L'illusion comique : l'avenir des illusions, ou le théâtre et l'illusion perdue

Publié dans Littératures Classiques, année 2002 - 44 - pp. 175-214 :  L'Illusion au XVIIe siècle

Cet article est en partie repris dans Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le Théâtre ?, Gallimard, Folio Essais inédits. 2006.

Mon Dieu,

ne permettez donc pas que je sois assez malheureuse pour venir dans votre saint temple comme on va à la comédie, pour y voir et pour y être vue.1

Quelle sorte de théâtre a vu le Pridamant de L’Illusion comique , sinon un théâtre idéal, un théâtre de songe, ou de rêve, distinct du théâtre de fait, tel qu’il apparaît en 1635-1636 au Théâtre du Marais et durant les vingt-cinq années suivantes ? Quelle sorte de spectacle les spectateurs des années 1635-1660 ont-ils été en mesure de voir, et à quel niveau se situe leur illusion ?

C’est en considérant les conditions de représentation du théâtre de la ville au XVIIe siècle que j’essaierai de proposer quelques hypothèses qui permettraient d’appréhender cette supposée illusion au sein du théâtre défini comme un spectacle, une séance et, mais de manière différente, un texte à lire et à «imaginer ». Théâtre-événement, vu, pris dans un lieu complexe, où l’illusion est difficile, utopique, ou discontinue, et théâtre-livre, ou théâtre-monument, lu, élaboré comme un objet théorique, dramatique, où l’illusion est possible, les pièces du XVIIe siècle semblent l’enjeu de cette contradiction. C’est en donnant quelques éléments de réponse fondés sur la définition pratique du théâtre et les conditions de représentation qu’il sera envisageable, sinon de répondre, du moins de reconsidérer cette illusion sous un autre éclairage et en proposant une définition différente de l’esthétique théâtrale, plus éloignée de l’idéal des théoriciens, mais plus proche, peut-être, de ce qu’elle pouvait être et/ou ne pas être, au théâtre de la ville. Mais pour ce faire il faudra, une fois n’est pas coutume, éviter une analyse a posteriori, et ne pas considérer que les obstacles à l’illusion théorique sont des freins archaïques, illégitimes, des troubles à la vérité du théâtre qui seront peu à peu, et à bon droit, éliminés sous les coups de tenants de «l’illusion parfaite ». Il faudra examiner ces obstacles, non comme des résistances illicites, mais comme des formes différentes soutenues par une esthétique différente, non théorisée à l’époque — et pour cause puisque ce sont des pratiques — , fondée sur le spectaculaire, l’assemblée, le fait social, et dont l'unité est la séance, et non un texte déterminé par la position théorique d’un d’Aubignac, ou, plus tard, d’un Voltaire.

Car il ne faut en effet jamais oublier que la théoria, en grec, c’est la satisfaction éprouvée à la contemplation de l’objet, différente de la technè, et que les théoriciens sont, avant tout, ceux qui éprouvent cette satisfaction devant la contemplation d’un bel objet, d’un objet qu’ils conçoivent comme parfaitement constitué, un «bel animal », et non des observateurs du réel. De là, ces théoriciens deviennent simultanément des analystes de la beauté supposée (ou idéale) de cet objet constitué et des prescripteurs lorsqu’ils songent à une application. Or, comme le dit Marcel Mauss, «tous les phénomènes esthétiques sont à quelque degré des phénomènes sociaux », si bien que les manifestations spectaculaires de toute époque, donc aussi du XVIIe siècle, sont sociales en ce qu’elles impliquent nécessairement un lien, une interaction entre plusieurs personnes, en ce qu’elles ont un impact sur les sociétés, ou entendent en avoir un. Les «performances » agissent sur ceux qui les pratiquent et les regardent, et se développent dans le lien qui met en relation les actants de la performance (spectacle et spectateur, ou plutôt séance).

Le théâtre représenté, joué par des comédiens, n'est pas, et n'a jamais été, une scène d’illusion sans conscience, une boîte absolument séparée du réel. Si le corps du comédien détermine un certain espace de fiction, les spectateurs y sont nécessairement associés ; et leur présence, leurs mouvements et leurs paroles s’intègrent alors aussi bien dans le jeu des comédiens que dans l’ensemble des lectures qui en sont faites. Si le décor est là pour créer l'illusion théorique — proposée par la représentation et consentie par le spectateur — qu'un lieu particulier est bien figuré dans une sorte de boîte à trois côtés — toute théorique au XVIIe siècle, on le verra — , les praticiens et les spectateurs savent jouer avec le système de références, avec l’illusion supposée et avec la distance figurée dans le déroulement même de la représentation. Le théâtre est donc, alors comme maintenant, un lieu où il se passe quelque chose de concret et d'imaginaire, pour les comédiens comme pour les spectateurs.

Centré sur la gestuelle, la voix, le corps du comédien, l'espace théâtral est toujours une proposition destinée au spectateur qui, selon les modes de jeu et de représentation, prend en compte cette proposition et l'interprète. Le spectateur, qui est assigné, en apparence, à la position de voyeur passif, est aussi, dès le XVIIe siècle anglais, espagnol, mais aussi français, associé au spectacle et pris dans la transformation imaginaire des choses et des corps que la mise en scène et le jeu lui proposent. L’expérience de théâtre, la séance, se joue donc sur la scène de la fiction, dans le corps du comédien-personnage, dans l’univers de fiction figuré par les techniques, mais aussi à l’intérieur du bâtiment-théâtre, dans le rapport du monde de fiction avec les corps de ceux qui sont supposés être dans le réel — les différentes sortes de spectateurs, et les places qu’ils occupent par rapport à la fiction représentée et à l’univers qui les entoure, lui-même extérieur au bâtiment.

Le théâtre passegiata

À proprement parler, le théâtre-bâtiment sous l’Ancien Régime, comme l’a parfaitement noté Corneille dans La Place Royale, entre autres comédies, est un lieu de passage (la passegiata des jeunes gens, comme dit Brigitte Jaques), un espace de rencontre que tout le monde peut épier, en particulier les spectateurs, dans lequel n’importe qui pourrait, et même peut, intervenir. La police s’en plaindra souvent, et beaucoup (voir l’ordonnance du 28 novembre 1713, entre autres ordonnances, «Contre les perturbateurs de la tranquillité des spectacles », qui défend «à tous ceux qui assistent aux spectacles de faire aucun désordre, et d’interrompre les acteurs »). Le bâtiment de théâtre est une pièce rectangulaire, généralement un jeu de paume aménagé — un lieu de rencontre, de divertissement sportif, transformé en lieu de divertissement spectaculaire — , investie par des citadins. Les uns jouent, les autres regardent et conversent, passent en tout cas. On est fort loin d’un théâtre d’art où le seul fait de tousser induit la censure des comédiens et des autres spectateurs, et très près d’une assemblée mouvante, composite et bruyante. Car au théâtre on aime aussi, ou surtout, regarder les autres, voir leurs jugements, censurer leur conduite, commenter et crier, enfin intervenir au sein de la séance :

Il y avait l’autre jour des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions, qui par les mines qu’elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de tête, et leurs cachements de visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que l’on n’aurait pas dites sans cela ; et quelqu’un même des laquais cria tout haut qu’elles étaient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps.2

Il y a donc, dans le dispositif scénique, une scène de fiction, en principe séparée de la salle, mais aussi, comme autour d’elle, durant ce temps où le théâtre moderne se met en place, un second spectacle qui entoure et parfois pénètre la fiction : le silence du public est loin d’être la règle, les spectateurs sont plus éclairés que les acteurs, les acteurs ont donc tendance à se rapprocher du public et à paraître sur l’ avant-scène face au public et non dans un jeu «réaliste » durant lequel des personnages se parleraient, et enfin, déjà, des valets sont placés dans des «niches » sur la scène elle-même. Ce lieu de ville ouvert donne donc sur l’extérieur et est souvent, dans les comédies, représenté comme tel : la salle est absolument considérée, elle est en prolongement de l’intrigue et de ses lieux. Si bien que le hors-scène est simultanément la salle, son parterre, ses loges et les gradins de l’amphithéâtre, et ce qui est en dehors de la salle : Paris, par exemple, figure chez Corneille l’espace commun des personnages et des spectateurs3.

C’est là que la date de 1637 ajoute un élément de plus à cet état de fait. En 1637, pour des raisons économiques suivant l’incroyable succès du Cid, l’Hôtel du Marais institutionnalise, en quelque sorte, les chaises posées sur la scène, au point qu’on inventera plus tard les banquettes de scène, et qu’on définit ce lieu partagé par les personnages de fiction, les comédiens qui les représentent et ce public, comme le «Théâtre » :

La foule a été si grande à nos portes et notre lieu si petit, que les recoins du théâtre qui servaient autrefois de niches aux pages ont été des places de faveur pour les cordons bleus, et la scène y a été d'ordinaire parée de croix de chevaliers de l'ordre.4

Ce nouveau dispositif scénographique implique alors que la scène soit plus étroite encore5, et que des spectateurs y paraissent. Du point de vue du jeu, les comédiens continuent à s’approcher de l’avant-scène pour être plus éclairés, mais doivent limiter leurs déplacements en insistant sur leur gestuelle individuelle. Du point de vue du lieu de fiction, il est alors clair qu’on ne peut plus aussi nettement laisser une place pour les compartiments (cour et jardin sont pris par les chaises : il ne reste que le fond de scène généralement assez sombre), ce qui va d’ailleurs nourrir la conception du «palais à volonté » ou du lieu unique, conception déjà formulée par les théoriciens au nom du vraisemblable. Et parallèlement, la présence des spectateurs sur la scène va impliquer une distance supplémentaire dans le spectacle qui, elle, amenuisera l’effet pratique de vraisemblance.

En outre, comme on le sait, les chaises du théâtre accueillaient dans un premier temps des pages ou des valets, autrement dit le surplus de spectateurs amené par les maîtres, comme si ces nouveaux personnages figurant le public pouvaient passer pour être transparents au regard du public des loges, des gradins et du parterre. Et évidemment, on constate bien vite que cette transparence n’existe pas, et qu’au contraire le nouveau lieu d’observation est surtout un lieu observé, privilégié dans le point de vue optique des autres spectateurs. Si bien que, comme le note Antoine Adam dans son édition des Historiettes de Tallemant des Réaux, 

à l’époque du Cid , les recoins de la scène servaient de niches aux pages. Ceux-ci entraient sans payer à la suite de leurs maîtres et se logeaient où ils pouvaient. Quand l'affluence était grande, d'autres que les pages se glissaient sur les côtés de la scène. Les comédiens eurent un jour l'idée de mettre de l'ordre dans ce désordre et d'en tirer de l'argent. Us placèrent à droite et à gauche sur la scène même des chaises et des bancs, et louèrent ces places de théâtre aussi cher que des places de loges. Vers l'époque de Tallemant, on vit jusqu'à deux cents personnes sur la scène, on en vint à mettre deux balustrades qui les isolaient du centre du plateau où se jouait la pièce.6

Adam ne cite pas ses sources et pêche par un peu d’exagération : les registres d’Hubert pour le Palais-Royal montrent que durant l’année 1672 il n’y a en moyenne qu’une douzaine de places payées sur le théâtre7 (donc un peu plus de spectateurs compte tenu des chaises offertes). Cependant l’habitude s’étend, et les iconographies du début du XVHIe siècle confirment les bancs, les balustrades et l’agitation de nombreux spectateurs. On se rappelle aussi ce passage des Fâcheux :

J’étais sur le théâtre, en humeur d’écouter La pièce, qu’à plusieurs j’avais ouï vanter ;

Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence ;

Lorsque, d’un air bruyant et plein d’extravagance,

Un homme à grands canons est entré brusquement

En criant : «Holà ! ho ! un siège promptement ! »

Et, de son grand fracas surprenant l’assemblée,

Dans le plus bel endroit a la pièce troublée. [. . .]

Tandis que là-dessus je haussais les épaules,

Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles ;

Mais l’homme pour s’asseoir a fait nouveau fracas,

Et traversant encore le théâtre à grands pas,

Bien que dans les côtés il pût être à son aise,

Au milieu du devant il a planté sa chaise,

Et de son large dos morguant les spectateurs,

Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs. (1, 1)

Les chaises, encore présentes au moment des Fâcheux (1661), deviendront plus tard des bancs, mais la destination de ce nouveau lieu du public est déjà passée des valets, c’est-à-dire du rebut du public devenu trop visible («va, laid ! », entend-on dans les comédies), aux privilégiés — les «fanfarons » du Dictionnaire universel,8 — , ostentatoirement présents.

Il y a à cette heure une incommodité épouvantable à la Comédie, c'est que les deux côtés du théâtre sont tout pleins de jeunes gens assis sur des chaises de paille ; cela vient de ce qu'ils ne veulent pas aller au Parterre quoiqu'il y ait souvent des soldats à la porte et que les pages ni les laquais ne portent plus d’épées. Les loges sont fort chères, et il y faut songer de bonne heure : pour un écu, ou pour un demi-louis, on est sur le théâtre ; mais cela gâte tout, et il ne faut quelquefois qu'un insolent pour tout troubler. Les pièces ne sont plus guère bonnes.9

Malgré la réprobation des théoriciens, d’une partie des auteurs et des connaisseurs, il devient alors important d’être vu, là, de paraître sur le théâtre même, de montrer qu’on assiste à la séance et qu’on paie fort cher pour cela, si bien que les valets descendent au parterre, en attendant, pour des raisons de police comme pour des raisons plus largement sociales, d’être écartés du bâtiment, et même d’un périmètre assez large du lieu de théâtre — le Théâtre-Français et l’Opéra au début du XVIIIe siècle. On achète sa place au «théâtre », pour être vu voyant le spectacle et, au besoin, pour montrer son goût sur tel ou tel passage, avec ostentation :

Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : «Ris donc parterre, ris donc. » Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait mieux jouer qu’il fit. Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or et de la pièce de quinze sols ne fait rien du tout au bon goût ; que debout et assis, on peut donner un mauvais jugement.10

On connaît cette célèbre tirade de Dorante, et l’on sait qu’elle a été prononcée en situation, c’est-à-dire à quelques mètres des chaises du «théâtre » (cour et jardin) et du parterre (devant et en contrebas). Molière, comédien et chef de troupe, sait jouer des rapports spatiaux et du rapport de force. Ainsi, lorsqu’il s’appuie sur le parterre, il sait qu’il doit avoir pour lui la partie la plus nombreuse de la salle et qu’il peut prendre pour cible ceux qui sont tout près de lui, sur le théâtre : ces personnages-spectateurs dont il fait des «ridicules » (qui peuvent être flattés de le devenir, ou choqués d’être ainsi traités). L’autre intérêt de ce passage est qu’il spatialise le texte, qu’il montre à quel point le comédien, par son discours, tient compte des «places », et peut en jouer.

Chaises, théâtre et vraisemblance

Mais on doit aussi tirer toutes les conséquences de l’innovation de 1637, qui installe les comédiens, jusqu’en 1759, aux côtés de ces curieux personnages. La scène, de plus en plus étroite, aura tendance à accueillir du discours au lieu d’actions, des questions abstraites au lieu d’intrigues reposant sur des actions représentées. La tragi-comédie laissera la place à la tragédie qui traitera de questions relatives aux lieux abstraits que sont l’État, la politique de la cité, le cabinet royal.

