Marseille et les Puniques

Annales de l’APLAES

No 5 (2018)

Marseille en Méditerranée. Échanges économiques et culturels de la ville grecque à la ville médiévale

Actes du XLVIe congrès de l'APLAES (2013)

Contributions réunies par Valérie Bonet et Gaëlle Viard

Les liens qui existent entre Massalia / Massilia et les Puniques ou Carthage sont à la fois constants tout au long de l’Antiquité et, en même temps, très souvent indirects ou collatéraux. C’est toujours dans le cadre des relations pacifiques ou belliqueuses entre Grecs et Carthaginois (mais aussi Étrusques) puis Romains et Carthaginois que l’on constatera que des liens s’établissent entre Massalia ou Massilia et Carthage.

«Tard venus en Méditerranée occidentale, les Phocéens arrivèrent dans des mers déjà encombrées : l’Italie méridionale et la Sicile étaient aux mains d’autres Grecs ; la Sicile occidentale, la Sardaigne, l’Afrique, la plus grande partie de l’Ibérie aux mains des Phénico- Puniques ; l’Italie centrale et septentrionale aux mains des Étrusques »1.

On pense bien sûr à Platon et aux grenouilles autour d’une mare lorsqu’il évoque les cités grecques dans le Phédon (109b).

Il faut donc trier dans ces deux strates, consécutives dans le temps, pour noter l’existence d’événements qui font qu’on parle de Marseille et de Carthage en même temps. Le dossier sera plus nourri lorsqu’il s’agira de conflits entre Grecs ou Romains, d’une part, et Carthaginois, d’autre part, impliquant les Marseillais ; mais cela n’a pas empêché, au quotidien, l’existence de relations commerciales relativement durables entre Marseille et Carthage, qui n’ont donné lieu, pendant longtemps, à aucun commentaire de la part des historiens.

L’histoire antique se tourne davantage aujourd’hui, dans le dossier des makrai nautiliai, vers les brassages, les échanges et les métissages en Méditerranée, au lieu d’en rester à une histoire de cohabitations pacifiques, de face à face identitaires et de guerres entre ethnies fermées sur leurs propres cultures. Michel Gras2 y est pour beaucoup, prolongé par une génération de jeunes chercheurs tels que Laurent Capdetrey ou Julien Zurbach3, attachés à la question des mobilités grecques. Mais ils ne sont pas les seuls, comme le montre cette réflexion de Michel Bats au tout début de son article :

« J’ai défendu depuis les années quatre-vingt-dix [la vision] d’échanges multiples et croisés dans le cadre d’un commerce emporique ouvert où tous les acteurs peuvent échanger tous les produits négociables dans tous les sites ouverts sur tous les rivages »4.

Massalia / Massilia et Kart Hadasht / Carthago : deux villes-ports qui présentent beaucoup d’analogies

 

Deux fondations légendaires à deux cents ans d’écart

Parvenus, en 600 av. J.-C., sur les bords du Lacydon (Vieux-Port de Marseille), les Phocéens conduits par Prôtis s’installent sur une terre vierge de toute implantation étrangère, phénicienne ou étrusque, et ils y reçoivent un accueil chaleureux de Nann, roi des Ségobriges, la peuplade locale ; Gyptis, fille de Nann, ayant désigné Prôtis comme l’époux qu’elle choisissait, le roi donna au jeune Grec non seulement sa fille, mais aussi des terres pour s’établir. C’est une idylle romantique qui, bien que racontée par Trogue-Pompée à l’époque d’Auguste et reprise par Justin dans son Abrégé des Histoires Philippiques (XLIII, 3-5), figure déjà dans la Constitution des Massaliotes d’Aristote selon Athénée (Deipnosophistes XIII, 576a) ; mais elle est vraisemblable dans le contexte de l’emporia.

Quant à Carthage, Kart-Hadasht ou Qrthdst, « Nouvelle ville », elle fut fondée par des colons phéniciens de Tyr en 814 av. J.-C. La légende dit que c’est la reine Didon ou Élyssa / Elissa / Elisha, sœur du roi de Tyr Pygmalion, qui fonda la cité. La reine aurait demandé au souverain voisin, Hiarbas, un roi berbère, l'autorisation de fonder un royaume sur ses terres. Celui-ci lui offrit alors un terrain aussi grand qu'une peau de vache. La reine plus maligne fit découper une peau de vache en taillant des lanières très fines, et elle traça les contours de Carthage autour de la colline de Byrsa.

Deux ports auxquels on a vu des similitudes

Carthage et Marseille sont toutes deux des villes accrochées à une colline – la colline de Byrsa et la butte des Moulins –, protégeant un port – le port du Lacydon et les lacs puniques –, même si le Lacydon est un port naturel, alors que les ports puniques ont été creusés de main d’hommes. Cela pourrait être après tout banal, mais la découverte assez récente du port hellénistique de Marseille, antérieur au port romain, a permis de repérer le port militaire qui abritait la flotte de guerre marseillaise ; on a pu confronter le terrain et la description qui en est donnée par Strabon dans sa Géographie (IV, 1, 5), à partir de Poseidonios d’Apamée, pour la période du IIe siècle av. J.-C. :

"Il y a aussi chez eux des hangars pour les navires de guerre et un arsenal : ils possédaient autrefois une flotte importante, avec tout l’armement et le matériel nécessaires à la navigation et au siège des villes, grâce à quoi ils purent s’opposer aux barbares et acquérir l’amitié des Romains à qui ils rendirent beaucoup de services et qui, en retour, les aidèrent à étendre leurs possessions." (trad. A. Hermary, dans Hermary et alii, 1999, p. 175)

Or, ce port intérieur, qui était protégé, a été rapproché du port de Carthage, qui est plus sophistiqué encore, avec son bassin en couronne et son îlot central dit de l’Amirauté, le cothon. Cela n’a rien d’étonnant, car les Grecs et les Carthaginois partageaient la même conception de la guerre sur mer ; ils avaient le même type de navires, les pentécontères, et les installations portuaires se ressemblaient. Appien (Libyca VIII, 96) décrit de manière très précise le port de Carthage à la même époque : les navires étaient cachés dans des hangars, aptes à prendre la mer à n’importe quel moment, entretenus en cale sèche. Mais, à Marseille, ce n’est pas seulement le port militaire qui est protégé ; c’est l’ensemble constitué par le port commercial et le port militaire, contenu par le bassin naturel du Lacydon. Charles-Ernest Beulé5, en 1861, a comparé les deux ports : celui de Marseille, commercial et militaire, fait 27 hectares (900m x 300m) ; les deux ports de Carthage, le commercial et le militaire, font 23 hectares ; cela revenait pour les deux à une contenance d’environ 1100 vaisseaux.

