creusé le propos de la souffrance du père afin de capter l’attention du spectateur en le rapprochant de la question fictionnelle domestique posée, de la quête. Ce que le spectateur perd en méta-théâtralité, il le gagne donc en investissement psychologique et en compassion : comment en effet ne pas plaindre ce père repentant ? Et pour rythmer dès le départ sa mise en scène, Brigitte Jaques-Wajeman joue le contraste en faisant ironiquement entrer un mage excentrique moderne, non-compatissant, pour mieux prendre le spectateur au piège de l’empathie qu’il a peut-être déjà ressentie à l’égard de Pridamant.
Scène 2
Alcandre, dans la mise en scène de Bézu, arrive alors par la salle (de l’autre côté que Pridamant), une salle qu’il traverse, dont il descend les escaliers jusqu’à la scène, en propriétaire : l’antre sombre, qu’elle soit lieu théâtral (réalité des spectateurs) ou grotte (fiction n°1), est son lieu/ Le public et les nouveaux arrivants apparaissent comme ses invités, si bien qu’il allume la lumière pour qu’enfin tout le monde se voit, que l’ensemble des participants à la séance (spectateurs de la réalité et acteurs de la fiction n°1) se regardent, comme il est d’usage au théâtre (bien plus au XVIIe siècle encore que maintenant).
Alcandre sait donc tout, par avance, de l’histoire fictionnelle passée qu’il va poursuivre et exposer, comme du lieu qu’il dirige et qu’il crée. Pridamant, et tous les spectateurs, peuvent ainsi « commencer d’espérer » : qu’une pièce ait lieu, que la quête du père soit possible, que la magie (du théâtre) agisse. Et puisque maintenant on distingue mieux les silhouettes, on voit que le mage est un curieux mage de théâtre : une femme jeune, aux longs cheveux blancs, grimée en sorcière, déguisée en magicien au long manteau, et qu’elle porte aussi de petites lunettes rondes (archaïques ? « intellectuelles » ?). Personnage décalé, « rêvé », type, mais femme capable de connaître tous les secrets. Il y a là de quoi indisposer un père de famille et à surprendre les spectateurs, donc à les mettre en face de ce qu’un costume et qu’un travestissement peut produire d’ambigu, et qu’il leur faut résoudre par eux-mêmes… Cette magicienne a donc, comme il est convenable, une baguette magique, avec laquelle elle joue, impressionne, tandis que le petit guide la regarde de la scène sur laquelle il est monté, puis elle agit : la représentation commence, et les problèmes du metteur en scène (ici Bézu) aussi.
Dès cette deuxième scène de L’Illusion comique, Corneille, en effet, révèle tout de son intrigue à son lecteur tandis qu’il laisse le spectateur dans l’illusion et l’incertitude : Alcandre « donne un coup de baguette magique et on tire un rideau derrière lequel sont en parade les plus beaux habits des comédiens » (indication scénique, acte I, sc. 2). D’un coup, le lecteur, le comédien qui lit la pièce pour la représenter, le metteur en scène moderne, savent tout : ce sont des comédiens dont il va s’agir, et Clindor, fils de Pridamant, est l’un d’eux. Mais il faut que le spectateur, lui, voit des habits dont il ne sait, évidemment, si ce sont des costumes de scène ou des vêtements onéreux — d’ailleurs, à cette époque, on sait que la différence est mince, ou inexistante. D’un côté la lecture précise ce qui est presque impossible à préciser sur scène, et simultanément révèle que le principe de l’illusion, de la non-démarcation entre le théâtre et la réalité, feront tout le sel de la comédie. Corneille distingue donc deux instances de réception. L’une est naïve et en butte à l’illusion, c’est celle du spectateur, l’autre est celle des lecteurs : elle a partie liée avec les praticiens et rien de l’artifice ne doit lui échapper. Ce genre de jeu avec le lecteur et avec les praticiens (qui doivent résoudre l’énigme que leur soumet Corneille : comment représenter, en effet, ces « habits de comédiens » ?) permet, à l’intérieur du même support textuel, de manipuler les instances de réception, est propre au théâtre. Corneille fait ainsi référence à plusieurs lieux de réception : le lieu théâtral, avec ses spectateurs qu’il faut séduire ; un lieu intermédiaire, le lieu des professionnels du théâtre, qui s’appuie sur la lecture du texte — publié ou non —, pour le représenter ; enfin le lieu du lecteur, le cabinet, qui permet la pensée, l’arrêt, une autre distance.
