Programme d'enseignement de complément de langues et cultures de l'Antiquité
3e : le monde méditerranéen, la transmission culturelle, de la Grèce à Rome, de l'Antiquité au Moyen-Âge et à la Renaissance
Programme d'enseignement optionnel de LCA en 1re :
Objet d'étude : Méditerranée, d'une rive à l'autre, échanges culturels, influences réciproques
Programme d'enseignement de spécialité Littérature et LCA 1re
Objet d'étude : Méditerranée, les grandes villes antiques de la Méditerranée et leurs transformations
L’impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte que j’aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il n’y en a pas deux et c’est celui-là. Je n’avais jamais rien imaginé de pareil. C’était l’idéal cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi. Jusque-là, j’avais cru que la perfection n’est pas de ce monde ; une seule révélation me paraissait se rapprocher de l’absolu.
Renan, "Prière sur l’Acropole", in Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1883)
« Elle fut aussitôt antique » : L’image de la ville d’Athènes sous le Haut-Empire et ses enjeux1.
Nombreux sont les textes dans la littérature occidentale qui ombreux expriment admiration ou déception devant l’Acropole et le Parthénon, nombreux également les hommes de lettres voyageurs qui ont trouvé là l’occasion de méditer sur les effets du temps, qu’ils voient en ce lieu des ruines et des statues à terre, ou qu’ils soient éblouis devant les proportions de l’édifice2. Il nous a semblé intéressant d’aller chercher plus haut dans la littérature quelques jalons de ce qui serait une histoire de la célébration de cet ensemble monumental et architectural3, en prêtant une attention particulière aux considérations sur le temps qu’il peut faire naître. Comme une enquête complète excédait les limites de ces quelques pages, nous avons choisi de centrer notre enquête sur les textes grecs du Haut-Empire. À cette époque, en effet, la littérature grecque s’est décentrée par rapport à Athènes, les lettrés (sophistes, historiens, biographes, chroniqueurs) sont souvent originaires d’Asie Mineure (Dion de Pruse, Aelius Aristide, Pausanias), d’Alexandrie ou de contrées plus proches comme la Béotie de Plutarque. Le statut d’Athènes a changé : elle est désormais une ville que l’on visite et où l’on séjourne, et surtout elle n’est plus tant le lieu où se fabrique la littérature que celui où on vient la mettre à l’épreuve, le lieu qui, parmi d’autres, la consacre-comme c’est le cas pour Plutarque, Lucien, Aristide et d’autres. Cette donnée liée à l’histoire de la cité a une incidence directe sur son image littéraire : elle devient désormais objet d’un propos géographique et périégétique. Alors que l’Athènes de l’oraison funèbre de Périclès est une Athènes organique, essentiellement politique, chargée par le stratège d’une identité culturelle passant par un mode de vie et des principes de conduite4, on peut s’attendre désormais à voir la ville évoquée dans sa topographie et ses monuments5, au premier rang desquels l’Acropole, noyau symbolique de ses origines mythiques, qui se signale de loin au voyageur6.
C’est cet ensemble monumental qui permet à un voyageur du IIIe siècle avant notre ère, connu sous le nom d’Héracleidès le Crétois7, de surmonter sa déception quand il découvre Athènes :
Ἀπιστηθείη δ’ ἂν ἐξαίϕνης ὑπὸ τῶν ξένων θεωρουμένη, εἰ αὐτή ἐστιν ἡ προσαγορευομένη τῶν Ἀθηναίων πόλις· μετ’ οὐ πολὺ δέ πιστεύσειεν ἄν τις· ὧδε ἦν τῶν ἐν τῇ οἰκουμένη κάλλιστον· θέατρον ἀξιόλογον, μέγα καὶ θαυμαστόν· Ἀθηνᾶς ἱερὸν πολυτελές, ἀπόψιον, μεγάλην κατάπληξιν ποιεῖ τοῖς θεωροῦσιν · Ὀλύμπον, ἡμιτελὲς μέν, κατάπληξιν δ’ἔχον τὴν τῆς οἰκοδομίας ὑπογραϕήν […].
Au premier regard, un étranger pourrait difficilement croire que c’est là la fameuse cité des Athéniens8 ; mais, poursuit-il, très vite, il le croirait volontiers tant c’est là que se trouve ce qu’il y a de plus beau sur la terre : un théâtre qui mérite d’être mentionné — il est grand et admirable — ; un somptueux sanctuaire d’Athéna, qui se voit de loin et qui mérite d’être vu. C’est le célèbre Parthénon, qui surplombe le théâtre et qui fait grande impression sur ceux qui le contemplent ; un Olympiéion qui, bien qu’à moitié achevé, est une construction impressionnante, par son plan.