Des initiatives de circumnavigations

Marseille eut deux grands navigateurs qui attestent son essor et sa vitalité. Euthyménès explora les côtes de l’Afrique, dans la seconde moitié du IVe siècle, et il écrivit un Périple aujourd’hui perdu, attesté par Sénèque (Questions naturelles IV, 1) et par Athénée (Deipnosophistes II, 87). Pythéas visita pour sa part les pays nordiques, vers la fin du IVe siècle, et il écrivit deux ouvrages également perdus (Sur l’Océan et Description de la Terre), connus par le discours diffamatoire de Polybe cité par Strabon (II, 4, 1-7), et de Strabon lui-même (II, 5, 7-8), selon Gaston Broche6.

Mais sont-ils pour autant des pionniers? Les pionniers semblent être plutôt les Carthaginois Hannon et Himilcon au début du Ve siècle. Dans l’Histoire de l’Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres (1752-1754, vol. 26), figure un Mémoire sur les découvertes et les établissements faits le long des côtes d’Afrique par Hannon, amiral de Carthage, daté du 6 septembre 1754, dont l’auteur est Jean-Pierre de Bougainville ; celui-ci établit un parallèle étroit entre Carthage et Marseille pour ce qui est de ses navigateurs :

« Les Carthaginois ont eu l’idée des grandes entreprises ; ils ont eu la gloire de les exécuter ; et ceux de Marseille n’ont fait qu’épier leurs traces, dans la vue de dérober leurs secrets. Himilcon, navigateur carthaginois, tenta le premier la découverte des mers du nord. Ce fut sur ses pas que Pythéas de Marseille osa, dans la suite, pénétrer au-delà des îles Cassitérides [...] Ce voyage de Pythéas est le sujet d’une dissertation que je lus en 1746. J’y parlais, par occasion, d’Euthyménès, autre citoyen de Marseille, qui, chargé d’une commission relative à celle de Pythéas, alla vers le même temps du côté du midi et parcourut les côtes de l’Afrique jusqu’à l’embouchure du Sénégal. Ce fut encore le voyage d’un Carthaginois qui donna lieu à cette entreprise. Euthyménès suivit la route tracée longtemps auparavant par Hannon, célèbre amiral de Carthage. »

Deux constitutions saluées par Aristote !

Ce qu’Aristote a écrit de Carthage dans la Politique (II, 11, 1-2) est connu :

« Les Carthaginois passent aussi pour être bien gouvernés : supérieure aux autres à beaucoup d’égards, leur constitution est avant tout semblable sur certains points à celle des Laconiens. [...] Nombre d’institutions à Carthage sont bonnes ; et c’est le signe d’une constitution bien établie qu’avec l’élément populaire qu’elle a, Carthage reste attachée à son organisation constitutionnelle et qu’il n’y a jamais eu, chose digne de remarque, ni sédition, ni tyran. » (trad. de J. Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1960)

Il la dépeint comme un modèle de constitution « mixte » équilibrée et présentant les meilleures caractéristiques des divers types de régimes politiques, c'est-à-dire mêlant des éléments des systèmes monarchique (rois ou suffètes), aristocratique (Sénat) et démocratique (assemblée du peuple). Sa parole fut corroborée par Eratosthène de Cyrène, Appien, Strabon, Procope, Diodore de Sicile, Cicéron, Tite-Live, Paul Orose, Justin, Polybe, etc.

Quant à la Constitution des Massaliotes ou République des Marseillais, elle est aujourd’hui perdue, mais nous avons quelques informations sur elle grâce à deux passages de la Politique (V, 6, 5-10 ; VI, 7, 26-35) et à un passage cité par Athénée au IIe siècle ap. J.-C. (Deipnosophistes XIII, 576) ; Marseille a connu, à l’origine, un régime de stricte oligarchie qui, peu à peu, a évolué pour arriver à un Conseil des Six-Cents, postérieur à Aristote et à la Politique (322 av. J.-C.), dont atteste Strabon d’après Poseidonios d’Apamée (Géographie IV, 1, 5) :

« Le gouvernement aristocratique de Massalia est le meilleur du genre : ils ont établi une assemblée de six cents citoyens, appelés "timouques", qui conservent cette charge leur vie durant. Quinze d’entre eux sont placés à la tête de cette assemblée, qui ont pour tâche d’expédier les affaires courantes : de nouveau, trois magistrats de ce groupe exercent l’autorité suprême, sous la direction de l’un d’entre eux. On ne peut devenir timouque si l’on n’a pas d’enfants et si l’on n’est pas issu de trois générations de citoyens. Les lois, ioniennes, sont affichées publiquement. » (trad. A. Hermary, dans Hermary et alii, 1999, p. 175)

La fin des deux villes

Toutes les deux ont payé leur tribut à Rome et ont été incorporées dans l’imperium romanum, même si le sort de l’une fut certes moins violent.

On sait comment finit la Carthage punique : Caton et son appel régulier à détruire Carthage. La rupture eut lieu en 146 av. J.-C. avec la victoire de Scipion : Carthage est rasée et connaît la double épreuve du feu et du sel ; mais Kart Hadasht renaît en Carthage romaine : Colonia Iulia Carthago.

Et à Marseille ? Tout semblait garantir à Massalia sa longévité, puisqu’elle avait aidé Rome contre les Carthaginois ; mais, en avril 49 av. J.-C., le Sénat de Marseille fit le mauvais choix : celui de Pompée contre César. Elle avait deux « patrons », Pompée et César, mais ils étaient devenus ennemis. Marseille est donc contrainte à la guerre sur mer et à un siège terrestre, puis elle capitule au bout de six mois, comme le confirme Strabon (Géographie, IV, 1, 5) :

« Cependant, lors de la révolte de Pompée contre César, ils se rangèrent du côté des vaincus et perdirent une partie de leur prospérité. » (trad. A. Hermary, dans Hermary et alii, 1999, p. 175)

Marseille échappa au pire, par l’indulgence de César, eu égard à son passé : elle conserva une relative autonomie et elle continua de s’appeler Massilia Graecorum, dans la Table de Peutinger. Massalia (phocéenne) devint Massilia tout en restant une ville grecque en Gaule7.

