1. Racine
On peut partir du dernier vers de tragédie que Racine écrivit :
Et n’oubliez jamais
Que les rois dans le ciel ont un juge sévère
L’innocence un vengeur et l’orphelin un père. (Athalie)
Il est remarquable que Racine finisse son œuvre tragique sur cet orphelin qui retrouve au ciel son père.
En effet :
a) La donnée fondamentale : c’est qu’il fut orphelin à l’âge de trois ans et confié à une aïeule proche du milieu de Port-Royal. C’est à l’enseignement des « Messieurs » de P-R qu’il doit sa si bonne connaissance des choses antiques (Bible, latin et grec). Mais ses rapports avec ses maîtres furent conflictuels. À la fin de sa vie pourtant, il leur rendra hommage. Qui furent- ils ? Pierre Nicole, théologien et polémiste, grand latiniste ; Antoine le Maître, pieux avocat, à qui Racine doit comme dit Pommier, l’harmonie de son vers ; I. Le Maître de Sacy, son frère qui traduit, et édite Térence et la Bible (c’est cette version de la bible que Racine va relire quand il écrit ses pièces bibliques) ; Lancelot, l’auteur du « Jardin des racines grecques » ; J. Hamon, le médecin très pieux aux pieds duquel Racine demandera à être enterré ; et surtout Antoine Arnauld docteur en Sorbonne dont la famille est à l’origine de Port-Royal, où il s’est retiré après l’exclusion de la Sorbonne.
Port-Royal, c’est donc pour Racine le Père, l’autorité, dont sa condition d’orphelin le privait ; c’est l’enfance bénie, le berceau où tant de maîtres veillaient. Et s’il revient à Port-Royal si fortement à la fin de sa vie, c’est que son état de poète courtisan l’en avait éloigné.
b) En effet Racine se lance dans la vie littéraire et mondaine, essaie de se gagner des grands seigneurs, apprend à être courtisan tout en écrivant des tragédie à la mode (son génie est d’avoir su au mieux capter les modes). Il se fait bien voir des Rois mais reçoit le désaveu de Port-Royal. Nicole publie en 1666 (après la seconde pièce de Racine, « Alexandre ») ses « Lettres sur l’hérésie imaginaire » où, répondant aux attaques faites au jansénisme, il traite également les auteurs de romans ou de pièces de théâtre « d’empoisonneurs publics, non des corps mais des âmes des fidèles ». Racine se croit visé et rédige trois lettres adressées à « l’auteur des hérésies imaginaires » ; il entreprend une apologie du théâtre fondée sur la vénération des grands poètes de l’antiquité, dont les Pères de l’Eglise faisaient eux-mêmes leurs lectures (y compris Saint Augustin dont se réclamaient les Jansénistes). Il défend donc la littérature profane et ses productions.
De mieux en mieux en cour, Racine s’éloigne de Port-Royal. Andromaque connaît un succès immense. Gloire mondaine de Racine et amertume des « Messieurs » contre ce « jeune homme qui s’est joué des personnes de mérite et qui a le front de prétendre servir en même temps l’Eglise et le théâtre » (Lancelot, lettre à N. Vitart).
Ainsi, face à Port-Royal, le berceau, l’enfance, il y a la cour, le monde, la tentation, et le roi tout-puissant dont Racine est le contemporain exact.
On se souviendra de ces éléments quand on étudiera la structure des personnages : des Mères possessives, un Roi tout-puissant, un héros double d’un père envié... (Athalie qui tue ses petits enfants, Joas qui tue Athalie, Joad ou Mardochée, doubles du de Mathan et d’Aman...) Donc en général s’opposent d’un côté le Monde, la liberté, les plaisirs, le Roi, et de l’autre, l’enfance, la mère possessive, l’ordre, le Ciel.
Ce qui se dessine jusqu’à Phèdre, c’est un schéma où le héros veut se libérer d’un passé, d’un Père ou d’une mère possessive (la guerre de Troie, Thésée, Agrippine...) ; désir de libération positif mais que l’ordre des Pères interdira de réaliser (Andromaque-la fidélité, Thésée qui maudit son fils, Junie fidèle aux vestales...) Et toutes les pièces (cf. C. Mauron) peuvent être lues comme une réaction contre le jansénisme de Port-Royal.
c) Mais la représentation de Phèdre (1677) figure un tournant dans la carrière de Racine : il observera un silence de douze ans avant d’écrire Esther et Athalie.
- Parce que malgré les cabales auxquelles la pièce a donné lieu, Racine triomphant obtient en même temps que Boileau la charge d’historiographe du Roi (Cette promotion de deux « bourgeois » fit bien des jaloux cf. Bussy) Et sa nouvelle carrière l’occupe peut-être au point d’arrêter d’écrire pour le théâtre.
- Parce que Phèdre, comme les critiques l’ont bien vu, marquait un aboutissement de sa dramaturge et de sa réflexion sur les rapports de Dieu et de sa créature, ou de l’ordre et de la liberté : Phèdre intériorise les deux pulsions : elle est à elle-même son propre censeur.
- Parce que la vogue de l’opéra bat son plein et supplante le théâtre (Racine avait un opéra en projet : « la chute de Phaéton »).
- Enfin parce que, bourgeois nanti, Racine « se range » ; après des amours qui à tort ou à raison ont fait parler, il épouse une riche héritière. Mariage de raison et d’intérêt qui double ses revenus et lui apporte une nombreuse descendance (sept enfants...).
Désormais donc ce Racine consacrera au Roi, à sa gloire et ses divertissements l’essentiel de ses efforts. Mais comment après Phèdre se concilient ces deux tendances dont nous avons vu l’opposition : la Cour, le Monde/ La vie rangée, bourgeoise, Port-Royal aussi ?
Il semble que le tournant qu’a vécu la cour avec le mariage en 84 de Louis XIV avec une dévote en constitue comme une résolution car au lieu de s’opposer, vie publique et mondaine d’un côté et vie familiale et valeurs religieuses de l’autre, ces éléments se rapprochent. Ainsi les nouveaux principes du Roi s’accordent avec ceux que Racine avait fait siens pour sa propre vie. L’occasion de voir comment se situe Racine dans ce triomphe de l’ordre (royal comme religieux) va lui être donnée quand Madame de Maintenon lui demande d’écrire des tragédies d’inspiration religieuse.
