Mourir au théâtre

Notes 

1 Corneille, Dédicace de L’Illusion comique.

2 L’Illusion comique, II, I, v.217.

3 Clindor-Théagène, Rosine, puis Isabelle-Hippolyte à partir de l’édition de 1660, meurent à la fin de la tragédie du 5e acte.

4 Sur la modification radicale de la perception de l’espace, du temps et du monde entre l’âge classique et le nôtre, voir Louis Van Delft, Les moralistes . Une apologie, Paris, Gallimard, Folio essais, 2008, p. 142-150.

5 [D’Aubignac, Pratique du théâtre, ref à préciser]

6 Voir à ce sujet Michel Vovelle, Mourir autrefois. Attitudes collectives devant la mort aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Gallimard/ Julliard, 1974 [ Folio histoire, 1990], et particulièrement le chapitre III, « La vie dans la pensée de la mort ».

7 L’Illusion comique, II, 2, v.231-252.

8 L’Illusion comique, III, 10.

9 Voir Michel Vovelle, op. cit., p.41-43.

10 L’Illusion comique, IV, 10, v.1329.

11 Consulter les textes de l’anthologie Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, de l’action oratoire à l’art dramatique, édités par Sabine Chaouche, Paris, Champion, 2001.

12 Voir principalement à ce sujet Julia Gros de Gasquet, En disant l’alexandrin. L’acteur tragique et son art, XVIIe-XXe siècle, Paris, Champion, 2006.

13 Brigitte Jaques et Marion Bierry associent les éditions de 1639 et de 1660 et suivantes en conservant à la fois le personnage de Rosine et la mort pathétique d’Isabelle-Hippolyte.

La dramatique télévisuelle, fondée sur l’édition de 1682, supprime Rosine. Elle sera donc écartée de cette comparaison, au profit d’un extrait de la mise en scène de Villégier. La mise en scène de Bézu procède à un montage de plusieurs éditions de L’Illusion comique, mais pour cette scène, choisit celle de 1639. Voir Pierre Corneille, L’Illusion comique. Dramaturgies de l’illusion, sous la direction de Joseph Danan, Rouen, PURH, 2006.

14 Hors champ dans le film, ce qui nous fait toucher aux limites de la captation par rapport à l’expérience du spectateur de théâtre : nous ne savons où se trouve Pridamant dans l’espace scénique.

Des massacres revendiqués par Matamore à la mort sur scène d’Adraste, au 3e acte, puis à celles qui achèvent la mini-tragédie sanglante de l’acte V, L’Illusion comique ne cesse de comptabiliser la mort, de la penser et de la représenter. Toutes ces morts ne laissent pas d’étonner en une comédie, même « capricieuse », « bizarre et extravagante1 ». L’on meurt parfois moins en tragi-comédie et même en tragédie, dans les années 1630, que dans cette pièce dans laquelle la mort est le point d’aboutissement stratégique de l’illusion : le mage va jusqu’à montrer Clindor assassiné aux yeux de Pridamant éploré pour lui faire accepter ce qu’il aurait considéré sans cette ruse comme une mort sociale, à savoir le fait que son fils soit devenu comédien. L’image de Clindor se relevant d’entre les morts pour compter l’argent de la troupe de comédiens à laquelle il appartient, atteste à la fois la puissance d’illusion, l’innocuité et la rentabilité de la représentation théâtrale dont tous sortent indemnes et plus riches.

« Monstre » dramatique aux yeux de son auteur, L’Illusion comique  l’est également par sa dramaturgie de la mort. D’emblée, l’univers que le spectateur est invité à contempler est un lieu voué au « commerce des ombres », un lieu de mort, un lieu mortel : si Pridamant sort, il est mort2. Le « spectacle » produit par la magie d’Alcandre tient de l’évocation des morts et de la dématérialisation du vivant (« fantômes vains », « spectres parlants »).

La présence récurrente de la mort et de la réflexion sur la mort dans la pièce ne peut être expliquée par le seul enchâssement d’une tragédie dans la comédie3, puisqu’Adraste est tué et que Clindor se prépare à mourir dans la fiction principale. Cette présence participe de l’esthétique baroque de L’Illusion comique, elle-même fondée sur une culture au sens large, conjonction d’une conscience aigüe de la fragilité de la vie humaine et d’une liberté de représentation que ne restreint pas encore, au théâtre, l’imposition stricte du principe de bienséance.