De la même façon, lorsque le récit de Strabon, au livre IX, quitte les sites littoraux de l’Attique pour une incursion à l’intérieur des terres et qu’il s’approche d’Athènes, c’est bien naturellement la colline de l’Acropole qui est mentionnée en premier lieu et qui organise le schéma d’ensemble de la ville, vue de loin :
Τὸ δ’ ἄστυ αὐτὸ πέτρα ἐστὶν ἐν πεδίῳ περιοικουμένη κύκλῳ· ἐπὶ δὲ τῇ πέτρᾳ τὸ τῆς Ἀθηνᾶς ἱερὸν ὅ τε ἀρχαίος νεὼς ὁ τῆς Πολιάδος ἐν ᾧ ὁ ἄσβεστος λύχνος, καὶ ὁ παρθενὼν ὃν ἐποίησεν Ἰκτίνος, ἐν ᾧ τὸ τοῦ Φειδίου ἔργον ἐλεφάντινον ἡ Ἀθηνᾶ.
La ville proprement dite est un rocher au milieu d’une plaine avec des habitations tout autour. Ce rocher porte le sanctuaire d’Athéna avec le temple archaïque de la déesse protectrice de la cité, où brûle la lampe qui ne s’éteint jamais, et le Parthénon, oeuvre d’Ictinos9, qui contient l’Athéna d’ivoire de Phidias10.
Mais là surgissent les difficultés : l’Acropole fait obstacle au récit et contraint Strabon à préciser les limites de son champ générique. Décrire cet ensemble de monuments tombe explicitement hors du propos géographique :
Ἀλλὰ γὰρ εἰς πλῆθος ἐμπίπτων τῶν περὶ τῆς πόλεως ταύτης ὑμνουμένων τε καὶ διαβοωμένων ὀκνῶ πλεονάζειν, μὴ συμβῇ τῆς προθέσεως ἐκπεσεῖν τὴν γραφήν.
Au moment où j’arrive à la multitude de ce qui a été chanté et célébré dans cette ville, écrit-il, je crains de m’étendre exagérément et j’ai peur que mon développement ne sorte des limites de mon sujet11.
Il faudrait, explique-t-il alors en substance, soit se limiter à une sélection, comme le fait Hégésias, un sophiste de style asianiste du IIIe siècle, par respect pour une terre qui est le foyer de dieux et de héros12, soit à l’inverse épuiser la matière de l’Acropole, par exemple en consacrant, comme le fait le périégète érudit Polémon d’Ilion13, quatre livres « aux seuls ex-voto qui s’y trouvent ». Une telle alternative revient à fermer toute voie à un propos médian14. Nous noterons cependant que cette brève évocation de l’Acropole prend soin d’unir deux moments fondamentaux de l’histoire d’Athènes : ses débuts mythiques et l’époque de sa démocratie, au cours de laquelle Périclès a réalisé son programme architectural. L’Acropole constitue ainsi une sorte d’abrégé de l’histoire de la cité.
Il convient dès lors de se tourner brièvement vers Pausanias pour repérer dans l’évocation de l’Acropole15 les termes principaux qui révèlent le rapport au passé. L’Acropole n’est pas perçue d’emblée comme un ensemble architectural ; le récit n’obéit pas tant à la logique topographique des édifices16 qu’à celle des œuvres d’art qu’ils renferment ou qui se trouvent en plein air17. Par ailleurs, si ce haut lieu de la cité est indéniablement celui des symboles de l’Athènes des origines mythiques18, si la déesse éponyme et poliade est le principal élément unificateur de cette description19, Pausanias trouve, sur l’Acropole, l’occasion de raconter des fragments de l’histoire de la cité recouvrant un large spectre temporel, qui débute à la guerre de Troie20, fait une part importante à la guerre du Péloponnèse21 et s’attarde particulièrement, à propos de la statue d’Olympiodoros, sur l’histoire mouvementée de la résistance d’Athènes à la domination macédonienne22.