Ainsi Corneille, par exemple, sera de plus en plus nettement conduit à inventer des intrigues pour lesquelles un seul lieu est nécessaire C Horace et Cinna jouent encore de deux lieux, mais il n’aura aucune difficulté à opérer le passage à un seul), et à imaginer des histoires qui fonctionnent en rupture avec la tragi-comédie. Mais d’un autre côté, la présence des spectateurs induit le fait que ces représentations abstraites mises en discours poétique sont visiblement épiées par des spectateurs-personnages qu’on voit observer. Dès lors, le paradoxe qui advient est que, simultanément, les règles triomphent — en particulier la règle de lieu — , le discours s’installe en maître et la nécessité de simplicité et de clarté devient absolue, mais aussi que ce passage au «classicisme » est accompagné d’une représentation des spectateurs et d’une ostentation supplémentaire du spectacle représenté comme vu. De plus, les manières des occupants des chaises qui sont sur la scène sont telles que leur présence détermine une nouvelle distance, non seulement parce que la présence de ces spectateurs peut être inattentive et turbulente, mais aussi parce qu’elle renforce non pas la vraisemblance dramatique (qui consisterait à ce qu’on puisse «entrer » dans la fiction et totalement mêler ses émotions à ceux des personnages), mais l’aspect «épique » du théâtre (qui consiste à toujours avoir conscience d’une médiatisation de l’intrigue par la manifestation constante du fait qu’il s’agit de théâtre, donc de représentation, et non d’illusion dramatique).

Si bien que cette invention, due à des raisons économiques et pour tout dire marchandes (vendre le maximum de places possible pour exploiter le succès du Cid, acheter des places très cher pour être vu et paraître aux yeux de tous) a pour effet de modifier la réception du spectacle, sa scénographie et même son esthétique, en renforçant la mise en place d’une raréfaction de l’action, des personnages, des lieux et des complexités de l’intrigue, donc en déterminant plus nettement un passage à une esthétique soutenue par les théoriciens réguliers. Parallèlement, ce même événement du théâtre de la ville renforce l’apparence spectaculaire et l’effet de distance et de représentation ostensible en faisant en sorte que, dans ce même lieu (fictif et réel, abstrait et concret), les personnages soient aussi des comédiens si proches des spectateurs que les uns et les autres se frôlent, se voient, et figurent sur la même partition.

C’est à la manifestation de cet ensemble qu’assistent maintenant le parterre mouvant, les gradins et les loges. Il s’agit donc d’une transaction assumée : les comédiens sont là pour jouer, donc pour paraître comme des personnages, et aussi pour rencontrer des spectateurs dans l’enclos du théâtre ; les spectateurs viennent pour les entendre et simultanément pour rencontrer d’autres spectateurs. D’un côté la pièce se donne comme un objet théâtral, éphémère, autonome, séparé de la réalité des spectateurs avec ses codes de représentation (une déclamation, une gestuelle, un temps de fiction, des costumes plus ou moins particuliers), de l’autre elle s’inscrit comme un moment et un lieu de contact entre des comédiens et des publics, contact d’autant plus net qu’il est explicité par l’insertion des spectateurs dans l’espace de la scène. Le degré de théâtralité, mis en place par la performation des codes de jeu, la convention du (ou des) décor(s) et la déclamation de textes généralement poétiques qui peut déterminer tout d’abord une séparation entre les publics et les personnages de l’intrigue, renvoie ainsi à l’expression simultanée d’une représentation virtuelle (l’intrigue) et d’une assemblée explicitement réunie autour de cette représentation. Dès lors, la fiction représentée et la séance de théâtre apparaissent comme poreuses. Elles laissent communiquer l’espace virtuel et l’espace réel, le temps de fiction et le temps de représentation par le fait même de la séance-assemblée et des distances assumées qu’elle produit : les spectateurs ont ainsi, de fait, leur mot à dire (tout haut au besoin) sur la fiction et sur l’art déployé, et la fiction peut aussi intervenir sur les spectateurs (La Critique de l'École des femmes en est l’exemple le plus net).

La scène, lieu de passage et de rencontre tel qu’il existait dans la fiction de La Place Royale ou de La Galerie du Palais, devient donc, avec encore plus de force, la représentation de la séance de théâtre durant laquelle, dans le lieu rectangulaire de cette salle de jeu de paume aménagée, passent et se rencontrent les spectateurs entre eux, les spectateurs et les acteurs, les spectateurs et les personnages. Là s’échangent des propos divers, de tous ordres, comme étoilés autour du prétexte qu’est la représentation de la fiction en discours, au centre de la scène. Il ne s’agit pas, ou plus, ou pas seulement, d’être ébloui par le spectacle, par le jeu et les décors, mais de cultiver cette multiple distance qui fait du théâtre-séance un lieu de sociabilité autant qu’un moment esthétique dû à la fable représentée.

Le bâtiment et la séance comme espaces de sociabilité

Ainsi, au centre de la ville (alors que la cour n’en fait jamais qu’un lieu complémentaire de sa représentation même), les lieux de théâtre s’organisent en espaces sociaux qui représentent (qui tiennent un discours imagé et représentatif sur) la ville elle-même dans un bâtiment particulier et à des moments particuliers (le calendrier de l’année, les jours, les heures, les temps de représentation deviennent fixes). Les théâtres de ville eux-mêmes (comme le Théâtre du Marais ou l’Hôtel de Bourgogne) découpent, à l’intérieur de leur bâtiment, des ordres différents, des espaces différenciés de sociabilité. Les loges en hauteur et sur les côtés accueillent un public noble ou de bourgeoisie aisée (les loges hautes et les loges du troisième rang, au Palais-Royal, assoient un public intermédiaire de bourgeois et d’artisans aisés). Sur l’amphithéâtre, les gradins du fond, à hauteur de la scène, sont les hommes de l’art, les doctes et les «connaisseurs ». Depuis 1637, au Marais puis chez les Grands Comédiens, les chaises du «théâtre », sur la scène, accueillent d’abord les valets, puis les spectateurs-personnages fortunés qui veulent être vus voyant la pièce ; on les confond d’ailleurs parfois avec les comédiens dans la mesure où ils peuvent porter les mêmes habits, où ils s’expriment hautement, où ils entrent et ils sortent, où, enfin, ils se montrent. On peut le regretter au nom d’une théorie de l’illusion, on peut souhaiter (en vain jusqu’en 1759) vider la scène de ses spectateurs, mais on ne peut que tenir compte de cet état de fait :

Mais la chose qui regarde immédiatement le succès ou l'embarras du spectacle, c'est de tenir le théâtre vide, et de n'y souffrir que les Acteurs. Le monde qui s'y trouve, ou qui survient, tandis qu'on joue, y fait des désordres et des confusions insupportables. Combien de fois sur ces morceaux de vers, «mais le voici, mais je le vois », que nos auteurs par un misérable entêtement de leurs prétendues règles, ne manquent point d'employer pour lier leurs scènes, combien de fois dis-je, a-t-on pris pour un Comédien et pour le personnage qu'on attendait, des hommes bien-faits et bien mis qui entraient alors sur le théâtre, et qui cherchaient des places après même plusieurs scènes déjà exécutées ?

Enfin il y a le parterre12, debout, nombreux — plus de 60 % du public payant pour moins d’ 1/3 des recettes13 — , en contrebas par rapport à la scène, qui observe l’ensemble des acteurs sociaux de la représentation. Ces «gens » du parterre, qui, eux aussi, s’expriment, bougent et se tournent tantôt vers la scène et les bancs du théâtre, tantôt vers les loges, tantôt vers les gradins, illustrent par là le fait que la vision des spectateurs est avant tout circulaire (horizontale quand le parterre converse, de bas en haut quand il regarde les autres ordres et le spectacle, et, puisqu’il voit l’ensemble, à 360°). Et c’est ce mouvement incessant, ce bruit immaîtrisable de ces gens fort divers (le prix non-prohibitif permettait qu’on accueille au parterre jusqu’à des artisans) qu’on est en droit de craindre. D’Aubignac, Voltaire, La Harpe voudront qu’on l’assoie, au moins, pour qu’il se calme un peu et ne rompe pas l’illusion dramatique inscrite dans leurs textes. Marmontel, lui, verra en lui le moyen d’atteindre, peut-être, une autre illusion, celle de l’émotion naturelle qui réside dans l’énergie populaire :

Ce n’est pas sans raison qu’on a mis en problème qu’il serait avantageux ou non qu’à nos parterres, comme à ceux d’Italie, les spectateurs fussent assis. On croit avoir remarqué qu’au parterre où l’on est debout, tout est saisi avec plus de chaleur ; que l’inquiétude, la surprise, l’émotion du ridicule et du pathétique, tout est plus vif et plus rapidement senti ; on croit, d’après ce vieux proverbe, anima sedens sit sapientior, que le spectateur plus à son aise serait plus froid, plus réfléchi, moins suceptible d’illusion, plus indulgent peut-être, mais aussi moins disposé à ces mouvements d’ivresse et de transport qui s’excitent dans un parterre où l’on est debout.14

Au contraire de ce que dira La Harpe, Marmontel, en philosophe, comme Diderot dans Le Paradoxe du comédien , affirme que, puisque que le parterre est composé de la partie la plus populaire du public, il est plus proche des émotions naturelles : en cela, le parterre réagit avec «moins de lumières » mais avec «plus de bon sens ». En soutenant que le parterre doit rester debout, parce que, dans cette position naturelle et naïve, il est en mesure de participer avec plus de vigueur et d’énergie naturelle aux émotions, donc à l’illusion chaleureuse et morale, Marmontel va ainsi à l’encontre d’un Voltaire qui, lui, se méfie du parterre au point de prôner au pire qu’on l’assoie, au mieux, qu’on l’évacue. La confiance de Marmontel en la chaleur des citoyens s’oppose alors à la censure voltairienne de la dispersion inattentive et bruyante. Encore une fois, mais autrement au XVIIIe siècle, et à partir d’autres pré¬ supposés, les théories s’opposent dans leur rapport à la pratique car, si Marmontel relève la vivacité, l’illusion, voire l’ivresse et le transport, Voltaire considère qu’ils nuisent à la réception. L’illusion-émotion dramatique, l’illusion du sentiment en l’espèce, peut donner lieu, pour Voltaire, à une sorte de folie populaire dont la fiction-illusion distanciée, «froide » selon Marmontel, fondée en raison et en réflexion selon La Harpe, l’art de l’auteur et le jeu des comédiens ne peuvent que pâtir15.

Je n’entrerai ici pas dans l’analyse de cette évolution de la conception du parterre, mais je noterai pour l’instant qu’il existe, au sein du bâtiment de théâtre, plusieurs lieux : le lieu de la représentation où l’on voit les comédiens déployer leur art, et simultanément une fiction mise en discours et proposée par un auteur ; les lieux des publics répartis en espaces différents, correspondant, au moins, à plusieurs catégories distinctes de spectateurs. J’ajouterai enfin, pour compléter ce tableau, que le théâtre est aussi un texte imprimé auquel une autre catégorie de public a accès, celle des lecteurs — elle-même divisée mais plus homogène que le public de la séance — , qui n’a pas nécessairement à tenir compte des conditions de représentation, qui peut les imaginer idéalement, enfin qui a, face au texte, d’autres pratiques de réception (intime, en groupe, prétexte à la conversation ; lecture continue, lecture fractionnée ; lecture à haute voix, lecture silencieuse ; etc.). Ainsi, ce que nous observons, par un simple regard sur l’ensemble des pratiques relatives au théâtre, c’est que l’on ne peut considérer, ni pour l’événement théâtral, ni pour la lecture du texte de théâtre, que la réception et, partant, l’illusion supposée sont les mêmes pour tous, ni enfin qu’il est certain que celle-ci existe toujours.

Hétérogénéité du public, hétérogénéité des points de vue

C’est donc au centre des pratiques sociales de la ville, dans un bâtiment encore peu spécifique, que la ville se représente elle-même, par la répartition des spectateurs, et que le discours de la représentation s’exercerait, au centre de ce centre, sur la petite scène de la fiction. Cependant, la scène n’est pas, justement, au centre du centre : elle n’est ni le lieu le plus éclairé du théâtre, ni le seul lieu de tous les regards. Le théâtre est en effet d'abord une assemblée qui se réunit, en «séance », sous le prétexte d'une fiction, qui voit elle-même une assemblée dans la distance de la fiction — «la pièce du théâtre » —, et, dans le bâtiment, une assemblée en miroir d'elle-même. Au point que l’on peut affirmer, avec Du Bos, que fort souvent «le plaisir que nous avons au théâtre n’est point produit par l’illusion16 ».

Certes, les spectateurs sont, en théorie, absents du déroulement du spectacle : les principes de l’illusion et de la distance du regard dominent le spectacle au point qu’on peut alors parler d’espace théâtral propre à la fiction. Mais le théâtre n’est pas seulement un lieu où les spectateurs «participent » à la fiction. Et comme le dit Georges Forestier, «le spectateur est encore physiquement présent aux côtés de l’acteur17». Les spectateurs se montrent, se voient, et ce qui est au centre, dans le dispositif du théâtre, ce qui est le plus éclairé, dans l’enceinte du bâtiment, c’est encore le parterre, autrement dit, la plus grande partie des spectateurs, qui figure la plus grande partie de la ville. Et si l’on vient a priori, pour voir une fiction distincte du monde des spectateurs, on vient aussi au théâtre pour voir autre chose, la ville et les ordres sociaux (la cité moderne), éclairés par les lustres centraux, qui se regardent, parlent, commentent, qui se regardent voir le spectacle et, le cas échéant, qui regardent le spectacle de fiction. Et si l'on admet que le lieu théâtral (la salle et la scène) n’a pas seulement pour objet la représentation fictionnelle mais la représentation du public qui est présent, le système théorique fondé sur la ligne de perspective explose littéralement et s’ordonne sur une vision circulaire : la plus grande multiplicité encore des points de vue croisés du public sur le public détermine ainsi une vision panoramique, qui fait du théâtre un univers parcouru par des relations optiques indéfinies. Enfin, selon les salles, certaines zones de l’espace dramatique utile restent à peu près hors de portée du regard de la plupart des spectateurs, pour des raisons de pure géométrie, mais aussi pour des raisons d’éclairage.

Dans le lieu du théâtre, l’espace public et l’espace de la fiction n’évoluent donc pas à partir de la ligne de fuite idéale (de l’œil idéal du prince au clou fantasmatique achevant la perspective18), mais à partir d’un point de vue circulaire (individuel ou organisé hiérarchiquement en ordres différents) qui comprend l’ensemble du champ du regard et inclut, dans le spectacle, la fiction et les autres parties du public. Dès lors, ce n’est plus à partir d’un seul spectateur idéal (l’œil du prince) que le théâtre de la ville détermine son point de vue (le prince et son œil sont effectivement absents), mais à partir d’une somme de points de vue différents orientés vers tous les autres, ce dont le spectacle de la fiction lui-même ne peut que convenir. Comme contrepoint à l’illusion sensible de la fiction déterminée comme indépendante des données visuelles, l’illusion du spectacle, réputée au centre, est alors sinon marginalisée, du moins atténuée par le jeu de sociabilité, et parallèlement, le discours simultané des récepteurs de la représentation de la fiction est reconnu à l’intérieur du spectacle lui-même. La multiplicité des points de vue (au moins quatre en théorie : les bancs du théâtre, le parterre, les loges et les gradins du fond) agit sur le spectacle et le transforme non en illusion mais en prétexte à un discours tenu sur la fiction proposée par les professionnels du spectacle (les comédiens et l’auteur), ou en prétexte à des discours de toutes sortes sur l’assistance, sur les acteurs, ou sur le monde comme il va. Chaque spectateur, du lieu où il est (et qui peut varier s’il se déplace), peut appréhender différemment ce qu’on lui propose, et, durant la pièce, durant bien évidemment les entractes (ces dix minutes environ, techniquement nécessaires à la mise en place de la lumière), entre les deux pièces (une séance en comporte le plus souvent deux), avant et après la représentation de la fiction, peut échanger avec d’autres son propre point de vue.