L’obscurité de la grotte d’Alcandre est propice aux traîtrises meurtrières, au désespoir des amantes délaissées, Lyse puis Isabelle-Hippolyte, disposées à mourir de leur amour, propice à l’angoisse du père mis à la torture par le spectacle des dangers mortels dans lesquels il voit à deux reprises son fils plongé, et qui à son tour veut mourir pour ne pas lui survivre. L’insistance sur le péril mortel et sur le désir de mort contraste avec des éléments plus traditionnels hérités de la comédie latine et de la commedia dell’arte, même si Corneille les réinterprète : pères abusifs chassant leurs enfants ou désirant les marier avec d’autres que les élus de leur cœur, soldat fanfaron égrenant des exploits guerriers imaginaires, servante astucieuse tirant sa maîtresse d’une situation désespérée, dans laquelle en l’occurrence elle l’a elle-même placée.

Surprenante en comédie, la présence de la mort dans L’Illusion comique s’avère nécessaire à l’effet visé par le mage, et par Corneille à sa suite : l’éloge du théâtre et de sa puissance d’illusion. Elle se comprend aussi si l’on a à l’esprit le contexte anthropologique qui est celui de Corneille et de son public. Une des grandes ruptures anthropologiques de notre modernité4 n’a pas eu lieu, en ces années 1630 : celle qui consiste à cacher la mort réelle, à vivre dans l’oubli de la mortalité, tout en exhibant des formes médiatisées de la mort –charniers, faits divers sanglants, ultra-violence, dans les arts du spectacle, à la télévision ou dans les jeux vidéo. Environné de morts virtualisées dont il parle volontiers en public, l’homme occidental du XXIe siècle vit dans une société qui tend par ailleurs à contenir la mort réelle (mais aussi la maladie, le vieillissement) à ses marges, dans des lieux spécialisés et isolés, et à en confiner l’expression à la sphère privée.

L’homme du XVIIe siècle, au contraire, est façonné par l’expérience de la mort, il assiste à la mort de ses proches, il est partie prenante ou témoin de guerres et de conflits récurrents, et il est pénétré de l’idée de sa propre mort, à laquelle l’invitent constamment la perte d’êtres chers, la mort publique des grands et les récits qui l’accompagnent, le discours et les représentations artistiques de la religion. Le théâtre du XVIIe siècle, en représentant la mort, reflète de manière mimétique et référentielle sa présence dans la vie sociale. Son rôle étant, même pour ceux qui s’efforcent le plus de le réglementer, de donner « l’Image sensible et mouvante de la vie humaine5 », le théâtre ne peut qu’accorder une place de choix à cette mort omniprésente dans la vie même. Présence de la mort, pensée de la mort également : l’imprégnation culturelle de la vanitas est très forte. Se préparer à la mort, comme le font certains personnages de L’Illusion comique (Clindor, Isabelle, Pridamant) renvoie à un exercice spirituel dont l’époque est coutumière6.

A travers la représentation et la pensée de la mort dans L’Illusion comique se laisse donc observer un thème propre à toucher le public par son caractère référentiel et par sa dimension morale : Corneille s’adresse à un public de spectateurs conscients de l’imminence possible de la mort, celle des autres et la leur. L’éloge du théâtre qui sous-tend la pièce comprend peut-être aussi cette preuve singulière de son utilité morale : le spectateur d’une simple comédie peut quitter le théâtre en s’étant diverti mais aussi nourri de pensées essentielles à sa propre vie. Autre leçon baroque : la tragédie n’a pas seule vocation à instruire le public. La comédie peut penser et faire penser également.

Observer comment et pourquoi la mort est ainsi pensée et représentée dans L’Illusion comique, pour le public du premier tiers du XVIIe siècle, permettra de s’interroger sur les formes scéniques que les metteurs en scène d’aujourd’hui proposent, pour un public envahi par l’imagerie audiovisuelle de la mort en même temps qu’oublieux de sa réalité, de cet élément dramatique à la fois actuel – représenter et penser par le théâtre la violence et la mort est un enjeu qui est loin d’être périmé dans le théâtre contemporain – et inactuel, ou daté dans ses formes, tels le combat à l’épée de Clindor et d’Adraste, ou l’exécution subreptice des amants coupables sur ordre d’un prince invisible.

1. Les morts de L’Illusion comique

L’énumération des morts

Le premier catalogue de Matamore7 décompte les ennemis prétendument occis plutôt que les belles séduites, qu’il n’énumère que dans un second temps : la démesure est guerrière plus volontiers qu’amoureuse en ce XVIIe siècle traversé de conflits politiques et religieux. L’héroïsme est militaire, même si Matamore est un faux héros. Le roi sera qualifié par Alcandre de « foudre de la guerre » dans son éloge final du théâtre. Clindor, en se « matamorisant », retient et l’exploit guerrier et la quantité, afin d’impressionner son maître : « J’ai déjà massacré dix hommes cette nuit,/ Et si vous me fâchez vous en croîtrez le nombre.8 »

Les morts tout aussi factices qu’hyperboliques comptabilisées par Matamore puis par son disciple appartiennent au registre de la comédie, relèvent de l’outrance attendue du capitan. La mort sur scène d’Adraste, le rival malheureux de Clindor au troisième acte, rompt brutalement avec ce registre : Matamore fuit et Clindor, seul face à une « troupe brigande » qui l’a attaqué par surprise, blesse mortellement son rival, puis « cède au nombre » : curieux effet de réel déniant le « massacre » dont il se vantait à la scène précédente.