d) Madame de Maintenon, touchée par la condition médiocre de la petite noblesse et intéressée par les problèmes d’éducation fonde à Saint-Cyr (sept km de Versailles) une maison religieuse destinée à donner une bonne éducation aux jeunes filles nobles mais pauvres, aux frais du Roi. Or, comme dans toutes les maisons religieuses à cette époque, on faisait beaucoup de théâtre (exercice de mémoire, de diction, de maintien, de piété). Mais quoi jouer ? La supérieure compose des pièces détestables, selon Mme de Maintenon. On va donc prendre le répertoire classique, mais choisir les pièces les plus sages : Polyeucte, Andromaque. Mais les jeunes filles jouèrent trop bien... on demande alors à Racine d’écrire sur un sujet qui leur convînt. Il accepte, en dépit des réserves de Boileau dans son Art poétique :
De la foi d’un chrétien les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont pas susceptibles (v. 199-200)
Et Racine, sur ordre de Madame de Maintenon écrit donc un opéra dont le sujet sera l’histoire d’Esther et d’Assuérus ; il sera chanté et récité par les petites filles de Saint-Cyr, mais « tout ne sera point en musique. C’est un nommé Moreau qui fera les airs ». Racine accepte donc : il est père de famille, et retrouve sa propre enfance à travers ses enfants. Il accepte aussi parce que c’est un poète courtisan et qu’il doit répondre à l’attente d’un public devenu dévôt, parce que d’autre part c’était pour lui un moyen d’adapter sa dramaturgie à celle de l’opéra, puisque la pièce est une sorte d’opéra, et donc de répondre encore à la mode, et enfin parce que c’était un moyen de concilier, ou peut-être de réconcilier la tragédie inspirée des Grecs avec la beauté plus âpre, plus farouche de l’Ecriture sainte, et donc de récupérer par là les sympathies et de l’Eglise (toujours prévenue contre le théâtre) et de Port-Royal. Du reste Arnauld approuva la pièce. La pièce fut jouée en janvier 89. Et pour toutes ces raisons (outre le fait qu’elle ne manque pas de célébrer les vertus de Louis XIV) elle connut un grand succès.
Athalie est composée également à la demande de Mme de Maintenon, mais quoique toute biblique de contenu et pas moins flatteuse pour le Roi, elle ne semble pas avoir eu la même chance. On en étudiera les raisons plus loin. Mais il y a essentiellement les inquiétudes de Mme de Maintenon devant les dangers du théâtre accusé de perturber « la piété » de ses jeunes filles.
Ainsi la problématique qui au départ sera la nôtre, sera de se demander où se situent les deux tragédies par rapport au reste de la production racinienne. Avons-nous un retour à l’ordre, à la religion ? Les deux tragédies semblent en effet bien différentes du reste car il s’y opère un renversement des valeurs : alors que l’individu était tué par un ordre dont il ne pouvait se libérer, il semble ici que la tentative de libération soit considérée comme un mal contre un ordre qui veut le Bien et qui triomphe après avoir écrasé le « Méchant » : Aman, Athalie, dans une première lecture, sont des méchants qui se révoltent à tort (à l’inverse de Pyrrhus, d’Oreste, ou de Phèdre). Le Monde semble donc condamné en face d’une religion triomphante.
Récapitulons : d’un côté (tragédies anciennes) une tentative de libération contre un ordre oppressif sanctionnée par la défaite du héros, et de l’autre, une révolte illégitime contre un ordre essentiellement bon et sanctionnée par la disparition du Méchant.
Que signifie ce changement de perspective ? Il nous faut regarder de plus près où se situe le tragique de ces tragédies. On en fera d’abord une étude globale avant de les prendre chacune séparément.
2. Théâtre religieux et théâtre classique
A. Un théâtre religieux
a) Si le théâtre religieux, pour les raisons invoquées semblait donc cantonné à de simples « entretiens de piété », la tragédie religieuse semblait aussi poursuivre un but contradictoire, dans la mesure où les sujets religieux paraissaient incompatibles avec les thèmes tragiques.
- D’abord parce que les héros sont en général des Saints, et des hommes d’action. Or dans la tragédie (cf. Aristote) le héros, mené par le destin, n’et ni tout à fait bon ni tout à fait méchant. Le mondain Saint-Evremond écrit en 1672 (De la tragédie ancienne et moderne) : « L’esprit de notre religion directement opposé à celui de la tragédie. L’humilité et la patience de nos saints sont trop contraires aux vertus des héros que demande le théâtre... »
- Ensuite parce que dans une œuvre morale, le dénouement est heureux. Or un dénouement qui produit la joie au lieu de la pitié n’est pas tragique. Donc il fallait trouver des sujets où le dénouement montre l’épreuve du Juste.
C’est pourquoi la tragédie religieuse va mettre en scène soit des récits de l’Ancien Testament : tragédie biblique qui montrera des épreuves douloureuses : L’Abraham sacrifiant de Th. De Bèze fut de ce point de vue une innovation, soit des vies de saints martyrs cf. Polyeucte dont le dénouement malheureux laisse prévoir au Ciel au contraire une fin heureuse.
C’est ce qui explique le choix de Racine : l’Ancien Testament, parce qu’il y a des Méchants (à l’opposé des vertus chrétiennes d’humilité etc), une Providence agissante (et donc des héros qui ne sont pas actifs), qui crée des changements de fortune, et un dénouement ambigu (dans Athalie du moins). Mais avec toujours l’idée qu’une tragédie biblique puisse en même temps être une tragédie chrétienne. En effet, pour les Chrétiens du XVIIème l’Ancien Testament ne peut être considéré indépendamment du Nouveau Testament,
- Soit que ce qui s’y passe « figure » (cf. Pascal) ce qui se passe dans le Nouveau
- Soit que ce qui s’y passe annonce (Bossuet) le Nouveau
Il faudra donc toujours se demander le lien entre ces sujets bibliques et leur lecture chrétienne qui -et c’est là l’habileté de Racine-, n’apparaît pas explicitement.
b) Les sujets religieux semblent d’autre part incompatibles avec la doctrine classique de l’art et de sa définition de la vraisemblance : les miracles des Ecritures appartiennent au Merveilleux, que le rationalisme classique exclut de la représentation théâtrale. Or les pièces d’Esther et d’Athalie mettent en scène deux interventions miraculeuses de Dieu. IL faudra donc étudier comment Racine réussit à rester classique même dans des sujets aussi peu propices à la rationalité classique, et d’autre part comment il peut faire de l’art sans cesser d’avoir un but apologétique (en résumé comment il réussit à éviter le double écueil de ne faire qu’un prêche, ou de ne faire que de la « littérature »), car Racine reprenait un genre qui avait été en vogue surtout dans la première moitié du XVIIème mais justement soit de la littérature sans message religieux (Montchrestien, auteur d’un Aman, ou De Ryer, auteur d’une Esther), soit des prêches cf. de Bèze. Corneille cependant en 1641 montra avec Polyeucte qu’on pouvait écrire une réelle tragédie chrétienne, et Racine reprendra le flambeau en montrant aussi qu’une tragédie biblique pouvait retrouver la foi profonde de ses origines.