Et surtout si, d’une manière générale chez Pausanias, l’ancienneté signale la proximité avec les dieux23, ce n’est paradoxalement pas sur l’Acropole que ce critère joue particulièrement. Il nous semble même significatif que ce soit dans l’évocation de ce lieu précis que Pausanias adresse tout à coup son propos à « quiconque fait passer les réussites de l’art avant l’antiquité des œuvres » (ὅστις δὲ τὰ σὺν τέχνῃ πέποιημένα ἐπίπροσθε τίθεται τῶν ἐς ἀρχαίοτητα ἡκόντων)24 — ce qu’il ne manque de mettre en pratique à plusieurs reprises, lorsque, par exemple, les statues anciennes (παλαιὰ ἀγάλματα)25ont disparu et ont été remplacées de son temps par des œuvres d’artistes « qui ne sont pas des plus obscurs », comme c’est le cas pour les statues d’Aphrodite Pandèmos et de Peithô, dont le culte, explique-t-il, avait été fondé par Thésée26 ; un peu plus loin, dans un bâtiment situé dans la partie gauche des Propylées, il sélectionne quelques peintures, parmi celles « que le temps n’a pas rendues indistinctes27 ». Enfin, si, dans le temple d’Athéna Polias, Pausanias mentionne la présence de statues antiques (ἀγάλματα ἀρχαῖα), il souligne surtout le passage du temps et les méfaits de l’incendie des Perses : « Rien en elles n’a fondu, mais elles sont noircies et trop fragiles pour supporter le moindre choc28 ».
Effectivement, dans le coeur ancien de la cité, ce qui est ἀρχαῖον est avant tout fragile, obscurci ou a disparu. Paradoxalement ou de façon significative, ce qui est antique n’est pas sacralisé sur l’Acropole. Et, par ailleurs, Pausanias ne présente pas de jugement esthétique sur le Parthénon — ni sur l’architecture d’ensemble, ni sur le décor sculpté — à la différence des Propylées, dans lesquels il voit un monument resté exceptionnel jusqu’à son époque29.
Aussi est-ce un texte tout à fait singulier sur l’Athènes architecturale que nous lisons dans la Vie de Périclès de Plutarque, rédigée vraisemblablement dans les premières années du second siècle de notre ère. Ce texte clôt, au chapitre 13, l’énumération de toutes les mesures qu’a prises l’homme d’État athénien dans le premier temps de sa carrière et que Plutarque entend laver de tout soupçon de démagogie. Le programme architectural conçu par Périclès apparaît dans le récit comme la réponse décisive aux attaques de son adversaire, Thucydide fils de Mélésias30. Mais il constitue en même temps le point d’orgue de l’admiration que Plutarque laisse affleurer tout au long de la Vie du stratège athénien. Désireux de rendre hommage à l’œuvre de bâtisseur de Périclès, Plutarque évoque six monuments qui ont pour la plupart un caractère religieux : le Parthénon, le Télestérion (le bâtiment des Mystères à Éleusis), le Long Mur du milieu reliant Athènes au Pirée, l’Odéon sur la pente sud de l’Acropole, les Propylées et la statue d’Athéna Parthénos par Phidias31. Le développement sur les monuments de Périclès s’œuvre sur les édifices de l’Acropole :
Ὃ δὲ πλείστην μὲν ἠδονὴν ταῖς Ἀθήναις καὶ κόσμον ἤνεγκε, μεγίστην δὲ τοῖς ἄλλοις ἔκπληξιν ἀνθρώποις, μόνον δὲ τῇ Ἐλλάδι μαρτυρεῖ μὴ ψεύδεσθαι τὴν λεγομένην δύναμιν αὐτῆς ἐκείνην καὶ τὸν παλαιὸν ὄλβον, ἡ τῶν ἀναθημάτων κατασκευή...32.
Ce qui apporta le plus de plaisir à Athènes et l’embellit le plus, ce qui causa le plus grand choc au reste des hommes, ce qui seul témoigne que la fameuse puissance de la cité et son ancienne prospérité ne sont pas des mensonges, ce fut la construction des monuments sacrés.
Sans passer sous silence la polémique que suscite le financement de cette politique de grands travaux, Plutarque décrit alors, dans un texte qui a suscité de nombreux commentaires, un chantier exprimant l’idéal à la fois social et économique de Périclès33. Mais ce qui renforce la particularité de ce texte est, sans nul doute, l’admiration à laquelle l’auteur laisse libre cours :
Ἀναβαινόντων δὲ τῶν ἔργων ὑπερήφανων μὲν μεγέθει, μορφῇ δ’ ἀμιμήτων καὶ χάριτι, τῶν δημιουργῶν ἀμιλλώμένων ὑπερβάλλεσθαι τὴν δημιουργίαν τῇ καλλιτεχνίᾶ, μάλιστα θαυμάσιον ἦν τὸ τάχος34.
Les ouvrages s’élevaient, d’une taille exceptionnelle, d’une beauté et d’une grâce inimitables, car les ouvriers rivalisaient d’efforts pour dépasser les limites de leur art par sa qualité technique, mais le plus étonnant était la rapidité de l’exécution.