La relative désinvolture du traitement dramatique de la mort d’Adraste se comprend si on y voit la perversion ou l’aggravation d’une situation traditionnelle de la comédie classique que cet événement constitue, celle d’une jeune fille et de son amoureux qui cherchent à se débarrasser de l’ennuyeux prétendant choisi par le père. En comédie, le rival malheureux est ridiculisé, berné, écarté, mais certes pas tué. Adraste l’est, et souvent les metteurs en scène modernes accentuent sa traîtrise pour faire accepter par le public sa mort non nécessaire. Cependant, cette mort, la plus « réelle » de la pièce, est perçue comme une mort de théâtre, de convention, comme un accident dans l’itinéraire picaresque de Clindor, qui permet sa métamorphose. Approcher lui-même de près la mort, châtiment prévisible de celle qu’il a infligée sans le vouloir à Adraste, va changer le cours de la vie de Clindor, et favoriser le choix du métier de comédien et du théâtre, ce lieu où l’on tue et où l’on meurt fictivement, sans dommage. En passant du fantasme à la « réalité » de la fiction dramatique, la mort représentée, non encore écartée du plateau malgré les premiers assauts de l’offensive théorique classique- Médée et Le Cid, avant et après L’Illusion comique, exposent des morts également -, enrichit la comédie d’une gravité nouvelle. L’intrigue comique se poursuit d’abord, Lyse s’employant à tirer sa maîtresse et Clindor du mauvais pas où elle les a elle-même engagés par jalousie amoureuse ; mais Clindor se distingue du simple Matamore qu’il aurait pu être pour devenir lui-même. L’intrigue alors se suspend pour s’ouvrir à la méditation du condamné.

Penser la mort au théâtre

La crainte ou l’attente de la mort, la nécessité de s’y préparer, la difficulté ou l’impossibilité de supporter la trahison ou la mort de l’être aimé, ou la perte d’un fils, rythment la comédie d’autant de contrepoints sérieux voire tragiques, et lui confèrent un climat méditatif tout à fait particulier.

Isabelle veut mourir si Clindor meurt, Hippolyte, l’héroïne tragique qu’elle interprète, également, si son époux la trahit, Rosine souhaite ardemment mourir pour la « flamme si belle » qui la consume: les femmes de L’Illusion comique aiment radicalement, nous y reviendrons. Attachons-nous pour l’instant à la longue méditation sur la mort à laquelle se livre Clindor en prison (IV, 7). Elle emprunte aux préceptes des philosophes et des moralistes: il convient de se détacher du bonheur terrestre et de ne pas craindre la mort. Mais l’amour de la vie l’emporte bientôt sur l’acceptation de la mort, qui se mue en horreur. Clindor voit en esprit les préparatifs de son trépas honteux et se laisse envahir par la peur de mourir, avant d’être apaisé par une nouvelle image, celle d’une Isabelle spiritualisée guérissant son âme du regret poignant de la vie.

Construit comme un monologue délibératif, oscillant entre le sentiment de la gloire de mourir pour celle qu’il aime et le regret de la perdre, entre l’exhortation au courage et le sentiment de l’injustice de sa probable condamnation à mort, le soliloque de Clindor en prison n’a pas véritablement de nécessité dramaturgique. Aucune décision ne dépend de ce monologue, qui est le fruit d’un choix esthétique audacieux : Corneille accorde au théâtre le temps de la pensée, suspendant à son profit celui de l’action dramatique, et lui ouvre l’espace de l’intériorité et de l’imagination, la vision du supplice et de ses « infâmes portraits ». Espace peu habituel au théâtre, mais bien révélateur d’une obsession de la mort9 que partagent ses contemporains. Ce faisant, Corneille, comme avant lui et ailleurs Shakespeare, comme Rotrou son contemporain, affirme que le théâtre n’est pas seulement lieu d’action, de discours tendant à la mise en œuvre d’une fiction dramatique, mais pensée et invitation à la pensée pour le spectateur qui lui aussi, dans sa propre vie, est environné par la mort. La comédie peut n’être pas seulement le lieu du divertissement de la pensée de la mort, mais aussi celui de son approfondissement, aisé ici parce que placé sous le signe d’une double fiction consciente : le spectateur sait que Clindor est un personnage de théâtre, et qui plus est que ce personnage est sur le point d’être sauvé : allégée du poids de la réalité,qui pèse sur le discours philosophique ou de consolation, sur l’oraison funèbre, mais aussi de l’inquiétude fictionnelle qui attache le spectateur au sort du héros dramatique, la méditation sur lui-même lui devient possible.