Signalons enfin l’importance de Garnier (Les Juives 1593) d’abord parce qu’il poursuit les mêmes buts que Racine dans le choix des sujets « Représenter les calamités d’un peuple qui a comme nous abandonné son Dieu » et ensuite parce que sa technique est proche de celle de Racine dans Esther : à partir d’un événement tragique de la Bible, écrire une tragédie selon le schéma des tragédies antiques : 5 actes avec des chœurs. Mais au fur et à mesure que le théâtre s’était développé dans l’antiquité, l’action, devenant de plus en plus importante avait réduit l’importance du chœur (partie lyrique et non dramatique précisément) ; mais en ressuscitant ce théâtre biblique Racine lui rendra les chœurs qui étaient condamnés par les principes classiques de la vraisemblance, de l’unité de ton, et par l’importance de l’action psychologique (les chœurs avaient disparu dès le début du XVIIème). Mais il faut souligner son habileté :
- Les chœurs étaient la donnée de base : il fallait bien utiliser toutes ces jeunes- filles ! et la vraisemblance confinait au vrai puisque Mme de Maintenon et ses jeunes-filles, c’était Esther et le chœur !
- Ces chœurs appartiennent au lieu même de l’action, et ils en sont partie prenante, puisque Esther et ses jeunes filles sont menacées de la même mort ; de même le chœur d’Athalie est constitué des jeunes filles du temple, qui partagent le sort d’Eliacin et qui vont même participer à l’action.
c) Esther et Athalie, tragédies bibliques
il est important de bien cerner le caractère sacré de ces pièces : elles ne se donnent pas pour du théâtre profane, et c’est donc du point de vue du sacré, du religieux, qu’il faut partir pour les étudier. Les Préfaces de Racine sont très instructives à cet égard.
- Dans celle d’Esther, il reconnaît d’abord un but didactique à sa pièce (c’est toujours le cas dans les œuvres du XVIIe), mais alors que l’instruction d’habitude est l’alibi du divertissement, ici le divertissement est ce qui permet le mieux de faire passer l’instruction. Il s’agit d’éduquer de jeunes demoiselles pour les « rendre capables de servir Dieu », donc de trouver des moyens qui « les instruisent en les divertissant » (c’est-à-dire en les détournant des préoccupations mondaines), donc il faut d’une part faire chanter pour mieux chanter les louanges de Dieu, et d’autre part, faire réciter pour défaire les mauvaises prononciations sans jamais oublier le but : car ce « polissement de l’esprit » ne doit pas détourner de Dieu ; il faut par conséquent leur donner des choses sacrées à déclamer qui ne soient pas de la religion pure, et qui ne soit pas du théâtre profane. C’est ainsi que Racine dit avoir eu à faire « sur quelque sujet de piété et de morale une espèce de poème où le chant fût mêlé au récit, le tout lié par une action qui rendît la chose plus vive »
Donc une pièce à usage scolaire (elle ne sera jouée dans un lieu public que sous la Régence en 1716) et à but didactique, comme une pièce religieuse, puisque la moralité religieuse y est expressément soulignée : « Cette histoire pleine de grandes leçons d’amour de Dieu et de détachement du monde au milieu du monde même », et cela sans mélange avec des choses profanes ou des fictions inventées : Racine avait à cœur de justifier ce théâtre religieux. «D’autant qu’il me sembla que sans altérer aucune des circonstances tant soit peu considérables de l’Ecriture Sainte — ce qui serait à mon avis une espèce de sacrilège — je pourrais remplir toute mon action avec les seules scènes que Dieu lui-même pour ainsi dire à préparées... Au reste, quoique j’aie évité soigneusement de mêler le profane et le sacré... » (la dernière phrase est une condamnation de ce qu’avait fait Corneille dans Polyeucte). Ce qui est curieux, c’est que le recours au chœur n’est pas justifié par une tradition (par ex Garnier) mais par un retour à la tragédie antique : « Lier le chœur et le chant avec l’action et employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette partie du chœur que les Anciens employaient à chanter les louanges de leurs fausses divinités » : Racine justifie ici les chœurs par la tragédie antique et par les cantiques bibliques cf. fin de la préface. Les seules entorses à son modèle antique sont la réduction de cinq à trois actes. Mais est-ce une vraie tragédie ? Racine ne le dit pas ; on lui avait demandé une pièce à spectacle, donc il y a des costumes, des décors (trois : pas d’unité de lieu) cf. un opéra. Peut-être pas une tragédie, mais en tout cas une pièce conforme à l’esthétique classique dans la mesure où cette pièce religieuse reste fidèle à ce genre cantonné à cette époque à des représentations scolaires ; une pièce purement religieuse où le personnage essentiel est Dieu qui punit les orgueilleux et relève les humbles.
Donc un opéra, un oratorio un poème dramatique.
- Athalie au contraire est non seulement une pièce religieuse mais une vraie tragédie (5 actes, un lieu, le Temple). Cependant elle aussi ne fut représentée publiquement qu’en 1721. Sa caractéristique, c’est qu’elle était un sujet neuf (pas d’autres pièces sur ce sujet auparavant), mais contrairement à Esther Racine a inventé toute une intrigue pour étoffer un récit très bref. Or l’étonnant était, on le verra plus tard, que le récit de la Bible avait un caractère plus politique que religieux, alors que les inventions de Racine consistèrent à donner un tour religieux à un acte politique, car, comme il le dit, c’est tout autant la mort d’Athalie (le complot qui mène à sa mort) que l’avènement de Joas qu’il raconte : « Elle a pour sujet Joas reconnu et mis sur le trône » C’est que Joas est le maillon qui mène à Jésus, et ainsi la pièce a encore une fois pour sujet l’action providentielle de Dieu (et tout ce que Racine rajoute va dans ce sens religieux : le jour de la pentecôte, le choix du lieu, la prédiction de Joad...)
Donc une pièce entièrement religieuse mais qui, à l’inverse d’Esther (où il n’y avait aucune invention mais où on se trouve en face d’un miracle quasiment visible) double l’aspect miraculeux d’un niveau psychologique qui rend la pièce vraisemblable c’est-à-dire plus conforme au goût classique que l’histoire pourtant plus authentique du livre d’Esther, témoin de coïncidences miraculeuses bien que Dieu dans le récit biblique non plus n’apparaisse pas.
B. Des Tragédies
On a déjà compris que de ces deux pièces « religieuses » l’une semble plus conforme au code de la tragédie que l’autre. Distinguons bien la tragédie qui est un code, du tragique qui est une notion : la tragédie est à cette époque une pièce en 5 actes en alexandrins dont le sujet est emprunté à la Fable ou à l’Histoire, mettant en scène des personnages illustres et représentant une action dont le but revendiqué est de susciter la terreur et la pitié par le spectacle des passions humaines et des catastrophes qui en sont la fatale conséquence. Donc pour garantir l’effet de crainte, le poème dramatique est soumis à des règles : concentrer l’émotion (faire vite et fort) et pour cela appliquer l’unité de lieu, de temps et d’action (+ la bienséance pour respecter la sensibilité du spectateur).
Ainsi nous trouverons toujours les éléments suivants dans une tragédie classique : des personnages illustres, des événements exceptionnels (mais vraisemblables), une crise dont l’issue est toujours sanglante car la fatalité (des dieux ou des passions) conduit les personnages à leur perte, et une finalité moralisatrice (les passions engendrent toujours le désordre). La situation (conflit homme/Dieu, Homme/homme, homme/lui-même) est toujours inextricable, et comme le dénouement est le plus souvent connu, toute l’attention se porte sur le développement qui mène de l’exposition (de la crise) au dénouement de l’intrigue, un développement réduit à quelques péripéties (ou coups de théâtre) qui font espérer la possibilité d’échapper au destin – en vain.