Ce que souligne Plutarque est un rapport complexe entre temps et perfection, qu’il va s’efforcer de préciser en relevant deux paradoxes. Tout d’abord, Athènes inverse radicalement le rapport de proportion entre le temps dépensé à l’effort pour la réalisation des ouvrages (ὁ εἰς τὴν γένεσιν τῷ πόνῳ προδανεισθεὶς χρόνος) et la pérennité de ces monuments. Édifiés en un temps spectaculaire (« ils furent tous terminés pendant la période d’apogée d’une seule carrière politique »), les monuments connaissent une importante longévité. Ils déjouent ainsi une loi générale que l’auteur formule explicitement :
Ἡ γὰρ ἐν τῷ ποιεῖν εὐχέρεια καὶ ταχύτης οὐκ ἐντίθησι βάρος ἔργῳ μόνιμον οὐδὲ κάλλους ἀκρίβειαν, ὁ δ’ εἰς τὴν γένεσιν τῷ πόνῳ προδανεισθεὶς χρόνος ἐν τῇ σωτηρίᾳ τοῦ γενομένου τὴν ἰσχὺν ἀποδίδωσιν. Ὅθεν καὶ μᾶλλον θαυμάζεται τὰ Περικλέους ἔργα, πρὸς πολὺν χρόνον ἐν ὀλίγῳ γενόμενα35.
L’aisance et la vitesse de l’exécution ne confèrent à une œuvre ni solidité durable ni beauté parfaite ; en revanche, le temps et la peine que l’on dépense en amont à la faire naître donnent une force qui assure la conservation de l’œuvre réalisée. Les ouvrages de Périclès sont donc d’autant plus admirables qu’ils ont été réalisés en peu de temps pour très longtemps.
Mais Plutarque franchit un degré supplémentaire en relevant un second paradoxe : Athènes est exceptionnelle non seulement par le rapport entre temps de construction et durée des ouvrages, mais par ce qu’elle offre à la vue (τὴν ὄψιν). Plus subtilement, c’est par son aspect que la cité inverse les lois du temps :
Κάλλει μὲν γὰρ ἕκαστον εὐθὺς ἦν τότ’ ἀρχαῖον, ἀκμῇ δὲ μέχρι νῦν πρόσφατόν ἐστι καὶ νεουργόν· οὕτως ἐπανθεῖ καινότης ἀεί τις, ἄθικτον ὑπὸ τοῦ χρόνου διατηροῦσα τὴν ὄψιν, ὥσπερ ἀειθαλὲς πνεῦμα καὶ ψυχὴν ἀγήρω καταμεμιγμένην τῶν ἔργων ἐχόντων36.
Par sa beauté, chacun de ces monuments était alors aussitôt antique, et par sa vigueur, chacun est aujourd’hui encore plein de fraîcheur et de jeunesse, tant éclate en eux comme une fleur de jeunesse, qui préserve leur aspect de l’atteinte du temps. On dirait que ces monuments portent mélangés en eux un souffle immortel, une âme inaccessible à la vieillesse.
Ainsi, Athènes est ἀρχαία dès sa naissance (εὐθύς) et encore jeune et nouvelle (πρόσφατον καὶ νεουργόν) à l’époque de Plutarque (μεχρὶ νῦν). Dotée d’un πνεῦμα et d’une ψυχή, elle est animée de vie, mais d’une vie qui ne s’éteint pas et elle échappe ainsi à la présentation topique qui fait des cités des organismes vivants, souvent personnifiées, expérimentant naissance, développement, déclin et mort37. Le qualificatif d’ἀρχαία ne signifie pas ici qu’Athènes est ancienne, mais qu’elle est originelle — en d’autres termes, elle est principe. Elle porte en elle un rapport au temps particulier, qui la soustrait au déroulement, à la rupture, à la discontinuité que porte l’idée de passé ; caractérisée comme antique, elle définit un univers du même et par là, appartient au présent38.
