Cet article a initialement été publié dans
Delphine Lauritzen et Michel Tardieu (éd.), Le Voyage des légendes. Hommages à Pierre Chuvin, Paris, CNRS éditions, 2013, p. 255-267.
Il existe en grec quatre mots désignant le cou (de l’homme ou de l’animal) : αὐχήν, τράχηλος, λαιμός, tous trois masculins, ainsi que δέρη, féminin, attique (homérique et ionien δειρή)1. Les deux premiers sont courants dans la langue : le premier se trouve chez Homère, le deuxième se trouve d’abord au VIe siècle av. J.-C. chez Hipponax (fr. 103, 1 et 118 A-C, 8 West), le troisième est connu d’Homère et des poètes tragiques et comiques mais ignoré de l’attique classique, le quatrième est connu surtout des auteurs ioniens et des tragiques.
Si αὐχήν désigne principalement la nuque (le mot est employé pour les hommes et surtout pour les animaux), τράχηλος et δέρη / δειρή désignent plus précisément le devant du cou2 ; quant au troisième mot proche qu’on peut citer, λαιμός, il exprime plus nettement la gorge, le gosier (le creux de la gorge), dans la prose attique ; les poètes l’emploient ainsi que les prosateurs post-classiques. Alors que αὐχήν et δέρη semblent désigner le cou, plus spécialement la nuque ou le tour de cou vus de l’extérieur, et que τράχηλος exprime le cou dans son ensemble, vu aussi de l’extérieur, λαιμός désigne l’intérieur du cou et indique la verticalité (l’organe par où transite ce qui va dans l’estomac). Chacun de ces mots se prête à des emplois métaphoriques, riches surtout pour αὐχήν (de même pour l’emploi de col en français).
L’étymologie de certains de ces mots est considérée comme claire : τράχηλος est peut-être à mettre en rapport avec le radical qui a fourni τρέχω (soit avec degré zéro soit avec un vocalisme α populaire), au sens non de « courir » mais de « tourner »3. Δέρη remonte à *δέρFα4 et a des correspondants de même sens en indo-iranien et en balto-slave (avec des difficultés phonétiques). Λαιμός n’a pas d’étymologie indo-européenne (et ne peut être mis en rapport en grec qu’avec λαῖτμα, « profondeurs marines » (terme poétique). Αὐχήν n’a pas non plus d’étymologie nette (il doit peut-être être mis en rapport avec le radical du verbe ἄγχω « resserrer »).
Αὐχήν
La vitalité d’un mot se révèle par l’existence de dérivés et de composés ; à cet égard, les quatre mots sont bien représentés. De αὐχήν dérive l’adjectif αὐχένιος « de la nuque » : Od. III, 449-450, πέλεκυς δ ̓ἀπέκοψε τένοντας / αὐχενίους « La hache a tranché les tendons cervicaux (de la vache sacrifiée) » ; Eschyle (fr. 273a. 3 Radt) emploie αὐχένιος λαιμός « la gorge au cou » pour une victime sacrifiée, qui fait écho à Homère. L’adjectif apparaît dans la langue postérieure, surtout la poésie didactique et épique tardive. Hésychius (α 8507) attribue au comique du Ve siècle av. J.-C. Antiphane (fr. 305 KA) le pluriel masculin substantivé αὐχένιοι qu’il glose ainsi : χιτῶνος εἶδος, « sorte de tunique », ainsi nommée sans doute parce qu’il s’agit d’un « juste-au-cou ». Le neutre pluriel substantivé τὰ αὐχένια désigne, en référence à la mobilité de cette pièce, la rame qui sert de gouvernail (πηδάλια) dans la langue tardive (Porphyre et lexicographes)5 ; le resserrement doit servir à saisir cette sorte de gouvernail. Le verbe dérivé αὐχενίζω « rompre la gorge, étouffer » (cf. Photius, Lex. α 2379, αὐχενίζειν · τραχηλίζειν, πνίγειν) est un hapax de Sophocle (Ajax, 298) dans le récit de Tecmesse relatant les actes fous d’Ajax τοὺς μὲν ηὐχένιζε… « il rompait la gorge des uns… ». (La Souda, η 654, glose en employant un synonyme de αὐχήν et un composé d’un autre synonyme : τὸν τράχηλον ἀπέκοπεν, ἐλαιμοτόμει. Ὅπερ Ὅμηρος ἀνερύειν φησί « il tranchait le cou, il coupait la gorge. C’est ce qu’Homère dit égorger »). Le verbe se retrouve tardivement, chez Lycophron et Philon ainsi que dans les traités d’hippiatrie. Le nom d’instrument dérivé αὐχενιστήρ désigne le cordon « serre-cou », le licou.