Nos deux pièces obéissent-elles à ce schéma ?
Esther : 3 actes, pas d’unité de lieu, un dénouement heureux, mais des personnages illustres. Quant au « conflit » de la tragédie, il existe mais sans la tension tragique : les Juifs objets de la haine d’Aman sont uniquement en danger, et d’ailleurs la « péripétie » n’est qu’un retournement imprévu où Esther et Mardochée deviennent plus puissants qu’Aman et sauvent ainsi les Juifs. La pièce est plus un poème dramatique qu’une tragédie (cf. les thèses de Goldmann : dans la tragédie, Dieu est absent, c’est le Dieu janséniste ; au contraire ici Dieu est dans le monde, et agit dans le monde).
Athalie : 5 actes – un lieu, le Temple – un dénouement plus conforme : s’il est heureux il y a un malheur en perspective – un conflit Athalie/Joad, qui renvoie au conflit Baal/Dieu, et l’enjeu en est Joas : on retrouve la même structure que dans Andromaque ou Iphigénie : un enfant étant aussi l’enjeu de la lutte, Astyanax enjeu du conflit Andromaque/Pyrrhus (ou Pyrrhus/Grecs) et Iphigénie enjeu du conflit Clytemnestre/Agamemnon : une victime donc à sacrifier et deux partis qui s’affrontent, et les péripéties ici sont dues aux fluctuations d’Athalie (l’obstacle ici est intérieur, alors que dans Esther, l’obstacle est purement extérieur, donc la situation est moins tragique à proprement parler) : Athalie veut d’abord détruire le Temple puis elle envoie Abner pour négocier, et comme tout héros tragique, elle va à la catastrophe.
Donc Athalie est beaucoup plus une tragédie qu’Esther
C. Pièces bibliques et/ou tragiques ? (cf. Christian Biet)
On explique en général le tragique racinien (une tragédie peut ne pas être tragique) comme la représentation de l’homme en contradiction avec la société : la tragédie dit poétiquement la réflexion sur les conflits, sur les failles de l’inscription de l’homme dans le social (qu’il soit religieux ou politique), les rapports de l’homme avec la loi, avec son ascendance, avec son Roi. Et ce que montre l’auteur tragique, c’est que précisément ces rapports sont conflictuels : l’individu s’il existe entre en conflit avec n’importe quel ordre (familial, légal ou religieux). Et si la tragédie est « morale » (elle montre dans son dénouement un retour à la norme un moment remise en question par un héros qui va fatalement à sa perte car la norme est toujours plus forte que l’individu), elle montre aussi dans son déroulement que le système peut se trouver déstabilisé, et c’est l’occasion de poser des questions essentielles sur la légitimité du Pouvoir, sur l’homme, sur la passion, mais en tant que représentation et cérémonie, la tragédie célèbre aussi le retour à l’ordre : la Fidélité dans Andromaque, l’expulsion du monstre dans Phèdre etc.
Or les tragédies bibliques semblent au contraire mettre en œuvre non une déconstruction mais la construction d’un ordre qu’un méchant cherche en vain à perturber. Au lieu d’être une contestation, elles sont comme des louanges (souvent explicites) au Roi, à Dieu (cf. les Chœurs) ; ce qu’on nous montre n’est pas le moment de folie où toute norme s’abolit (Pyrrhus prêt à recommencer la guerre de Troie pour l’amour d’Andromaque) mais ce moment miraculeux où sur le point de disparaître, l’ordre, le peuple Elu, sont sauvés. (Du reste on peut opposer les trajets inverse de Néron et d’Athalie : Néron est un jeune homme en train de devenir un « monstre naissant » ; Athalie est un être monstrueux qui devient une femme). Nos tragédies seraient-elles totalement édifiantes et en rien contestataires ? Racine peut-il avoir oublié les principes clés de son théâtre ? Et les récits bibliques peuvent-ils se prêter à la contestation ? Ce sera la problématique générale qui conduira notre réflexion sur ces deux pièces : drames sacrés tout à la gloire de Dieu, ou tragédies raciniennes qui en dépit d’un dénouement heureux montrent le malheur fondamental de la créature ? est-ce une célébration ou une contestation du Pouvoir ?
N.B. Le Jansénisme : le dieu caché (Goldmann)
Si l’on parle de jansénisme et du thème du dieu caché, c’est que l’expression figure dans Esther II, 8
Quand sera le voile arraché
Qui sur tout l’univers jette une nuit si sombre ?
Dieu d’Israël, dissipe enfin cette ombre
Jusqu’à quand seras-tu caché ?
Pour L.Goldmann la vision tragique de Racine est l’expression extrême de la pensée janséniste : entre Dieu et le monde, la distance est infiniment grande et il n’est pas donné à l’homme de combler le fossé. Si, à l’inverse des Protestants, les Jansénistes croient dans les Saints Sacrements, ils pensent cependant que cette présence – réelle – de Dieu est complètement invisible tant elle est recouverte de voiles. Au fond les protestants reculent Dieu dans un au-delà du monde, et les jansénistes dans un en-deçà toujours inaccessible. Cependant parmi les jansénistes, il y a un plusieurs tendances : les modérés (Arnauld) pensent que malgré la corruption du monde il faut lutter pour instaurer « la vérité et le bien dans un monde où ils ont une place réduite mais réelle », et les extrémistes pour qui le monde est totalement mauvais, et ainsi confesser le vrai et le bien dans ces conditions ne peut amener qu’à les persécuter et les proscrire. Donc d’un côté une tâche, une lutte possible dans le monde, et une activité conforme à la volonté de Dieu, et de l’autre une coupure totale entre Dieu et le monde qui entraîne le refus absolu de toute participation à la vie politique et sociale.
Il est évident que les tragédies raciniennes dans cette condamnation sans appel de tous les efforts du héros vers ce qu’il pense le Bien, représentent cette attitude radicale : le sentiment d’un Dieu présent et caché est lié au sentiment de la faiblesse de l’homme et donc à celui de son impuissance à agir, et l’homme tragique vit dans cette tension paradoxale où il est sans illusion tout en espérant tous les jours le dévoilement de Dieu. Dans nos deux pièces, puisque Dieu y est présent, il n’y a pas de personnages « tragiques » : pas de trace de ce « jansénisme tragique ». Elles correspondraient mieux à ce jansénisme « modéré » (cf. L’approbation d’Arnauld à ces pièces) : on y retrouve le caractère « mauvais » du monde, mais la nouveauté est justement ce dévoilement de Dieu dans le monde, qui consacre sa victoire. Il y a en même temps avec la présence du chœur une solidarité (entre le chœur et les personnages) qui n’existe pas dans les autres pièces de Racine. Donc moins des tragédies que des « drames » où l’acteur est la Providence. D’autant que ces pièces sont quasiment contemporaines du « Discours sur l’histoire universelle » où Bossuet explique que tout est soumis aux desseins de Dieu qui ne se révèlent qu’à la fin des temps, et où il célèbre ainsi une Providence acheminant l’humanité au Bien ultime ; peut-on alors les considérer comme plus conformes au providentialisme du très catholique Bossuet qu’aux thèses jansénistes ? N’oublions pas que le jansénisme n’était pas en odeur de sainteté et que Racine poète courtisan n’avait pas intérêt à s’en réclamer (Il s’est même trouvé des perfides qui accusèrent Racine d’avoir voulu dans ce peuple saint pourchassé dans Esther représenter les persécutions auxquelles les jansénistes étaient soumis !). Pourtant alors que Dieu manigance tout, les personnages font sans cesse allusion à son absence. Ce sont mêmes les seules pièces où cette absence est dite explicitement. Pourquoi alors invoquer ce Dieu caché dans les pièces où précisément il ne l’est plus ?