Une brève comparaison avec le Premier Discours Smyrniote (Or. 17) d’Aelius Aristide permet, par discrimination, de souligner l’originalité de la présentation d’Athènes dans la Vie de Périclès. Aristide s’intéresse lui aussi, d’une certaine manière, à l’âge de la ville de Smyrne. Il discerne dans l’histoire de la cité trois fondations successives : l’une par Tantale ou Pélops, l’autre par Thésée et la troisième par Alexandre le Grand39. Smyrne, peut-il alors écrire, est παλαιοτάτη καὶ καινοτάτη (§ 2). A la différence de l’Athènes de Plutarque, ce n’est pas le caractère atemporel de Smyrne qu’il souligne alors, mais au contraire son ancrage dans le temps à travers sa capacité à se rajeunir (ἑαυτὴν ἀνανεωσαμένη, ibid.) qui l’apparente à l’oiseau sacré qu’est le phénix. Dans la Palinodie en faveur de Smyrne (Or. 20), il précise même, en voyant Smyrne se reconstruire après le tremblement de terre qui l’a frappée en 178, que la cité « comme dans une pièce de théâtre, renaît depuis le début » (ἡ πόλις δὲ ὥσπερ ἐν δράματι καὶ δὴ πάλιν ἐξ ἀρχῆς ἀναφύεται) ; elle a inversé son âge (μεταβαλοῦσα τὴν ἡλικίαν), elle est en même temps une ville d’autrefois (παλαιά) et une ville nouvelle (νέα)40.
Revenons à la Vie de Périclès pour tenter de comprendre l’enjeu d’une telle présentation de l’Acropole. Malgré son caractère clos, ce texte n’est pas seulement une parenthèse où Plutarque fait entendre sa voix ; il occupe, dans la biographie de l’homme politique athénien, une place stratégique à deux niveaux. Tout d’abord, au sein de la micro-structure que forment les chapitres 12-14, il entre dans la logique de la défense que Périclès oppose à ses détracteurs, lorsqu’ils lui reprochent de dilapider le trésor commun des Grecs à couvrir Athènes d’or et de parures, comme on le fait d’une femme coquette41. Périclès commence par répondre à l’accusation de détournement de fonds pour un usage que n’approuveraient pas les alliés : ils obtiennent, explique-t-il, ce pour quoi ils ont versé leur part de tribut ; les Athéniens « font la guerre pour eux et tiennent en respect les barbares ». Dans ces conditions, poursuit-il, les Athéniens doivent pouvoir utiliser l’argent comme ils l’entendent et se donner au contraire des buts extérieurs à la guerre42. C’est dans cette perspective qu’il entend à la fois assurer à la cité la gloire qu’elle mérite et faire naître une prospérité immédiate en fournissant du travail à la foule des artisans (βάναυσος ὄχλος)43.
Cette réponse établit le premier rapport temporel fondamental qui caractérise Athènes dans l’ensemble de cette Vie : le présent est compatible avec l’éternité, et peut-être même est-il gage d’éternité :
Puisque la cité est convenablement équipée en moyens nécessaires pour la guerre, il faut qu’elle emploie ses ressources à des travaux qui lui procureront, après leur achèvement (γενομένων), une gloire éternelle (δόξα ἀίδιος), et, durant leur construction (γινομένων), une prospérité immédiate (εὐπορία ἐτοίμη). On verra en effet apparaître toutes sortes d’activités et de besoins variés qui feront appel à tous les arts et occuperont tous les bras, assurant ainsi un salaire à presque toute la cité : celle-ci tirera ainsi d’elle-même à la fois sa beauté et sa subsistance44.
Mais l’image d’une Athènes qui échappe aux catégories du temps intervient également dans la structure d’ensemble de la biographie : elle forme précisément l’articulation entre les deux aspects antinomiques de Périclès, inscrits dans la tradition littéraire, que Plutarque entend réconcilier. Il est en effet confronté à une tradition contradictoire sur l’homme d’État athénien : Thucydide, écrit-il, « dépeint le gouvernement de Périclès comme une sorte d’aristocratie45 » mais, ajoute-t-il, « selon beaucoup d’autres, ce fut grâce à Périclès que le peuple eut droit, pour la première fois, à des clérouquies, à des indemnités pour les spectacles et à des distributions d’allocations. Ces mesures politiques lui donnèrent de mauvaises habitudes ; lui qui était auparavant tempérant et travailleur, il devint dépensier et perdit toute retenue46 ». On reconnaîtra là sans peine les attaques lancées par Socrate dans le cadre de la critique de la rhétorique qui forme un des thèmes majeurs du Gorgias47.
Pour résoudre cette contradiction et imposer l’image de l’homme d’État, faite de justice et de modération, issue de Thucydide48 sans pour autant s’opposer frontalement à Platon, Plutarque imagine deux Périclès qui se seraient succédé dans le temps et établit comme postulat un changement radical (μεταβολή), non pas de caractère, mais de tactique49. Le premier Périclès est un démagogue sous la pression des événements50 ; il fait alors violence à sa nature « qui n’était pas du tout éprise de démocratie » (παρὰ τὴν αὑτοῦ φύσιν ἥκιστα δήμοτικὴν οὖσαν)51. Le second Périclès retrouve son caractère authentique, une fois que ses adversaires politiques sont écartés52 et que la ville d’Athènes, embellie, est devenue « harmonieuse et parfaitement unie » (ὁμαλῆς καὶ μιᾶς γενομένης κομιδῇ)53.
