Cet article a initialement été publié dans Pierre Chiron et Carlos Lévy (éds.), Les Noms du style dans l’antiquité gréco-Latine, Louvain, Éditions Peeters, 2010, p. 51-55
Dans l’article φωνή de la Souda (φ 653 Adler)1, la voix est définie comme une espèce de son (ψόφος) qui frappe l’air, mais la phônè est le son non pas des choses ou objets inanimes, mais comme le son d’un être animé ; non pas n’importe quel son — puisque ni la toux ni le raclement de gorge ne sont phônè. C’est lorsqu’il se produit avec démonstration corporelle (ματὰ φαντασίας) que le son produit sous cet effet s’appelle phônè (voix, parole). Voici les trois composantes observées pour la voix humaine : ῥυθμός, ἁρμονία, λέξις. Le premier mot concerne l’opposition longues-brèves. Quant a l’harmonia, elle a rapport avec la summetria de l’aigu et du grave (περὶ τὴν τοῦ ὀξέος καὶ βαρέος συμμετρίαν ἔχει). La lexis, enfin, concerne — continue l’article —, la configuration (diatupôsis) des syllabes, a partir de laquelle la pensée de ce qui est dit est signifiée.
Voila qui me permet de me justifier, car, dans la liste des mots que les organisateurs de cette journee ont soumise à chacun des intervenants, j’ai eu la chance de choisir un des mots les plus agréables, ἁρμονία, auquel j’ai demandé la permission, qui me fut accordée, de joindre un mot qui inspire la pondération, la modération, l’équilibre, συμμετρία. Certes, j’aurais dû ajouter aussi quelques autres mots qui sont dans le champ du style, si je puis dire, et que je ne ferai que mentionner ici, tels κρᾶσις, σύνθεσις, συμφωνία, etc. mais il faut connaitre les limites, objectives et personnelles. Ce qui m’a amené à joindre l’étude de summetria à l’étude de harmonia, c’est une formule répétitive dont j’avais le souvenir chez Diodore de Sicile, notamment quand cet auteur passe d’un sujet à un autre en se justifiant par le « sens des proportions » (c’est ainsi qu’Yvonne Vernière traduit summetria, dans le livre 1 de Diodore de Sicile dans la CUF2) : sept exemples de la formule στοχάζομαι τῆς συμμετρίας (sur treize occurrences de summetria) : 1, 8, 10 ; 1, 9, 5 ; 1, 29, 6 ; 1, 41, 10 ; 4, 5, 4 ; 4, 69, 6 ; 6, 1, 8. À chaque fois que l’auteur veut conclure un développement et passer a un autre sujet3, il opère la transition en justifiant qu’il se contente de ce qui a été dit sur le précédent sujet (τοῖς ῥηθεῖσιν ἀρκεσθησόμεθα, 1, 8, 10 et cinq autres occurrences ; τοσαῦθ’ ἡμῖν εἰρήσθω, 1, 29, 6) ou bien il annonce un exposé qui ne s’attardera pas sur les détails (ἐν κεφαλαίοις ἀναγράψομεν, 1, 9, 4). Une autre raison s’est ensuite ajoutée : les deux mots (ἁρμονία et συμμετρία) se rencontrent dans un proche contexte dans quelque quatre-vingts passages, dont tous ne concernent pas la langue (voir quelques exemples en fin de document).
Nous étudierons la formation et les emplois de chacun des deux mots, en commençant par ἁρμονία. Formé sur la racine *ar-, qui a fourni notamment le verbe ἀραρίσκω, ajuster, adapter, et dérivé d’une formation à suffixe nasal (le suffixe *(s)men, qui, au degré zéro, est à la base de ἅρμα et qui, au degré o, a donné ἅρμων4, appellatif du type γνώμων, qu’on trouve dans le composé homérique βητάρμων, danseur [Od. 8, 250 et 383]5), le mot ἁρμονία apparaît trois fois, au pluriel, chez Homère (Il. 22, 255 ; Od. 5, 248 et 361). Dans l’Iliade, c’est Hector qui provoque Achille au combat :
(22, 252-255) … νῦν αὖτέ με θυμὸς ἀνῆκε
στήμεναι ἀντία σεῖο: ἕλοιμί κεν ἤ κεν ἁλοίην.
ἀλλ᾽ ἄγε δεῦρο θεοὺς ἐπιδώμεθα· τοὶ γὰρ ἄριστοι
μάρτυροι ἔσσονται καὶ ἐπίσκοποι ἁρμονιάων6.
« … à présent en revanche mon coeur m’a poussé
à t’affronter ; il se peut que je m’empare de toi ou que je sois pris.