Nous verrons que peut-être la théologie la plus proche de Racine n’est pas le jansénisme, encore moins le providentialisme mais la théologie juive dont il semble qu’il ait eu connaissance à travers les textes de plusieurs hébraïsants (cf. Lightfoot)
3. Athalie aboutissement dramaturgique d’Esther
D’Esther à Athalie : Une forme à la recherche de son sens. (Ce texte est paru dans l’Information littéraire n°2 année 1998)
On a souvent opposé les deux pièces de Racine, d’un côté une belle page d’Histoire sainte, des personnages simples, sans épaisseur psychologique, une pièce sans grande invention non plus, dont on a pu dire qu’elle était « un enchantement idyllique biblique » (Sainte-Beuve), un « délicieux poème (J. Lemaître), pleine de « douceurs charmantes et de suaves peintures » (Sainte-Beuve), et de l’autre côté une réelle tragédie avec ses cinq actes (trois seulement dans Esther), animée par un puissant mouvement dramatique, avec du sang, des crimes, et même un dénouement ambigu, qui rapproche cette « tragédie sacrée » des tragédies profanes de Racine : les terribles malédictions proférées par Athalie contre son petit-fils Joas sont une nouvelle version de la fatalité, très présente dans les destins des personnages raciniens.
Nous aimerions montrer comment en réalité dans sa structure dramaturgique, Athalie met en œuvre ce qui n’était qu’esquissé dans Esther, et qu’ainsi Athalie constitue l’aboutissement d’un schéma dramatique utilisé pour la première fois dans Esther, mais auquel Racine donne tout son sens dans sa dernière tragédie .
La dynamique d’Esther est fondée sur une péripétie principale qui sera la cause de deux péripéties secondaires (on entend «péripétie» au sens précis d’une modification dans la situation des personnages).
La péripétie principale est constituée par le rêve d’Assuérus. Ce rêve est une invention de Racine (peut-être suggérée par la présence d’un autre rêve, celui de Mardochée, qui figure en introduction et en conclusion dans la version de la Bible des Septante). C’est à la suite de ce rêve qu’Assuérus demande qu’on lui fasse la lecture du Livre des Annales et qu’il se souvient qu’il n’a pas récompensé la fidélité de Mardochée comme il aurait dû. Rappelons que dans le texte hébraïque original, c’est simplement à cause de son insomnie que le Roi demande qu’on lui lise le Livre des Annales. Racine transforme donc l’histoire en faisant précisément de ce songe la cause du mauvais sommeil d’Assuérus. Or ce rêve constitue l’origine du renversement de la situation des Juifs, dont Aman avait décidé le massacre. Il a en effet une triple conséquence sur Assuérus :
- Rêvant qu’Esther est menacée, il sera enclin à la clémence quand elle surgira devant lui, dans la salle du trône sans y avoir été autorisée.
- Entendant le récit d’Esther à la fin de la pièce, il croira d’autant plus facilement ce qu’elle lui dira d’Aman, que son rêve lui a effectivement montré qu’elle était en danger.
- Enfin, ainsi prévenu contre Aman, il interprètera comme un geste de violence le mouvement d’Aman qui se jette aux pieds d’Esther pour lui demander grâce : sans lui laisser le temps de s’expliquer, Assuérus l’envoie au supplice qu’Aman lui-même réservait à Mardochée.
Ainsi ce rêve, en transformant les dispositions du Roi, a transformé le cours des choses : beaucoup plus éloquent que la simple insomnie de la versions juive (qui précisément supprime à dessein toute allusion explicite à une volonté divine), il est le signe même de la Providence.
Or ce rêve déclenche deux péripéties secondaires qui sont toutes deux mises en œuvre par le courtisan Hydaspe, un personnage qui, lui aussi, est une invention de Racine, et qui, s’il n’a pas une grande importance scénique, fait en revanche avancer considérablement l’action à chacune de ses apparitions.
- Le premier renversement a lieu à l’acte II : Aman est venu de bon matin au palais royal. Non content d’avoir obtenu du Roi le décret d’extermination des Juifs, il veut lui demander encore d’avancer la mise à mort de Mardochée, dont il ne supporte plus l’arrogance ; Hydaspe, un courtisan admis dans l’intimité du Roi, veut plaire au tout-puissant Aman, et lui promet qu’à la première occasion, il l’introduira auprès d’Assuérus. Ce qui ne manque pas de se produire quand le Roi, qui vient de se souvenir de son ingratitude pour Mardochée, appelle son courtisan pour qu’il fasse venir « quelque grand de sa cour ». Hydaspe, sans savoir qu’il s’agit d’organiser le « triomphe » de Mardochée, introduit aussitôt Aman (« Aman à votre porte a devancé le jour » II, 4) qui, alors qu’il était venu demander la mort anticipée de son ennemi, se voit contraint par le Roi de promener Mardochée en grande pompe sur son cheval par toute la ville. Hydaspe est donc, malgré lui, à l’origine de ce renversement « carnavalesque » où le bourreau devient en quelque sorte le valet de celui dont il voulait faire sa première victime.
- Le deuxième renversement a lieu à l’acte III : le Roi, pour interpréter son rêve, fait venir des Chaldéens. La reine assiste avec Hydaspe à l’entretien, cachée derrière un voile (- faut-il y voir une allusion élégante à l’ étymologie hébraïque de son nom ?-), elle entend donc comme lui les Chaldéens mettre en garde le Roi contre un « perfide étranger » qui menace les jours de la reine. Hydaspe s’empresse d’aller rapporter la chose à Aman :
J’ai des savants devins entendu la réponse
Ils disent que la main d’un perfide étranger
Dans le sang de la Reine est prête à se plonger ;
Et le Roi qui ne sait où trouver le coupable
N’impute qu’aux seuls Juifs ce projet détestable (III, 2)
Témoignage réel, ou simple interprétation, toujours est-il que ces paroles soulagent Aman (« Ah, je respire enfin...), et malgré les craintes de sa femme Zarès, il décide, reprenant confiance, d’aller au banquet auquel Esther l’a convié...pour se voir lui-même traité de « perfide étranger » par la reine, qui utilise habilement à son profit, et à celui de son peuple, les paroles des Chaldéens. On connaît le dénouement.