Or il est intéressant de constater que les monuments de l’Acropole couronnent une série de mesures prises par un Périclès apparemment conforme aux critiques platoniciennes. Tout se passe comme si, à Platon, Plutarque répondait subtilement par Platon. A travers Athènes, il lui oppose une forme idéale de cité, soustraite au vieillissement, réalisant l’idéal de l’univers du même qui transcende le temps.
Mais cette présentation d’Athènes ne contribue pas à réhabiliter seulement Périclès ; elle répond aussi directement à un texte de Thucydide où l’historien, voulant illustrer la disparité qui peut exister entre l’aspect d’une ville (ὄψις) et sa puissance réelle (δύναμις), s’appuie sur le double exemple de Sparte et d’Athènes :
Λακεδαιμονίων γὰρ εἰ ἡ πόλις ἐρημωθείη, λειφθείη δὲ τά τε ἱερὰ καὶ τῆς κατασκευῆς τὰ ἐδάφη, πολλὴν ἂν οἶμαι ἀπιστίαν τῆς δυνάμεως προελθόντος πολλοῦ χρόνου τοῖς ἔπειτα πρὸς τὸ κλέος αὐτῶν εἶναι (καίτοι Πελοποννήσου τῶν πέντε τὰς δύο μοίρας νέμονται, τῆς τε ξυμπάσης ἡγοῦνται καὶ τῶν ἔξω ξυμμάχων πολλῶν· ὅμως δὲ οὔτε ξυνοικισθείσης πόλεως οὔτε ἱεροῖς καὶ κατασκευαῖς πολυτελέσι χρησαμένης, κατὰ κώμας δὲ τῷ παλαιῷ τῆς Ἑλλάδος τρόπῳ οἰκισθείσης, φαίνοιτ' ἂν ὑποδεεστέρα), Ἀθηναίων δὲ τὸ αὐτὸ τοῦτο παθόντων διπλασίαν ἂν τὴν δύναμιν εἰκάζεσθαι ἀπὸ τῆς φανερᾶς ὄψεως τῆς πόλεως ἢ ἔστιν54.
Supposons, écrit-il, que Sparte soit dévastée et qu’il subsiste seulement les temples avec les fondations des édifices : après un long espace de temps, sa puissance soulèverait, je crois, par rapport à son renom, des doutes sérieux chez les générations futures ; pourtant les Lacédémoniens administrent les deux cinquièmes du Péloponnèse et ont l’hégémonie sur l’ensemble, ainsi que sur de nombreux alliés au dehors ; mais, malgré cela, comme ils ont une ville qui n’est pas centralisée, qui n’a pas de temples et d’édifices fastueux, mais qui se compose de bourgades, comme c’était autrefois l’usage en Grèce, leur puissance apparaîtrait inférieure. Tandis que si le même sort frappait Athènes, on lui prêterait, d’après les apparences extérieures, une puissance double de la sienne.
Alors que Thucydide se place dans un futur hypothétique où les monuments de l’Acropole refléteraient une puissance double, pour Plutarque, les monuments deviennent la preuve exacte (μαρτυρεῖ) d’une « puissance et d’une prospérité » qui, appartenant au passé (τὴν... δύναμιν αὐτὴν ἐκείνην καὶ τὸν παλαιὸν ὄλβον) relèvent de la réalité et non plus seulement de la réputation (λέγομένην).
Enfin, sous l’Empire, Athènes ne peut se penser sans Rome et l’on ne peut éluder la question de l’image de la capitale politique au regard du projet littéraire et idéologique de Plutarque. Une première lecture laisse penser que c’est à Athènes seule qu’appartient le privilège de la beauté parfaite et de l’harmonie. Et, de fait, c’est bien l’œuvre architecturale attachée au nom de Périclès55, et non l’une quelconque de ses autres mesures politiques, qui fonde, in fine, la supériorité du stratège athénien sur Fabius Maximus56 et qui place les édifices d’Athènes au-delà de tout ce que Rome a pu édifier en cinq siècles57 :
Ἔργων γε μὴν μεγέθεσι καὶ ναῶν καὶ κατασκέυαῖς οἰκοδομημάτων, έξ ὧν ἐκόσμησεν ὁ Περικλῆς τὰς Ἀθήνας, οὐκ ἄξιον ὁμοῦ πάντα τὰ πρὸ τῶν Καισάρων φιλοτιμήματα τῆς Ῥώμης παραβαλεῖν, ἀλλ’ ἔξοχόν τι πρὸς ἐκεῖνα καὶ ἀσύγκριτον ἡ τούτων ἔσχε μέγαλουργία καὶ μεγαλοπρέπεια τὸ πρωτεῖον58.