On a dénombré vingt-sept composés à deuxième terme αὐχήν6 ; beaucoup sont tardifs ou connus seulement par les lexicographes. La plupart sont des adjectifs au sens possessif. L’un d’eux est homérique : ἐριαύχην « qui a forte encolure » ; le mot s’emploie dans une formule iliadique en fin de vers, comme épithète de ἵπποι, au nominatif et à l’accusatif pluriel (Il. X, 305 ; XI, 159 ; XVII, 496 ; XVIII, 280 et XXIII, 171)7. Λασιαύχην « au cou velu » se trouve en poésie : dans deux hymnes homériques, l’un parmi les plus anciens (Merc. 224, pour un centaure), l’autre plus récent (Dion. I, 46, pour un ours). Sophocle (Ant. 350) l’applique à un cheval (souvenir homérique ? même emploi plus tard dans Oppien, Cyn. 1, 183 et Aristophane (Ran. 822, passage lyrique) à un homme dont la chevelure descend sur le cou velu (λασιαύχενα χαίταν). On trouve plus tard l’adjectif chez le Pseudo-Théocrite (Idylle 25, 272, pour le lion de Némée tué par Héraclès ; AP IX, 4338). Γυλιαύχην « au cou aussi court qu’un sac militaire (γυλιός, voir vers 527) », est un hapax chez Aristophane (Pax 789, passage lyrique) par métaphore, on pouvait parler du « cou » d’un sac, comme explique une scholie9 ; une métaphore explique aussi l’emploi par le même auteur d’un autre hapax, le composé μεσαύχην : les lexicographes livrent trois mots : μεσαύχενας νέκυας τοὺς ἀσκούς (fr. 745 KA = 725 Kock). Selon Hésychius (μ 939), il s’agit d’outres « liées par le milieu du cou ». Ces outres, cadavres (parce que vides !), ont plutôt « leur cou mitoyen »10.
Empédocle (fr. 57, 2 Diels-Kranz) parle de créatures monstrueuses : ᾗ πολλαὶ μὲν κόρσαι ἀναύχενες ἐβλάστησαν « Sur elle (= la Terre) naquirent beaucoup de têtes sans cou, et des bras erraient nus et privés d’épaules… (vers cité plusieurs fois par Aristote). On trouve chez le lyrique Simonide (fr. 390, 2 LSJ Page = 586 PMG Page)11, des rossignols χλωραύχενες « au cou jaunâtre (ou pâle ?) » ; le mot se retrouve chez Bacchylide (Ode 5, 172), dans les paroles adressées à Héraclès par l’âme de Méléagre : Λίπον χλωραύχενα / ἐν δώμασι Δαιάνει-/ ραν… » Dans notre demeure, j’ai laissé Déjanire12 au cou pâle… »13.
Parmi les tragiques, Euripide a employé plusieurs composés en -αύχην : μακραύχην qualifie κλῖμαξ dans les Phéniciennes, 1173, à propos de Capanée qui, selon le récit du messager, est devenu fou, « il allait en tenant les marches d’une échelle au long cou… » : cette échelle, que gravit Capanée pour atteindre le haut du rempart, est l’image de son orgueil qui le fait se vanter (ἐκόμπασε) d’être plus puissant que Zeus. Au sens concret, en ionien, l’adjectif est thématisé ; Hippocrate (Epid. 2, 1, 8) l’emploie au neutre pluriel, substantivé (à côté de τὰ μακροκέφαλα), et Aristote le reprend sous cette forme (HA 595a 11 = 8, 6). Signalons le surcomposé μακροκαμπυλαύχην « au long cou recourbé », en parlant du héron, chez le comique sicilien Épicharme (fr. 85, 1 KA, cité par Athénée 2, 69 et 9, 58), et aussi, chez le lyrique Timothée (Pers., fr. 425, 89 LSJ Page = 791 PMG Page) μακραυχένοπλος pour un navire « muni de longs cous (= avirons) »14.