On pourrait choisir, compte tenu du costume moderne des premiers participants, de faire en sorte que ces vêtements soient rigoureusement des costumes de théâtre, et le problème serait réglé, sans ambiguïté (en tout cas sans celle de Corneille), au nom du fait que, de toute manière, les spectateurs connaissent la pièce et qu’ils ne seront pas surpris, comme Pridamant le sera. Le danger serait alors de vouloir être plus intelligent que le texte et, du même coup, de ne pas jouir naïvement de son dispositif de surprise : je sais bien que c’est du théâtre dans le théâtre, je sais bien que L’Illusion est une pièce-type, je ne serai donc pas dupe de ce qu’elle met en place pour me piéger… Que choisit Alain Bézu ? de montrer des vêtements somptueux du XVIIe siècle, autrement dit, en principe, pour les spectateurs modernes, des costumes de théâtre ; mais, dans le même temps, Bézu travaille sur la convention théâtrale que nous avons acceptée, et qui consiste à montrer une fiction qui tient autant du XXIe siècle que du XVIIe ; enfin, Bézu nous entraîne aussi à penser que ce sont des vêtements de la fable théâtrale et que les personnages sont imaginables comme réels. Il reste donc de la place (un peu de place au moins) pour que nous puissions jouer à être dupes.
Retour à la mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman. La lumière du plateau n’est toujours pas en place : nous sommes toujours dans l’antre sombre : du côté des spectateurs. Culpabilisateur, professeur, sombre mage aux baskets noires et blanches (on les découvrira lorsqu’il montera sur scène), Alcandre-François Régnault (dramaturge de Brigitte Jaques-Wajeman, universitaire, fort connu dans le monde du théâtre et de la psychanalyse) apparaît dans les dessous et monte peu à peu dans la fumée. Espiègle, presque parodique, théoricien du théâtre, dramaturge et philosophe sérieux ne se prenant pas au sérieux, le mage a pour baguette magique une cigarette, outil intellectuel capable de faire venir les idées et d’installer les mises en scène. Plus tranchant que chez Bézu, il accuse Pridamant, le culpabilise avec toute l’arrrogance du donneur de leçon, puis le rassure parce qu’il sait, parce qu’il est mage, parce qu’il est le professeur, parce qu’il fera voir (on notera la manière dont Régnault privilégie ce mot) à Pridamant ce que son fils est devenu, parce qu’il est l’ordonnateur du théâtre, le double du metteur en scène. Dès lors, le mage peut faire apparaître des vêtements dans le lointain : des vêtements que le lecteur de Corneille sait être ceux de comédiens, mais que les spectateurs ne savent pas totalement identifier : sont-ils ceux d’une fiction « réelle », d’une « histoire véritable » qui leur sera représentée, ceux des personnages (d’autant plus que ce sont des vêtements contemporains) ? sont-ils les marques du jeu théâtral? Mais lequel ? Et comme nous entrons, de même que Pridamant, dans l’hésitation, Alcandre reprend sa leçon en cryptant son discours de formules et de mots, pour ceux qui savent avec lui : « illusion », justement, mot qu’encore une fois il privilégie dans sa diction, avant d’en déterminer les intérêts et les enjeux.
Scène 3
Reste donc la scène des précautions : Alcandre prévient Pridamant des dangers de l’illusion et demande au cavalier-guide de partir afin que toute cette histoire soit secrète. Personne d’autre que le mage et le père, dans la fiction n°1, ne verra la fiction n°2 (celle du fils). Mais dans la réalité de la séance, les spectateurs verront la fiction n°2 vue par la fiction n°1, tout en sachant qu’ils épient, qu’ils n’ont, en principe, pas le droit d’assister à ces moments d’intimité où l’on observe un père entendre, d’abord, le récit picaresque de la vie de son fils, puis observer son fils sous le regard d’un mage.
Mais, dans la mise en scène de Bézu, auparavant, il lui faut s’asseoir (le mage pour cela remonte les gradins, le rejoint, prend un fauteuil rouge de théâtre et lui tend) et se conduire en bon spectateur, autrement dit en personnage silencieux, captif, attentif et qui ne brise pas la convention installée longuement (depuis 15 minutes) par le spectacle. C’est l’occasion pour le mage de faire un peu de théorie théâtrale : éviter l’effroi, ne pas intervenir, laisser la fiction être représentée jusqu’au bout, se mettre au service de l’illusion. Dès lors la magicienne n’aura plus qu’à accomplir son rôle de bateleur pour présenter les personnages et de metteur en scène veillant, du fond de la salle, à la bonne marche du spectacle comme sur l’assistance, Pridamant inclus. Flash-back, retour en arrière dans le temps. Mais quel temps ? quel lieu ? quelle fiction ? : une histoire de psyché ? une histoire de famille ? une histoire du théâtre ?