Quant aux grands travaux de Périclès, à la construction des temples et des monuments dont il orna Athènes, tous les efforts réunis que firent les Romains en ce domaine jusqu’à l’époque impériale ne pourraient soutenir la comparaison avec eux. Leur grandeur et leur splendeur leur assurent, de loin et sans conteste, la première place.
Ainsi, a priori, seule la Rome de empereurs serait capable de rivaliser avec Athènes. Mais s’arrêter à un schéma qui opposerait l’Athènes démocratique à la Rome impériale serait fausser gravement la perspective. En effet, l’Athènes bâtie par Périclès est, en réalité, perçue à travers un prisme romain59. On a identifié, derrière Périclès, l’ombre de Trajan, à qui Plutarque a peut-être dédié ses Apophtegmes de Rois et de Généraux60. En tout cas, bien des qualités de Périclès sont celles que Plutarque préconise pour ses contemporains dans ses Préceptes politiques ; par ailleurs, son calme « olympien » et un pouvoir apparenté à un pouvoir monarchique font de lui une préfiguration idéalisée de l’empereur romain61.
Il n’est dès lors guère surprenant que l’Athènes en construction ait certains traits d’un chantier d’une ville de l’Empire. Tout d’abord, la présentation qu’en fait Plutarque est fortement dramatisée. À travers les différents lieux de construction, la cité devient un véritable centre d’effervescence ouvrière et artistique du monde grec : toutes les matières premières, y compris les plus rares, sont utilisées et tous les corps de métier sont à pied d’œuvre. Nous avons sous les yeux un lieu de travail immense et efficace. Par ailleurs, toute cette activité obéit à une hiérarchie pyramidale qui organise les corps de métier, supervisés par Phidias qui, écrit Plutarque, « présidait à tout et surveillait tout pour Périclès62 » et en qui il est tentant de voir Apollodore, l’architecte de Trajan63. Enfin, la critique a depuis longtemps fait un sort à la réponse que Périclès donne au peuple assemblé, qui lui reproche d’avoir beaucoup trop dépensé : « Dans ce cas, la dépense sera pour moi, non pour vous et ce sera mon nom que l’on inscrira sur la dédicace64 ! » Une telle repartie, a-t-on remarqué, est inconcevable dans l’Athènes démocratique65.
Ainsi, c’est précisément la description de cette Athènes nouvelle en train de sortir du sol, cette Athènes en pleine effervescence de construction et de création qui impose l’idée d’un Périclès empereur. Cette présentation, loin d’être marquée par l’anachronisme, nous semble au contraire intentionnelle. De cette intention, nous trouvons la preuve si nous recherchons, en quelque sorte, Athènes hors d’Athènes.
En effet, en regard de la description de l’Athènes nouvelle bâtie par la volonté de Périclès, il convient de lire le récit de la construction du temple de Jupiter Capitolin à Rome, qui forme les chapitres 13 à 15 de la Vie de Publicola. Les deux textes s’éclairent mutuellement de façon remarquable.
Aux Propylées de l’Acropole, au Parthénon, qui sont sortis du sol en quelques années, à l’apogée de la carrière d’un seul homme, s’oppose le récit des aléas de la longue et laborieuse histoire du temple de Jupiter Capitolin, commencé sous Tarquin le Superbe, plusieurs fois détruit et reconstruit66. Le temple qu’évoque Plutarque est le quatrième, bâti entièrement et consacré par Domitien. Or il se trouve que la description des monuments de l’Acropole et celle du temple de Jupiter Capitolin constituent les deux seules descriptions architecturales dans les Vies parallèles67. Ce statut suffirait seul à les rapprocher. Mais un point de jonction précis invite instamment à les lire en regard : le temple de Jupiter Capitolin donne à Plutarque l’occasion de parler de l’architecture d’Athènes. En effet, au chapitre 15 de la Vie de Publicola, Plutarque évoque les colonnes que Domitien a fait venir expressément de Grèce :
Οἱ δὲ κίονες ἐκ τοῦ Πεντελήσιν ἐτμήθησαν λίθου, κάλλιστα τῷ πάχει πρὸς τὸ μῆκος ἔχοντες· εἴδομεν γὰρ αὐτοὺς Ἀθήνησιν. Ἐν δὲ Ῥώμῃ πληγέντες αὖθις καὶ ἀναξεσθέντες οὐ τοσοῦτον ἔσχον γλαφυρίας ὅσον ἀπώλεσαν συμμετρίας τοῦ καλοῦ, διάκενοι καὶ λαγαροῖ φανέντες68.