Euripide emploie deux fois δολιχαύχην « au cou allongé » (Hel. 1487, passage lyrique, épithète de πταναί « oiseaux »15 ; I. A. 794, épithète de κύκνος « cygne). Le mot se trouvait déjà dans un dithyrambe de Bacchylide (2, 6), probablement épithète aussi de κύκνος16.
Parmi les composés les plus anciens, il y a aussi φριξαύχην « au cou hérissé », attesté lui aussi en poésie : Élien (NA, XII, 45) cite des vers attribués au poète lyrique archaïque Arion17 (fragment tenu aujourd’hui pour anonyme, fr. 466, 8 LGS Page = 939 PMG Page), qui l’emploie pour des dauphins (dont l’encolure doit être piquante). Un poète tragique anonyme (Tragica adespota, fr. 383 Snell-Kannicht = Nauck2, fragment cité par Plutarque, Du contrôle de la colère, 462 E) l’emploie pour un sanglier (κάπρος) « au cou hérissé de soies »). Le composé βυσαύχην « au cou épais, bourré »18 est aussi poétique, expressif , forgé par un comique ; il est attesté par le lexicographe Pollux (2, 135) qui ne cite pas d’auteur, et par Athénée (II, 64), qui cite un fragment du Rustre de Xénarque (comique du IVe siècle av. J.-C., frg. 1, 4 KA) : ἄστυτος οἶκος, κοὔτε βυσαύχην θεᾶς / Δηοῦς σύνοικος… « logis sans virilité et qui n’est pas colocataire au cou épais de la déesse Déméter…»19. Le comique Théopompe (Ve-IVe s.) emploie aussi dans ses Soldates (frg. 55, 1-2 KA, cité par Athénée, XI, 66) στρεψαύχην, « qui a le col tordu » : ἐγὼ γὰρ <ἂν> κώθωνος ἐκ στρεψαύχενος / πίοιμι τὸν τράχηλον ἀνακεκλασμένη; « Par exemple moi [dit une soldate], je pourrais boire dans une coupe militaire au col tordu, en me brisant le cou ? »20
En prose, on trouve un composé ; κρατεραύχην « à l’encolure puissante » est un hapax chez Platon, dans le mythe de « l’attelage ailé » du Phèdre (253 e 2), à propos du second cheval, le tordu (σκολιός). On notera que si son encolure est forte, ce cheval est βραχυτράχηλος « court de cou » : la hauteur est en cause pour τράχηλος, alors qu’il s’agit de tour de cou pour κρατεραύχην. Dans le Corpus Hippocratique (Epid. 6, 1, 2) il s’agit des individus : Οἱ φοξοί, οἱ μὲν καρτεραύχενες « les gens à figure pointue, les uns ont l’encolure puissante… » 21
Un composé d’un autre type, composé de dépendance verbale progressif 22, se trouve dans un fragment de Pindare (fr. 70 b, Dithyr. II, 12-14 Maehler) : ἐν δὲ Ναίδων ἐρίγδουποι στοναχαί / μανίαι τ ̓ ἀλαλαί τ ̓ ὀρίνεται ῥιψαύχενι / σὺν κλόνῳ… « (Dans les sanctuaires) voici que s’élèvent les gémissements fracassants des Naiades, les délires et les alalai, accompagnés d’un mouvement tumultueux qui rejette le cou en arrière. » Plutarque cite trois fois23 les vers 13-14, sous des formes diverses.
Nous avons laissé pour la fin de cette énumération le seul composé qui ait quelque vitalité ; c’est un composé possessif, ὑψαύχην « qui tient son cou haut, qui redresse sa tête ». Euripide l’emploie hardiment, comme épithète de ἐλάτη « sapin », dans les Bacchantes, 1061 (récit du messager rapportant les mots de Penthée : … Ὦ ξέν᾽, οὗ μὲν ἕσταμεν, / οὐκ ἐξικνοῦμαι μαινάδων ὄσσοις νόθων·
ὄχθων δ᾽ ἔπ᾽, ἀμβὰς ἐς ἐλάτην ὑψαύχενα / ἴδοιμ᾽ ἂν ὀρθῶς μαινάδων αἰσχρουργίαν.