Chez Brigitte Jaques-Wajeman, on ne s’asseoit pas tout de suite après que le cavalier a été congédié. La boite noire est toujours noire et les deux personnages restent sur l’avant-scène, donnant l’occasion au mage-professeur de faire un numéro-récit picaresque entrecoupé des quelques questions du père. Tout tient alors dans le jeu d’Alcandre qui doit, sans ennuyer le public, à la fois résumer ce qui s’est passé dans la fiction n°2 avant de la représenter, et faire saliver de(s) spectateur(s) qui attendent qu’enfin « le théâtre s’ouvre ». Les spectateurs ont d’ailleurs, à ce moment, une première vision, encore imprécise lorsque deux ombres sont éclairées en contre-jour derrière un rideau. Et dans le même temps, un problème fondamental est posé (que Villégier définit parfaitement, minutage 15 : 45) : que le théâtre dans le théâtre est aussi une vision, un théâtre d’ombres et de spectres, une hallucination dont Alcandre est le manipulateur, avec le metteur en scène et bien sûr Corneille comme ordonnateurs.
Alors, puisque les précautions concernant l’illusion théâtrale ont été dites (ne pas intervenir, ne pas passer de la fiction n°1 à la fiction n’°2 sous peine de mort), puisque le résumé des épisodes précédents a été fait, et puisque les difficultés essentielles ont été exposées, Alcandre propose à Pridamant une chaise entre la scène et la salle, à jardin et très légèrement en surplomb, afin qu’il soit « le » spectateur privilégié dont les spectateurs « réels » pourront observer les réactions, gages des leurs peut-être : Pridamant fera le lien, tandis qu’Alcandre, à moitié dans les dessous, à la place du chef d’orchestre, dans la fosse, mènera cette représentation que ses « spectres parlants » inaugurent immédiatement. Le son de leur apparition, comme au cinéma, a d’ailleurs précédé leur venue. Et puis le rideau s’est levé, sur une sorte de rêve circassien…
Théâtre (traditionnel) versus télévision
Marion Bierry, elle, choisit pour sa mise en scène une mère (elle-même dans le rôle de Pridamant) afin de figurer le père. Il y aura donc, nécessairement, pour ce rôle plus d’inquiétude et moins de rigueur servant un jeu plus psychologique et plus « réaliste » tandis que Dorante, visiblement son amant de théâtre, enchaîne le jeu psychologique à la chorégraphie. Autour d’elle, la grotte théâtralisée, prise à partir de dessins du XVIIe siècle. Avant son arrivée, la notation plusieurs fois signifiée que « nous sommes bien au théâtre », puisqu’on arrive derrière un comédien par la salle, qu’on représente le texte par des feuilles volantes, qu’on tire un rideau, et que les deux acteurs entrent par le fond de scène, au milieu des décors plus tard cachés par une toile noire. Pour plus d’ironie et de théâtralité, la mise en scène joue le jeu à fond, ajoutant des éclairs, représentant les rochers que le texte indique. C’est donc dans la tempête que le mage s’avance depuis les coulisses, avec une marque de théâtralité supplémentaire : le masque qu’il porte. Les costumes mêlent le XVIIe (vaguement) et le XIXe siècles (Alcandre), la musique est du XVIIIe et le vêtement de théâtre qui passe (il apparaît rapidement à cour) est celui d’une sorte de grand seigneur de l’époque classique. Bref, il s’agit d’illustrer une idée qu’on peut se faire du XVIIe siècle, ou plutôt d’un lointain Ancien Régime, en rapprochant ce temps du nôtre par l’intermédiaire maternel d’une Pridamante femme, et par un travail ostensible et ironique sur des effets de théâtralité indiquant en cela qu’on ne doit pas être dupe de ce que le théâtre propose.