Pour le récit complet des hostilités et de la capitulation, il faut lire César (Guerre Civile I et II), Lucain (Guerre civile ou Pharsale III) et Strabon (Géographie IV, 1, 5). Marseille et Carthage auraient dû continuer à être des ports de commerce plutôt que de s’engager dans la guerre. Mais était-ce possible ?

Finalement, l’une dépassa-t-elle l’autre ? Jean-Pierre de Bougainville commente :


« Malgré les efforts de Marseille, Carthage alliée de Tyr, souveraine d’un pays très étendu [...] conserva toujours la supériorité, tant qu’elle eut la sagesse de vouloir être plus commerçante que guerrière, et de ne recourir aux armes que pour augmenter ou défendre ses établissements »8.

Des témoignages archéologiques pourtant bien peu nombreux pour relier Marseille et Carthage

 

Le Grand Tarif dit de Marseille

Il s’agit d’un tarif sacrificiel du IVe siècle av. J.-C. en langue sémitique et alphabet punique, trouvé en 1845 dans le quartier du Vieux-Port à Marseille ; il vient du temple de Baal Saphon à Carthage. Serait-il un document majeur pour l’histoire commune de Massalia et de Kart Hadasht? Comment est-il parvenu à Marseille? Malheureusement la réponse est décevante : il s’agit probablement d’une pierre ayant servi de lest sur un navire et tombée au fond du Vieux-Port !

Nous avons été amené à commenter l’intérêt que présente aujourd’hui ce tarif, dans le catalogue Méditerranées. Des grandes cités d’hier aux hommes d’aujourd’hui, pour l’exposition liminaire de Marseille-Provence 2013.

Mais, pour l’étude proprement scientifique, il convient de se reporter au Corpus Inscriptionum Semiticarum, pars prima (p. 218 sq.), à l’étude qu’en fait René Dussaud9 ainsi qu’aux remarques de James Germain Février10.

Il a été montré que la pierre, bien que ressemblant à celle que l’on extrait de la colline de Notre-Dame de la Garde, ne pouvait en venir, mais avait la même composition chimique que d’autres vestiges, dont une stèle carthaginoise du Louvre. Peu importe le contenu de ce tarif sacrificiel dont la finalité est de présenter la réglementation qui présidait aux sacrifices à Carthage : énumération de sacrifices et de taxes au bénéfice des prêtres. Il est aujourd’hui au musée d’archéologie méditerranéenne de Marseille.

Le Traité de Marseille

On a présenté sous ce titre une inscription phénico-punique de vingt-et-une lignes et de plus de mille-deux-cents lettres. Voici le développement auquel elle a donné lieu et sur lequel nous nous prononcerons ensuite.

Trouvée à Marseille en 1845 et prétendue contenir un traité d'alliance et de commerce entre Marseille et Carthage, elle a été traduite en hébreu et en français par Nicoly Limbéry, secrétaire-interprète du Parquet de la Cour royale d’Alger, et publiée à Alger en 1846. La pierre provenait de la démolition d’une maison de la vieille ville, non loin de l’église de la Major, et fut vendue pour dix francs par le maçon au directeur du musée de Marseille ; elle fut déposée dans une salle sans être classée ; un certain Charles Texier, inspecteur général des bâtiments civils de l’Algérie, remarqua la pierre à l’occasion d’une visite à Marseille ; il se tourna vers le Ministre de l’Instruction publique de l’époque ; il fit part de sa triple analyse : la pierre dite de Cassis venait des environs de Marseille, il s’agissait d’un traité conclu entre des Phéniciens de Carthage et les premiers colons Marseillais ; c’était la plus longue et la plus complète des inscriptions de langue phénicienne mises au jour ; l’inscription prit le chemin du Louvre pour être étudiée de plus près.

Une question a été posée : y avait-il une colonne en langue grecque ? Nicoly Limbéry11 pense que cette inscription était encastrée dans le pronaos d’un temple et qu’elle aurait été cachée et mise à l’abri de la jalousie romaine après la ruine de Carthage. Elle donne l’analyse suivante de l’inscription : la prospérité de Massilia au VIe siècle av. J.-C. excitait la convoitise de Gaulois ; pressés par celui qui est nommé Balhanasar, les Marseillais auraient appelé à leur secours la puissante Carthage, qui était installée non loin, en Sicile, en Sardaigne et à Malte ; et Carthage aurait imposé ce traité aux Marseillais, même s’il y est question d’alliance et d’amitié ; il s’agissait pour Carthage de profiter de la situation pour étendre son commerce et pour avoir des privilèges jusque dans le port de Marseille.

Le seul problème pour ce Traité de Marseille – et il est de taille ! – c’est que la pièce archéologique étudiée n’est autre que le Grand Tarif de Marseille, comme nous l’a confirmé oralement Antoine Hermary !

La lamelle de plomb inscrite de Pech Maho

C’est une inscription commerciale en étrusque trouvée dans le Languedoc et qui date du deuxième quart du Ve siècle av. J.-C. Elle semble attester l’insertion réussie des Marseillais dans le trafic méditerranéen au long cours, aux côtés des Grecs, des Étrusques et des Puniques, même si le texte est partiellement mutilé ; on en déduit que Massalia était un port actif où se mêlaient peuples et races.

Les couches archéologiques du VIe siècle av. J.-C., en Languedoc-Roussillon et en Provence, montrent la présence nombreuse de céramiques puniques : à Pech-Maho, les pourcentages sont les suivants : 38% d’amphores puniques, 38% d’amphores étrusques, 32% amphores grecques, selon Yves Solier12.

Les spécialistes concluent à un commerce carthaginois direct, sans nécessaire relais étrusque, jusqu’à la bataille d’Himère (480 av. J.-C.) entre Carthage aidée des Étrusques et les Grecs de Syracuse et d’Agrigente vainqueurs. En revanche, à la fin du VIe siècle av. J.-C., après les tensions avec les Étrusques et les Carthaginois, lorsque Marseille réoriente ses activités commerciales vers la Gaule, la fabrication des amphores massaliètes, liée à la production du vin, fit tomber le pourcentage des amphores phénico-puniques à 10%.