Ô étranger, là où nous sommes arrêtés, mes regards n’atteignent pas tes prétendues Ménades. Mais en montant sur une hauteur ou sur un sapin qui porte haut sa tête, je verrais peut-être la honteuse conduite des Ménades.
Entre autres qualificatifs, Platon décrit le premier cheval de l’attelage ailé, le bon, comme ὑψαύχην « il a l’encolure haute » (Phèdre, 253 d 5, traduction P. Vicaire) : c’est une qualité, qui figure la fierté, l’orgueil. Mais dans la plupart des exemples, avoir le cou dressé est l’expression métaphorique d’un caractère hautain, altier, proche mais différent du mépris (qui suppose un autre que l’on « regarde de haut »)24. Dans le corpus des fables d’Ésope, on trouve le mot appliqué aux hommes (fable 107 Hausrath-Hunger = 139 Chambry) : οὕτω τε συνέβη τοὺς ἀνθρώπους, ὅταν μὲν ἐν τῷ Διὸς χρόνῳ γένωνται, ἀκεραίους τε καὶ ἀγαθοὺς εἶναι, ὅταν δὲ εἰς τὰ τοῦ ἵππου ἔτη γένωνται, ἀλαζόνας τε καὶ ὑψαύχενας εἶναι… « Il arriva ainsi que, quand les hommes sont dans le temps imparti par Zeus, ils sont purs et bons, tandis que quand ils sont dans les années que le cheval leur a données, ils sont flambards et hautains…). Les poètes tardifs (épigrammes, Nonnos) emploient le mot au sens concret ou au sens figuré, souvent sans nuance péjorative. On remarque encore un emploi métaphorique pour un bouteille, à qui le poète s’adresse comme à un être humain « au col élevé » dans une épigramme d’auteur inconnu (AP V, 135, 1-2) : …μακροτράχηλε, / ὑψαύχην στεινῷ φθεγγομένη στόματι… « Toi qui as long cou, qui parle en tenant haut ton col d’une bouche étroite… »25
De ὑψαύχην dérive le verbe ὑψαυχενέω26 « tenir haut son cou, faire le fier, avoir une attitude hautaine » ; il se rencontre dans la prose tardive (Philon, Plutarque, Élien, etc.)27. Eustathe, dans son Commentaire à l’Iliade, éd. van der Walk, vol. 2, p. 376, glose très précisément ce verbe: Τὸ δὲ «ὑψοῦ κάρη ἔχει», ὅ ἐστιν ὑψαυχενεῖ.
Il est remarquable que le verbe ὑψαυχέω28 « être fier, se vanter », doublet de αὐχέω, manifeste la contamination des deux familles de mots ; le grec a le sentiment, erroné d’un point de vue diachronique, d’une parenté entre le mot αὐχήν et le verbe αὐχέω, le sens ayant poussé à rapprocher les formes29.
Τράχηλος
De Tράχηλος, il y a quelques dérivés30 , nominaux ou verbaux. Les dérivés nominaux sont pour la plupart tardifs. Le pluriel neutre τραχήλια se trouve dans le corpus hippocratique et chez les comiques (AR., Vesp. 968 ; Phérécrate, fr. 60 KA). Comme l’indique une scholie au vers 968 des Guêpes, le mot désigne, dans les viandes, les extrémités et les bas morceaux (τὰ ἄκρα καὶ τὰ εὐτελῆ κρέα), le cou faisant partie de ceux-ci. Le singulier se trouve chez les lexicographes (Photius, EM) glosant στύραξ: τὸ κάτω τοῦ δόρατος τραχήλιον « talon (ou hampe) de la lance » et aussi dans un papyrus du IIe siècle au sens de « collier ».31 L’adjectif τραχηλιαῖος « du cou » est attesté dans les traités d’hippiatrie et chez les lexicographes ; dans le même sens, Strabon (Georg. II, 5, 27 ; XVI, 4, 11) emploie τραχηλιμαῖος. Les adjectifs τραχηλοειδής et τραχηλώδης « à l’aspect, en forme de cou » se rencontrent chez Galien32.