Eh bien, prenons ici les dieux pour garants ; ils seront en effet les meilleurs
témoins et surveillants de nos arrangements. »
Ici, c’est un sens abstrait qui apparait. Dans l’Odyssée, il s’agit de technique : Ulysse prépare son départ de chez Calypso en construisant son esquif :
(5, 248) τόφρα δ᾽ ἔνεικε τέρετρα Καλυψώ, δῖα θεάων·
τέτρηνεν δ᾽ ἄρα πάντα καὶ ἥρμοσεν ἀλλήλοισιν,
γόμφοισιν δ᾽ ἄρα τήν γε καὶ ἁρμονίῃσιν ἄρασσεν.
« Cependant Kalypso, divine entre les déesses, apporta les tarières ;
Ulysse alors perça toutes les poutres et les ajusta les unes aux autres,
puis avec des goujons alors il assujettissait l’esquif ainsi qu’avec des chevilles. »
La multiplication des mots décrivant la fabrication de l’esquif (verbes τετραίνω, ἁρμόζω, ἀράσσω, noms τέρετρον, γόμφος, ἀρμονία) peut indiquer que le mot ἀρμονία a est ici employé dans son sens premier,concret. Il s’agit en effet d’adapter les diverses pièces de bois les unes aux autres et de les ajuster6. On verra une confirmation dans l’autre occurrence de l’Odyssée :
(5, 361) ὄφρ᾽ ἂν μέν κεν δούρατ᾽ ἐν ἁρμονίῃσιν ἀρήρῃ,
τόφρ᾽ αὐτοῦ μενέω καὶ τλήσομαι ἄλγεα πάσχων.
« tant que les bois resteront ajustés dans les chevilles,
je resterai sur place et supporterai d’endurer les souffrances. »
Après Homère, le mot harmonia a été employé pour l’accord entre les différentes pièces d’un bâtiment, leur ajustement, l’accord entre les divers éléments d’un corps, l’arrangement de sons, de paroles, etc7.
Le mot συμμετρία, formé sur le composé σύμμετρος, « qui a même mesure que », « qui s’harmonise avec », qui se rencontre depuis Eschyle, se trouve chez Platon, et ensuite, notamment dans les écrits médicaux (voir par exemple Aetius, Iatrica, 7, 62) ; il désigne la juste mesure, en alimentation en particulier. On remarque un exemple où le mot est coordonné avec ῥυθμός, chez Diogène Laërce, 8, 47, à propos d’un Pythagore de Rhègion qui fut, dit-on, un sculpteur de statues (profanes), ἀνδριαντοποιός, et qui passait pour avoir le premier atteint les justes proportions et la juste mesure (… πρῶτον δοκοῦντα ῥυθμοῦ καὶ συμμετρίας ἐστοχάσθαι). La summetria, c’est la bonne proportion qui équilibre les diverses parties d’un ensemble.
On trouve quelques textes où harmonia et summetria sont employés ensemble ; un des plus anciens est de Plutarque, Contre Colotès, 1109 c, et concerne les organes sensoriels : Aἱ δὲ πολυθρύλητοι συμμετρίαι καὶ ἁρμονίαι τῶν περὶ τὰ αἰσθητήρια πόρων αἵ τε πολυμιξίαι τῶν σπερμάτων, ἃ δὴ πᾶσι χυμοῖς καὶ ὀσμαῖς καὶ χρόαις ἐνδιεσπαρμένα λέγουσιν ἑτέραν ἑτέρῳ ποιότητος κινεῖν αἴσθησιν, οὐκ ἄντικρυς εἰς τὸ « μὴ μᾶλλον » τὰ πράγματα συνελαύνουσιν αὐτοῖς ;
Ces deux termes sont donc deux termes d’origine technique, l’un fait partie du vocabulaire de la charpenterie, d’abord navale, puis architecturale, enfin musicale ; l’autre appartient au vocabulaire mathématique puis musical, et tous deux ont été employés par les auteurs s’occupant de style. Un texte de Denys d’Halicarnasse (DCV [VI], 2) donne une bonne idée de ce qu’est harmonia dans l’étude du style8. Denys offre beaucoup d’emplois du mot (139 occurrences), à la même époque que Diodore dont je citais des textes au début de cette note.
Surtout, ces deux termes sont complémentaires : harmonia c’est l’unité d’ensemble, en accord avec le sujet, tandis que la summetria est l’équilibre des diverses composantes : c’est celle-ci qui assure celle-là.