Les « morts tragiques » du cinquième acte prennent place dans une tragédie de trahison et de passion ultra-condensée, qu’elles dénouent en une catastrophe aussi rapide que conventionnelle. Comme l’écrit Corneille en 1660 dans l’Examen de L’Illusion comique, l’histoire représentée par Clindor et Isabelle devenus comédiens « a du rapport » avec la leur. Cette ressemblance, loin de révéler une maladresse de jeune dramaturge, est au contraire le « trait d’art » astucieux qui favorise l’erreur de Pridamant.

Clindor-Théagène doit son ascension sociale au prince d’Angleterre Florilame, dont il séduit pourtant l’épouse. Celui-ci fait épier et exécuter les coupables par des hommes de main.

A partir de 1660, Isabelle- Hippolyte meurt de douleur devant le corps sans vie de Clindor-Théagène. Cette mort digne et émouvante se substitue à celle de Rosine, maîtresse devenue inconvenante et supprimée, qui se réjouissait de mourir avec son amant en dépit de la fin de non-recevoir que celui-ci, reconverti à l’amour conjugal, tentait de lui opposer.

Les personnages féminins de L’Illusion comique engagent leur vie entière dans leur passion. La véhémence de l’amour féminin est un élément important de la signification de la pièce pour le public de notre époque. Les metteurs en scène actuels mettent d’ailleurs fréquemment l’accent sur cet élément en combinant l’acte V des éditions de 1639 et de 1660 : l’inconstant Clindor-Théagène, sa maîtresse passionnée, enfin son épouse aimante meurent tour à tour sur scène, et le rideau du théâtre intérieur tombe sur leurs trois cadavres.

La tragédie dans la comédie fonctionne également comme un piège dramaturgique : la savante mise en scène de la vraie-fausse mort de Clindor, Rosine et/ou Isabelle, constitue une pure illusion que devrait prendre comme telle tout spectateur attentif qui aurait gardé à l’esprit les propos insistants d’Alcandre sur le bonheur présent de Clindor : « Ne craignez plus pour eux ni périls ni disgrâces.10 » Pourtant, Pridamant croit avoir vu le spectacle cruel de la mort de son fils, et le spectateur aussi, peut-être, la première fois.

Le pouvoir de persuasion et d’illusion de la représentation visuelle serait-il plus grand que celui des mots ? Le spectateur est-il en proie à des émotions qui brouillent ses facultés rationnelles ? A ces questions, les metteurs en scène de L’Illusion comique apportent, par leurs choix esthétiques et dramaturgiques, des réponses en acte.

 

2 La mort mise en scène

Enjeux scéniques 

Le paradoxe de la mort représentée au théâtre est sensiblement le même au temps de Corneille et au nôtre : jouer la mort dans le concret de la représentation, suppose d’en proposer un artefact esthétiquement crédible, qui, selon les codes de jeu en vigueur et, pour le contemporain, selon les partis-pris de chaque mise en scène, se rapproche ou s’éloigne plus ou moins de l’action de mimer la mort réelle. Cependant, l’ostentation de la fiction dramatique comme fiction, et de la représentation scénique comme illusion, n’est jamais aussi sensible lors d’une scène de mort représentée : le spectateur n’oublie jamais que l’acteur feint la mort. Il peut pleurer réellement, mais il se relève toujours de, ou après, la mort du personnage qu’il interprète.

Le XVIIe siècle français exalte la figure d’un comédien parfaitement mimétique11, puisant dans sa vie et dans ses émotions les ressources de son art, parvenant par son jeu à l’identification parfaite du spectateur entre lui et son rôle, comme en témoigne par exemple la faveur de l’anecdote concernant l’acteur romain Polus, qui aurait apporté sur le plateau d’Electre de Sophocle l’urne contenant les cendres d’un fils qu’il venait de perdre afin de mieux jouer la douleur de la mort d’Oreste ou, une vingtaine d’années après L’Illusion comique, la tragédie entière du Véritable Saint-Genest de Rotrou, qui donne forme à cette figure du comédien parfait. On sait pourtant12 que le jeu des acteurs au XVIIe siècle était lui-même codifié et éloigné de ce que nous définissons aujourd’hui comme un jeu réaliste. Entretemps, l’histoire de la mise en scène a vu se côtoyer des types de jeu et de formation de l’acteur si variés, que le spectateur est prêt à admettre aussi bien une mort mimée de manière naturaliste qu’une séquence chorégraphiée ou stylisée à l’extrême pour figurer la mort

Les représentations de la mort dans les mises en scène de L’Illusion comique seront abordées à partir des trois séquences dont il a été question plus haut : la mort d’Adraste, la méditation de Clindor sur sa mort qu’il croit imminente, les morts de la tragédie du cinquième acte.

Jouer la « vraie » mort d’Adraste

Deux options se dégagent de l’observation des mises en scène : Brigitte Jaques et Marion Bierry refusent, différemment, le spectaculaire de la mort représentée. Alain Bézu et Robert Maurice traitent au contraire le combat de Clindor et d’Adraste comme un événement scénique (ou filmique) pertinent.

La fuite clownesque de Matamore, chez Brigitte Jaques, laisse place à un combat très bref, à mains nues, en ombres chinoises, qui oppose Clindor et Adraste seuls sur le plateau. Le spectateur n’est pas invité à « croire » à la mort ainsi représentée, mais à recevoir cette séquence à distance. Le refus du mimétisme touche un élément fictionnel qui fait moins sens aujourd’hui qu’à l’époque de Corneille et auquel est refusé le pittoresque convenu des épées qui se croisent et de la gestuelle de l’escrime. Le même dépouillement accompagne l’arrestation de Clindor, au cours de laquelle le noir se fait sur le plateau.

 

Dans la mise en scène de Marion Bierry, le combat entre Clindor et Adraste se déroule, très brièvement aussi, derrière la façade de la maison d’Isabelle, jouant d’un effet de tableau souligné par un accompagnement musical. L’atténuation esthétisante de la violence de l’action produit un évitement du spectaculaire de la mort. Par là est évitée également la complexité dramaturgique du moment, qui introduit du tragique dans la comédie, avant même l’insertion de la tragédie du cinquième acte.

La mise en scène d’Alain Bezu accorde plus d’attention à l’événement. Insistant initialement sur la couardise de Matamore, à qui Clindor enlève prestement son épée pour se défendre de l’attaque surprise d’Adraste, elle transforme peu à peu celle-ci en duel, et ménage le suspense. Isabelle encourage son champion, les fleurets se croisent, Adraste est désarmé : son vainqueur va-t-il, comme on l’attend, lui donner le temps de se relever pour que le combat reprenne ? Pas vraiment : Clindor et Isabelle à sa suite éclatent d’un rire ambigu. Raillent-ils le perdant, ou tournent-ils en dérision le sérieux de la situation, rappelant que nous sommes bien en comédie? Adraste jette son gant à terre pour reprendre le duel, mais aussitôt après se précipite sur Clindor sans lui laisser le temps de se remettre en garde. La mise en scène distribue clairement (trop ?) les rôles. La traîtrise initiale d’Adraste est aggravée, Clindor ne frappe mortellement son adversaire que par légitime défense. Capturé dans un filet à la fin de la scène, il est encore victime de l’autorité implacable de Géronte, le père d’Isabelle, représenté par une marionnette qui souligne son rôle type en le désincarnant.

La captation filmique souligne la présence du père inquiet, dont le visage est visible pour le spectateur de théâtre sur la toile réfléchissante, en multipliant les gros plans sur l’acteur lui-même.

Dans la dramatique télévisuelle de Robert Maurice, la mort d’Adraste est traitée à la manière  des films de cape et d’épée, dans un système de référence cohérent : le théâtre de la télévision, tout en s’affichant comme théâtre, renvoie aux codes de la fiction télévisuelle. Plusieurs hommes fondent sur Clindor, une « troupe brigande » d’hommes de main armés de bâtons qui entouraient déjà Adraste lors de ses précédentes apparitions. Une rosace au sol délimite le cercle de jeu dans lequel viennent s’inscrire à la fin de la scène Isabelle et Lyse, puis Géronte et ses hommes venus s’emparer du criminel. Héros à la Jean Marais, Clindor repousse inlassablement ses adversaires. La mise en valeur de l’exploit et de la performance apparaît dans la reprise en générique de cette scène de combat.

Ce moment de retournement du bonheur en malheur, préfiguration possible de la tragédie qui sera jouée au cinquième acte, est donc diversement interprétée et valorisée, selon les enjeux scéniques qui lui sont accordés.