Puis, à l’époque hellénistique, au IIIe siècle av. J.-C., les vases de l’atelier des Petites Estampilles à Rome se retrouvent dans les domaines commerciaux de Carthage (Sicile occidentale, Sardaigne, Afrique, Espagne du Sud-Est) et de Marseille (de Gênes à Emporion), mais pas dans les villes grecques d’Italie ou en Sicile orientale grecque ; de même Marseille et Carthage sont réunies par le même intérêt pour la céramique campanienne A fabriquée à Naples, dans un flux commercial qui échappait aux Grecs. C’est la preuve d’un triangle commercial entre Marseille, Carthage et Rome.

Autre élément à envisager encore : une des épaves coulées devant Marseille à la fin du IIIe siècle av. J.-C. semble avoir été chargée d’amphores puniques contenant du poisson en saumure ; elle permet aussi d’attester l’existence d’échanges commerciaux entre Marseille et Carthage, mais c’est le seul navire originaire d’Afrique que nous connaissions ; de l’autre côté, à Carthage, on a trouvé de grandes quantités d’amphores massaliètes micacées.

Prudence tout de même ! Emporion, en Espagne, entre le IVe et le IIIe siècles av. J.-C., fabriqua et exporta des amphores gréco-puniques et hispano-puniques qu’il ne faut pas confondre avec les vraies amphores phénico-puniques ou avec les amphores hispano-puniques d’Espagne du Sud ; on en a retrouvé dans le Roussillon et jusqu’à Marseille, dont une amphore portant le signe de Tanit. Il y a aussi la présence de cadeaux diplomatiques, qui ne signifient pas qu’il y ait un vrai commerce ; enfin, les musées du midi de la France recèlent des objets puniques qui ont été acquis et non trouvés sur place !

Les monnaies

Du côté du monnayage, il y a sur le littoral méditerranéen (oppidum du Castellas, Bouches-du-Rhône), mais aussi à l’intérieur de la Gaule, des monnaies de bronze puniques dont le circuit de distribution coïncide avec celui des monnaies de Marseille. Mais les dates et les conditions de diffusion ne sont pas claires. On peut raisonnablement conclure à des relations commerciales vraisemblables, mais les documents archéologiques utilisables sont peu nombreux et ils sont difficiles à expliquer parfois. Le mystère demeure donc sur la quantité du trafic entre Marseille et Carthage...

Vers une reconstitution chronologique des relations entre Marseille et les Puniques

Deux grandes époques se sont succédées après la fondation de Marseille vers 600 av. J.- C. Nous laissons ici les questions relatives à la chronologie haute (600 av. J.-C.) et à la chronologie basse (545 av. J.-C.) correspondant à la prise de Phocée. La première époque est celle des échanges commerciaux entre Grecs, Étrusques et Carthaginois, dans une alternance de périodes de paix et de conflits, jusqu’à la période hellénistique comprise ; la deuxième est celle du conflit et de la guerre, à l’époque où Rome va vouloir s’imposer aux Carthaginois.

« Marseille s’est trouvée pendant des siècles en contact, tantôt amical, tantôt concurrentiel, tantôt hostile, avec les autres puissances qui simultanément ou tour à tour ont dominé la Méditerranée occidentale, les Étrusques, les Carthaginois, les Romains. De mémorables combats l’ont opposée aux Étrusques et aux Carthaginois, avec lesquels, aussi, elle a connu une coexistence économique qui passionne aujourd’hui les exégètes, parce qu’elle ruine les idées trop souvent reçues sur de grands blocs ethniques qui se seraient opposés toujours et en tout »13.

Monique Clavel-Lévêque développe, quant à elle, que Marseille fut plus soucieuse d’établir des échelles du commerce que de conquérir des terres14.

Dans les premiers temps de Massalia

Il y a nécessairement eu des contacts entre Marseille et Carthage, puisque, comme l’écrit Aristote, dans la Constitution des Massaliotes (apud Athénée, XIII, 576a) : « Les fondateurs de Marseille sont des Phocéens d’Ionie qui pratiquaient l’emporia » ; d’autre part, selon Plutarque (Vie de Solon II, 7), Protis, le fondateur de Marseille, était un aristocrate pratiquant l’emporia. Enfin, Marseille se situait aux marges du monde hellénique.

Il est utile de rappeler avec Jean-Paul Morel que le principe de l’emporia, contrairement au commerce identitaire qui existait aussi, était de « relier des régions assez éloignées géographiquement, économiquement ou culturellement pour que des produits banals et sans valeur particulière dans une zone prissent dans l’autre une valeur nouvelle et permissent de dégager un bénéfice appréciable »15.

Les rapports étant faits de transactions commerciales, on parlera davantage de rapports de concurrence que d’hostilité directe entre Marseillais et Carthaginois, tout comme d’ailleurs avec les Étrusques.

Du milieu du VIesiècle au début du Vesiècle av. J.-C.

Vers 540-530 av. J.-C., on assiste à une redistribution des cartes dans l’organisation de l’emporia phocéenne à la suite de la prise de Phocée par les Perses en 546-545 av. J.-C. ; et cela va entraîner un tournant pour Massalia. Les marchands de Phocée se divisent en deux groupes qui rejoignent respectivement Marseille et Alalia, colonie phocéenne fondée vingt ans plus tôt, en 565 av. J.-C. ; le problème serait venu de ceux qui se sont installés à Alalia : ils n’auraient pas compris l’équilibre sur lequel reposaient les relations commerciales en Méditerranée occidentale et ils furent accusés de piraterie comme le montre Hérodote (L’Enquête I, 166) :

« Arrivés à Cyrnos [La Corse], ils vécurent pendant cinq ans à côté des premiers colons et construisirent des sanctuaires. Or, ils attaquaient et pillaient tous leurs voisins ; aussi les Tyrrhéniens [les Étrusques] et les Carthaginois s’entendirent-ils pour marcher contre eux, avec chacun soixante vaisseaux.» (trad. A. Barguet, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade n° 176, 1964)

De cette alliance résulterait la bataille qui se déroula au large de la Sardaigne entre Étrusques et Carthaginois, d’un côté, et Phocéens d’Alalia et de Marseille, de l’autre.