Annexes
I. Souda φ 653 Adler
Φωνή· ὅτι εἶδος ἡ φωνὴ τοῦ ψόφου. ἔστι δὲ φωνὴ πλῆξις ἀέρος, ἢ ἀὴρ πεπληγμένος. Οὐ γὰρ πᾶς ψόφος φωνή, ὥσπερ οὐδὲ ὁ ἐκ τῶν ἀψύχων οἷον κυμάτων ἢ ἀνέμων γινόμενος· ἀλλ’ ἐμψύχου τινὸς ψόφος ἐστὶν ἡ φωνή. Οὐ μὴν δὲ πᾶς ψόφος ἐμψύχου φωνή· οὐδὲ ὁ διὰ χειρῶν κρότος οὐδὲ τὸ χρέμψασθαι οὐδὲ τὸ βῆξαι· φωνὴ γάρ ἐστιν ἐμψύχου ψόφος, διὰ τῶν φωνητικῶν γινόμενος μορίων, οἷον πνεύμονός τε καὶ τῶν ἀναπνευστικῶν μορίων, καὶ τῆς τραχείας ἀρτηρίας καὶ τῆς φάρυγγος. Καὶ οὐδὲ διὰ τούτων ὁπωσοῦν τοῦ ψόφου γινομένου, διόπερ οὐδὲ ὁ βήττων λέγεται φωνεῖν· ἀλλ’ ὅταν μετὰ φαντασίας σωματικῆς ταῦτα κινηθῇ, τότε ὁ γινόμενος ὑπὸ τούτων ψόφος φωνὴ καλεῖται. Τρία δὲ ταῦτα θεωρεῖται περὶ τὴν τοῦ ἀνθρώπου φωνήν, ῥυθμός, ἁρμονία, λέξις. Ἔχει δὲ ὁ μὲν ῥυθμὸς περὶ τὸν χρόνον τῆς ἐκφωνήσεως τὸν μακρὸν καὶ τὸν βραχύν· διὸ καὶ τῶν φωνηέντων τὰ μὲν ἐν πλείονι χρόνῳ ἐκφωνούμενα μακρὰ ὠνόμασαν, τὰ δὲ ἐν ἐλάττονι βραχέα. ἐκ δὲ τῆς τούτων πρὸς ἄλληλα συνθέσεως τὸ εὔρυθμον τῶν ἐπῶν γίνεται. ἡ δὲ ἁρμονία περὶ τὴν τοῦ ὀξέος καὶ βαρέος συμμετρίαν ἔχει, ἡ δὲ λέξις περὶ τὴν διατύπωσιν τῶν συλλαβῶν, ἐξ ἧς ἡ τῶν λεγομένων σημαίνεται ἔννοια. Ἐπεὶ οὖν ταῦτα μὲν ἔχει κυρίως ἡ τοῦ ἀνθρώπου φωνή, μιμοῦνται δέ πως ταῦτα καὶ τὰ μουσικὰ ὄργανα, διὰ τοῦτο κατ’ ἀναλογίαν λέγονται καὶ αὐτὰ φωνεῖν. Ὅτι διακρίνουσι τὴν φωνὴν ἀπὸ τοῦ ψόφου διχῶς, ἔκ τε τοῦ τρόπου τῆς γενέσεως καὶ ἐκ τοῦ τέλους. Ἐκ μὲν οὖν τοῦ τρόπου τῆς γενέσεως, ὅτι ἡ φωνὴ γίνεται τοῦ εἰσπνευσθέντος ἀέρος ἐκθλιβομένου τῇ συστολῇ τοῦ θώρακος κατὰ τὴν ἐνυπάρχουσαν αὐτῷ ψυχικὴν δύναμιν καὶ προσπίπτοντος τῇ τραχείᾳ ἀρτηρίᾳ καὶ τῷ ἐναπειλημμένῳ ἐν αὐτῇ ἀέρι, ὃς τῇ ἀθρόᾳ πληγῇ ἄθρυπτος ἀποπαλλόμενος ἀεὶ τύπτει τὸν προσεχῆ ἀέρα ἕως τῆς ἀκοῆς. Ἔστι γὰρ τὸ μὲν ἀχανὲς τοῦ στόματος τὸ μέχρι τῆς ῥίζης τῆς γλώττης φάρυγξ· ἐκεῖθεν δύο ἀγγεῖα φέρονται, τὸ μὲν ἐπὶ τὸν θώρακα, καὶ καλεῖται ἀρτηρία, τὸ δὲ ἕτερον πρὸς τῷ τένοντι, καὶ καλεῖται οἰσοφάγος. Γίνεται δὲ διὰ τῆς τραχείας ἀρτηρίας ἡ πάροδος τοῦ πνεύματος, ἥ τε κατὰ τὴν εἰσπομπὴν καὶ τὴν ἐκπομπήν, ὅπερ τῷ εἰρημένῳ τρόπῳ ἐκπνεόμενον ποιεῖ ψόφον, ὃς καλεῖται φωνή, ὅταν μετά τινος σημαντικῆς φαντασίας γίνηται. ἐκ μὲν οὖν τοῦ τρόπου τῆς γενέσεως ταύτῃ διαφέρει ἡ φωνὴ τῶν ψόφων. Ἐκ δὲ τοῦ τέλους, ὅτι ἡ φωνὴ καθ’ ὁρμήν τινα τοῦ ζῴου γίνεται καὶ προσσημαίνει τι· διὸ καὶ μετὰ φαντασίας. Διὸ καὶ οἱ τῶν ἀλόγων ψόφοι φωναί. Καὶ γὰρ ὁ κύων, ὁπηνίκα φαντασίαν ἔχει τοῦ ἀλλοτρίου, ὑλακτεῖ· ὅταν δὲ τοῦ οἰκείου, σαίνει. καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων ζῴων ὡσαύτως σημαντικαί εἰσιν αἱ φωναὶ τῶν ψυχικῶν δυνάμεων καὶ διαθέσεων. Καὶ γὰρ τροφῆς ὀρεγόμενα ἢ ἄλλου τινὸς κέχρηται φωνῇ.
II. Diodore de Sicile
1, 8, 10 :
Περὶ μὲν τῆς πρώτης γενέσεως τῶν ἀνθρώπων καὶ τοῦ παλαιοτάτου βίου τοῖς ῥηθεῖσιν ἀρκεσθησόμεθα, στοχαζόμενοι τῆς συμμετρίας.
1, 9, 4 :
… τὰ δὲ λεγόμενα παρ´ ἑκάστοις περὶ τῆς ἀρχαιότητος καὶ τῶν παλαιῶν πράξεων ἐν κεφαλαίοις ἀναγράψομεν, στοχαζόμενοι τῆς συμμετρίας.
1, 29, 6 :
Καὶ περὶ μὲν τῶν θεολογουμένων παρ´ Αἰγυπτίοις τοσαῦθ´ ἡμῖν εἰρήσθω, στοχαζομένοις τῆς συμμετρίας.
1, 41, 10 :
Ἐπεὶ δὲ τὴν βίβλον ταύτην διὰ τὸ μέγεθος εἰς δύο μέρη διῃρήκαμεν, στοχαζόμενοι τῆς συμμετρίας, τὴν πρώτην μερίδα τῶν ἱστορουμένων αὐτοῦ περιγράψομεν, τὰ δὲ συνεχῆ τῶν κατὰ τὴν Αἴγυπτον ἱστορουμένων ἐν τῇ δευτέρᾳ κατατάξομεν...
4, 5, 4 :
... καὶ τῶν περὶ αὐτοῦ μυθολογουμένων ἀρκεσθησόμεθα τοῖς ῥηθεῖσι στοχαζόμενοι τῆς συμμετρίας.
4, 68, 6 :
Περὶ μὲν οὖν τῶν Νέστορος προγόνων ἀρκεσθησόμεθα τοῖς ῥηθεῖσι, στοχαζόμενοι τῆς συμμετρίας.
6, 1, 3 :
ἡμεῖς δὲ τὰ παρ’ άμφοτέροις ἀναγεγραμμένα πειρασόμεθα συντόμως ἐπιδραμεῖν, στοχαζόμενοι τῆς συμμετρίας.
III. Denys d’Halicarnasse, De compositione verborum (epitome), 2
Ἡ δὲ σύνθεσις ἔστι μὲν ὥςπερ καὶ αὐτὸ δηλοῖ τοὔνομα, ποιά τις θέσις παράλληλος τῶν τοῦ λόγου μορίων· ἃ δὴ καὶ στοιχεῖα τινὲς τῆς λέξεως καλοῦσιν. Ἡ δὲ τῶν τοιούτων μερῶν πλοκὴ καὶ παράθεσις τὰ λεγόμενα ποιεῖ κῶλα· ἔπειθ’ ἡ τούτων ἁρμονία τὰς καλουμένας συμπληροῖ περιόδους· αὗται δὲ τὸν σύμπαντα τελειοῦσι λόγον.
Ἔστι δὴ τῆς συνθέσεως ἔργα τά τε ὀνόματα οἰκείως θεῖναι παρ’ ἄλληλα καὶ τοῖς κώλοις ἀποδοῦναι τὴν προσήκουσαν ;