Le monologue de méditation sur la mort 

Le monologue de Clindor en prison soulève plusieurs problèmes de mise en scène, les uns généraux - comment jouer la convention dramaturgique du monologue, où un personnage « pense tout haut » en étant par convention entendu du public, comment animer l’acteur seul en scène en dehors de toute progression dramatique, faire vivre scéniquement ce moment de théâtre de la pensée en mouvement, qui plus est dans un lieu dramatique d’enfermement et de confinement  -, les autres propres à la dramaturgie du « monstre » revendiquée par Corneille. L’issue donnée à ce monologue de forme tragique est le rire : le traitement humoristique et badin, par le geôlier, de la question de la vie ou de la mort du prisonnier, désamorce tout d’un coup la solennité du moment précédent. Il en ira de même pour la transition entre la tragédie de l’acte V et la révélation par Alcandre de l’illusion théâtrale. Le mage joue d’abord avec le désespoir du père, comme le geôlier avec l’angoisse du condamné à mort. La réaffirmation de la comédie, immédiatement après les excursus tragiques que l’auteur s’autorise, participe d’une dramaturgie du contraste violent qui s’offre à la mise en scène comme un enjeu délicat à traiter.

La gravité de la méditation de Clindor est absente de la mise en scène de Marion Bierry, en raison du jeu peu convaincant de l’acteur, assis sur un rocher à l’avant-scène côté cour, immobile, presque enjoué, mais aussi de la présence parasite d’Alcandre qui ôte son masque afin de mieux observer son personnage, et de Pridamante qui s’approche de lui avec compassion. Rien ne signifie l’isolement carcéral et le recueillement du jeune homme confronté à l’attente de la mort. Les coupes pratiquées dans le monologue suppriment la dimension spirituelle de l’invocation à l’aimée.

La dramatique de Robert Maurice évite elle aussi l’austérité de cette solitude essentielle en donnant à Clindor un compagnon de cellule, dont la présence atténue l’effet d’introspection du monologue, et en conférant une présence insistante à un fond sonore inquiétant. Clindor est debout et menotté. Son visage est montré en gros plan durant tout le monologue. Loin d’offrir un ersatz d’espace théâtral, ce choix inscrit la scène dans un espace filmique, réduisant le corps au visage et à son expressivité telle que seule une caméra peut la capter: mouvement fins des yeux et des sourcils accompagnant celui de la pensée, larmes, salive.

Dans la mise en scène de Brigitte Jaques, le dépouillement de l’espace scénique, vide et entouré de noir, sans profondeur ni limite, ainsi que la contrainte forte imposée au comédien par l’étroit matelas qui circonscrit son espace de jeu, suggèrent de manière efficace l’immensité de l’espace métaphysique – un homme face à la mort- et le confinement du lieu carcéral. Un éclairage oblique provenant d’une lucarne grillagée rappelle discrètement les barreaux d’une fenêtre de cellule. Tout se concentre donc sur l’acteur, son corps et son discours: torse nu, il arpente en tous sens le matelas, sur lequel il se dresse ou s’abat, se relève, retombe, croisant les bras autour de son corps replié : corps-prison à lui seul. Un jeu signifiant s’établit dans la verticalité, le matelas recueillant le corps terrassé par la pensée douloureuse de la mort, tandis que le regard vers le haut accompagne les pensées d’espoir, amour, et d’élévation spirituelle, bien servies par une diction intelligente.

La mise en scène d’Alain Bézu met en valeur le pathétique de la situation, la vulnérabilité et le désarroi du jeune homme devant la mort, et accentue la dimension psychologique de l’épreuve. Clindor est debout sur le plateau nu. Un jeu de reflets dans la toile où se reflète Clindor de dos et le visage de Pridamant au dessus de lui réunit dans l’immatériel le héros redoutant la mort et le père témoin aimant mais impuissant. En disant « Et la peur de la mort me fait déjà mourir », Clindor se jette au sol face contre terre : il le fera de nouveau, de joie, à l’annonce de sa « grâce ». Moins symbolique que dans la mise en scène précédente, mais cependant très présent, contribuant à l’incarnation du monologue et de ses enjeux, le corps de l’acteur exprime la nature viscérale de l’attachement à la vie et de la peur de la mort.

Les morts du cinquième acte

Le spectateur est-il amené à mettre en doute ce qu’il voit, à s’interroger sur d’éventuels décalages entre le régime de représentation de la fiction tragique et celui de l’évocation de la vie passée de Clindor produite par le mage ? Divers choix de mise en scène apportent des réponses variées à ce questionnement : le choix de l’édition13, celui des comédiens interprétant la tragédie du cinquième acte, leur jeu et la « mise en scène » seconde de la pièce dans la pièce, et enfin le traitement scénique de la présence d’un public interne hétérogène, puisqu’à Pridamant et Alcandre s’ajoute, pas toujours dans le même espace, Hippolyte qui assiste cachée à la rencontre puis à la mort de son époux et de Rosine.