Si le moment de théâtre est bien, en principe, le moment où la fiction s’exerce sur la scène sous les couleurs de la représentation et de l’illusion théorique, il y a donc, durant la séance théâtrale, bien d’autres moments (qui s’insèrent en dehors du temps de la représentation ou durant ce temps-là, comme en opposition ou en parallèle) qui font de l’exercice du théâtre une pratique discontinue qui n’est pas forcément, ou uniquement, centrée sur la représentation. En outre, lorsque l’on considère que le public s’intéresse plus à la représentation de la fiction qu’à l’assemblée qui est présente, on doit constater qu’un double intérêt existe, simultanément, donnant accès à deux sortes de plaisir contradictoires :

C’est ainsi qu’au spectacle deux pensées sont présentes à l’âme : l’une est, que vous êtes venus voir représenter une fable, que le lieu réel de l’action est une salle de spectacle, que tous ceux qui vous environnent viennent s’amuser avec vous, que les personnages que vous voyez sont des comédiens, que les colonnes du palais qu’on vous représente sont des coulisses peintes ; que ces scènes touchantes ou terribles que vous applaudissez sont un poème composé à plaisir. Tout cela est la vérité. L’autre pensée est l’illusion ; savoir que ce palais est celui de Mérope, que la femme que vous voyez si affligée est Mérope elle-même, que les paroles que vous entendez sont l’expression de sa douleur. Or, de ces deux pensées, il faut que la dernière soit la dominante ; & par conséquent le soin commun du poète, de l’acteur et du décorateur doit être de fortifier l'impression des vraisemblances, & d’affaiblir celle des réalités.19

 

Affaiblir les réalités : dur combat afin que la seconde pensée triomphe... On en arrive donc maintenant à une autre définition de l’expérience de théâtre, grâce à une compréhension et une définition meilleures des espaces. On a vu, d’une part, que les points de vue étaient, par essence, divers, et donc que la réception des spectateurs n’était pas assignable à une seule place, voire à une place fixe, ni topographiquement, ni du point de vue de l’interprétation, et que la représentation en perspective pouvait être transformée, par une sorte de système anamorphique : une assemblée mouvante organisée en multiples regards, assiste au spectacle. Or la présence de l'autre, comme on le sait, nous fait sortir de la fiction. La présence visible d’autrui, qui regarde et nous observe regarder, suppose une distance face à l’illusion et à la fiction représentée. Le théâtre devient ainsi, essentiellement, un véritable espace public où les points de vue et les discours s’entrecroisent à partir de la proposition esthétique faite sur la scène sous la forme d’un discours figuré20.

L’imparfaite représentation et l’illusion utopique

Faire du théâtre sans théâtre, dessiner le théâtre en le vidant de tous les obstacles à l’idéal du théâtre — en particulier les spectateurs réels, immaîtrisables — , en venir à la représentation comme principe abstrait pour exclure la représentation comme performance, faire du théâtre un texte lu plutôt qu’un événement vécu, c’est, depuis qu’on a lu Aristote21 et qu’on ne cesse de s’y référer, l’axe majeur de la théorie théâtrale. Mais on s’aperçoit toujours que, face à la mise en place théorique et pratique de cette axiologie, la performance résiste, le théâtre sort du dessein qu’on lui attribue, et l’on doit convenir, souvent malgré soi, que la représentation ne se limite pas à une notion abstraite.

Or, nous savons pourtant que des théoriciens, comme Rapin, Chapelain et l’abbé d’Aubignac, ont soutenu l’idée de l’illusion mimétique22 en développant le fait que Représenter c'est, grâce à ces techniques particulières, avoir recours à une sémiologie qui permet la conversion d'une qualité à une autre, qui permet de transformer une «imagination » ou un «réel » en texte. De là, le texte et la fiction qu’il représente peuvent être transformés en un jeu théâtral, et les comédiens en personnages. Si bien qu’un système de référence, généralement fondé sur une réalité vraisemblable, est converti en un système sémiologique, qui transmettrait cette vérité-là. Représenter, c’est donc assurer avec art — et l’art doit être implicite, invisible et masqué, pour que l’opération fonctionne et que le public oublie qu’il assiste à une représentation — la transposition de l'état et de l'identité A, identité donnée comme vraisemblable et/ou réelle, en identité représentée A', inscrite dans une autre économie, une économie esthétique (picturale, narrative, figurée en théâtre, etc.)-Il s’agit alors de donner au public l’illusion absolue du vrai en occultant, pour favoriser cette illusion, le processus de production et de conversion. Mais ces mêmes théoriciens savent bien que jamais A' ne sera totalement A dans une parfaite transparence, bien que ce puisse être le but. L'idéal ne sera jamais atteint, ce que le récepteur sait parfaitement, mais qu’il souhaite aussi dénier. Il s'agit ainsi, par une technique sémiologique arrimée au principe théâtral de la vraisemblance, d'aller vers l'identique de A, de faire presque croire que A puisse être répliqué dans une autre économie, tout en sachant que ce presque croire est, à proprement parler, une illusion.

La représentation est alors une médiatisation, un système différé (comme tout système artistique) à la fois visible, évident, mais que «l’art » doit tendre à cacher. D'où l'idée que, pour qu'il y ait transformation, transition, conversion et représentation , il faut qu'il y ait une technique, le passage par un code sémiologique, et un accord des instances de réception qui sont là pour valider ou non le passage proposé de A' en représentation (idéale ) de A. On le voit, la question de la représentation induit à penser l'imitation, la mimèsis , la vraisemblance, les codes qui les sous-tendent, en même temps qu'elle affiche l'idée que la représentation est toujours une technique, une feinte, consciemment et savamment orchestrée, plus ou moins difficile à réaliser compte tenu des circonstances et de la plus ou moins bonne volonté des récepteurs, plus ou moins admise par les récepteurs, une représentation figurée inverse ou piégée du réel, et une émotion, une mobilisation, plus ou moins revendiquée, des passions. C’est pourquoi, dans cette esthétique dite «classique », le spectateur idéal doit être pris par le texte déclamé, guidé par une gestuelle efficace exprimant et décryptant pour lui les passions des personnages et prescrivant leur interprétation par le public. Il doit aussi être transporté dans (et par) la fiction représentée, enfin contrôlé par un principe de suggestion de plus en plus apte à le conserver dans cet état d’illusion (unité de temps, de lieu, d’action). C’est ainsi que le récepteur, censé admettre le principe de représentation, censé accepter l’illusion tout en sachant qu’elle existe, peut, parce qu’il est encore soumis au plaisir que lui procure le discours poétique, accéder à la fiction.

L’Illusion, art de l’auteur

Ce serait là, grosso modo , la postulation topique d’une illusion parfaite capable de s’appliquer autant à la lecture du texte de théâtre qu’à la représentation pratique de ce texte sur une scène. Cependant, lorsqu’il s’agit de tester cette postulation par un passage à la scène (La Pucelle d'Orléans en est le vibrant exemple), d’ Aubignac constate que la théorie se heurte à la résistance du public et aux obstacles pratiques de la représentation théâtrale23. Si bien que Corneille, en véritable dramaturge, cherche à définir une meilleure adéquation de la théorie à la pratique théâtrale. En répondant à d’ Aubignac — qui pourtant se réclamait de lui — , il déplace la question en introduisant, à l’écart de la vraisemblance propre au théâtre, le concept de nécessité qui inscrit le fonctionnement d’une pièce de théâtre au sein de la production d’un plaisir pour le spectateur. Corneille revendique ainsi la mise en place d’un art qui ne tient pas nécessairement compte de la raison naturelle et de la vérité de l’action théâtrale24. Ce faisant, il met au jour non plus une illusion mimétique fondée sur la raison et la vraisemblance, mais une illusion dramatique, théâtrale, qui n’a pas nécessairement pour objet d’être occultée par la fiction. En reprenant le dossier du presque croire, il n’interdit plus au spectateur de prendre du plaisir à observer l’art du théâtre, ni évidemment d’avoir un autre plaisir à suivre la fiction. Ainsi, le spectateur n’est plus uniquement capté par la vérité de l’action fictive, mais simultanément et même dialectiquement, par une technique de dramatisation de l’action et par le plaisir de la constater : si le spectateur peut être «pris » par le retournement merveilleux, le coup de théâtre et toutes les émotions propres à l’action, il peut parallèlement apprécier, voire admirer, la manière dont ces éléments sont disposés.

L’illusion fonctionne, mais elle est aussi mise en distance grâce au recul déterminé par la revendication d’un art, et elle est encore mise en doute critique, ou en débat, par cette distance même. Dès lors, en même temps qu’il y a illusion dramatique, il y a aussi plaisir à saisir son effectuation et plaisir à la comprendre, à l’analyser, bref à observer son fonctionnement en termes esthétiques comme en termes axiologiques. Si l’on est saisi par la clémence d’Auguste, on est aussi captivé par la mise en place, par Corneille, du coup de théâtre et, enfin, on est à même, en réfléchissant à l’art de Corneille, de comprendre l’art d’Auguste et d’analyser les raisons contradictoires — morales, politiques, philosophiques — , pour lesquelles le Prince doit être clément. On le voit, Corneille introduit un autre rapport à l’illusion, un rapport distancié, fondé sur une pratique dramaturgique formelle, sur une construction, qui caractérise son esthétique, qui tient compte du fait que jamais l’illusion ne peut être totalement transparente, et qui en fait un art visible, observable, analysable, dont il peut être fier.

Nous avons donc avancé d’un pas, a fortiori parce que Corneille a eu du succès, au contraire de d’Aubignac, et qu’il a pu, par ce succès même, donner quelque validité à sa théorie revendiquée a posteriori (ses Discours et ses Examens de 1660 partent d’une analyse et d’une théorisation de ses pièces préalables à la faveur de leur édition). En se plaçant systématiquement, dans ses Examens et ses Discours, au sein d’un dialogue avec un lecteur et non un spectateur, du point de vue de sa technique dramaturgique, donc dans son atelier de dramaturge, et en signalant qu’il a obtenu plus ou moins de succès en fonction de la maîtrise de son art, il élimine les effets propres à la représentation. Pourtant, Corneille sait parfaitement distinguer son public de lecteurs et son public d’«auditeurs » et, dans son texte même, est capable d’adresser à l’un et à l’autre des indications différentes. L’illusion des uns n’est pas l’illusion des autres et, dans L'Illusion comique par exemple, tout est fait pour que l’illusion du public des auditeurs soit renforcée et que l’attention du public soit mobilisée par l’énorme artifice dramaturgique, rhétorique et technique du théâtre25. Si Corneille vise, dans ses pièces, l’attention continue du public, il met tout en œuvre pour qu’il en soit ainsi, et les succès dont il se targue à bon droit l’entraînent à démontrer qu’il en a été ainsi. On pourrait d’ailleurs considérer que ses préfaces et ses examens ne cessent d’aller en ce sens et de développer une stratégie qui consiste à faire croire que la force de son art a réussi à entraîner toute l’attention du public du théâtre, et donc à prouver que son système fonctionne pleinement. Si bien qu’en marginalisant ou en occultant les réalités de la représentation pratique, qu’il sait néanmoins affronter dans sa composition, Corneille renvoie les détails pratiques aux métiers qui les prennent en charge, et affiche qu’il est bien un auteur et non un chef de troupe ou un comédien.

L’illusion, fiction de la théorie littéraire ?

Mais si, une fois de plus, le public du bâtiment de théâtre n’apparaît pas dans les textes théoriques et les paratextes, ou fort peu, ou pour qu’on s’en plaigne, cette quasi-absence signale au mieux une méfiance, au plus un désaveu, et en tout cas une sorte de combat pour tenter de rendre le public des auditeurs continûment attentif. Car si tous les poètes et les écrivains semblent à la recherche d’une illusion complète et souhaitent une attention continue du public, ils savent aussi qu’elles sont impossibles dans les théâtres de la ville. Alors, lira-t-on dans Y Encyclopédie, au milieu du XVIIIe siècle, autant prendre le théâtre pour ce qu’il est et faire le deuil d’une utopie :

Dans la tragédie, on a très-bien observé que l’illusion n’est pas complette : 1°. Elle ne peut pas l’être ; 2°. Elle ne doit pas l’être. Elle ne peut pas l’être, parce qu’il est impossible de faire pleinement abstraction du lieu réel de la représentation théâtrale et de ses irrégularités. On a beau avoir l’imagination préoccupée ; les yeux avertissent qu’on est à Paris, tandis que la scène est à Rome ; et la preuve qu’on n’oublie jamais l’acteur dans le personnage qu’il représente, c’est que dans l’instant même où l’on est le plus ému, on s’écrie : Ah ! que c’est bien joué ; on sait donc que ce n’est qu’un jeu.26

Toutes ces observations nous permettent ainsi de distinguer un espace (un lieu de circulation) et un temps du théâtre propres à la séance, à l’événement du théâtre, à sa présence concrète (la scène et ce qu’il y a autour d’elle), et un espace et un temps de représentation (ou de proposition textuelle en vue d’une représentation) dramatique, produit par l’effet du texte et déterminant un espace et un temps de fiction, dont l’idéal serait qu’il soit séparé du premier espace concret de la séance, un univers en principe autonome, écarté du bâtiment théâtral.

Ce second espace-temps, théorique, fictionnel et dramatique se calerait sur un fait de lecture — la lecture intime, comme le dit d’ Aubignac, est la meilleure situation pour apprécier une tragédie — , et permettrait qu’à partir d’elle les comédiens — et les spectateurs qui les observent — cherchent à mettre en scène une fiction construite par l’imagination à partir du système (personnages, intrigue, indications spatio-temporelles, etc.) proposé par l’auteur et médiatisé par le texte. Et c’est grâce à l’imposition de cet idéal, à sa mise en pratique contre la réalité de la séance, ou en dépit de cette réalité, ou encore tout en sachant que cette réalité existe et tout en la déniant , que les comédiens deviendraient des personnages, et que les spectateurs seraient en mesure de croire que l’espace de la séance peut être remplacé par l’espace de la fiction. Ce qui a été imaginé par l’auteur, ce qui est tranquillement imaginé par le lecteur27, pourrait ainsi être transmis de manière à former une illusion28 théâtrale dans laquelle le regard, l’esprit et l’imagination des spectateurs peuvent se jeter. Mais on le sait, l’imposition de cet idéal d’illusion théâtrale parfaite et continue reste imaginaire, utopique, même s’il est devenu, chez les auteurs, une sorte de norme théorique.

Pourtant, dans le même temps que cette salle et ces publics sont pris par le bruit, le mouvement et l’inattention, comme on l’a vu, on peut dire que le spectateur est aussi à même d’apprécier l’art et les conséquences de l’art déployé par les comédiens et par l’auteur, en spectateur distancié, mais qu’il est aussi en mesure de s’intéresser à la fable lorsqu’il le souhaite, comme n’importe quel lecteur, d’être pris par elle, enfin, que de brefs instants d’illusion absolue — instants mystérieux, problématiques comme on le verra — sont possibles. Pourtant, dans le même temps que l’acteur peut à tout instant vérifier qu’il est entouré de spectateurs souvent inattentifs, on peut dire qu’il est aussi à même de déployer son art, en acteur distancié conscient de sa technique, mais qu’il peut aussi être pris par son jeu au point d’entrer dans cette curieuse illusion d’être presque, ou totalement, le personnage qu’il joue.