Il reste maintenant à changer de support artistique, en passant du théâtre à la télévision. Avec la réalisation de Robert Maurice, l’œil du spectateur est immédiatement convoqué : le spectateur du petit écran regarde l’œil qui regarde, c’est ainsi que la « pièce » commence. Il est alors logique de concevoir que tout cela se passe dans une grotte-laboratoire de chimie, de vidéo, d’images virtuelles et que nous devons non point pénétrer dans le lieu mais l’observer, fascinés par le jeu des images, les couleurs, la musique contemporaine, les sons étranges, les surimpressions. Or cette étrangeté, d’abord légèrement amoindrie par une manière très prosaïque de prononcer les alexandrins, est d’autant plus grande que les comédiens sont en costumes du début du XVIIe siècle, passant à travers le temps, comme dans un film de science-fiction (du type Star Trek). Ici, la télévision peut tout : manipuler le temps, les figurations, les comédiens et les spectateurs. Dès lors les spectres sont aussi les vêtements animés, puisque déjà, depuis le début, tout est spectral en même temps qu’absolument virtuel. Un premier avantage est que le récit picaresque d’Alcandre peut alors profiter des images incrustées pour paraître moins long. Un second avantage est que des petites séquences muettes insérées permettent de jouer simultanément avec le temps (en présentant à l’avance le récit de ce qu’Alcandre va voir) et avec la figuration de ce que le père aperçoit déjà, par flashes. Il est donc clair que le mage télévisuel manipule la psyché du père, la vision du téléspectateur, enfin la console technique, avec brio. Les questions que posent ici la télévision semblent alors relayer celles que posaient le théâtre, mais en les actualisant : est-on face à des images ou à des hommes ? Est-on dans l’esprit de Pridamant, lui-même manipulé par Alcandre, ou dans une narration ? Est-on face à une histoire ou face à son propre œil, tant la télévision nous observe autant que nous la regardons ?
Fermeture
« Le magicien et le père sortent de la grotte », l’enchâssement se replie, en moins de 100 vers. La fiction tragique s’abolit lorsque Pridamant apprend que son fils n’a jamais été vraiment noble, et qu’il n’est donc pas mort. Son fils est comédien, mais est-ce une consolation pour un père, à une époque où les acteurs sont théoriquement rejetés par l’Église, voire par la loi ? Est-ce une fin heureuse pour un public de spectateurs, et surtout de lecteurs, qui ne considère pas nécessairement que le théâtre est un art respectable et honnête ? Il est alors important qu’Alcandre développe quelques arguments en faveur du théâtre et de la pièce elle-même afin que les spectateurs applaudissent.
Mais, dans le même temps, le caractère démonstratif de la parole tenue et la présence massive du discours sur le théâtre (méta-théâtral donc) dans le dialogue, posent quelques difficultés au metteur en scène et aux spectateurs modernes : il s’agit ainsi de représenter une sorte de « leçon de théâtre », avec tous les risques que la didactique voire la pédagogie mises en scène supposent. Ce qui peut alors apparaître comme un « tunnel » doit être alors pensé en fonction du plateau, en trouvant les solutions adéquates et cohérentes enracinées dans les choix qui ont été faits pour l’ensemble du spectacle, cela dès les premières scènes. Et puisqu’il faut refermer, après l’avoir ouverte et déployée, la série des enchâssements, on notera que les metteurs en scène rappellent les choix initiaux afin de « boucler » et de justifier leurs partis-pris et leur lecture.
Métathéâtralités
Jean-Marie Villégier. À mesure que les fictions se replient les unes dans les autres pour revenir à la situation de départ (la fiction de l’acte tragique se replie dans la fiction de la comédie et la fiction de la comédie, « vie « réelle » de Clindor affectée, comme le dit J.-M.Villégier, d’un « coefficient de théâtre », se replie dans celle de la quête du père) la démonstration d’Alcandre atteint son but persuasif à la fois par la représentation et par le commentaire. Grâce à la représentation, le spectateur (et Pridamant lui-même) a été pris par l’effet théâtral et a pu constater sa puissance. Dans le même temps, le même spectateur a pu douter du fait que la vie et le théâtre interfèrent au point qu’il en vient à se demander si la vie apparemment réelle est aussi une « suite de clichés théâtraux » (J.-M.Villégier, 47 :02 : 24). Entre le doute sur le degré de réalité de ce que les spectres-personnages et les personnages-comédiens ont joué, et l’examen discursif de la pièce telle qu’elle vient d’être jouée, l’hésitation ne faiblit pas. Et même si la parole tenue par Alcandre dans la dernière scène explique, expose et fait l’apologie du processus théâtral, tel qu’il a été vécu par le père et par les spectateurs, le texte ne dit pas ce que Pridamant va faire (J.-M.Villégier, 47 :51 : 00) : rejoindre son fils à Paris et tout pardonner ou entrer dans le monde fantasmagorique qu’Alcandre a produit ? C’est la deuxième solution que J.-M.Villégier a mise en scène à partir de l’indication scénique de Corneille « (Ici, on relève la toile, et tous les comédiens paraissent avec leur portier qui, comptent de l’argent sur une table, et en prennent chacun leur part) ». Dès lors, dans cette mise en scène, il n’est plus besoin de la troupe qui, après être apparue, avoir fait ses comptes et rangé les vêtements de théâtre, sort en fond de scène en passant par le rideau (J.-M.Villégier, 49 : 49 : 06). L’espace consacré à la comédie s’efface à mesure que Pridamant le traverse afin de descendre sur le second espace de jeu et l’on ne voit bientôt plus que l’avant-scène où se tient le maître du jeu, près de sa brouette. Les comédiens qui ont compté leur argent, et désigné, en principe, le retour à la réalité de la troupe de théâtre, ont alors aussi été des spectres, des fantasmes théâtraux qu’Alcandre a toujours contrôlé depuis sa grotte-avant-scène, comme il contrôle maintenant la leçon du texte, Pridamant, et les doutes des spectateurs sur la réalité du monde, et du théâtre.