Ainsi Hydaspe, alors qu’il n’a de cesse d’être agréable au tout-puissant ministre de son Roi, provoque en réalité sa perte. Il est à l’origine des deux déconvenues d’Aman, la première comique et carnavalesque, et la seconde, mortelle.
Si donc le rêve que Dieu a envoyé à Assuérus a fait tout basculer (péripétie principale), Hydaspe apparaît comme cette cheville ouvrière qui par deux fois (péripéties secondaires) croyant agir dans l’intérêt d’Aman, permet la réalisation des desseins de la Providence.
Or ces deux éléments, qui assurent le mouvement même du drame, nous les retrouvons amplement développés et complètement justifiés dans Athalie, car la pièce obéit au même schéma, mais Racine approfondit son invention : le rêve est longuement raconté par Athalie, et ce qui n’était qu’une simple « ficelle » de construction dans Esther (Hydaspe choisi comme adjuvant involontaire des desseins de Dieu), se trouve investi d’une des fonctions les plus importantes en s’incarnant dans le personnage d’Abner.
On retrouve en effet un rêve dans Athalie et ce songe, pas plus que celui d’Assuérus ne figure dans la Bible ; il a la même fonction que dans Esther, puisqu’en transformant la psychologie de la reine, il constitue la péripétie fondamentale de l’action. Du reste, Athalie y verra elle-même le signe de l’intervention divine :
Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit... (V, 6)
A plusieurs reprises en effet, le spectateur apprend qu’Athalie est changée : d’abord par la voix d’Abner :
Enfin depuis deux jours, la superbe Athalie
Dans un sombre chagrin paraît ensevelie... (I, 1)
Ensuite de la bouche même d’Athalie :
Un songe (me devrais-je inquiéter d’un songe ?),
Puis par Mathan
Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge. (II, 5)
Ami, depuis deux jours, je ne la connais plus. Ce n’est plus cette reine éclairée, intrépide,
Elevée au-dessus de son sexe timide....
La peur d’un vain remords trouble cette grande âme : Elle flotte, elle hésite, en un mot, elle est femme. (III, 3)
Le rêve a transformé cette âme d’ordinaire si intrépide et si prompte à l’action en une femme égarée, hésitante et incertaine. Comme Assuérus qui, malgré l’édit contre les Juifs, se trouve soudain disposé favorablement envers Mardochée, Athalie, malgré sa haine contre les gens du Temple, sursoit à deux reprises à la décision, dictée par Mathan, d’investir le Lieu Saint : d’une part en demandant à interroger le jeune Eliacin, alors que, dans le même temps, elle ordonne à Mathan d’aller « faire prendre les armes à tous [ses] Tyriens » et d’autre part en libérant Abner de façon inattendue pour qu’il propose un ultimatum à Joad. Ce rêve comme dans Esther permet de sauver les Juifs, en introduisant dans le cœur de la reine cette fascination pour Eliacin, qui l’empêche donc par deux fois, de mettre le Temple à feu et à sang.
On comprend dès lors que ce rêve détermine toute l’action : la reine se rend au Temple, pour tenter d’apaiser « le dieu des Juifs », puisqu’elle s’est vue, dans son rêve, poignardée en plein Temple par un « jeune enfant » qui y officiait. Elle y rencontre Eliacin, est encore plus troublée parce qu’elle reconnaît l’enfant de son rêve, et, à cause de la fascination qu’elle éprouve pour lui, elle finira par revenir au Temple pour tomber dans le piège tendu par Joad. De son côté, Joad agit lui aussi en fonction du changement qui s’est produit en Athalie : sa décision, qu’il laisse pressentir à la fin de la première scène de l’acte I, et qu’il précise à la scène suivante, de procéder au couronnement de Joas, est dictée par la conversation qu’il vient d’avoir avec Abner (I, 1), au cours de laquelle il a appris que la reine « depuis deux jours...dans un sombre chagrin est ensevelie ». De la même façon, s’il décide par la suite d’avancer l’heure du sacre (« Je veux avancer l’heure déterminée... » III, 6), c’est parce qu’Athalie a reconnu dans Eliacin l’enfant de son rêve.
Or le personnage qui permet à l’action de s’enclencher, et qui se trouve ainsi avoir le même rôle moteur qu’Hydaspe dans Esther, c’est le Juif Abner. Comme Hydaspe, en effet, qui assure la communication de la sphère privée (intimité du roi) et de la sphère publique (les décisions d’Assuérus rapportées à Aman), et qui se trouve en quelque sorte à la jonction de deux lieux, la chambre du Roi et la salle du trône, Abner est l’intermédiaire nécessaire entre la reine et le Temple : appartenant aux deux espaces, puisqu’il est soldat loyal envers sa souveraine, mais Juif fidèle à son Dieu, il permet que les deux mondes, fermés l’un à l’autre (le Temple est un réduit, un Etat dans l’Etat, qui doit sa survie au seul souci de conciliation dont a fait preuve jusque-là Athalie), se trouvent mis en contact, c’est-à-dire qu’il permet qu’Athalie et Joas puissent s’affronter : c’est effectivement par l’intermédiaire d’Abner que communiquent les deux personnages. Ce rôle justifie ainsi la présence d’Abner à l’ouverture et au dénouement : sans lui, le lieu scénique (le Temple) restait isolé du monde extérieur. Sa venue au Temple surprend Joad, provoque cette mise en contact extraordinaire d’un domaine temporel, profane et même profané par une reine impie, avec un domaine spirituel qui entend préserver farouchement sa pureté loin des miasmes de ce monde qui a rejeté le dieu des Juifs. Et d’autre part, sa présence au dénouement assure à Eliacin son entrée dans le domaine mondain, puisque le jeune Roi quitte le Temple pour devenir le souverain du royaume de Juda, auquel Abner s’empresse de proclamer sa loyauté, reconnaissant en lui son souverain légitime.
On perçoit ainsi comment Racine tire les conséquences extrêmes du rôle dramaturgique qu’il avait confié dans l’intrigue d’Esther au personnage d’Hydaspe : celui qui assure la communication entre deux lieux, le lieu qu’on voit (la scène), et celui qu’on ne voit pas (la chambre du Roi, dans Esther, ou le palais de la reine dans Athalie), et qui dans cette fonction de contact permet à l’action de s’enclencher et de finir, devait être présent à l’ouverture et à la fin de la pièce.
Si par conséquent Abner comme Hydaspe, et de façon plus rigoureuse sur le plan dramaturgique, a ce même rôle décisif dans l’action, c’est que sa position d’intermédiaire lui permet de donner des conseils avisés à ceux qui l’écoutent, aussi bien le grand prêtre Joad, que la reine Athalie. Comme les interventions d’Hydaspe dans Esther, ses interventions vont donc être à l’origine de ce que nous avions appelé dans Esther les péripéties secondaires.