Discontinuité du jeu et de l’illusion

Voir jouer un comédien est bien un plaisir, différent et plus fort que celui de lire un texte, malgré la dispersion et l’inattention consubstantielles à la séance de théâtre : le plaisir d’observer son art. Et il est doublé d’un autre plaisir, cette fois en matière de tragédie, un plaisir plus proche de l’illusion, qui est celui de sentir la beauté des vers, et d’en être séduit, grâce à l’art du jeu :

Le récit des comédiens dans le tragique est une espèce de chant, et vous m’avouerez bien que la Champeslé ne vous plairait pas tant, si elle avait une voix moins agréable ; mais elle sait la conduire avec beaucoup d’art, et elle y donne à propos des inflexions si naturelles qu’il semble qu’elle ait véritablement dans le cœur une passion qui n’est que dans sa bouche.29

C’est d’ailleurs ce qui fait l’un des intérêts esthétiques du théâtre représenté sur le théâtre lu :

Je vous prie de me faire voir que les plus beaux vers aient le même effet sur le papier que sur la scène. Celui-ci

Je vis là Ptolémée, et n’y vis point de roi...

Ce vers, qui est des plus beaux du Grand Pompée, a-t-il le même brillant lorsqu’on le lit que lorsqu’il sort de la bouche de l’incomparable Montfleury ?[...] Ne sait-on pas que toutes ces beautés s’évanouissent hors du jeu qui leur donne la vie ? Sans cela, il ne serait pas nécessaire d’aller au théâtre pour avoir tout le plaisir de la comédie ; il n’y aurait qu’à lire les dramatiques, et les comédiens n’auraient qu’à chercher un autre emploi.30

D’ailleurs il est des comédiens-auteurs qui ont la réputation de jouer leur texte avec tant de virtuosité qu’on profite de cette aura pour discréditer leur texte. Molière, dans sa préface aux Précieuses ridicules, se justifie de son édition tout en déclarant :

Mais comme une partie des grâces qu’on y a trouvées dépendent de l’action et que le succès qu’elles avaient eu dans la représentation était assez beau pour en demeurer là. J’avais résolu, dis-je, de ne les faire voir qu’à la chandelle. [...] On m’a fait voir une nécessité pour moi d’être imprimé, ou d’avoir un procès ; et le dernier mal est encore pire que le premier.31

À quoi Montfleury ajoutera fielleusement, à son propos, dans L'Impromptu de l’Hôtel de Condé :

Si quand il fait des vers il les dit plaisamment

Ces vers sur le papier perdent leur agrément.32

Si bien que, même si d'Aubignac conclut sa Pratique du théâtre en affirmant qu’il vaut mieux lire que voir pour apprécier une tragédie, on doit convenir que nombre de spectateurs, auteurs et critiques considèrent que le texte n’est rien quand il est sans action, lorsqu'il n'est pas mis sur la scène, en particulier pour la comédie :

Les comédies ne sont faites que pour être jouées, et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour voir, pour découvrir, dans la lecture, tout le jeu du théâtre.33

Et ce plaisir d’apprécier l'action, d’observer l’art du comédien de voir la passion dans le corps et le cœur du comédien — même si l’on sait qu’elle est feinte — donne alors lieu à toute une série d’anecdotes capables de prouver que la passion déborde l’art-artifîce pour devenir réellement ressentie. Comme s’il était nécessaire, pour séduire absolument et pour communiquer sa passion aux spectateurs, que le comédien soit lui-même saisi. Ne dit-on pas, à propos de Montdory, que 

ce personnage d’Hérode lui coûta bon ; car, comme il avait l’imagination forte, dans le moment il croyait quasi être ce qu’il représentait, et il lui tomba, en jouant ce rôle, une apoplexie sur la langue qui l’a empêché de jouer depuis.34

C’est donc grâce à une technique relayée par l’illusion d’être — «presque » — le personnage, que le comédien peut tirer des larmes, et d’abord attirer toute l’attention du public, de viser à le rendre silencieux. Il y aurait ainsi une sorte de combat entre le théâtre des banquettes et de la salle, et le théâtre de l’auteur médiatisé par le comédien. Un combat qui consiste à prendre le pas sur la dispersion des publics en utilisant les moyens de la technique du jeu, mais aussi celles de l’implication dangereuse, de l’illusion d’être autre chose qu’un virtuose du code. Les armes des uns sont le paraître et la sociabilité, les regards circulaires et le mouvement, les armes des autres sont l’art des effets (de la fable et de la mise en scène en particulier au XVIIIe siècle), de la dramaturgie (pour l’auteur), et (pour l’acteur) la déclamation, la séduction du jeu et la «quasi »-croyance qu’on est ce que l’on joue.

Mais dans le même temps, le XVIIe siècle sait bien qu’il y a du danger, pour le comédien lui-même, voire pour le spectateur, à opérer cette identification en cédant aux passions, et qu’il est nécessaire d’en rester à ce «presque » qui préserve l’un et l’autre de la folie. On a bien des exemples, dans l’histoire du théâtre, d’une telle contamination. En Angleterre, par exemple, en 1679, on affirme que la tragédie d 'Œdipus de Dryden et Lee, parce qu’elle avait été écrite par un auteur au bord de la folie (Lee), toujours à la recherche du striking effect, et parce qu’elle avait été jouée à Dublin par des comédiens particulièrement expressifs, avait touché un musicien du spectacle — à la fois, donc, praticien et spectateur — au point qu’il en était devenu fou. C’est pourquoi Montdory aurait dû se limiter à la manière dont il jouait Corneille, avec détachement et distance, et ne pas se laisser littéralement posséder par le rôle d’Hérode en offrant à son personnage sa voix, son corps et son cœur. C’est pour les mêmes raisons que Montfleury35, lui, est tombé au champ d’honneur de l’identification, en jouant Oreste, en 1667. Pris par cette emphase dont Molière s’était tant moqué dans La Critique de l’École des femmes, et sujet à une constitution fort sanguine, certes, mais surtout, comme le dit la légende, tout entier saisi par son personnage délirant, Montfleury fait du rôle tragique un rôle mortel :

Et cette madame la mort,

L’intendante des parricides,

Fit d’un grand nombre d’homicides

Et de tout un beau pot-pourri

En assassinant Montdory,

Qui, d’une façon sans égale,

Jouait dans la troupe royale,

Non les rôles tendres et doux,

Mais de transport et de courroux,

Et lequel a, jouant Oreste,

Hélas ! joué de tout son reste.

Ô rôle tragique et mortel,

Combien tu fais perdre à l’Hôtel

En cet acteur inimitable !36

Ce que les exemples légendaires de Montdory et de Montfleury indiquent, outre l’admiration qu’on peut avoir pour leur engagement dans la passion, c’est qu’il faut une distance entre le comédien et son rôle, sous peine de mort, et de peur que l’adéquation identificatrice n’aille mettre en danger l’acteur et l’ensemble des participants au spectacle. Il faut, si l’on peut reprendre cette image, garder le rôle dans la bouche, le jouer comme s'il était dans le corps et le cœur, mais conserver la distinction qui sépare l’une des autres. Toutefois, on peut aussi convenir que, dans des moments plus ou moins longs, une illusion peut se mettre en place dans le jeu de l’acteur, quels que soient les contraintes et les codes employés, une illusion qui doit rester ponctuelle, isolée dans le temps au risque de créer des ravages sur la scène et dans la salle :

C’est une erreur de penser que l’acteur, en scène, vit la réalité sous une autre forme. Si c’était le cas, l’organisme physique et spirituel serait incapable de résister au travail qu’on lui imposerait.

Comme vous le savez, nous vivons sur scène grâce à nos souvenirs affectifs. Ces souvenirs atteignent parfois un tel degré d’illusion qu’ils ont l’apparence de la réalité. Bien qu’il soit possible de s’oublier complètement et de croire fermement à ce qui se passe sur la scène, cela n’arrive que très rarement. Nous savons qu’il existe des moments indépendants, de durée variable, pendant lesquels l’acteur est perdu dans le «domaine du subconscient», mais le reste du temps, la vérité alterne avec la vraisemblance, la conviction avec la probabilité.37

Ce que Stanislavski exprime, on le dit, avec d’autres mots, depuis l’aube du théâtre moderne. Corneille et Racine, qui savent si bien distinguer, dans les rôles des personnages eux-mêmes, la bouche et le cœur, la parole et le corps, ne cessent d’insister sur cette distance nécessaire, et de comptabiliser les dangers qu’elle implique, ou qu’une absence de distinction entraînerait. Mais ils ne sont pas seuls, car le théâtre de ce temps sait parfaitement s’observer, comme on l’a vu, et parfaitement tenir compte de la complexité du rapport à l’illusion en prenant appui sur les contradictions qu’il détermine au travers de sa représentation pratique. Et c’est d’abord en admettant le principe de la concomitance ou de la consécutivité des obstacles à l’illusion et des tentatives d’illusion, des tentatives d’illusion et du risque qu’elles impliquent, enfin des moments où l’illusion est impossible et des rares et brefs moments où elle s’exerce, que le théâtre moderne se fonde. C’est peut-être ainsi l’expérience de discontinuité qui marque ce théâtre pratique puisque s’y succèdent ou s’y superposent, au sein d’une multiple contradiction en action, des éléments d’essence radicalement différente : la réalité du théâtre-assemblée où la fiction représentée et l’art du comédien sont des prétextes à l’exercice d’une sociabilité ; la représentation d’une fable rédigée pour être comprise dans sa continuité, jointe au fait que cette continuité dramaturgique soit marquée par des scènes attendues et privilégiables (par l’auteur, le comédien et le spectateur) en fonction de leur autonomie ; l’action du comédien établie comme la mise en pratique d’un art appréciable comme tel ; cette même action capable d’atteindre une illusion par une mise en pratique excessive des passions ; enfin, du point de vue du spectateur, la possibilité déjuger l’art, d’en comprendre les implications axiologiques, mais aussi, par instants, d’être absolument transporté par le texte, le comédien et le spectacle dans un monde d’illusion. Et les auteurs, Corneille en tête dans L'Illusion comique, sont fort capables de représenter cette complexité et cette discontinuité : ils les examinent dans leurs textes mêmes, ils en débattent, ils les exposent.

Interrompre l’illusion comique

Quelle illusion a donc vue Pridamant ? Et quelle illusion les spectateurs de cette comédie ont-ils été en mesure d’observer ? Jean Rousset, dans Le Lecteur intime, affirme que L'Illusion comique est une comédie qu’il faut prendre au sérieux parce que c’est une pièce théorique : «C’est le théâtre comme illusion que Corneille, très ingénieusement, théâtralise et symbolise38. » Pour J. Rousset, Pridamant, le père de famille, figure le spectateur, destinataire du spectacle, est «l’objet — bénéficiaire ou victime — de l’illusion39 ». Son regard, dont l’origine est située dans un lieu emblématique, sur la scène et dans la fiction, au premier plan de l’aire de jeu et un peu à l’écart, unifie tous les lieux, faisant coexister l’ancien système des compartiments et des multiples lieux, et le lieu unique, moderne, faisant coïncider les temps divers de la fiction et le temps de la représentation, par juxtaposition. Et le père voit l’action et y participe, au point que ce spectateur emblématique-là «éprouve sa propre mort dans la mort du héros40 ». Dès lors, d’un commun accord avec le spectateur, Pridamant peut s’écrier : «J’ai pris sa mort pour vraie et ce n’était que feinte » (V, 5).

Le théâtre, comme le dit J. Rousset avec tous les théoriciens, a caché qu’il était théâtre, le jardin n’est plus un décor mais un jardin, le spectateur, attiré dans un piège consenti, se laisse prendre complaisamment pour y trouver «la douceur d’être trompé», selon la formule de Clairon, prononcée un siècle plus tard. Citant d’ Aubignac («il ne faut pas, tandis qu’on les trompe », que l’esprit des spectateurs «connaisse» la tromperie) et Du Bos (le théâtre prétend «nous faire croire qu’au lieu d’assister à la représentation, nous assistons à l’événement même»), Rousset affirme ainsi que Corneille a tout disposé pour que le spectateur, derrière Pridamant, son emblème, prenne l’imitation de l’événement pour l’événement même. Nous serions donc pris, entièrement, au piège de l’illusion absolue et continue.

Mais, semblant se rendre compte qu’il cède à un enthousiasme certain, voire à une franche animosité à l’égard de Brecht, Piscator et Pirandello, J. Rousset, parce qu’il est honnête, précise que Du Bos «définit fort bien l’illusion, qu’au reste il estimait utopique41», et se demande si ce phénomène assez étrange («on connaît les objections de Brecht à cette méthode jugée aliénante42») était «réalisable au XVIIe, au XVIIIe siècle, avec les salles, l’éclairage, avec des spectateurs sur la scène43». Voltaire et Clairon apparaissent alors, pour Rousset, comme des sauveurs : «C’est pourtant au nom de ce critère que Voltaire ou Clairon ont justifié la réforme du costume, du décor, ou que les comédiens eux-mêmes jugent de leur réussite44.» Toutefois en lisant cet article, nous saisissons une hésitation, l’espace d’un doute réitéré dû à la résistance des conditions de représentation, des modes de jeu et de la forme du théâtre. N’y aurait-il, finalement, aucune illusion possible ?

Selon J. Rousset lui-même, le dispositif scénographique des théâtres est «à vrai dire peu favorable à l’illusion : trois à sept compartiments simultanément visibles, répartis sur les trois côtés ; ces lieux souvent très éloignés dans la fiction sont contigus sur la scène, rarement praticables ; les acteurs évoluent au centre du plateau dans un espace neutre ; on ne joue pas dans le décor, toute convention de vraisemblance étant exclue45». La probité de Rousset, qui lui permet de donner, au sein de son article, les éléments qui contredisent sa thèse, nous indiquent qu’il y a bien ici un problème qui touche l’ensemble de la critique et notre belle croyance en l’illusion d’aubignaquienne46 : peut-on, au regard de la pratique théâtrale du temps, postuler une illusion ? peut-on considérer que Corneille fait acte d’utopie ou de militantisme esthétique ? peut-on repérer, dans son texte même, une hésitation sur ce point ? L’illusion théâtrale est-elle utopique au XVIIe siècle ? Et le fameux «monstre » que conçoit Corneille ne trouverait-il pas là tout son sens ?

Outre que le principe d’identification du comédien à son rôle n’est pas véritablement assuré dans ces années-là, l’adaptation de l’édifice théâtral au principe de l’illusion est, en effet, loin d’être réelle. Si Corneille postule que la scène et la salle sont deux espaces hétérogènes (sortir de la grotte, c’est mourir), on sait bien qu’au XVIIe siècle, lors des représentations — même avant la mise en place des chaises du théâtre en 1637 — , il n’y a pas de quatrième mur. D’Aubignac aura beau s’escrimer à dire qu’on doit jouer «comme s’il n’y avait point de spectateurs », «comme si personne ne les voyait et ne les entendait que ceux qui sont sur le théâtre47», il faudra attendre Diderot pour formuler une prescription : «Ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas48.» Contrairement à la démonstration de J. Rousset, il semble bien que toujours le rideau se lève — quand il existe — , que d’ Aubignac ne soit qu’un théoricien, que Diderot soit ici son double en matière d’illusion dramatique, que cette esthétique, malgré tous leurs efforts, n’ait rien de persistant lors des représentations théâtrales, enfin que la règle, si l’on peut dire, aille à l’inverse de tout cela. Ainsi, lorsque Brecht déclare «Nous voulons abattre le quatrième mur »49, c’est du mur construit par les théoriciens, puis, peu à peu, par le théâtre dramatique du XDCe siècle qu’il est question. Car il n’y a pas de mur auparavant, dans la pratique du théâtre de ville en tout cas : le mur ne semble exister, et c’est bien là le paradoxe, que pour les lecteurs...