Mais le problème pourrait tout aussi bien être à plus grande échelle celui de la concurrence croissante des Grecs dans une Méditerranée occidentale où Étrusques et Carthaginois étaient relativement seuls auparavant. Pour certains historiens qui s’appuient sur Hérodote, les Massaliotes n’auraient pas participé à la bataille dite d’Alalia ou de la mer sarde, puisque le système emporique fonctionnait bien de leur côté. Mais la question est complexe : Thucydide, Pausanias et Justin parlent des Marseillais à Alalia ! Véronique Krings fait l’analyse suivante16 : Hérodote refléterait une tradition grecque anti-marseillaise ; Thucydide, Pausanias et Justin rapporteraient une tradition anti-carthaginoise et favorable à Marseille. Nous ne reprendrons pas de manière complète, pour cette bataille d’Alalia, de même que pour les épisodes suivants, toutes les hypothèses que Véronique Krings rassemble dans sa thèse ; la complexité des lectures demanderait d’y passer trop de temps.

Il semble en tout cas qu’il faille écarter toute idée d’un déclin qui aurait frappé Marseille après Alalia (tradition commencée avec Camille Jullian, Histoire de la Gaule) ; mais il n’empêche qu’une nouvelle définition du commerce résulte de l’alliance étrusco-carthaginoise et de la bataille d’Alalia, fixée par des sunthékai (conventions), des symbola (accords) et des graphai (traités écrits) : des espaces bien déterminés furent attribués aux uns et aux autres et durcirent le commerce emporique ; les Marseillais auraient vu leur espace être défini entre Ligurie et Ibérie dans la Méditerranée nord-occidentale, avec Antipolis / Antibes comme limite à l’est. Il semblerait également qu’après Alalia les comptoirs phocéens ibériques soient entrés dans la dépendance de Marseille, de même que Rhodè et de nouveaux comptoirs fondés en Gaule et en Ibérie (par exemple Héméroskopeion) si l’on en croit Strabon (Géographie III, 4, 6).

Antoine Hermary et alii17 considèrent que c’est alors que les Phocéens de Marseille se transformèrent en Massaliètes à part entière, Massalia s’affirmant dès lors dans son environnement gaulois et avec son vignoble ; la Corse revint aux Étrusques, la Sardaigne aux Carthaginois, et les Phocéens d’Alalia reculèrent en Grande-Grèce.

Cependant, si Marseille ne semble pas avoir été engagée à Alalia, elle s’est mesurée sur mer avec les Carthaginois (mais jamais avec les Étrusques), entre la fin du VIe siècle et le début du Ve av. J.-C., toujours victorieusement. C’est ce que semble dire Thucydide, même si la date est confuse : «Phocéens, fondateurs de Marseille, vainquirent dans un combat naval les Carthaginois. » (Guerre du Péloponnèse I, 13 ; trad. J. Voilquin, Paris, Garnier, 1936). Mais de quelle bataille s’agit-il ? Cumes en 524 ? l’Artémision (Cap de la Nao en Espagne) en 490 ? Himère en 480 ? Cumes en 474 ?

Les Marseillais ont-ils eux-mêmes été concernés d’ailleurs ? Les réponses divergent. Véronique Krings retient par exemple la bataille de l’Artémision, près de Héméroskopeion en Espagne, mais pas Himère! Toujours est-il que Marseille semble s’imposer comme championne de l’hellénisme en Occident et elle le montre à Delphes : elle fit offrande d’une statue d’Apollon dans le grand sanctuaire, que Pausanias (Le Tour de la Grèce X, 18, 7) mentionne :

« Auprès, c'est un Apollon donné par les Massiliens, comme la dixième partie des dépouilles remportées sur les Carthaginois, qu'ils avaient vaincus dans un combat naval. » (trad. M. l’abbé Gedoyn, Paris, Debarle, 1796)

Puis il y eut une Athéna de bronze dans le pronaos du temple d’Athéna Pronaia (Pausanias VIII, 6, 7). Sans oublier, à Marmaria, le fameux trésor éolique dit des Marseillais, entre 535 et 510 av. J.-C.

Du Vesiècle au IIIesiècle

Le Ve siècle est avare en données sur Marseille : attentisme, repliement, stagnation, stabilité tranquille ? En fait, il faut attendre le IVe et surtout le IIIe siècle av. J.-C. pour voir la situation de Marseille évoluer, dans un environnement qui change avec l’expansion romaine, en Italie puis en Méditerranée occidentale, et avec la confrontation entre Rome et Carthage.

Marseille devient progressivement avec Rome et Carthage une des pointes du triangle commercial qui unit les trois cités marchandes de la Méditerranée occidentale et elle développe son réseau colonial, comme l’atteste Strabon (Géographie IV, 1, 5).

Un monde nouveau se dessine... avec une vraie politique commerciale ! Marseille s’assure la maîtrise du littoral ainsi que des routes maritimes vers l’Espagne et vers l’Italie. Et, alors que les Carthaginois ont pris le contrôle du Sud-Est de la péninsule ibérique, grâce aux conquêtes des Barcides et en vertu d’un traité passé avec Rome en 348 av. J.-C. (dans le prolongement de celui de 509 av. J.-C.) qui réglemente l’accès des autres navigateurs vers l’Andalousie, les Marseillais conservent leurs positions, dans la région du Cap de la Nao, à Héméroskopeion, pour l’accès aux métaux et surtout à l’argent.

On considère même que le IVe siècle av. J.-C. voit une réconciliation temporaire entre Marseille et Carthage. Plusieurs marqueurs existeraient : des épitaphes de Marseillais en Sardaigne punique, l’adoption du pied phénicien dans le monnayage massaliote, l’entremise des Étrusques de Caere, l’hypothèse que Carthage craignant Alexandre cherchait un allié. Ainsi Pythéas aurait-il eu l’autorisation de franchir les Colonnes d’Hercule peu après 330 av. J.-C.