- Dans la scène 1 de l’acte I, le dialogue commence « in medias res » : le premier vers de la pièce (« Oui je viens dans son temple adorer l’Eternel ») se comprend comme une réponse d’Abner à Joad qui s’étonne de la venue de ce juif qui a accepté de pactiser avec l’ennemi, puisqu’il est « l’un des principaux officiers du royaume de Juda », c’est-à-dire de la reine Athalie, la veuve de Joram, l’ancien roi de Juda, souveraine que ne reconnaît pas Joad, parce qu’elle est la meurtrière de ses propres petits-fils, et qu’elle sacrifie à Baal. C’est qu’Abner resté très attaché au Temple, craint que la reine, dont il a observé le curieux changement, « ne vienne attaquer Dieu dans son sanctuaire », et veut en avertir le grand prêtre. La venue d’Abner (conséquence évidente du rêve d’Athalie) est à l’origine de la décision que prend Joad à la fin de la scène et qu’il annonce à Josabet dans la scène suivante :
Les temps sont accomplis, Princesse, il faut parler...
Grâce au rêve envoyé par Dieu à Athalie, et aux changements survenus dans son comportement, l’arrivée d’Abner met ainsi fin au long silence qui précède la tragédie.
- Dans la scène 5 de l’acte II, Abner joue encore un rôle décisif dans l’action, puisqu’il réussit à persuader la reine de ne pas écouter les conseils de Mathan qui veut tuer immédiatement le jeune Eliacin en qui Athalie pourtant avait reconnu le meurtrier de son rêve : Je le veux croire, Abner, je puis m’être trompée...
- Enfin, à l’acte V, c’est encore Abner qui est chargé par Joad, en réponse à l’ultimatum que lui lance Athalie, de lui demander de venir dans le Temple sans ses soldats, pour voir « le trésor » qui y est caché. La reine, effectivement, rentre en scène peu après pour tomber dans le piège que Joad lui a tendu.
Abner fait donc progresser l’action mise en branle par le rêve, et chacune de ses interventions entraîne un renversement dans la situation des personnages, amenant ainsi le triomphe de Joad et de la volonté divine, de la même façon qu’Hydaspe contribue dans Esther, à la réalisation des desseins de la Providence. Du reste, ceux du Temple ne s’y trompent pas, puisqu’ils considèrent toujours sa venue comme un heureux présage :
...... Dissipez vos alarmes :
Dieu nous envoie Abner... (V, 1)
Abner, le messager de Dieu, est donc dans la pièce le Juif qui tout en restant loyal envers sa souveraine veut sauver le temple auquel il est attaché parce qu’il représente pour lui l’Alliance scellée dans le passé entre Dieu et son peuple :
Je viens, selon l’usage antique et solennel Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée... (I, 1)
Or, ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’Abner, de la même façon qu’Hydaspe, qui croit toujours favoriser Aman alors qu’il est l’agent de sa perte, déclenche à chaque fois l’action en faisant une mauvaise interprétation des événements auxquels il assiste :
- Dans la scène 1 de l’acte II, il observe le changement de la reine
Je l’observais hier, et je voyais ses yeux
Lancer sur le lieu saint des regards furieux :
Comme si dans le fond de ce vaste édifice,
Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice.
L’emploi dans ces vers de la comparative conditionnelle montre assez qu’Abner pour sa part considère cette attitude de la reine comme dénuée de fondement ; mais, sans le savoir, Abner dit la vérité, puisque Joas est bien ce vengeur qui attend Athalie au fond du Temple. Abner, qui ignore encore le contenu du rêve d’Athalie et ne sait pas que Joas est vivant, fait donc une supposition juste, tout en la considérant comme imaginaire. Il est en quelque sorte porteur d’une nouvelle qu’il ne comprend pas, mais que Joad, lui, comprend fort bien : il comprend que Dieu lui envoie par là un signe destiné à précipiter le sacre de Joas. Aussi la mise en garde que vient de lui signifier Abner avec bienveillance, loin de l’inciter à la prudence, que lui conseille Abner, le décide au contraire à agir immédiatement. Il sait voir Dieu là où Abner, et les autres Juifs de la ville ne voient que son absence ; il interprète comme il faut les signes de Dieu :
Auras-tu toujours des yeux pour ne point voir,
Peuple ingrat ? (I, 1)
- Dans la scène 5 de l’acte II, Abner, toujours soucieux de préserver la vie de ceux du
Temple, sans nuire toutefois aux intérêts du royaume auxquels il est aussi dévoué, déconseille à Athalie de tuer Eliacin :
Vous m’avez commandé de vous parler sans feinte,
Madame : quel est donc ce grand sujet de crainte ?
Un songe, un faible enfant que votre œil prévenu
Peut-être dans raison croit avoir reconnu.
Plus loin , il plaidera encore :
De quel crime un enfant peut-il être capable ?
Or, s’il est de bonne foi, les raisons dont il fait état sont manifestement fausses. Il n’a pas compris en réalité la gravité des enjeux : il faut effectivement sauver l’enfant, non, comme il le dit, parce qu’il ne représente aucune menace pour Athalie, mais justement parce que cet enfant provoquera sa mort, et qu’il assurera la postérité de la descendance de David.
Ainsi, comme Hydaspe, Abner, sans le savoir, œuvre dans le sens voulu par Dieu ; animé des meilleures intentions du monde, il s’appuie sur des raisons erronées pour justifier les conseils, par ailleurs providentiels, qu’il donne aux une et aux autres.
Le même schéma se reproduit dans la scène 7 du même acte : Abner, voyant la brusque compassion d’Athalie pour Eliacin ironise sur la terreur qu’elle avait éprouvée en reconnaissant l’enfant de son rêve :
Madame...voilà donc cet ennemi terrible.
De vos songes menteurs l’imposture est visible,
A moins que la pitié qui semble vous troubler
Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler.
Abner, encore une fois, ne reconnaît pas les signes envoyés par Dieu: il dénonce « l’imposture » de ces « songes menteurs », contribuant du reste par sa bonne foi à persuader Athalie de laisser Eliacin en vie. Tout en se méprenant sur la valeur du rêve, il contribue en fait à sa réalisation. En ce sens, l’ironie des deux derniers vers est particulièrement frappante : elle montre qu’il juge vaine la raison qu’il invoque (« que la pitié ne soit ce coup fatal... »), alors que, de fait, cette pitié qu’éprouve Athalie pour Eliacin expliquera ses atermoiements et causera sa perte. A son insu, Abner ici énonce la vérité ; sans le savoir il révèle les desseins de Dieu.
Dans la scène 2 de l’acte V, il est enfin délibérément trompé par Joad qui l’assure qu’il montrera le « trésor » du Temple à Athalie qi celle-ci vient sans son escorte de soldats tyriens. Abner interprète mal le mot, qui ne renvoie pas à l’or du Temple mais à l’Enfant-Roi, et c’est ainsi qu’en toute bonne foi, croyant et sauver le temple et rester fidèle à sa souveraine, Abner fait venir la reine qui pénètre dans le Temple pour y trouver la mort. Et la mauvaise interprétation que fait Abner du mot « trésor » rappelle évidemment l’erreur commise par Hydaspe à propos du « perfide étranger » : dans les deux cas, c’est un signe mal interprété qui provoque l’arrivée sur la scène de la future victime qui croit triompher mais qui n’entre en scène que pour y mourir.