Que dit alors exactement Corneille lorsqu’il énonce cette séparation ? B marque avant tout une frontière absolue lorsqu’elle est théorique, et poreuse lorsqu’elle est pratique : c’est bien ce que vivent à la fois les personnages et les spectateurs (emblématiques ou pas). Clindor passe d’un genre à un autre, d’une fiction à une autre tout en restant comédien, et Pridamant assiste à la fiction, est pris au piège, veut pénétrer le monde d’illusion, risque la folie, avant d’en être soustrait par Alcandre, enfin de se retrouver acteur, aux yeux des véritables spectateurs. Les spectateurs, eux, au gré de leur relative attention — qui n’est pas l’attention conti¬ nue de Pridamant — , pourront, comme lui, tenter de passer la frontière théorique à leurs risques et périls tout en s’apercevant, à tout moment, qu’elle n’existe pas dans la pratique, ce que la présence d’ Alcandre et de Pridamant est là pour leur rappeler. Car, comment imaginer que ces spectateurs-auteurs-emblématiques ne bougent pas et soient soudain totalement transparents ? La mise ne scène de Strehler, en 1984, était à cet égard passionnante puisqu’elle plaçait Pridamant-Virlogeux dans le public, tantôt père-spectateur capté par la fable, tantôt capable d’apprécier l’artifice, de goûter «le plaisir secret de voir avec quelle adresse on le trompe50».

Quant à l’illusion d’identification citée plus haut, elle est, elle aussi, complexe : nous avons vu l’exemple légendaire des acteurs (Montdory, Montfleury) et celui du musicien irlandais, nous avons bien les témoignages, cités par J. Rousset, d’acteurs du XVIIIe siècle interrompus par des spectateurs visiblement pris par «un heureux délire » les mettant en état de croire que les acteurs avaient totalement endossé leur personnage, mais ces interruptions sont immédiatement ponctuées par des pleurs, des rires, une distance du public, enfin par une interruption de la pièce elle-même. Si bien que l’effet d’immersion totale qu’induisent l’identification et l’illusion parfaite est immédiatement suivi de son contraire, l’effet de distance absolue, de retour au spectacle comme jeu ostentatoire, et d’une sorte de mise au point par les «spectateurs ordinaires » qui, eux, savent bien distinguer la fiction de la scène. Stendhal, dans son Racine et Shakespeare de 1823 (chapitre premier), rend bien compte de ce processus.

L’année dernière (août 1822), le soldat qui était en faction dans l’intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria : «Il ne sera jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche. » Au même moment, le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à l’acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d’année sans que les journaux ne rapportent des faits semblables. Eh bien ! ce soldat avait de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène. Mais un spectateur ordinaire, dans l’instant le plus vif de son plaisir, au moment où il applaudit avec transport Talma-Manlius disant à son ami : «Connais-tu cet écrit ? », par cela seul qu’il applaudit, n’a pas l'illusion complète, car il applaudit Talma, et non pas le Romain Manlius ; Manlius ne fait rien de digne d’être applaudi, son action est fort simple et tout à fait dans son intérêt.

Continuité/discontinuité

Ainsi, il ne faudrait pas oublier que le Pridamant de L’Illusion comique est peut-être un spectateur emblématique, mais que ce n’est pas un spectateur réel, et qu’en outre c’est un personnage de père de famille. En cela, il figure un risque et figure une sorte d’expérience esthétique représentée par Corneille : Pridamant apparaît, plus qu’aucun autre spectateur, comme en mesure de céder au piège de l’illusion parce qu’il est, à la différence du spectateur, directement impliqué comme person¬ nage de père, qu’il veut croire pour savoir, et qu’en sachant, il risque de sombrer totalement dans le piège qu’Alcandre lui tend. Ce que Corneille montre ainsi, c’est que l’illusion, lorsqu’elle passe de la théorie à la pratique, dans un songe, donc de manière utopique, et qu’elle est continue, est une chose bien dangereuse. Alors, autant vaut qu’elle reste utopique, ou autant la contrôler afin qu’elle reste demi-illusion, comme le dira Marmontel :

Quelle est cette demi-illusion, cette erreur continue et sans cesse mêlée d’une réflexion qui la dément, cette façon d’être trompé et de ne l’être pas ? C’est quelque chose de si étrange en apparence et de si subtil en effet, qu’on est tenté de le prendre pour un être de raison ; et pourtant, rien de plus réel.51

Nous voici, si je puis dire, au cœur du monstre, au cœur de l’esthétique du XVIIe siècle et d’une partie du XVIIIe siècle : l’esthétique de la discontinuité — et qui n’est en rien limitée à la période dite «baroque ». Comme le spectateur est sensible à la fois à la réalité qui l’entoure (la séance) et à celle de l’action dramatique, il ne peut que passer de l’une à l’autre en s’appuyant concurremment sur ses passions et sur sa raison, dans le spectacle et dans la fiction. Et Pridamant, pour ce faire, est un personnage capital, emblème du spectateur et distinct du spectateur parce qu’il est observé par lui.

Qu’aimons-nous dans le spectacle d’un feu d’artifice ? Les lumières projetées, le spectacle du feu, bien entendu, mais, d’une certaine manière aussi, l’attente, le noir qui sépare l’ irruption des éléments spectaculaires disjoints, éléments qui peuvent s’articuler à l’intérieur d’un mouvement linéaire, avec sa syntaxe (la disjonction se termine par «le bouquet final » qui est une sorte d'acmé au bord du gouffre noir). Ce qui apparaît cependant, c’est la discontinuité des effets à l’intérieur d’un spectacle, la collection d’émotions brutales, attendues, désirées, qui peuvent donner lieu au plaisir ou à sa déception. Qu’aimons-nous dans les fêtes foraines ? La même chose : la disjonction des boutiques et des stands qui proposent, chacun, leur thématique propre et leurs émotions particulières pour celui qui décide d’entrer après avoir choisi et attendu. Discontinuité du spectacle, fait d’îlots de plaisirs divers, d’émotions ponctuelles et de bouffées de représentation.

Et il semble bien que cette discontinuité soit une des deux tendances majeures de l’esthétique du spectacle, aussi bien pour les feux d’artifice et les fêtes foraines, ou les foires, que pour l’opéra, ou le théâtre. Trop pris par le tropisme du «bel animal » aristotélicien, nous négligeons souvent ce fait : que le théâtre, art de la représentation, soit aussi un art du spectacle, autrement dit une suite d’effets et de bouffées d’émotions, striés par autre chose, qui n’appartient pas à «l’essence » de la fiction continue, mais au fait que le spectacle est inclus dans une séance, dans un moment et un lieu qui n’ont pas comme unique vocation de représenter une histoire ou de représenter une fiction. Nous oublions que si nous aimons le Matamore de L'Illusion comique, c’est d’abord parce qu’il fait un «numéro» et qu’il exhibe l’art de Corneille, celui du comédien qui se produit sur scène.

Guidés par l’idée conventionnelle et fort sage que l’assistance à un spectacle devrait, dans l’idéal, être continûment attentive, silencieuse et concentrée, nous oublions aussi ou refoulons le fait que, même lorsque la salle est obscure, même lorsque le public est silencieux, et même lorsque la convention exige que nous nous appliquions à suivre in extenso le spectacle qui nous est offert — comme Pridamant — , notre attention vacille, notre esprit vagabonde, nos yeux s’écartent de la scène ou des personnages. Des siècles d’enseignement, et tous les efforts de dressage théorique qui nous obligent à respecter le théâtre à l’excès, nous ont même entraînés à nous culpabiliser du moindre bâillement, du plus petit soupir et des assoupissements qui nous prennent. Cependant, l’attention intense ne peut être continue, a fortiori lors d’un divertissement. Les dramaturges le savent bien, eux qui redoublent les informations, rappellent les situations, mettent en scène des séquences isolées, ou isolables, et imaginent des surprises, des entrées en scène capables de capter les yeux et les oreilles par une série de coups de force dramaturgiques. Alors pourquoi douter du fait que le théâtre, au moment où il n’y avait ni obscurité de la salle, ni silence du public, ni véritable possibilité de concentration du regard sur le seul jeu des comédiens, évoluait en pratique dans la discontinuité ? Pourquoi refuser le fait qu’un tel public était encore plus enclin que nous à éprouver une attention à éclipse, discontinue par essence, capable aussi bien de se concentrer sur un objet extérieur à l'intrigue que de mêler, à certains moments, ses larmes à celles des personnages ? Pourquoi alors ignorer que les dramaturges eux-mêmes, parce qu’ils veulent avoir du succès, et parce qu'ils sont aussi des spectateurs, tiennent compte de ce fait dans la mise en place de leur intrigue ?

Il est vrai, l'affaire est gênante pour les tenants du continu exclusif, les zélateurs de la composition linéaire, de l'illusion constante et de l'implication totale, miraculeuse, du spectateur au spectacle. Et il faut bien avouer que dès la réinvention du théâtre et du spectacle, au début de la période moderne (fin XVIe-début XVIIe siècles), cette discontinuité est à tel point essentielle que toute la démarche des théoriciens a tendu à la contenir, à l'exclure ou à l'évacuer, d'une certaine manière à la domestiquer au profit d'une linéarité et d'une continuité enfin maîtrisables. À la cour comme à la ville, il aurait fallu abandonner l'esthétique de la discontinuité pour représenter un monde, raconter une histoire, déterminer une leçon, et capter les spectateurs au sein d'un processus avec son début, son milieu et sa fin. Or la discontinuité, elle, n'exclut pas que l'on souhaite suivre la fable dans sa continuité, même si, en réalité, les conditions de représentation rendent ce suivi difficile : le spectateur peut s'intéresser à la fiction et au dénouement, comme s'il était un lecteur isolé, au déroulement de la fiction et à l'art du dramaturge et des comédiens, donc en connaisseur ou en spectateur «distancié », enfin aux réactions des autres parties du public (à propos de la pièce, mais pas seulement), donc en participant d’une assemblée.

Toutefois, malgré — ou à côté de — l’effort des théoriciens du continu, le spectacle, la séance et leur public semblent sinon résister, du moins réagir à d'autres attentes plus propres à apprécier un moment, un instant, un «clou », un «numéro », une prestation singulière à la limite de l'autonomie face à la linéarité de la représentation fictionnelle. À l’opposé du bel animal, le monstre des instants discontinus a la vie dure. C’est d'ailleurs ce que disent Stendhal, ou Proust, lorsqu'ils parlent de l'opéra, des arias de la Berma ou des morceaux de bravoure des sopranos italiens pour lesquels on arrive dans sa loge au IIe ou au IIIe acte, avant de repartir vers d'autres intérêts, d'autres pensées, d’autres théâtres. C’est ce que narrent les romans du XVIIIe siècle, lorsqu'ils décrivent les soirées fractionnées, entre l’opéra, l'opéra-comique, la Comédie-Française et les théâtres particuliers.

Comment, dès lors, ignorer ce fait de réception pratique, quand il s'agit de considérer le spectacle du théâtre, en observant non seulement les points de vue des publics, mais aussi l'esthétique déployée dans les pièces ? Car l'opéra, la tragédie lyrique, l'art musical et la danse ne sont pas seuls concernés. On sait évidemment que les masques et les antimasques en Angleterre, les entrées de ballets en France sont parfois conçus à partir d'une linéarité ou d'une thématique développée, mais sont surtout un moyen d'additionner des instants et des prestations spectaculaires. On cite toujours Les Fâcheux pour montrer à quel point Molière sait coudre une pièce à partir d’entrées et de morceaux disjoints, qui sont autant de retardements pour une fin conventionnelle. On sait encore que les monologues et les soliloques tragiques sont autant de «clous » que les spectateurs désirent et attendent pour apprécier l’objet isolé, la virtuosité du comédien, l’art de l’écrivain — soliloques, tirades ou monologues que les comédiens souhaitent pour chacun d’entre eux, pour faire montre de leur art — , enfin que les lecteurs veulent lire et, comme pris par la beauté de la réplique singulière, apprendre par cœur.

Si bien que la lutte théorique et pratique des zélateurs du continu, de la linéarité plus ou moins démonstrative et en tout cas fictionnelle, s’opère avec feu contre l’état discontinu du spectacle, et que c’est finalement cette lutte même, dialectique, qui produit la dynamique principale de l’évolution du théâtre.

La désillusion nécessaire

Alors comment ne pas constater que Corneille lui-même, dans sa pièce théorique, qu’on doit tant prendre au sérieux, a justement donné une large place à la discontinuité, aux «clous », aux «numéros », à la rupture de l’illusion continue par ces prestations isolables, et qu’en même temps qu’il travaille théoriquement et pratiquement la question de l’illusion, il n’en ait pas vu les limites et les dangers, il n’en ait pas représenté les failles ? En instituant cette illusion dramatique que nous avons isolée plus haut, Corneille revendique un art et, simultanément, parce qu’il met en place une illusion et une réflexion sur l’illusion, il en fait aussi la critique.

Car c’est en sortant de l’illusion, en révélant au spectateur qu’il a peut-être eu, un moment, via Pridamant, cette expérience d’illusion, que Corneille déniaise son public, qu’il le prend à chaud — au milieu de sa stupéfaction d’avoir pu croire en quelque chose de faux, en une illusion théâtrale — , et qu’il lui inculque, en quelques vers, cette leçon sociale et morale que le théâtre n’a rien de dangereux et tout de noble. Et si la démonstration fonctionne, c’est parce que Corneille a prévu, au moment le plus crucial — le moment tragique — , un renversement qui consiste à revenir au pseudo-réel de la comédie (les personnages de la tragédie redeviennent des personnages de comédie, puis des acteurs-personnages qui comptent leurs gages), et finalement à la représentation de deux spectateurs impliqués dans la partie extérieure de l’intrigue enchâssée. En d’autres termes, si l’illusion comique devient légitime et noble, c’est d’abord parce que l’illusion totale est dénoncée au cours de la pièce elle-même. Comme s’il était important de montrer simultanément les pouvoirs du théâtre et la limitation de ces pouvoirs par un retour à un espace intermédiaire qui s’approche — mais s’approche seulement — du réel du spectateur de la comédie.