Brigitte Jaques-Wajman, après avoir joué le jeu du tragique moderne, si proche du mélodrame et du cinéma, choisit le noir pour un retour à l’espace dramatique du père éploré et du magicien-professeur : l’un se lève de sa chaise de théâtre, l’autre sort de la fosse, et tous deux se rejoignent devant le spectacle des comédiens. De l’autre côté d’un rideau transparent (qui figure de toute évidence le « 4e mur » en marquant les limites de la boite à illusion, qui note la séparation spatiale et temporelle entre l’espace dramatique de Pridamant et celui de son fils, une différence de statut entre ce qui est joué sur le proscenium et ce qui l’est sur la scène, mais qui désigne aussi une séparation encore présente entre le père et le fils), peuvent ainsi apparaître les projecteurs de théâtre qu’on éteint et les vêtements pendus tels qu’ils étaient lors de leur présentation au premier acte. La « vie » de Clindor acteur ainsi apparaît. Mais quel Clindor ? le fils de Pridamant devenu acteur ? le Clindor de comédie qu’on a vu dans les actes centraux, pris dans un espace dramatique poreux qui hésite entre la fiction théâtrale comique, très conventionnelle, et la représentation des vicissitudes d’une troupe ? Décidément, toute mise en scène de L’Illusion est contrainte à hésiter entre les différents niveaux de fiction, sans jamais totalement se fondre dans un quelconque réalisme puisque nous sommes dans le théâtre, voire le métathéâtre.
Enfin, ici, les comédiens ne comptent pas leur recette comme Corneille l’écrit : ils font en effet une « première lecture » de la pièce qu’ils joueront bientôt : Le Cid, que Corneille fournira à la troupe de Mondory durant l’hiver de 1636-1637 et que Brigitte Jaques-Wajeman montera à la Comédie-Française un an après cette mise en scène de L’Illusion. Ce texte inséré teinte alors la mise en scène d’une note métathéâtrale ironique, historique et biographique (biographie de Corneille et biographie de Brigitte Jaques-Wajeman) tout en montrant que Corneille, à ce moment de sa carrière, opère un tournant générique qui le place à la fois dans la comédie et dans la tragi-comédie — ce qui justifie donc les prises de parti de la mise en scène de l’acte V.
Tout s’ordonne donc pour que les spectateurs, en même temps qu’ils obtiennent les clefs de l’interprétation et tandis que l’enchâssement se referme, réfléchissent à ce qu’est le théâtre et son dispositif de représentation. Alors que Clindor, pris dans la boite à illusion, ne voit pas qu’on le regarde puisqu’il est dans un autre temps et un autre espace que le nôtre, Pridamant (qui est presque parmi nous) cherche à saisir « vraiment », pour l’embrasser, son fils devenu vedette (il jouera Rodrigue) en se heurtant au 4e mur. Mais cette image le fuit puisque les lumières de la scène s’éteignent (on ne voit plus, à jardin, que le projecteur au repos) et que le rideau transparent s’assombrit pour laisser le père et le magicien seuls dans la lumière de l’avant-scène. La séparation conventionnelle est donc encore très nette et tout sera fait, à la fin de cette mise en scène, pour l’expliquer, puis montrer que Pridamant peut tenter de la résorber en faisant la démarche de quitter le théâtre pour enfin rejoindre son fils prodigue et entrer, s’il se peut, dans la « réalité parisienne », une réalité bien théâtrale, il est vrai.
Certes, la démonstration suit son cours. Le professeur-Régnault-aux-baskets laisse tomber sa redingote et affiche, une fois de plus, sa maîtrise en développant son apologie du théâtre : le théâtre est un art efficace, respectable et utile. C’en est au point qu’il convainc totalement Pridamant qui, s’adressant directement au public, assume pleinement, et commente, la persuasion dont il a été l’objet. Tout est donc prêt pour que cette démonstration en actes se termine, et que les fictions s’effacent.