Abner est donc celui par qui se réalisent les desseins de la Providence, sans qu’il en comprenne vraiment le sens, et la pièce, nous avons pu le constater, développe ce qui n’était qu’esquissé dans Esther, mais en lui donnant un sens plus profond, lié à la signification même de la tragédie, puisque ce personnage charnière qui relie le palais au Temple, qui assure le lien entre l’idolâtre Athalie et le « chrétien » Joad (qui annonce dans la pièce la venue du Rédempteur), remplit de façon nécessaire la fonction que lui confère sa nature de Juif, telle que, du moins, les Jansénistes le perçoivent : « il porte les livres et les aime et ne les entend pas » dit Pascal en parlant du peuple juif (Lafuma 495). Abner est le Juif légaliste, attaché au passé (c’est-à-dire à son Temple), mais qui n’ a pas la foi ardente qui porte Joad à croire dans l’avenir. On a souvent opposé le légalisme du Juif Abner à la foi proprement chrétienne de Joad, mais on n’a pas assez vu que pour cette raison il est paradoxalement le personnage indispensable au déroulement de l’action : « Pour faire réussir tout cela, dit Pascal, Dieu a choisi ce peuple charnel auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie comme libérateur et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait » (Lafuma 502), peuple par conséquent indispensable à la venue du Messie mais incapable, selon Pascal, et Racine, comme on le voit ici, de comprendre « le sens spirituel » des prophéties qu’il entendait : nous avons montré comment Abner se méprenait à chaque fois sur le sens des événements tout en contribuant par son action aux dessins de Dieu. Doit-on encore rappeler comment la confusion que fait Abner (soufflée, il est vrai de façon assez machiavélique par Joad) sur le mot « trésor » montre cette incapacité à voir « la figure » dans le signe, à percevoir dans « la lettre » (ici le sens propre du mot « trésor ») l’Esprit (son sens figuré) ? Abner en ce sens incarne bien l’erreur des Juifs aux yeux des Chrétiens ; il ne sait pas que la Lettre renvoie à l’Esprit, que le songe d’Athalie n’est pas un songe, mais un signe de Dieu, que le « poignard » qui tue Athalie n’est pas un poignard, mais la pitié qu’elle ressent pour Eliacin, et que le trésor n’est pas un bien matériel mais un enfant destiné à assurer la venue du Messie.
Pourtant entre Athalie et Joad, Abner, comme une sorte de passeur du monde idolâtre au monde chrétien, constitue le maillon indispensable ; c’est parce qu’il croit que le songe n’est qu’un songe, que le trésor n’est qu’un trésor, qu’Athalie tombe dans le piège de Joad. C’st parce qu’il est Juif qu’il permet l’aventure du Christianisme ; un Abner moins naïf aurait causé l’échec des plans de Joad. Le Juif Abner révèle donc une vérité dont il ignore le sens
mais sans lui rien n’aurait pu s’accomplir. Voilà ce que montre, de façon particulièrement claire à notre sens, la structure dramatique d’Athalie.
On comprend, dans ces conditions qu’Abner soit l’aboutissement du personnage d’Hydaspe. Racine a en effet donné une fonction nécessaire à ce qui ne représentait dans Esther qu’un artifice formel : le personnage qui joue le rôle d’adjuvant involontaire et qui permet aux desseins de Dieu de se matérialiser dans le monde, ce personnage, dans l’optique chrétienne de la pièce ne pouvait être autre que juif. Ainsi la fausse nouvelle qu’un courtisan trop zélé colporte dans Esther devient dans Athalie la « Bonne Nouvelle » qu’un Juif à son insu apporte au monde.
De même que Racine, dans ses tragédies profanes, avait rendu nécessaires à la structure de leur univers tragique les règles canoniques de la tragédie (ainsi de l’unité de lieu, par exemple : le héros tragique ne peut réellement s’arracher du lieu scénique, et toutes ses tentatives de fuite se soldent par des échecs, sinon par la mort), de même ici, il donne à la trouvaille formelle qu’il avait utilisée dans Esther une nécessité inhérente au sens général de ses tragédies sacrées, dont le sujet, emprunté à l’Ancien Testament, montre en réalité le rôle de charnière indispensable qu’assure le peuple juif entre idolâtres et chrétiens. Dans les deux pièces, le peuple juif n’est sauvé que parce que doit naître en son sein le futur Messie. Athalie, figurant ce rôle dans la fonction dramaturgique dévolue à Abner, donne ainsi tout son sens à ce qui n’était qu’une fonction purement formelle dans Esther.
Racine a donc donné dans Athalie une amplification grandiose aux deux nouveautés qu’il avait apportées dans son Esther par rapport au récit biblique, un rêve et un personnage crée de toute pièce. Dans les deux tragédies, un rêve envoyé par la Providence conditionne l’état d’esprit du souverain, mais d’Esther à Athalie le rêve s’étoffe, il devient prémonitoire, il transforme complètement le personnage, et détermine enfin toute l’action. Dans l’une et l’autre pièce, un personnage, inventé par Racine, a le rôle capital de faire avancer l’action, mais dans une autre direction que celle qu’il prévoit. Hydaspe veut plaire à Aman mais cause sa perte, et Abner qui prône la soumission à Athalie favorise en fait l’insurrection du Temple, et voulant rester fidèle à Athalie contribue à sa défaite. Et sa nature de Juif dans cette pièce rend nécessaires le rôle qu’il assume comme les erreurs qu’il commet. Le lien structurel qui unit les deux pièces montre donc comment Racine, de l’une à l’autre pièce, affine et précise sa dramaturgie en approfondissant sa réflexion sur sa lecture du texte biblique, c’est-à-dire sur une lecture chrétienne des textes de l’ancien Testament, qui met en jeu les rapports entre Juifs et Chrétiens.
Et si les deux nouveautés introduites par Racine ont une importance moins visible dans Esther, où Racine a suivi de près le texte détaillé et déjà théâtral de la Bible, elles devaient être fécondes, puisqu’elles portaient en germe l’essentiel de la structure d’Athalie. Cette pièce ne doit que peu de choses au bref récit dont elle s’inspire, et peut davantage se lire comme l’accomplissement de sa réflexion sur le sens de ses tragédies sacrées. Hydaspe préfigure ainsi Abner, en donnant à voir ce passage de la lecture « charnelle » à la lecture « spirituelle » des signes envoyés par Dieu.
L’analyse de la pièce d’Athalie comme prolongement de celle d’Esther permet peut-être de mieux en comprendre les enjeux et de dégager sans équivoque les options de Racine, celles du dramaturge qui réfléchit sur la validité d’une forme, et celles du Chrétien convaincu qui cherche à justifier sa foi.