De plus, cet espace transitoire est lui-même marqué par un mage et un père de famille aux statuts ambigus. Partant de l’idée qu’on ne convainc que les convaincus, Corneille se met en position de plaider pour le théâtre auprès d’un public par définition acquis, puisqu’il est présent. Simplement, il donne aux spectateurs les moyens d’être confortés et les arguments pour convaincre les opposants. En effet, le père est à la fois canonique et ridicule parce qu’assimilable à un spectateur potentiel revêche à l’idée d’aller au théâtre, c’est-à-dire à un homme dont on peut se moquer parce qu’il a tort et qu’il n’est pas là. Le père est un bourgeois citadin qui ne partage pas les idées sur le théâtre de ceux qui assistent au spectacle — le théâtre est pour lui un art bas et un système d’artifices dangereux — et qui, pourtant, va voir un mage, tombe dans l’artifice qu’il dénonce, jouit de cet artifice, et sort, grâce à cette expérience d’illusion et de croyance, en étant convaincu des bienfaits économiques du théâtre, de son innocuité sociale et morale, enfin du plaisir qu’on peut éprouver à accepter cette expérience. Dans le même espace trône le plus grand mage de l’univers : un vrai faux-magicien et/ou un faux vrai-magicien. L’ironie de Corneille joue sur les deux tableaux, au point qu’on peut aussi bien prendre le mage pour une parodie de mage, un personnage de pastorale parodique, et simultanément pour un personnage parfaitement crédible tant son art est efficace. «Personnage-signal » de l’ironie52, si l’on accepte les catégories de Philippe Hamon, il détermine chez le spectateur une distance et une confiance parce que la magie est, à cette époque, un art ou une pratique dévaluée mais néanmoins crédible. Et c’est bien ce mage qui installe le niveau de vraisemblance et de crédibilité de la fiction et de l’illusion : un niveau de croyance et de dénégation de la croyance.

La fiction représentée met ainsi le spectateur (et non le lecteur53) en état de savoir qu’il s’agit bien d’un artifice — et à plusieurs niveaux — , et en état de signer un pacte de croyance avec le spectacle qui rend parfaitement vraisemblable le fait que ce même spectateur, suivant en cela le personnage du père ridicule, tombe dans le piège de l’illusion. Le théâtre est, et doit être, un artifice auquel on croit tout en sachant qu’il s’agit bien d’un artifice. Là est le principe de dénégation et simultanément d’illusion (je sais que ce n’est pas vrai mais j’y crois quand même). Ainsi, l’art du dramaturge consiste à faire croire le spectateur à une illusion alors que ce même spectateur sait, et peut à tout moment vérifier, qu’il ne s’agit que d’un artifice.

Et, comme on l’a vu précédemment, il y a un risque pour le spectateur à croire, à participer à l’illusion, à oublier qu’il s’agit d’un artifice. Dans la mesure où l’art peut s’étendre, proliférer, contaminer, comme la peste dirait Artaud, le spectateur, transporté par le principe de la croyance et pris par l’illusion grâce à l’art déployé avec virtuosité par le dramaturge et les praticiens, peut en venir à passer de l’autre côté du miroir, à tomber dans l’illusion, comme ébloui. «ILLUSION, se dit aussi des artifices du Démon qui fait paroistre ce qui n'est pas », écrit Furetière dans son Dictionnaire universel. Si bien qu’il faut interrompre le processus, le cantonner à un moment, le replacer dans la discontinuité.

Rendre l’illusion continue serait le piège dangereux, et c’est là que Corneille intervient, rompt l’illusion, dévoile l’artifice, montre que l’une et l’autre sont puissants, élevés, séduisants, mais qu’il est nécessaire de les arrêter afin de prendre avec eux toute la distance nécessaire : il faut passer à l’analyse, au discours de persuasion, enfin à la réflexion, et à l’évaluation du processus qui vient d’être éprouvé. Car si la magie, ou l’artifice, opèrent et déterminent une illusion, il faut que l’illusion, l’artifice et la magie aient leurs limites et que la frontière entre les passions et la raison réapparaisse, faute de quoi le théâtre, échappé de ses cadres, deviendrait dangereux. Il rendrait fou, parce qu’«entre la vie et le théâtre, on ne [trouverait] plus de coupure nette54 ». C’est pourquoi la pièce referme si vite ses enchâssements multiples : il y avait urgence !

On en arrive ainsi à cette constatation que Corneille, dans le même temps qu’il cherche à attirer toute l’attention du spectateur et qu’il cherche à l’entraîner dans l’illusion complète, indique qu’il serait dangereux d’y parvenir. Et cette interruption va dans le droit-fil de ce qui se passe réellement dans la salle, dans la mesure où les spectateurs ne peuvent eux-mêmes soutenir continûment leur attention. Comme si la pièce mimait la discontinuité et finissait par la prescrire en montrant bien que la continuité de l’illusion, qui est une utopie, serait une folie — fascinante, certes, mais une folie — si par malheur elle existait.

Le mage de théâtre opère donc un dévoilement de l’illusion et se livre à une explication de l’artifice théâtral qui a donné lieu à un terrible déchaînement des passions. Pridamant, ébloui par la virtuosité et les artifices d’ Alcandre, était sur le point de devenir fou parce qu’il croyait que l’illusion était vraie et que la représentation était une réalité, si bien qu’ Alcandre doit retracer quelques frontières. Il est urgent de le sauver, le père de famille, d’une possible faillite de la catharsis55, du risque terrible qui serait que la catharsis ne fonctionne pas sur ce fou de douleur, n’entraîne pas, comme le disent Laplanche et Pontalis56, «une décharge adéquate des affects pathogènes », et donne lieu, non à une purgation thérapeutique, mais à un déchaînement passionnel — inverse de la purgation57 — , d’autant plus domma¬ geable qu’il n’est fondé sur rien d’autre qu’une illusion58. Pridamant doit ainsi très vite, accompagné du spectateur, retrouver la conscience qu’il est sur une scène, dans un lieu de représentation, et c’est alors, guidé par Alcandre — maître d’œuvre du processus — , qu’il pourra réfléchir, penser à nouveau et déterminer, à l’issue de cette expérience-limite, sa nouvelle conduite. Surpris comme lui, déniaisé, puis, comme lui, mis dans la distance par Alcandre, le spectateur le suit et détermine la sienne.

On ne peut donc utiliser l’illusion théâtrale qu’à la condition de la rendre discontinue, de pleinement la maîtriser, de la contrôler, et, lorsqu’elle échappe, de l’interrompre et d’en expliquer les artifices. Illusion, tentative de mise en place de la catharsis dans l’action, interruption, dévoilement de l’illusion, passage à la pensée rationnelle, puis apologie des pouvoirs de l’illusion et dénonciation de ses excès, et finalement contrôle par le discours du passage de l’illusion à son dévoilement, la pièce de Corneille ne trouve sa légitimité esthétique (et morale) que dans ce processus.

Mais, puisqu’on a parlé d’illusion, au moins jusqu’à la fin de la tragédie représentée, qu’a donc vu Pridamant pour être pris par l’artifice ? Une illusion de continuité qu’il a patiemment tressée à partir d’une discontinuité générique, temporelle, spatiale et même diégétique. Une illusion de continuité, une démonstration par la représentation à laquelle — parce qu'il était pleinement impliqué — il a accordé toute son attention, et qu’il a, par cette attention même, constituée. C’est finalement parce que Pridamant a fourni le lien capable de solidariser le spectacle et qu’il a été le récepteur idéal, que l’illusion a fonctionné et, simultanément, qu’elle est devenue redoutable et qu’il a fallu qu’ Alcandre déniaise le nouveau croyant en lui rappelant que le théâtre est illusion et que là sont ses lettres de noblesse. Pridamant, en prenant la place du spectateur idéal, est devenu dangereux, finalement trop attentif, trop impliqué, au contraire des véritables spectateurs. Situé sur la frontière entre le réel et la fiction, entre le spectateur et le personnage, entre la croyance et l’incrédulité, Pridamant, prisonnier du comme si, vacille et, dans sa conversion brutale, devient un croyant fanatique, un père convaincu et totalement acquis à l’illusion parfaite, ce qu’il faut arrêter.

Le personnage-signal, merveilleux et ironique, qu’est le mage Alcandre ne rappelle-t-il pas aux spectateurs que l’illusion est intéressante parce qu’elle est une feinte utile à connaître, agréable à subir jusqu’à un certain point, mais en même temps que ces spectateurs peuvent être tour à tour pris par elle et mis en distance, puisqu’ils savent que c’est un artifice ? Dès lors, le personnage-relais du spectateur qu’est Pridamant devient un personnage ridicule dont on se moque parce qu’il a cru trop absolument, trop parfaitement, trop continûment : un personnage qu’on ne veut, ni ne peut, ni ne doit être. Discours destiné à l’apologie du théâtre, L'Illusion comique est aussi un discours qui ne fait pas l’apologie de l’illusion parfaite, mais qui l’examine, la limite, la maîtrise théoriquement et pratiquement, en prenant en compte la réception qui est la sienne.

 

La demi-seconde d’illusion parfaite

Mais qu’en est-il de ce moment d’illusion où tout bascule, malgré les conditions de représentation, malgré la distance (ou à travers elle) ? Ce sont ces rares instants où, au milieu de la foule, le spectateur, individuellement ou non, écoute pleinement et, peut-être, fait silence.

LE ROMANTIQUE -Il est impossible que vous ne conveniez pas que l’illusion que l’on va chercher au théâtre n’est pas une illusion parfaite. L’illusion parfaite était celle du soldat en faction au théâtre de Baltimore. Il est impossible que vous ne conveniez pas que les spectateurs savent bien qu’ils sont au théâtre, et qu’ils assistent à la représentation d’un ouvrage d’art, et non pas à un fait vrai.

L’ACADÉMICIEN -Qui songe à nier cela ?

LE ROMANTIQUE -Vous m’accordez donc l’illusion imparfaite ? Prenez garde à vous.

Croyez-vous que, de temps en temps, par exemple, deux ou trois fois dans un acte, et à chaque fois durant une seconde ou deux, l’illusion soit complète ?[...] Il semble que ces moments d 'illusion parfaite sont plus fréquents qu’on ne le croit en général, et surtout qu’on ne l’admet pour vrai dans les discussions littéraires. Mais ces moments durent infiniment peu, par exemple une demi-seconde, ou un quart de seconde.59

On pourrait dire, avec Rousseau et saint Augustin, que cette émotion, même ressentie, est essentiellement factice ou ne correspond qu’à un désir d’être vu ému, de porter les symptômes de l’émotion, et que ces instants font partie des passages obligés de la condition de spectateur. Pleurer à Racine, pour un galant, peut alors faire partie du rôle que le galant doit tenir. Mais les témoignages de ce plaisir intense et fugace et la volonté des auteurs et des comédiens de le procurer au spectateur sont trop nombreux pour en rester là. H me semble ainsi que ce plaisir, dû à un travail conjoint de tous les praticiens du spectacle, à un «montage », selon Brecht, qui permet au spectateur de céder à l’un de ses désirs qui est celui d’être ému et d’adhérer au spectacle, est produit par la mise en place d’un ensemble qui réunit les auteurs, les praticiens et le public à un moment donné, si bien que le spectateur y ressent une surprise, une surprise souhaitée, attendue, et dont il est surpris qu’elle advienne à ce moment-là. Or ce plaisir, qui vient soudain coïncider plus ou moins parfaitement avec le désir du spectateur, est peut-être lié à l’intérêt du spectateur pour la fable, mais n’est pas nécessairement en contradiction avec l’attitude inattentive, ni avec la distance du spectateur : il advient, justement, en une demi-seconde, comme intercalé au sein de l’ensemble du processus :

Quelle impression peuvent faire de légères invraisemblances sur des esprits émus, troublés d’étonnement et de terreur ? N’avons-nous pas vu, de nos jours, Phèdre expirante au milieu d’une foule de petits-maîtres ? N’avons-nous pas vu Mérope, le poignard à la main, fendre la presse de nos jeunes seigneurs, pour percer le cœur de son fils ? [...) C’est sur ces exemples que se fondent ceux qui se moquent des bienséances & des invraisemblances théâtrales ; mais [...] dans ces moments de trouble & de terreur, l’âme trop occupée du grand intérêt de la scène ne fait aucune attention à ces irrégularités.60

Résultat idéal du «montage » auquel sont associés tous les participants de la séance, le court plaisir de l’illusion parfaite suppose que s’additionnent, à un moment dont l’inscription peut être endiguée ou favorisée par les circonstances, un code de jeu (une gestuelle particulière, un ton de déclamation spécifique), un code dramaturgique (une situation préparée par la disposition de l’intrigue), un code rhétorique (à la recherche du sublime : chez Corneille par exemple, une réplique courte, exclamative ou interrogative) et une attente individuelle d’émotion.

Le spectacle, la lecture, le jugement

Cependant, autour de ces moments souhaités et à partir de la nécessaire discontinuité qui les marque, le théâtre de cette époque s’organise à partir des contradictions qui le définissent : c’est un lieu de sociabilité qui contient une fiction revendiquée comme telle ; c’est un événement spectaculaire, mais c’est aussi un ouvrage qu’on peut lire ; c’est une machine d’illusion à éclipses, mais c’est aussi un dispositif casuistique.

Il y a donc, simultanément et consécutivement (avant et après la représentation des fictions ainsi que durant les entractes), plusieurs spectacles dans le bâtiment du théâtre : le spectacle que la ville se donne, le spectacle des regards croisés, le spectacle de fiction représenté sur la scène (lui-même strié par le spectacle social — la salle se fait souvent entendre, intervient), enfin le(s) moment(s) d’illusion parfaite durant le(s)quel(s) la fiction triomphe. On voit, à travers ce descriptif, que les limites entre ce qui est représenté (la fable, la fiction) et ce qu’on se représente à soi-même (la réception des spectateurs) sont loin d’être fixées. Les barrières sont infiniment poreuses, non seulement dans des textes comme La Critique de l’École des femmes, où les acteurs s’adressent aux diverses catégories de spectateurs, mais systématiquement et structurellement dans toutes les pièces jouées à la ville, compte tenu de la configuration du spectacle.

S’il existe une sorte de répartition théorique entre la fiction et la réception des spectateurs, qui détermine des spectacles d’essence différente, il est donc difficile de voir, dans le bâtiment même du théâtre, une répartition pratique. Le théâtre n’est pas une boîte de fiction qu’une salle observe et dans laquelle elle se projette, assise, passive et en silence, mais un lieu dans lequel les limites sont souvent mouvantes. S’il y a bien un encadrement, une profondeur, un vocabulaire scénographique qui parle du «côté du roi » et du «côté de la reine » (cour et jardin plus tard), et la conscience d’une possible illusion du spectacle pour ceux qui regardent, une illusion que j’ai plutôt qualifiée de discontinue, il y a aussi une pénétration du domaine des spectateurs au sein même de l’enclos de la fiction (les banquettes de la scène), une adresse constante, de par leur jeu, des comédiens à l’égard des spectateurs, et un dépassement systématique des limites du spectacle de la fiction dans l’au-delà de l’imaginaire humain, ou dans l’en-deçà des représentations du réel. Les limites de la supposée boîte à fiction sont donc poreuses, comme celles de la salle, et les frontières entre le «réel » des spectateurs et la «fiction » du spectacle sont, elles aussi, difficiles à fixer étroitement. Et même lorsque le texte revendique une autonomie absolue et détermine une rupture entre le monde de la réception (muet, contemporain et d’une essence sociale «réelle ») et le monde de la fiction (occupé par des personnages qui agissent et surtout qui parlent, dans un temps mythique ou ancien, dans un lieu différent, un monde marqué par la virtualité), les conditions de représentation empêchent que cette rupture se fasse tout à fait.