Les colonnes ont été taillées dans du marbre du Pentélique, explique l’auteur, et leur diamètre était admirablement proportionné à leur hauteur : je les ai vues à Athènes69. Mais on les a retaillées et polies à Rome et ce qu’elles ont gagné en polissure ne compense pas ce qu’elles ont perdu en proportion et en beauté ; maintenant, elles ont l’air grêles et efflanquées.
Le jugement est de prime abord esthétique : le nouveau travail de polissage et de retaillage des colonnes de marbre a détruit les proportions harmonieuses (συμμετρία) et l’équilibre originels de l’ensemble 70. À l’évidence, l’effet visuel produit (φανέντες) est sans comparaison avec le spectacle du Parthénon. Mais cette comparaison esthétique recouvre un jugement moral : à plusieurs titres, Domitien peut se lire comme le double inversé de Périclès71, et notamment dans leurs conceptions respectives des dépenses : d’un côté, l’argent dépensé à bon escient pour une beauté qui touche l’harmonie des formes d’un ensemble monumental, chargé de refléter le prestige politique et la valeur d’une cité, de l’autre des dépenses excessives qui affectent non seulement le Capitole, dont la beauté est associée à la πολυτέλεια, mais le palais impérial lui-même, trahissant une véritable maladie de construire72.
Le rapprochement entre la description de l’Acropole d’Athènes et celle du temple de Jupiter Capitolin fait apparaître l’opposition entre la perfection immédiate d’un côté, la longueur de la construction et la dégradation du modèle de l’autre. Cette comparaison, malgré son caractère ponctuel, est éclairante : elle invite à considérer le rapport au temps comme critère de différenciation entre Athènes et Rome. Fondamentalement, Rome est liée à l’histoire, tandis qu’Athènes est, d’une certaine façon, hors de l’histoire.
De cette différence fondamentale, la Vie de Thésée et la Vie de Romulus sont programmatiques : Romulus est un fondateur quand Thésée est « un assembleur de bourgs ». L’Athènes de Thésée est une cité sans ἀρχή (ch. 24-25) ; elle est non pas créée, mais seulement organisée. À la différence de Romulus, Thésée n’est pas un « fondateur de ville » ex nihilo ; il centralise et agence un ensemble de villages déjà dotés d’une structure urbaine (Vie de Romulus, 33, 2)73. Athènes, en quelque sorte, existait avant l’Athènes de Thésée. Ses origines ne sont pas décelables par l’enquête historique ; elles se perdent dans ces régions mythiques du temps, inaccessibles à la connaissance rationnelle qu’évoque précisément la Préface de la Vie de Thésée74.
L’Athènes de la géographie et de la périégèse est avant tout, nous semble-t-il, une ville ancrée dans le temps : elle est à la fois perçue dans les traces matérielles de son passé (qui parfois ont disparu, sont effacées, ou encore ont été déplacées) ou dans les changements qu’apporte l’époque contemporaine, essentiellement par l’entremise de l’empereur. L’identité grecque se pose alors nettement par un repérage chronologique. La description de l’Athènes de Périclès renvoie une image sensiblement différente, qui trouve des échos dans d’autres textes grecs du Haut-Empire : Athènes est une ville qui n’a pas d’ἀρχή dans le temps linéaire et qui, par conséquent, n’est pas vouée à connaître de fin. Elle échappe ainsi aux lois du temps, du vieillisse- ment, de la μεταβολή d’une façon générale75. Et non seulement Athènes n’a pas de début, mais elle est elle-même ἀρχή, elle est principe et modèle, dans un temps qu’elle structure et qui devient un temps logique76. « Aussitôt elle fut antique » : elle définit ainsi l’essence du temps.
Plus généralement, le texte de Plutarque entre dans une série de textes du Ier et du IIe siècle qui tendent à faire d’Athènes une abstraction-échappant au temps, échappant également à l’espace77. Cette fonction symbolique forte assignée à l’Acropole comme ensemble architectural et comme lieu emblématique de l’hellénisme prend son sens plein à la lumière du rôle que ces mêmes auteurs assignent à Rome : il y a, pour Plutarque ou pour Aristide, non tant un rapport de force qu’une relation de complémentarité. Athènes porte un ensemble de valeurs, soustraites à toute contingence ; Rome, qui en est l’héritière, est chargée de les réintégrer dans le temps et de les historiciser. Et peut-être est-ce là une des voies par lesquelles Rome peut se dire Urbs aeterna.