Dans la première édition, les personnages de la tragédie du cinquième acte sont nommés Clindor, Isabelle et Lyse, du nom des personnages devenus acteurs qui les interprètent. Ce n’est qu’en 1660 que les noms de Théagène et Hippolyte sont accolés à ceux des deux acteurs principaux. Les choix opérés par les metteurs en scène sont signifiants : la plupart donnent le rôle de Rosine à l’actrice qui interprète Lyse, ce qui produit un effet de répétition de l’inconstance de Clindor, et met en valeur un même type de personnage féminin, celui de l’objet de désir auquel le héros préfère, non sans effort, l’amour conjugal. Il arrive que l’on retrouve en acteurs les quatre personnages qui ont fui ensemble à la fin du quatrième acte, et qui sont devenus comédiens, ce qui favorise l’illusion d’une continuité narrative entre les deux derniers actes. Je renvoie ici à l’analyse de Fabien Cavaillé pour les choix de chaque metteur en scène et leurs incidences dramaturgiques.

L’abaissement d’une « toile » à la fin de la tragédie, indiqué par Corneille en didascalie à partir de 1660, est un signe de théâtralité que reprennent Marion Bierry et surtout Alain Bézu par le tomber ostensible d’un opulent rideau de soie rouge. Rideau et jeu emphatique rappellent la tradition française d’interprétation de la tragédie, l’idée que l’on se fait aujourd’hui du jeu des « monstres sacrés » de la fin du XIXe siècle, incluant une époque du théâtre français dans une autre.

Les partis pris concernant le jeu des comédiens dans la tragédie diffèrent assez considérablement. Le choix du travestissement pour Rosine ainsi que le jeu emphatique des comédiens signalent la théâtralité seconde chez Marion Bierry, conformément au parti-pris général de cette mise en scène de montrer le théâtre de L’Illusion comique.

Les comédiens d’Alain Bézu surjouent également la scène tragique, par un jeu frontal et une gestuelle appuyée : Rosine défait ses cheveux juste avant la séquence qui nous intéresse, dévêt et pousse au sol son amant, mène le jeu amoureux. Les spectateurs rient à la réplique de Rosine « mais je me trouve heureuse en mon trépas…», énoncée en semi-adresse au public. La mort « de théâtre » du héros est soulignée par une grimace expressive, la douleur d’Hippolyte traduite par une diction déclamatoire. Elle est d’ailleurs présente sur le plateau pendant toute la scène, et la convention théâtrale exhibée, puisque les deux autres personnages ne la voient pas. Sa présence permet de représenter son observation consternée de la passion de sa rivale, dont elle ôtera la main de celle de son époux après leur mort, dans un grand geste de théâtre. Ayant supprimé la suivante d’Hippolyte, Bézu attribue à Pridamant sa réplique « Madame sauvons-nous », renforçant sa présence et mettant en lumière la puissance d’illusion du spectacle, qui le conduit à s’adresser directement aux « fantômes » qu’il a sous les yeux. Dès l’arrivée des hommes du prince Florilame, Hippolyte et Pridamant se sont exclamés ensemble. Ils sont deux spectateurs intéressés au sort de Théagène, père et épouse, à deux niveaux différents de fiction. La caméra filme à plusieurs reprises Pridamant lui-même, et non son reflet dans la toile réfléchissante que voit le spectateur s’il ne se retourne pas. Le spectateur du film perd alors la responsabilité du spectateur de théâtre de choisir ce qu’il va regarder, du plateau ou de l’acteur assis derrière lui.

Jean-Marie Villégier et Brigitte Jaques choisissent au contraire de minorer la théâtralité au profit d’une fable tragique traitée pour elle-même, et de l’illusion du spectateur externe.

Sur le plateau couvert de neige de la mise en scène de Villégier, la tragédie du cinquième acte, jouée en costumes XVIIe siècle, est comprise comme une scène de renoncement à l’amour et d’échange amoureux. La sincérité des acteurs dans le jeu masque la théâtralité seconde. Les deux personnages sont étroitement enlacés, à genoux sur le plateau. Tout dans leur proximité physique dément le vœu de renoncement de Théagène. Les hommes chargés de les éliminer pénètrent sur le plateau peu à peu au cours de cette scène d’intimité amoureuse. Aucun effet de surprise n’est recherché, mais un effet tragique : la perte des amants est inéluctable, préparée sur scène au moment même où Rosine dit consentir à la mort pour son amour. Le cri pathétique de Pridamant14 au moment de la mort de Clindor-Théagène est proféré hors scène.

Cette scène est traitée par Brigitte Jaques selon une esthétique rappelant le cinéma américain des années 1950 à 1970, fasciné par la couleur – costume blanc et robe de soirée rouge, cyclo bleu en fond, postures sensuelles et langoureuses – tout en conservant son minimalisme – un simple banc supporte les corps allongés des amants. En ombre chinoise à l’arrière du cyclo se tient Hippolyte, visible et dissimulée à la fois, rappelant la surveillance qui s’exerce sur Théagène. Rosine est agenouillée devant Théagène lorsque surgit un homme qui les poignarde l’un après l’autre dans le dos. Hippolyte revient sur le plateau pour mourir. La suppression d’Eraste confère une émouvante solitude aux trois morts qui y demeurent seuls.