Mais Carthage aurait pris des mesures plus drastiques finalement, telle la fermeture des Colonnes d’Hercule, dans la période 307-264 av. J.-C. où elle est maîtresse de la Méditerranée occidentale, appliquant de façon stricte le traité de 348 av. J.-C. qui donnait deux chasses gardées à Carthage contrairement au traité de 509 av. J.-C. plus ouvert : la Sardaigne et le Sud de l’Espagne (Polybe, Histoire III, 24, 4 et 11). En fait c’est contre Rome que Carthage se fait plus drastique, et non contre Marseille elle-même.

Mais, dorénavant, Marseille est coupée du monde oriental et se retrouve progressivement impliquée dans le camp romain dont elle va devoir partager les défaites et les succès.

Le temps des Guerres Puniques

Le véritable moment de rupture dans l’histoire de Marseille se situe au milieu du IIIe siècle av. J.-C. avec les guerres qui vont opposer Rome à Carthage. Les équilibres politiques se transforment et le bassin occidental, qui vivait jusqu’alors un partage accepté – entre Carthaginois, Grecs, Rome, Gaulois, Ibères... et Massaliètes qui commerçaient dans ce monde pluriethnique –, va prendre le relais du bassin oriental. Marseille ne peut se tenir à l’écart des deux Guerres Puniques dont l’enjeu est maritime pour la première (264-241 av. J.-C.) et territorial pour la deuxième (218-201 av. J.-C.).

La première Guerre Punique ne semble pas affecter directement Marseille, puisque la zone de combats est dans les îles qui sont un enjeu maritime (Sicile, Sardaigne et Corse). Mais l’issue de cette guerre aboutit à un changement des équilibres et elle affecte la navigation dans cette zone ; c’est la fin de la liberté de circulation, puisque Rome prend le contrôle du passage vers le Nord-Ouest, tandis que Carthage se rabat sur la rive africaine et sur l’extrême ouest du bassin, conservant le contrôle des Colonnes d’Hercule.

On s’interroge sur le rôle que joua Marseille dans ce conflit. Si l’on s’appuie sur les témoignages des historiens, Polybe (Histoire I, 21), Strabon (Géographie IV, I, 5) et Justin (Abrégé des Histoires Philippiques XLIII, 5), les Marseillais ont fourni aux Romains des navires et des machines de guerre. En effet, les Romains sont des terriens, mais ils vont devoir se battre sur mer contre des Carthaginois qui sont de vrais marins ! Ce serait donc grâce à eux que les Romains triomphèrent aux îles Égates, à la pointe ouest de la Sicile, prenant le contrôle du bassin nord-occidental et transformant Sicile, Sardaigne et Corse en provinces romaines. Certaines thèses avancent même que Marseille aurait été l’instigatrice de la conquête de la Sardaigne et de la Corse. Les Carthaginois ne désarment pas pour autant, et, avec Hamilcar, Hasdrubal puis Hannibal, l’Espagne se trouve transformée en terrain d’opposition entre Romains et Carthaginois, autour de l’Èbre, avec Carthagène et Sagonte comme villes-clés ; ainsi les comptoirs phocéens d’Espagne sont pris au milieu des luttes d’influence, mais l’on ne sait guère quels étaient leurs rapports avec les Puniques ni quelle fut la réaction de Marseille ; certains avancent que Marseille aurait conseillé à Rome de traiter avec Hasdrubal plutôt que de lui déclarer la guerre en 231 av. J.-C., que Marseille aurait fait partie d’une légation de Sagontins et de Grecs de la région d’Emporion, à Rome, en 226-225 av. J.-C.

En 218 av. J.-C., commence la deuxième guerre punique18 : Hannibal prend Sagonte, l’alliée de Rome ; il passe l’Èbre ; il laisse le comptoir phocéen d’Emporion libre ; il franchit les Pyrénées et prend le chemin de l’Italie. Marseille sera inévitablement sur le passage ! Aussi les Marseillais informent-ils le Sénat romain, d’autant plus que les Gaulois prennent le parti d’Hannibal (Tite-Live, Histoire Romaine XXVII, 36). Marseille se trouve dès lors impliquée (Tite-Live, Histoire Romaine XXI, 26) :

« De son côté, P. Cornélius, après avoir recruté une nouvelle légion pour remplacer celle qui avait été envoyée avec le préteur, partit de la Ville, avec 60 navires de guerre et, après avoir longé la côte d’Étrurie et les monts des Ligures et des Salyens, parvint à Marseille et établit son camp près du premier bras du Rhône (le fleuve se divise en effet en plusieurs bras avant de se jeter dans la mer) : il avait encore de la peine à croire qu’Hannibal avait franchi la chaîne des Pyrénées. Quand il se rendit compte que celui-ci en était à chercher à franchir aussi le Rhône, comme il ne savait pas où la rencontre pouvait avoir lieu et que ses soldats n’étaient pas encore remis d’un voyage agité par mer, il envoie en attendant 300 cavaliers d’élite avec des guides marseillais et des auxiliaires gaulois pour explorer toute la région et voir l’ennemi sans s’exposer.» (trad. P. Jal, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1988)

Un combat violent les opposa aux Numides qu’Hannibal avait envoyés en reconnaissance, et la victoire revint aux Romains. Hannibal, ayant reçu le renfort des Boïens, continue sur les Alpes. Marseille aurait alors pu considérer que le danger s’éloignait. Mais Scipion décide de porter la guerre sur les arrières d’Hannibal en Espagne ; sur ordre du Sénat, son frère, Cnaeus Scipion, part pour l’Espagne et passe par Marseille puis aborde à Emporion ; il entreprend alors la reconquête de la région, de l’Èbre aux Pyrénées, et il défait l’armée carthaginoise ; mais des marins massaliotes y perdirent la vie, car Marseille s’était engagée aux côtés des Romains. Antoine Hermary explique ainsi :

« Marseille avait rapidement compris la tactique carthaginoise. À terme, les établissements phocéens allaient être étouffés par les Puniques, perdant leur raison d’exister : le commerce avec les peuples d’Espagne, puisque ceux-ci passaient dans l’orbite carthaginoise. Pourtant, ce raisonnement reste incertain, car nous ignorons le sort des cités grecques situées au sud de l’Èbre : étaient-elles restées libres, comme Ampurias [Emporion], Carthage considérant que ces colonies phocéennes, sans armées puissantes, tournées vers la mer, ne constituaient pas un danger ? Mais on comprend aussi que Marseille ait choisi son camp ; seule Rome pouvait désenclaver les colonies d’Espagne, rétablir le commerce phocéen et, surtout, empêcher l’avancée inéluctable des Carthaginois au-delà des Pyrénées, où l’habileté diplomatique d’Hasdrubal avait déjà gagné à sa cause la plupart des peuples gaulois »19.