Cependant, le théâtre ne représente pas n’importe quoi, comme il ne dit pas n’importe quoi, et les spectateurs, malgré la multiplicité de leurs points de vue, ne voient, ne jugent et ne pensent pas n’importe quoi : il n’y a pas de mise en scène de l’indécidable ou de l’erratique, bien au contraire. Car la production, dans le temps de la séance de théâtre, de ces espaces croisés et de ces points de vue différents est arrimée à l’expression d’un discours, qui figure le «cas » sur lequel les points de vue se penchent, ou sont censés se pencher, puisqu’ils sont présents. C’est donc par un discours tenu, érigé en fable représentée par des personnages contradictoires, et qui forme une scène à juger, que le théâtre trouve un centre et les spectateurs un prétexte à être là. C’est l’intérêt de ce discours qui fait l’intérêt du spectacle, son aptitude à élargir l’espace, comme sa prétention à s’exprimer sur cet élargissement même.

Parce que l’espace du théâtre (l’espace théâtral, sa fiction, sa représentation, plus l’espace du lieu de théâtre) découpe des espaces qualitativement différents, parce qu’il est investi de points de vue différents (dans la fable les personnages en contradiction, dans la réception des instances aux multiples jugements), le théâtre figure et réalise la scène esthétique, juridique et sociale du monde tout entier, à partir d’un exemple complexe. C’est donc parce qu’il détermine des rapports de jugement spatialisés qu’il peut intéresser, parce qu’il fournit à la fois des exemples de conduites (dans la fable), et, pour les spectateurs, des occasions d’exercer leur point de vue sous le regard d’autres points de vue, et en toute conscience. Le centre de l’espace théâtral est donc véritablement le discours, non le discours de la seule fable, mais la somme des discours tenus, en assemblée, à partir du (ou sous le prétexte du) discours représenté de la fable. Et si, parce que le code de représentation l’exige, une version et une leçon sont privilégiées par le texte, par les comédiens, ou par une partie majoritaire (ou hiérarchiquement supérieure) de la réception, la configuration des lieux et des espaces fait qu’il est possible, et même nécessaire — les auteurs et les praticiens les prévoient même — , que d’autres jugements, d’autres points de vue justement, adviennent, en toute liberté, à partir du cas exposé, et en fonction des attendus de celui (ou de ceux) qui juge(nt).

C’est à partir du discours, qui surgit par la voix, dans le corps du comédien, et qui porte le texte, relayé par le discours de ceux qui l’observent, que la séance de théâtre s’érige en scène publique circulaire, dépassant la seule ligne interprétative illusoire, et donnant lieu, littéralement, à une herméneutique de petites solidarités, puis à une interprétation individuelle.

C’est là enfin qu’on peut, je crois, réunir les deux aspects de ce théâtre : le spectacle, lieu de la vision, espace de sociabilité, et le texte, lieu de la lecture. Plutôt que de les opposer au nom de l’illusion théâtrale, alors qu’on sait que ce principe est utopique, illusoire, ou limité à une demi-seconde de bonheur, et que, lorsque les conditions de sa réalisation pratique seront à peu près possibles, il sera abandonné pour un autre art, le cinéma, ou critiqué de front par le théâtre lui-même, je crois qu’il faudrait les réunir autour de la notion de jugement.

Car ce que nous avons constaté, au sein de la séance, c’est que, même si le lieu théâtral est un lieu de réunion ou d’assemblée, il a néanmoins un prétexte qui est la représentation d’une fiction érigée en cas jugeable (esthétiquement — on juge de l’art — , et axiologiquement — on juge des idées développées et des cas). Et même si cette fiction est diversement suivie, dans une attention incertaine, même si elle est, par elle-même, discontinue, elle déploie sur le théâtre et devant des publics différents (de petites solidarités) une suite de cas difficiles sur lesquels se prononcer à partir de jugements raisonnables et de sentiments animés par des passions. Sans qu’il soit même nécessaire de croire à une illusion de réalité, cette responsabilité de comprendre, d’apprécier par les sentiments, de juger, et même ce plaisir à juger de la qualité des acteurs et du spectacle, s’ordonne en cas de figure sur lesquels les spectateurs doivent se prononcer, pour peu qu’ils considèrent le lieu où ils sont.

À côté des brefs instants d’illusion où l’on sombre dans l’émotion, et où l’on risquerait la folie s’ils se poursuivaient, le dispositif théâtral met en place, dans sa disposition et dans la pratique, un art du jugement. Jugement sur la fiction, jugement sur les cas fictifs disposés, jugement sur l’esthétique de la pièce, ou jugement sur l’art et les artifices des praticiens, peu importe, le théâtre, ici, responsabilise le public, le rend capable, fait en sorte qu’il ressente, examine et exprime. Dans le même temps, et d’une autre manière, le lecteur, qui suit un parcours différent, à la fois plus intime et plus proche de l’idéal théorique parce qu’il n’a pas à envisager les conditions de représentation et à tenir compte de la performance réelle, faite de techniques, de brouhaha et de regards sociaux infiniment présents, est, lui aussi, mis en demeure de juger, au travers de son imagination, de ses sentiments et de sa raison, mais à partir d’un autre type de proposition sémiotique : le texte de théâtre. Si sa position peut être plus normative, puisqu’il contrôle l’ensemble, elle est tout autant orientée vers le jugement (qu’il soit de goût ou jugement moral, esthétique, politique).

Les pouvoirs du théâtre, la véritable illusion ?

Là est peut-être la principale illusion fournie par le théâtre : la position de maîtrise dans laquelle est installé le récepteur du spectacle et du texte, une maîtrise supposée qui permet de prendre la place du prince, du censeur, du théoricien, de l’auteur et du comédien, pour dire son mot, au milieu des autres, ou seul, dans son cabinet de lecture. Ainsi, tout ce qui se passe dans cette séance peut être prétexte à débat, y compris la fiction, débats à blanc, puisque le théâtre est un lieu à part, intermédiaire entre le réel et le fictionnel, débats sur des questions propres à la cité, à la domesticité, à l’ intimité, à l’art qui les exprime et au goût qui l’apprécie ; débats qu’on peut redouter lorsque ce monde intermédiaire touche de trop près au monde réel, mais qu’on peut tolérer lorsqu’il reste dans son lieu. L’illusion théâtrale ? ne serait-ce point que le théâtre s’exprime vraiment sur le monde, que l’art qui y est développé et que les jugements qui y sont posés ont une action au-dehors du bâtiment ? ne serait-ce point cette illusion consentie par les partenaires du jeu, que le théâtre donne les moyens d’exprimer un pouvoir sur le monde et sur soi ?

Si l’expérience théâtrale, sur scène et lors de la séance, donne l’impression qu’un débat multiforme est largement ouvert dans un bâtiment particulier pris au sein d’un monde où tout débat libre et ouvert reste problématique, la question de l’illusion, en effet, se déplace sur les pouvoirs du théâtre. Pouvoirs illusoires ? Illusion de pouvoir ? Ces questions ne seront pas ici résolues, si elles peuvent jamais l’être, mais je constaterai que la seule manière de contrer le fait que l’action du théâtre sur le monde ne soit qu’une illusion est certainement de mettre en place, au moins à cette époque, un théâtre «épique » qui tient compte des spectateurs, de la discontinuité, de la nécessité de spectacle et de distance, qui permet l’exercice de la raison, de la réflexion comme du sentiment, afin de laisser une certaine place, par le dispositif esthétique employé, à la contradiction et au débat.

Là est peut-être le moyen de transformer l'illusion que l’art peut agir sur le monde, en représentation, justement, de cette question essentielle qu’est l’illusion. Ainsi, le débat fictionnel — mis en forme de cas — entre en contact avec le débat réel situé dans l’enceinte du lieu théâtral, par le biais de la représentation distanciée d’une action, par le discours tenu sous forme poétique. Cette représentation-prétexte au débat réel, capable d’exprimer poétiquement les contradictions, sera seule en mesure d’avoir un impact sur le monde, à la condition de déborder le lieu de la séance. Car ce sont les questions qu’elle pose, plus que l’illusion mimétique que les théoriciens lui attribuent, qui permettront ce débordement, cette extension du domaine du débat.

Un théâtre « épique »

Dans le même temps qu’il y a dispersion, inattention, sociabilité, et d’autre part distance, examen, jugement de la part de spectateurs, il y a aussi, dans ce théâtre comme dans n’importe quel théâtre, quelques moments d’illusion qu’on peut appeler des instants d’émotion, infiniment dangereux s’ils devaient être étendus, mais impossibles à étendre, presque par essence. On sait que la tendance de l’art théâtral sera, tout à fait logiquement, compte tenu de l’évolution du genre dans le sens de sa spécificité, de mettre de l’ordre dans tout cela et de privilégier la continuité en séparant l’espace de la fiction de l’espace social de la réception, la scène de la salle, puis de tenter de prolonger les moments d’illusion parfaite. Les frontières spatiales se renforceront de plus en plus nettement au point qu’on pourra parler, bien plus tard, d’une «boîte» et d’un «quatrième mur » lorsque les banquettes de scène auront disparu au XVIIIe siècle (1759), que, dans la période romantique, l’espace de la fiction sera de plus en plus nettement privilégié, qu’enfin, éclairage au gaz puis lumière électrique aidant, la salle sera peu à peu mise dans le noir tandis que la scène sera seule éclairée et que, spécificité triomphant, les décors, les costumes et les objets auront pour charge principale de ne renvoyer, en principe, qu’à la fiction.

Cependant, on aurait tort d’oublier que le théâtre, même lorsque la scène se vide de ses spectateurs, même lorsque la salle s’assombrit, reste une assemblée constituée de regards croisés capables d’apprécier, souvent malgré l’effet d’illusion et la volonté de séparation de la salle et de l’univers fictif, le jeu de la distance. Car même au plus fort de l’illusion, même lorsqu’il s’agira de transporter les spectateurs dans un autre monde ou de les projeter dans l’intimité des personnages, les comédiens sauront toujours qu’on les regarde, et le spectateur aura toujours conscience que d’autres que lui-même voient et apprécient différemment ce qu’il observe. On pourrait dire aussi que la mise en scène du XXe siècle, comme effrayée du piège de l’illusion dans lequel le théâtre était tombé, comme revenant sur une répartition et une rupture entre la fiction et la réception qu’elle avait théoriquement déterminées, renouera plus clairement, plus consciemment et avec plus d’ostentation, avec la porosité des lieux et des temps, de la fiction et de la représentation, pour reconquérir lentement cet art de l’éloignement et ce plaisir de la distance dont elle s’était départie.

On pourrait ainsi mieux comprendre une partie de l’histoire du théâtre si l’on réfléchissait aux liens que peuvent entretenir la représentation du théâtre au XVIIe siècle et la mise en scène qui nous est directement contemporaine, sans compter les rapports qu’entretiennent l’effet de distance du théâtre de l’aube de la modernité et l’effet de distanciation du théâtre de notre contemporanéité : par-delà l’expérience d’illusion, d’identification et de projection (d’ailleurs souvent relatives), le théâtre révélerait une autre constante, qui serait celle de la distance et de la réflexion, celle aussi de la discontinuité, fondée sur une conscience et une analyse en action et en représentation, de l’adéquation des temps et des lieux de fiction et de représentation.

Il serait ainsi fort clair qu’au moment où le théâtre moderne se fonde, au XVIIe siècle, un travail sur la porosité des limites du réel et de la fiction se met en place, un jeu sur leur interpénétration et leur contradiction se constitue à l’intérieur d’un bâtiment dans lequel les regards se répondent et se croisent, où les décors et les costumes se donnent comme intermédiaires et doublement référentiels, et où les différentes instances jouent avec les frontières du réel et du virtuel, du temps et du lieu de réception, et du temps et du lieu de fiction, du visible limité et de l’infini.

Autrement dit, il serait possible de réfléchir sur le théâtre en faisant du principe d’auto-réflexivité, considéré par nous comme éminemment contemporain, d’auto-interrogation comme spécifique à «notre » théâtre, une constante qui apparaît à l’origine de notre modernité, donc au XVIIe siècle. L’art théâtral du XVIIe siècle, en effet, et plus particulièrement dans une interrogation sur le temps et l’espace, s’interroge pratiquement et théoriquement sur lui-même, dans une critique interne de l’art sur lui-même, dans un dialogue parsemé de querelles entre la théorie et la pratique, entre les dramaturges-théoriciens et les théoriciens-dramaturges. Et si ce dialogue et ces interrogations revêtent des formes différentes au XVIIe et au XXe siècle, ils n’en sont pas moins, au fond, semblables et fondateurs d’une interrogation esthétique particulière. C’est peut-être la configuration du lieu théâtral, la théorisation de l’espace même, jointe à la manifestation du genre — en particulier du genre tragique — , qui permettent cette auto-réflexivité au XVIIe siècle et la mise en place d’une distance et d’une théorie de la distance.

Il y aurait donc, en plein XVIIe siècle, un théâtre véritablement épique, strié, discontinu, conscient, réflexif et réfléchi, jouant des points de vue et ne se concentrant pas nécessairement, en tout cas pas uniquement sur la fin et son harmonie, un théâtre non-dramatique, pour reprendre la distinction de Goethe reprise par Schiller. Goethe, en effet, avait distingué le poème épique qui «expose l’événement comme tout à fait passé » du poème dramatique qui l’expose comme «tout à fait présent », à quoi Schiller, ravi de cette opposition générique alors en faveur de la poésie dramatique allemande, avait ajouté que

l’action dramatique est en mouvement devant moi, au lieu que c’est moi-même qui me meus autour de l’action épique, laquelle paraît, en quelque sorte, rester sur place, immobile. Le contraste est, à mon sens, gros de conséquences. Si c’est l’événement qui se meut devant moi, je me trouve étroitement asservi à la réalité sensible et présente, mon imagination perd toute liberté d’allure, il se produit et s’entretient en moi une instabilité incessante, je suis contraint de tenir mon attention strictement fixée sur l’objet, tout regard en arrière, toute réflexion me sont interdits, pour la raison que j’obéis passivement à une force qui m’est étrangère.62

C’est donc a contrario qu’il faut saisir ce qu’était le théâtre épique auquel s’oppose Schiller, un théâtre épique devant lequel le regard n’est pas fixe, ne peut être uniquement concentré sur l’objet, où la discontinuité triomphe, où la réflexion est première, enfin autour duquel le spectateur se meut. En d’autres termes, je crois qu’il est temps de voir dans la tragédie du XVIIe siècle et dans le théâtre de cette période autre chose qu’une manie du sens unique, qu’une volonté inexorable de se conformer à Aristote et au principe final du renversement, de la catastrophe-retournement et qu’un plaisir de l’harmonie fondée sur l’aboutissement apaisant.

Ne soyons donc pas trop pressés de voir comment la Providence, l’ordre et la loi triomphent, et regardons combien l’ensemble du spectacle commente et met en débat l’opposition et la contradiction des choses, combien chaque scène vaut par ce qu’elle est, et comment elle est vue par un public divisé, discordant, multiple, qui voit, se voit, et voit ceux qui voient la fiction. Les spectateurs de ce théâtre ont un regard circulaire sur un lieu complexe dans lequel la fiction est représentée et renvoie à une fiction hors de la scène ; ce faisant, le spectateur regarde en haut, en bas, autour de lui, trouve des partenaires de vision, en débat, juge et jauge :

La manie de précipiter le spectateur dans une dynamique à sens unique, où il ne peut regarder ni à gauche ni à droite, ni en bas ni en haut, sont, du point de vue de l’art dramatique moderne, à récuser. [. . .] B faut s’exercer à la vision complexe. Alors, il est vrai, la réflexion sur le cours de l’action a presque plus d’importance que la réflexion dans le cours de l’action.63

Brecht, qu’on croyait si loin du théâtre français du XVIIe siècle, et qui s’en croyait si loin lui-même, n’en est-il pas paradoxalement plus proche que d’Aubignac, grand régulateur doctrinaire et écrivain aux ordres ?