La tragédie condensée est interprétée malgré, ou contre, le théâtre dans le théâtre, mettant en lumière la passion qui brûle Rosine, la sincérité de Théagène qui aime deux femmes et doit renoncer à l’une d’elles.

En réalité, ces mises en scène contemporaines ne montrent pas le renoncement de Théagène, mais un héros déchiré entre deux amours aussi puissants l’un que l’autre. Vont-elles contre la rigueur morale du texte cornélien, ou exploitent-elles ses virtualités scéniques, actualisant la représentation du sentiment amoureux pour un public pour lequel la libération sexuelle relève déjà de l’histoire? Toutes affirment la polysémie du langage de la scène, l’éloquence du corps – sensuelle voire érotique – contredisant l’argumentation embarrassée de Théagène pour se détourner de Rosine et la détourner de lui.

L’Illusion comique est une comédie où l’on meurt, où l’on veut mourir, où l’on croit mourir, ou pleurer des morts, où le spectateur est conduit tour à tour à s’alarmer, à réfléchir, à rire de ces morts fictives, habilement représentées : Clindor retrouve son aimée à la place du bourreau qu’il attendait en sortant de nuit de son cachot, et la question désarmante du père désespéré : « Que vois-je ? Chez les morts on compte de l’argent ? » suscite toujours un rire plus ou moins empreint de soulagement selon que le spectateur s’est laissé prendre ou non à l’illusion dont a été victime Pridamant. Celui-ci, spectateur naïf car trop proche de l’histoire qui vient de se dérouler sous ses yeux, croit en la vérité de ce qu’il voit, sans distinguer, parmi les « spectres parlants » évoqués par la magie d’Alcandre, les fantômes de vivants et les fantômes de morts, ceux de la première et ceux de la seconde fiction dramatique.

La représentation de la mort dans L’Illusion comique permet de mettre en évidence les orientations esthétiques des mises en scène contemporaines sur deux aspects importants : la présence et le jeu corporels de l’acteur, et la référence de la mimesis scénique – ou de ce qui est représenté sur le plateau - au monde et au théâtre du XVIIe siècle et à ceux d’aujourd’hui.

Article publié dans Baccalauréat Théâtre, L'illusion comique, SCEREN-CNDP, 2008

Notes 

1 Corneille, Dédicace de L’Illusion comique.

2 L’Illusion comique, II, I, v.217.

3 Clindor-Théagène, Rosine, puis Isabelle-Hippolyte à partir de l’édition de 1660, meurent à la fin de la tragédie du 5e acte.

4 Sur la modification radicale de la perception de l’espace, du temps et du monde entre l’âge classique et le nôtre, voir Louis Van Delft, Les moralistes . Une apologie, Paris, Gallimard, Folio essais, 2008, p. 142-150.

5 [D’Aubignac, Pratique du théâtre, ref à préciser]

6 Voir à ce sujet Michel Vovelle, Mourir autrefois. Attitudes collectives devant la mort aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Gallimard/ Julliard, 1974 [ Folio histoire, 1990], et particulièrement le chapitre III, « La vie dans la pensée de la mort ».

7 L’Illusion comique, II, 2, v.231-252.

8 L’Illusion comique, III, 10.

9 Voir Michel Vovelle, op. cit., p.41-43.

10 L’Illusion comique, IV, 10, v.1329.

11 Consulter les textes de l’anthologie Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, de l’action oratoire à l’art dramatique, édités par Sabine Chaouche, Paris, Champion, 2001.

12 Voir principalement à ce sujet Julia Gros de Gasquet, En disant l’alexandrin. L’acteur tragique et son art, XVIIe-XXe siècle, Paris, Champion, 2006.

13 Brigitte Jaques et Marion Bierry associent les éditions de 1639 et de 1660 et suivantes en conservant à la fois le personnage de Rosine et la mort pathétique d’Isabelle-Hippolyte.

La dramatique télévisuelle, fondée sur l’édition de 1682, supprime Rosine. Elle sera donc écartée de cette comparaison, au profit d’un extrait de la mise en scène de Villégier. La mise en scène de Bézu procède à un montage de plusieurs éditions de L’Illusion comique, mais pour cette scène, choisit celle de 1639. Voir Pierre Corneille, L’Illusion comique. Dramaturgies de l’illusion, sous la direction de Joseph Danan, Rouen, PURH, 2006.

14 Hors champ dans le film, ce qui nous fait toucher aux limites de la captation par rapport à l’expérience du spectateur de théâtre : nous ne savons où se trouve Pridamant dans l’espace scénique.

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