Ainsi Emporion et Marseille servent-elles à Scipion de bases arrière et de relais avec Rome contre les Puniques. En 217 av. J.-C., les combats reprennent sur l’Èbre, engageant clairement les Marseillais aux côtés des Romains ; nous possédons le récit des faits des deux côtés : Sosylos, historien grec pro-carthaginois et témoin oculaire, Polybe et Tite-Live pro-romains.

Selon Polybe et Tite-Live, Cnaeus Scipion décide de faire avancer toute son armée terrestre et navale contre les Puniques, mais il se rend compte qu’il n’a pas la puissance terrestre ; il fait donc le choix de concentrer ses forces sur mer afin que les Carthaginois ne puissent couper le circuit maritime romain entre Emporion, Marseille et Rome et / ou ravitailler Hannibal dans son avancée vers l’Italie. L’aide des Marseillais sur mer fut alors déterminante, comme en témoigne Polybe (Histoire III, 95-96) :

« Scipion équipa trente-cinq navires, à bord desquels il fit embarquer comme soldats de marine les meilleurs éléments de son armée, puis, ayant quitté Tarracon, arriva le lendemain devant l’Èbre. Il fit mouiller sa flotte à quelque quatre-vingts stades de celle de l’ennemi et envoya en éclaireurs deux croiseurs rapides de Massalia, car les navires de cette cité, toujours en avant- garde et les premiers au danger, étaient prêts à s’acquitter de n’importe quelle mission. Les Massaliotes étaient pour les Romains des associés valeureux entre tous ; ils devaient le prouver souvent encore par la suite, mais cela apparut surtout au cours de la guerre d’Hannibal. Ayant donc appris par ces deux croiseurs que la flotte carthaginoise était ancrée à l’embouchure du fleuve, Scipion s’empressa d’appareiller pour lancer contre elle une attaque brusquée. » (trad. D. Roussel, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade n° 219, 1970)

et, à son tour, Tite-Live (Histoire Romaine XXII, 19) :

« Scipion embarque l'élite de ses soldats, et c'est avec une flotte de trente-cinq navires qu'il va au-devant de l'ennemi. Un jour après son départ de Tarragone, il arrive à un mouillage situé à dix mille pas de l'embouchure de l'Èbre. Deux navires de Marseille, envoyés de là en éclaireurs, rapportèrent la nouvelle que la flotte carthaginoise était à l'embouchure du fleuve, et le camp installé sur la rive. Pour écraser les ennemis par surprise, et avant qu'ils soient sur leurs gardes, en les frappant tous à la fois de terreur, Scipion, levant l'ancre, s'avance contre eux. » (trad. E. Lasserre, Paris, Garnier, 1937)

Même si les versions des deux historiens ne concordent pas tout à fait sur le déroulement de l’affrontement, les Romains l’emportèrent. Mais Sosylos est le seul à donner une version détaillée de l’engagement naval et de l’implication des Marseillais.

«Tous les navires avaient combattu vaillamment, mais surtout, de beaucoup, ceux des Massaliotes, car ils avaient commencé les premiers, et furent pour les Romains les auteurs de tout le succès. Leurs chefs rendirent par leurs exhortations les autres plus courageux, eux-mêmes allèrent contre l’ennemi avec une intrépidité supérieure. La défaite des Carthaginois fut doublement grande parce que les Massaliotes connaissaient leur tactique particulière. Les Phéniciens avaient en effet l’habitude, une fois rangés en bataille devant les vaisseaux ennemis qui leur présentaient la proue, de voguer comme s’ils voulaient les éperonner, mais de ne pas en venir au choc, de passer entre eux, de virer, puis d’aller contre ces vaisseaux qui se trouvaient alors de flanc devant eux. Mais les Massaliotes, qui auparavant avaient fait l’expérience d’une manœuvre employée pour la première fois, disait-on, à la bataille de l’Artémision par Hérakleidès de Mylasa, supérieur en habileté à ses contemporains, donnèrent l’ordre de ranger les vaisseaux d’avant sur un rang en face de l’ennemi, et de placer les autres en réserve à une distance calculée, afin que, dès que la première ligne aurait été dépassée par l’ennemi sans avoir jusque-là bougé de leur place, ils attaquassent les vaisseaux ennemis au moment propice, tandis que ceux-ci chercheraient encore à approcher les leurs. Ainsi avait fait autrefois cet Hérakleidès, devenu ainsi l’auteur de la victoire. Maintenant donc les Massaliotes, comme je l’ai dit, se donnèrent tout entiers au souvenir de leurs anciens exploits. » (trad. F. Jacoby, 1958)

Les Romains n’ayant jamais maîtrisé la technique du combat naval, il est évident que tout le mérite de la victoire revenait aux Marseillais. Marseille fut donc délivrée de la menace carthaginoise.

Les Marseillais se retrouvèrent impliqués dans une opération similaire en 211 av. J.-C., quand il s’agit d’empêcher une armée de secours d’apporter de l’aide depuis l’Espagne à Hannibal en Italie ; Publius Scipion fils, neveu de Cnaeus, fait escale à Marseille, puis débarque à Emporion escorté par quatre vaisseaux marseillais.

Enfin, quand Hasdrubal réussit à contourner les Romains en Catalogne et à passer les Pyrénées puis les Alpes avec l’aide de Gaulois, au printemps 207 av. J.-C., une fois de plus les Marseillais informent Rome, comme nous le dit Tite-Live (Histoire Romaine XXVII, 36) :

« L'arrivée d'Hasdrubal en Italie causait de jour en jour plus de souci. Des envoyés de Marseille avaient d'abord annoncé qu'il était passé en Gaule et que son arrivée tenait les Gaulois en haleine parce que, disait-on, il avait apporté une grande quantité d'or pour recruter des mercenaires. Sex. Antistius et M. Raecius, envoyés avec eux ensuite par Rome pour examiner la situation, avaient annoncé qu'ils avaient eux-mêmes fait partir, avec des guides marseillais, des émissaires chargés de rapporter tout ce qu'ils auraient appris par le canal des chefs gaulois qui leur servaient d’hôtes. » (trad. P. Jal, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1998)

Grâce aux Marseillais, une fois de plus, les Romains empêchent Hasdrubal de rejoindre Hannibal : Hasdrubal est vaincu et tué à la bataille du Métaure. Il n’y eut plus d’autre intervention marseillaise jusqu’à Zama, mais Rome fut très reconnaissante à Marseille pour son soutien. Marseille ne subit finalement aucun dommage des Guerres Puniques et du passage d’Hannibal en Gaule. Mieux, même, elle voit l’Espagne libérée de l’emprise punique ; sa rivale de toujours est ébranlée et ses liens avec Rome se renforcent.