Une dernière question reste cependant en suspens, celle de la récompense que le père enfin rassuré et convaincu entend proposer à Alcandre (d’où le geste de chercher son portefeuille) et qu’Alcandre refuse. La leçon est claire : le théâtre, art majeur et honnête, n’est pas seulement une transaction financière. De même que Brigitte Jaques-Wajeman a rapidement traité la répartition de la recette pour immédiatement engager la troupe dans le répétition du Cid, elle montre ostensiblement le refus, par Alcandre, de toute rétribution (ce qui le distingue d’un mage intéressé, ou d’un psychanalyste). Alcandre est donc bien ce mage-professeur de théâtre qui considère que l’art n’est pas principalement le lieu des gains, mais celui de l’art. Acteur gratis, et surtout metteur en scène impayable, le mage, alors, s’asseoit à la place de Pridamant, face à la scène, et prend l’allure du Jouvet d’Elvire Jouvet 40 — pièce que Brigitte Jaques-Wajeman a monté avec brio. Noblesse, donc, et gratuité idéale du théâtre, c’est une leçon possible…
C’est ainsi sans aucun doute que Pridamant, après avoir remercié cette figure théâtrale en majesté, l’avoir assuré que cette mise en scène restera éternelle (déclenchant ainsi un ironique appel aux applaudissements), et avoir descendu les marches qui le conduisent à la salle, court vers Paris (de l’autre côté des portes du théâtre), rejoindre son fils, précipité par la musique. Si Alcandre-Regnault-Jouvet contrôle toujours la scène et le théâtre, il semble donc, à la différence de la mise en scène de J.-M. Villégier, laisser Pridamant partir vers le réel après l’avoir libéré de ses préventions, grâce à l’illusion théâtrale. Mais est-ce pour autant le réel, même s’il passe par la salle et les spectateurs, même si Pridamant est plus ou moins vêtu comme nous ? Où va-t-il ? dans le monde des comédiens parisiens contemporain, dans le monde du théâtre du XVIIe siècle ? dans la fiction symbolique du père rejoignant son fils prodigue ? dans la comédie de Clindor (qui croit en effet que le théâtre n’a commencé qu’après la fuite de Clindor de la prison dans laquelle il était enfermé et qui doute, malgré les dires d’Alcandre, du fait que ce qui était joué avant était une comédie) ?
Comment retourner vers le fils prodigue en allant vers le théâtre ?
Alain Bézu, après avoir représenté ostensiblement la tragédie du Ve acte (si ostensiblement que la musique accompagnant la transition et indiquant le XVIIe siècle semble mettre les spectateurs dans la confidence avant la révélation), revient à son dispositif : Pridamant, père ému prêt à partir, au dernier rang des spectateurs, Alcandre, metteur en scène distant, sur le proscenium. Le rideau, refermé sur la mort du fils, se rouvre pour montrer, cette fois clairement, les comédiens comptant leur recette. Dévoilement. Alcandre peut instruire sa démonstration tandis que peu à peu, Pridamant descend les gradins à mesure qu’il est convaincu. Il suffira que le rideau s’ouvre tout à fait sur une scène nue éclairée (Alcandre est alors en contre-jour pour leur laisser tout l’effet de présence) où les comédiens rangent leurs accessoires, comme après une représentation, pour que la pièce se termine. Alcandre, abandonnant son vêtement de mage et retrouver la féminité qu’elle jouait à cacher, s’incorpore aux comédiens pour saluer, tandis que le rôle du père rejoint presque le monde du fils. Car Pridamant, lui, ne descend pas tout à fait, remonte les gradins et veut partir vers Paris. Mais s’il a admis que son fils pouvait être comédien, a-t-il vraiment compris ce qu’était et où était le théâtre puisqu’il lui tourne maintenant le dos ?
Quoi qu’on fasse, dans cette dernière scène, on en revient donc toujours au théâtre en en représentant l’univers, les procédés et les dispositifs. Marion Bierry, dont on a vu dans les premières scènes qu’elle avait transformé Pridamant en mère en s’en attribuant le rôle, met en scène la démonstration d’Alcandre sous forme de scène de reconnaissance, quitte à modifier légèrement le texte. L’impertinence, ici, consiste à montrer qu’il est bon de ne pas trop prendre au sérieux cette expérience de métathéâtralité que, généralement les metteurs en scène révèrent, ni de trop respecter un auteur et un texte qui ne demandent qu’à être adaptés au plaisir du public. Et ce qu’on perd en sérieux, en précision, en profondeur, ou en exactitude, on le gagne en innovation plaisante, sans rien lâcher de la métathéâtralité.