Dans le même temps, le passage à la spécificité sociale et esthétique du lieu théâtral, des professions qui y travaillent et des publics qui y entrent, implique une prise de conscience de ce qu’est l’espace de représentation : non seulement la mimèsis dans un lieu de fiction, mais la représentation par des artisans-artistes-professionnels d’un lieu de fiction (lui-même hiérarchisé en tant que lieu de geste et lieu de discours) pour des publics capables de passer incessamment de la fiction représentée au présent du spectacle social auquel ils participent et qu’ils constituent. Sans abandonner sa fonction sociale, politique au sens large, la séance de théâtre, avec toutes ses instances (acteur, spectateur, personnage, auteur), se présente ostentatoirement comme un monde esthétique, qui relie intimement le monde qui se trouve de l’autre côté des portes du théâtre (dans la ville) et le monde virtuel de la fiction. Les portes du bâtiment, comme celles de la scène, donnent ainsi accès à tous les lieux, qu’ils soient donnés comme réels ou comme imaginaires, afin qu’ils communiquent et que le théâtre tente d’avoir un impact, à la fois dans l’imaginaire et dans le réel social. Par cet effet de distance, par la mise en place de tous ces espaces et de toutes ces espèces d’espaces, le théâtre se donne alors comme lieu, comme temps et comme discours à interpréter, à juger en fonction des discours tenus sur scène et des discours tenus autour d’elle. Scène du monde et scène qui échappe aux limites conventionnelles du monde, lieu intermédiaire et espace propre au débat pour une assemblée qui se réunit, de sa propre volonté, pour débattre d’un cas qu’on lui présente, le théâtre tout entier est alors une machine à discours et un espace en expansion. En conséquence, cette machine, ce discours, cet espace et ce temps s’ouvrent, se déploient, se répètent et tendent vers l’infini à partir des cas présentés, c’est-à-dire des points de représentation isolés dans l’espace d’une séance.

Théâtre composite, intermédiaire, passage et passeur, et donc infiniment conscient, et incroyablement libre, le théâtre du XVIIe siècle, autoréflexif et problématique, détermine un espace qui dépasse la ligne, ouvre sur une circularité sans borne (Galilée ne se donnait-il point comme un amoureux du cercle ?), et permet, à partir de l’exposé d’un cas précisément spatialisé, qu’une somme diversifiée, indéfinie, particularisée, de points de vue s’exerce au cours de ses séances. C’est en cela que le théâtre est avant tout une assemblée capable : elle s’observe en même temps qu’elle observe, elle pénètre l’infini vers lequel elle tend, elle est attachée au plaisir de comprendre et d’évaluer l’ensemble des discours qui se tiennent. Et c’est en cela que cette assemblée consciente qu’est le théâtre est fondamentalement sociale, et c’est peut-être aussi pour cela, aussi, qu’elle est fondée sur une illusion : que l’art, et en particulier l’art de la représentation, agit sur le monde, mais c’est une autre histoire, et un autre débat.

Publié dans Littératures Classiques, année 2002 - 44 - pp. 175-214 :  L'Illusion au XVIIe siècle

Cet article est en partie repris dans Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le Théâtre ?, Gallimard, Folio Essais inédits. 2006.

Notes

1 Prière à destination des femmes rédigée par Timothée Phililète, dans De la modestie des habits des filles et des femmes chrétiennes, Liège, 1675. Merci à Anne Verdier de m’avoir indiqué cette référence.

2 Uranie, dans Molière, Critique de l'École des femmes, 1663, scène 3.

3 Voir Elisa Marpeau, «Le Paris de Corneille », Cahiers de la Comédie-Française, n° 38, février 2001, p. 58-69.

4 Lettre de Montdory, datée du 18 janvier 1637, citée par J. Scherer, La Dramaturgie classique en France , Paris, Nizet, 1976, p. 269.

5 Jusqu’à assez tard dans la première partie du XVIIe siècle, la scène a des compartiments et permet qu’on puisse passer, à partir des conventions du théâtre, de la place au cabinet particulier, du carrefour à la chambre. Ce dispositif supposait un espace relativement vaste (compte tenu de l’étroitesse de la scène) afin que l’on puisse faire évoluer les comédiens du proscenium à la scène du haut, ou du proscenium aux compartiments, nécessairement placés au fond de la scène ou sur les côtés.

6 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », t. Il, p. 1526, note 11.

7 En moyenne 40 places payantes pour les loges, 25 pour l’amphithéâtre (les gradins), 120 pour les loges hautes, 15 pour les loges du troisième rang et 350 au parterre (voir le Registre d’Hubert, 1672-1673, reproduit dans la RHT, 1973-1).

8 Furetière, Dictionnaire universel, 1690, art. «Théâtre ».

9 Tallemant, Historiettes, op. cit., tome H, p. 778 (rédigé entre 1658 et 1689).

10 Dorante, dans Molière, op. cit., scène 5.

11 Abbé Michel de Pure, Idées des spectacles anciens et nouveaux, Paris, M. Brunet, 1668.

12 On consultera sur cette question l’ouvrage de Jeffrey S. Ravel, The Contested Parterre, Public Theater and French political Culture (1680-1791), Comell University Press, Ithaca and London, 1999.

13 S’il on prend comme exemple la répartition des prix du «théâtre » du Palais-Royal pour la séance du 28 octobre 1672 qui est une très bonne séance (636 spectateurs payants pour une recette de 974 livres et 15 sols, selon le Registre d’Hubert, op. cit.), on voit que les loges sont à 6,5 livres, pour 6,6 % des spectateurs et 28,2 % de la recette ; les chaises ou les bancs du théâtre à 5,5, pour 3,14 % des spectateurs et 11,3 % de la recette ; les places d’amphithéâtre à 3 livres pour 3,8 % des spectateurs et 7,5 % de la recette ; les loges hautes à 1,5 pour 21,2 % des spectateurs et 20,75 % de la recette ; les loges du troisième rang à 1 livre pour 2,5 % des spectateurs et 1,65 % de la recette ; et le parterre à 0,75 livres pour 62,75 % des spectateurs et 30,75 % de la recette.

14 Marmontel, Encyclopédie, art. «Parterre ».

15 On lira sur ces points Maurice Lever, Théâtre et Lumières, les spectacles de Paris au XVIIIe siècle, Fayard, 2001 ; Nicolas Veysman, Mise en scène de l’opinion publique dans la littérature des Lumières, thèse dactylographiée, Paris IV, juin 2000 ; et Renaud Bret-Vitoz, «Le rôle de l’illusion dans les transformations de l’espace tragique entre 1691 et 1748 », communication au séminaire M. Delon et P. Frantz, Paris IV, à paraître

16 Du Bos, Réflexions critiques , 1719, titre du chapitre 1, 43.

17 G. Forestier, Le Théâtre dans le théâtre, Droz, 1996, p. 23.

18 On disait en effet que la ligne de fuite inscrite sur le décor s’achevait par un véritable clou que plantaient les scénographes et figurant l'infini.

19 Marmontel, ibid., art. «Illusion ».

20 On pourrait contrôler ces points en reprenant les définitions de «Théâtre » et de «Représentation » dans le Dictionnaire universel de Furetière (1690). Par manque de place et souci du lecteur, je diffère ce contrôle et le réserve pour un ouvrage à venir.

21 Traduit en latin à la fin du XVe siècle, en italien au XVIe siècle (la première traduction française n’apparaît qu’en 1671 avec Norville, et surtout en 1692 avec Dacier).

22 Voir Pierre Pasquier, La Mimèsis dans l'esthétique classique, Paris, Klincksieck, 1995.

23 Voir Ch. Biet, «Le martyre de la sainte vraisemblance. Hédelin d' Aubignac et La Pucelle d’Orléans », dans les Mélanges offerts à Christian Delmas, Toulouse, SLC, 2002.

24 J’emprunte, au moins pour le début de ce raisonnement, un certain nombre de choses et de mots-clefs à l’étude de G. Forestier, «Illusion mimétique et illusion comique », PFSCL (numéro spécial Corneille), XI, 21, 1984, p. 377-391, partiellement reprise dans son Essai de génétique théâtrale, Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996, p. 188-198.

23 Voir Ch. Biet, «“ C'est un scélérat qui parle ”, Lire, écrire, publier, représenter, interpréter le théâtre au XVIIe siècle », dans Du Spectateur au lecteur : imprimer la scène aux XVIIe et XVIF siècles, Colloque de l’Université de Chicago, Philippe Desan, Larry Norman, Richard Strier éd., Schena et Presses de l’Université de la Sorbonne, 2001.

26 Marmontel, Supplément à l’Encyclopédie, article «Illusion », tome III, 1776.

27 On pourrait ici objecter que la lecture n’est pas nécessairement aussi linéaire et continue, qu’elle permet des arrêts, des retours en arrière et des dispersions, bref de la discontinuité. On pourrait encore affirmer qu’il s’agit ici d’une lecture idéale, concentrée et individuelle, qui n’est pas forcément la norme, si bien que, là aussi, le récepteur-lecteur capable d’imaginer une représentation idéale est une sorte de fiction, d’utopie commode pour la mise en place d’une théorie. 

28 Furetière, Dictionnaire universel, 1690, «ILLUSION, s. f. Fausse apparence, artifice pour faire paroistre ce qui n'est pas, ou autrement qu'il n'est en effet. L'Optique fait paroistre aux yeux mille agréables illusions dans les lunettes polyèdres, ou à facettes, dans la lanterne magique.

ILLUSION, se dit aussi en termes du Palais. Cette chicane est une pure illusion à justice. Ce ne sont pas des objections solides qu'on me fait, ce sont des pures illusions.

ILLUSION, se dit aussi en Morale. Les plaisirs mondains sont des illusions, ce sont de vrais songes, de vaines illusions, les hommes se repaissent de chimères, de visions, d'illusions.

ILLUSION, se dit aussi des artifices du Démon qui fait paroistre ce qui n'est pas. La monnoye du Diable sont des feuilles de chesne, qu’il fait paroistre d’or par illusion. Il a tenté les Hermites sous diverses formes qui n'estoient que des illusions. Toutes les apparitions d'esprit sont des illusions. »

29 Dans Entretiens galants , Barbin, 1681, cité par Matzius, Molière, les théâtres, le public et les comédiens de son temps, p. 165-166, note 1.

30 Robinet, Panégyrique de l’École des femmes, cité par G. Couton, Œuvres complètes de Molière, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », 1971, 1. 1., p. 1080.

31 Ibid., t. L, p. 263.

32 Cité par Georges Couton, ibid., p. 1018.

33 Molière, Préface à L'Amour médecin.

34 Tallemant des Réaux, op. cit., t. 2, p. 775-776. Cité par Hélène Merlin, dans «Conjurer la passion de l’Un », Rue Descartes, Collège international de philosophie, Albin Michel, mai 1995, 12-13, p. 40.

35 Voir Florence Filippi, Molière contre Montfleury, ou la comédie des comédiens, Maîtrise de Lettres Modernes, Paris III, 1998-1999.

36 Robinet, «Lettres en vers à Madame », 17 décembre 1667, v. 242-255, dans Baron James de Rothschild, Les Continuateurs de Loret. Lettres en vers de La Gravette de Mayolas, Robinet, Boursault ... (1665-1689), Paris, Damascène Morgand, 1883, t. II.

37 Constantin Stanislavski, La Formation de l'acteur, trad. Élisabeth Janvier, Payot, 1995, p. 282. Un peu plus tôt, Tortsov prend l’exemple d’une plaisanterie faite par des amis où l’on mima une opération dont il était le patient : «Ce n’était, bien sûr, pas authentiquement vrai, et moi-même je n’y croyais pas réellement, dit Tortsov en se rappelant l’impression qu’il avait eue. On pourrait presque dire, cependant, pour l’appliquer au théâtre, que j’ai réellement vécu ces impressions. J’oscillais sans arrêt entre la foi et le doute, ne sachant plus distinguer entre mes sensations réelles et imaginaires. Tout le temps que cela dura, je me disais que si je devais subir réellement une opération, j’éprouverais exactement les mêmes sentiments » {ibid. p. 281).

38 Jean Rousset, Le Lecteur intime de Balzac au journal , Corti, 1986, p. 96. Ibid.

39 ibid

40 ibid p.98

41 Ibid. p. 99.

42 Ibid.

43 Ibid.

44 Ibid.

45 Ibid. p. 102.

46 Voir Ch. Biet, «Le martyre de la sainte vraisemblance. Hédelin d'Aubignac et La Pucelle d’Orléans », art. cit.

47 D’ Aubignac, La Pratique du théâtre, «Des spectateurs », 1657, cité par Rousset, op. cit. Au fait, en 1657, ceux qui sont sur le théâtre ne sont pas que les seuls comédiens, comme on l’a vu...

48 Diderot, De la poésie dramatique, chap. XI, cité par Rousset, ibid.

49 B. Brecht, L’Achat du cuivre, trad. B. Perregaux, J. Jourdheuil et J. Tailleur, Paris, L’Arche, 1967, p. 95-96, cité par Rousset, ibid..

50 Marmontel, Éléments de littérature, art. «Illusion ».

51 Ibid.

52 Philippe Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996.

53 Voir la deuxième scène de L’Illusion comique, où Corneille révèle tout de son intrigue à son lecteur tandis qu’il laisse le spectateur dans l’illusion : Alcandre «donne un coup de baguette magique et on tire un rideau derrière lequel sont en parade les plus beaux habits des comédiens » (indication scénique, acte I, sc. 2). On se reportera à mon article cité, «“ C’est un scélérat qui parle ” [...] ».

54 A. Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 195.

55 Catharsis, au sens véritablement aristotélicien du terme, en tant qu’elle est dans l’action et non dans le discours (De anima 403a, trad. Barbotin : «C’est l’action même qui est cathartique plus que le verbe. »)

56 J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, article «Cathartique (méthode) », PUF, 1961, p. 60.

57 Là est évidemment le danger du théâtre lorsqu’il met la catharsis en action et souhaite l’intégrer dans une thérapeutique : catharsis et abréaction, ou déchaînement pulsionnel ? C’est ce que sont allés observer les autorités révolutionnaires lorsqu’elles se rendirent en 1794, à Picpus, au spectacle du divin marquis afin de comprendre ce que le théâtre faisait aux «aliénés ».

58 On trouvera le même souci d’éviter ce danger dans la psychiatrie contemporaine, lorsqu’il s’agit d’employer le théâtre en milieu hospitalier, voir Patricia Attigui, De l’illusion théâtrale à l’espace thérapeutique : jeu, transfert et psychose, Paris, Denoël, 1993.

59 Stendhal, Racine et Shakespeare, Chapitre premier, 1 823.

60 Marmontel, Encyclopédie, art. «Illusion ».

61 Goethe, «Sur la poésie épique et sur la poésie dramatique », dans Goethe et Schiller, Correspondance, 1794-1805 , trad. franç. Lucien Herr, nouv. édition Claude Roêls, Paris, Gallimard, 1994, vol. I, p. 503-504.

62 Schiller, «Lettre du 26 décembre 1797 à Goethe », ibid ., p. 506.

63 Bertolt Brecht, «Notes sur L'Opéra de quat’sous » (1941), dans Écrits pour le théâtre, vol. II, trad. franç. Jean Tailleur et Édith Winkler, Paris, L’Arche, 1979, p. 312.

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