Mais une nouvelle puissance est née : Rome. Marseille pourra-t-elle longtemps rester indépendante ? Cicéron met ce mot qui en dit long dans la bouche de Scipion Émilien : « Les Marseillais, nos clients » (De la République I, 27, 43) !

Après les Guerres Puniques

Au IIe siècle av. J.-C., Marseille a maille à partir avec les Gaulois sur terre, et avec les pirates ligures sur mer, à cause de son soutien apporté aux Romains contre les Carthaginois et parce que les flottes grecques et carthaginoises du passé ne sont plus là pour exercer une police maritime qui incombe dorénavant aux Romains.

Conclusion

L’histoire des relations entre Marseille et Carthage est bien celle d’un trajet qui commence dans les échanges commerciaux pour se terminer dans la rivalité d’impérialismes politiques. Les liens que l’on peut établir entre Marseille et Carthage, et que les travaux universitaires n’ont pas vraiment abordés pour eux-mêmes, renvoyant toujours à un contexte commercial ou militaire large (Grecs / Carthaginois ou Romains / Carthaginois), un philosophe des Lumières les avait envisagés : c’est Montesquieu !

« Il y eut, dans les premiers temps, de grandes guerres entre Carthage et Marseille (Justin, XLIII, chap. V) au sujet de la pêche. Après la paix, ils firent concurremment le commerce d’économie. Marseille fut d’autant plus jalouse, qu’égalant sa rivale en industrie, elle lui était devenue inférieure en puissance : voilà la raison de cette grande fidélité pour les Romains. La guerre que ceux-ci firent contre les Carthaginois en Espagne, fut une source de richesses pour Marseille, qui servait d’entrepôt. La ruine de Carthage et de Corinthe augmenta encore la gloire de Marseille : et, sans les guerres civiles, où il fallait fermer les yeux, et prendre un parti, elle aurait été heureuse sous la protection des Romains, qui n’avaient aucune jalousie de son commerce. » (De l’Esprit des lois, quatrième partie, livre XXI, chapitre 11 «Carthage et Marseille»)

Sur un autre plan, mutatis mutandis, l’histoire des relations entre Marseille et Carthage – par ailleurs attestée jusqu’à la fin du VIIe siècle ap. J.-C. au moins et très probablement jusqu’à l’arrivée des colonisateurs arabes20 – se prolonge dans celle qu’il y a aujourd’hui, dans un contexte géopolitique tendu, entre Marseille et Tunis, Tunis et Marseille : une ligne maritime de ferries relie Marseille et le port de La Goulette, juste à côté de Carthage. Ces deux grands ports de la Méditerranée, quelles que soient les évolutions entre Antiquité et XXIe siècle – et même si les ports puniques eux-mêmes sont bien tranquilles aujourd’hui –, demeurent des lieux d’échanges, des lieux de l’emporia 2.0. !

Annales de l’APLAES

No 5 (2018)

Marseille en Méditerranée. Échanges économiques et culturels de la ville grecque à la ville médiévale

Actes du XLVIe congrès de l'APLAES (2013)

Contributions réunies par Valérie Bonet et Gaëlle Viard

Programmes

Enseignement de complément (cycle 4)

programme de 5e et de 4e

  • Le monde méditerranéen antique
    • alliances et conflits entre cités dans le monde antique
    • puissances terrestres et puissances maritimes dans le monde antique

Enseignement optionnel lycée

programme de Seconde

  • objet d'étude Méditerranée 
    • "Notre mer": une mosaïque de peuples, un espace polycentré

programme de Première

  • objet d'étude Méditerranée
    • Guerres et paix en Méditerranée
    • D'une rive à l'autre: échanges culturels, influences réciproques

programme de Terminale

  • Méditerranée 
    • Les grandes villes antiques de la Méditerranée et leurs transformations

Enseignement de spécialité Littérature, Langues et cultures de l'Antiquité

programme de Première

  • objet d'étude Méditerranée
    • Guerres et paix en Méditerranée
    • D'une rive à l'autre: échanges culturels, influences réciproques

programme de Terminale

  • objet d'étude Méditerranée 
    • Les grandes villes antiques de la Méditerranée et leurs transformations

Notes

1 J.-P. MOREL, 1990a, p. 7.

2 M. GRAS, 1995.

3 L. CAPDETREY, J. ZURBACH, 2012.

4 M. BATS, 2012.

5 Ch.-E. BEULE, 1861, p. 117-118.

6 G. BROCHE, 1936.

7 J.-P. MOREL,1999, p. 163. Voir aussi G. BARRUOL, 1990, p. 242-243.

8 J.-P. de BOUGAINVILLE, 1759, p. 10.

9 R. DUSSAUD, 1941.

10 J. G. FEVRIER, 1958-1959.

11 N. LIMBERY, 1846.

12 Y. SOLIER, 1967, p. 128-134.

13 J.-P. MOREL, 1990b, p. 15-16.

14 M. CLAVEL-LEVEQUE, 1998, p. 79-87.

15 J.-P. MOREL, 1990a, p. 8-9.

16 V. KRINGS, 1998.

17 A. HERMARY, A. HESNARD, H. TRÉZINY, 1999.

18 Voir M. BATS, 1990, p. 83.

19 A. HERMARY, A. HESNARD, H. TRÉZINY, 1999, p. 101.

20 M. BONIFAY, J. GUYON, M. MOLINIER, 1990.

Bibliographie

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P. VOISIN (2012), « Les Phéniciens de Carthage », in Yolande BACOT (dir.), Méditerranées. Des grandes cités d’hier aux hommes d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, p. 46-47.

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