Après que, classiquement, le rideau se réouvre sur les comédiens qui saluent un public virtuel situé au lointain à l’inverse du public réel, après que chacun d’entre eux a reçu son cachet, la question habituelle se pose au metteur en scène : comment faire passer cette sorte de tunnel démonstratif qu’Alcandre assène à Pridamant ? La réponse est ici fort rusée : en révélant que le mage est aussi le fils lorsque Clindor ôte son masque, puis en donnant à chaque comédien une partie du discours, enfin en montrant combien la mère est à la fois ravie de retrouver son fils et méfiante sur le métier qu’il a choisi. Tout le monde et tous les comédiens, donc, s’en mêlent pour que soit légitimé l’art du théâtre et que chaque argument porte. Jusqu’au roi de tragédie, devenu balayeur d’un plateau ouvert sur les coulisses, qui semble accepter de bon cœur la plaidoirie. Ainsi, l’enchâssement se referme directement, mais sans grande nuance, sur la présence simultanée du père-mère, du fils-mage-comédien et de tous les espaces dramatiques dans le même lieu. Et lorsque le texte résiste (Pridamant est censé, dans le texte de Corneille, partir retrouver son fils à Paris), mieux vaut le supprimer. Enfin, pour les toutes dernières répliques, le mage Clindor-Alcandre que Pridamant remercie est remplacé par Dorante, amant de Pridaman(e). Légèreté, distance, humour : XVIIe siècle baroque, XVIIIe siècle libertin, père, mère, fils, mage, tout se brouille ostensiblement sur la scène au point que chacun cherche son texte, le prend à la main, puis le jette en l’air pour mieux passer à l’effusion… Ce n’était rien que du théâtre.
Image, bande-son et texte
Robert Maurice, pour terminer la comédie, poursuit son travail technique à la fois sur le son et sur l’image comme moyens spécifiques pour produire une création moderne à partir du théâtre. L’idée est en effet de considérer que cette réalisation est bien une production télévisuelle (et non une production cinématographique), avec ses systèmes de représentation particuliers, et qu’elle s’appuie sur une pièce de théâtre, autrement dit sur un autre art, et plus particulièrement sur une comédie à la fois métathéâtrale et ancienne (du XVIIe sècle). C’est en fonction de ces croisements (deux arts, deux périodes, deux systèmes sémiologiques, deux publics, etc.) que Robert Maurice entend réfléchir sur les supports qu’il utilise en le confrontant, en les mêlant, en les rendant poreux l’ un à l’autre. Ce qui frappe ainsi, outre le traitement de l’image, très important à cette période (on mentionnera par exemple les expérimentations de Jean-Christophe Averty sur Ubu Roi en particulier), c’est le traitement de la bande sonore. On a vu, chez J.-M. Villégier, que la musique contribuait non seulement à produire une atmosphère, mais entraînait aussi la création en proposant une sorte de récit sonore, préalable à l’entrée d’Alcandre et de Dorante au premier acte. Les autres mises en scène recourent elles aussi à la musique de plateau, pour instaurer un contexte (XVIIe pour Alain Bézu, voire Louis-Quatorzien à la fin de la séquence tragique, plutôt XVIIIe siècle pour Marion Bierry), ou pour souligner et ponctuer les moments majeurs (le départ de Pridamant accompagné par le violoncelle), mais ici, la musique et le son sont mis au premier rang, tout autant, voire plus, que le texte prononcé afin qu’un dialogue à trois ait lieu entre le son, l’image et le texte. Et pour ce qui est de la distribution, il n’est pas indifférent que le mage soit Roger Blin (Brigitte Jaques-Wajeman, elle, a choisi pour emblème Régnault-Jouvet), acteur et metteur en scène de théâtre majeur à cette époque, très directement intéressé au théâtre contemporain, et que Matamore soit Roland Dubillard, auteur tout aussi important de pièces comiques. L’un et l’autre sont en effet clairement associés à l’univers théâtral et se trouvent justement au croisement de la mise en scène, du jeu et de la critique, comme au croisement du nouveau medium, la télévision, et du théâtre. L’un et l’autre sont ouverts à la confrontation et à l’expérimentation. L’un et l’autre, d’une certaine manière, se prêtent au jeu pratique, critique, théorique et expérimental dont il est ici question.
Dernière scène, donc : les portes de la tragédie en ombres se sont maintenant refermées sur les images détourées de Pridamant et d’Alacandre, tandis que la musique contemporaine accompagne la détresse du père et que la réverbération sonore rend compte de la production mystérieuse du mage télévisuel. Chagrin sans psychologie, fable sans réalisme, tout se fond dans un oratorio liant l’image télévisuelle, la technique sonore, la partition musicale, le jeu distancié et le texte présent comme instrument possible. Car ici, le texte n’est qu’un élément de la partition de la fable.
La vieille porte en bois se réouvre alors sur une lumière aveuglante (le studio blanc) de laquelle semblent naître des morts, des vivants peut-être, en tout cas des images : celles, rouges, des membres de la troupe qui comptent son argent. La musique (instrumentale et vocale) devient plus vive, en tout cas plus légère, et tend à couvrir les paroles d’Alcandre. Car comme Marion Bierry, Robert Maurice, le réalisateur, a bien compris que son public aura du mal à supporter la grande démonstration d’Alcandre, ce « tunnel » qui risque d’ennuyer. Ce qu’il sait aussi est que les images d’un écran, fût-il cathodique, ont plus d’attrait que le son d’une démonstration raisonnable. Il sait encore que ces mêmes images permettent de frapper directement le (télé)spectateur sans nécessairement passer par le discours (qu’il fait dire en son off) en lui faisant passer le même message, mais simplifié (que les comédiens sont jeunes, riches et heureux, qu’ils ont fait leur métier et ont gagné de l’argent). Enfin, il sait que les effets spéciaux et la musique engageront la curiosité de son public, même s’il faut, pour cela, céder sur le terrain du texte. Qui s’en plaindrait puisqu’il s’agit ici d’une expérimentation dans un laboratoire télévisuel, à partir de (ou sous le prétexte de) l’expérimentation théâtrale de Corneille ?
En d’autres termes, l’essentiel est de figurer des comédiens spectraux (morts, vivants, virtuels, en tout cas filmés, donc évoluant dans plusieurs temps du passé) qui rangent leurs affaires sur un chariot, tout cela sur un mode télévisuel (en images spécifiques, avec une technique ostensiblement et clairement revendiquée), musical et sonore. Et tout s’efface alors sur cette vision sonore, absolument irréelle, tandis que le mage passe du premier plan au second, et que son image frôle celle du chariot de comédie. Inversement, le générique, lui, joue sur la clarté du réel cinématographique pour présenter le départ des « vrais » comédiens, Roger Blin en tête. Et, intelligemment, ces acteurs de théâtre ayant joué comme au théâtre (et non dans un jeu réaliste cinématographique) parcourent le studio de télévision, croisent les techniciens et les cadreurs, observent la maquette qui a servi à figurer le laboratoire du mage, regardent toutes ces machines qui ont permis la réalisation filmique, et se dirigent vers la sortie, puisqu’ils ne sont plus d’aucune utilité. Ils ont fait leur métier et laissé place à la technique pour cette superbe confrontation entre deux arts.
L’illusion (et les spectateurs) déniaisés
Représentation du théâtre et de son fonctionnement par lui-même, discours destiné à l’apologie du théâtre, L’Illusion comique est un discours en action, une expérimentation figurée qui ne fait pas l’apologie de l’illusion parfaite, mais qui l’examine, la limite, et la maîtrise théoriquement et pratiquement. Certes, Pridamant, personnage de père de laboratoire, type comique en interface avec le spectateur, a été pris par l’artifice, engagé dans une illusion de continuité patiemment tressée à partir d’une discontinuité générique, temporelle, spatiale et diégétique. Il a été persuadé par une démonstration en actes représentant l’efficacité du théâtre ; une efficacité à laquelle, parce qu'il était pleinement impliqué, il a accordé toute son attention, et qu’il a, par cette attention même, constituée. Parce que Pridamant a été le lien capable de solidariser le spectacle et qu’il a été figuré comme le récepteur idéal, les spectateurs ont bien compris que l’illusion peut fonctionner sur un personnage, et peut-être aussi sur eux-mêmes. Simultanément, ils ont compris que cette même illusion peut devenir redoutable parce qu’elle piège le sujet dans une croyance.
Il a ainsi fallu qu’Alcandre déniaise le nouveau croyant en lui rappelant que le théâtre est illusion et que là sont ses lettres de noblesse. Le théâtre, sous les traits de ce personnage-signal, merveilleux et ironique, qu’est le mage-metteur en scène Alcandre, a ainsi rappellé aux spectateurs que l’illusion est intéressante parce qu’elle est une feinte utile à connaître, agréable à subir jusqu’à un certain point, mais à mettre en distance en sachant qu’elle est un artifice.
Article publié dans Baccalauréat Théâtre, L'illusion comique, SCEREN-CNDP, 2008