Le verbe τραχηλίζω « prendre au cou, maltraiter, endommager », simple ou préverbé, est courant dans la langue hellénistique et tardive (Théophraste, Caract. 27, 5 et prose ultérieure) ; ἐκτραχηλίζω est, lui, courant à l’époque classique (Aristophane, Démosthène), dans un sens technique en équitation (Xénophon, Cyr., I, 4, 8) « faire passer le cavalier pardessus le cou » ou plus généralement « rompre le cou, détruire » (Aristophane, prose). Au passif, le verbe signifie « être endommagé », pour des barques par exemple (Plutarque, De la curiosité, 521 B 9 ; Josèphe, Bell. Iud. 4, 375). De τραχηλίζω dérivent d’une part le nom d’action τραχηλισμός « le renversement du cou et de la tête en arrière » (Plutarque, De la cupidité, 526 E 9 ; Athénée, 1, 26 ; Lucien, Lexiphane, 5), qui est propre à la lutte, d’autre part le nom d’instrument τραχηλιστήρ « bandage pour le cou » (Pseudo-Galien). Un autre verbe dérivé, τραχηλιάω « tenir haut le cou, faire le fier » (Hésychius le glose par : ὑψῶ αυχένα « je dresse le cou »), se trouve dans la Septante et dans la prose tardive, il nous rappelle ὑψαυχενίζω cf. supra) et son suffixe, suggère Chantraine (DELG su τράχηλος) est peut-être dû à l’analogie de γαυριάω, même sens.
Il y a aussi de nombreux composés, dont τράχηλος constitue le premier ou le second terme. Les composés dont notre mot est premier terme, sont tardifs : τράχηλοδεσμότης « qui lie le cou » se trouve dans une épigramme de Philippe de Thessalonique (1er siècle de notre ère, AP VI, 107, 6) ; τραχηλοκοπέω « décolleter, décapiter », apparaît chez Plutarque, et, au passif, chez Artémidore et chez Épictète; τραχηλάγχη désigne chez Eunape (IVe-Ve siècle, Vie des sophistes, Boissonade, 481) « un lacet pour étrangler » ; enfin τραχηλόσιμος « à large encolure » peut être une création comique (Comica Adespota 908, cité par l’atticiste Phrynichos, (Prép. Sophist.), qui glose curieusement : ὁ βραχὺν τὸν τράχηλον ἔχων).
Il y a vingt-huit composés à deuxième terme -τράχηλος, dont quelques-uns seulement apparaissent dans la langue courante, la plupart étant des mots recueillis par des scholiastes ou des lexicographes. Βραχυτράχηλος apparaît chez Platon (voir supra), λεπτοτράχηλος « au cou grêle » chez Aristote, σκληροτράχηλος « qui a le cou dur, la tête dure > entêté » est dans la Septante et dans le Nouveau Testament. Chez Soranos, on trouve μικροτράχηλος « au cou menu » et εὐθυτράχηλος « au cou l’Anthologie (Statyllius Flaccus, 1er siècle avant ou après J.-C, AP VI, 196, 2) et la prose ultérieure l’emploie au sens de « qui a un cou écourté ». Dans un papyrus du IIe siècle (PSI 1116) apparaît περιτράχηλος « qui fait le tour du cou », dont dérive περιτραχήλιον « collier ». En somme, beaucoup de mots tardifs, attestés surtout en prose.
Λαιμός
Λαιμός a donné naissance à des dérivés expressifs dont le sens est proche de celui de l’adjectif λαμυρός « vorace, avide » et que nous font connaître les lexicographes, Hésychius (λ 136) a λαιμά · λαμυρά et Théognoste (Canones 27) ainsi que la Souda (σ 191) ont λαιμώρη · ἡ λαμυρίς « la gloutonne ». Le neutre pluriel d’un adjectif, employé comme adverbe, se trouve chez Ménandre (Dardanos, fr. 102 KA), au sens de « gloutonnement ». Le verbe λαιμάσσω (attique λαιμάττω) « engloutir, être glouton » est un hapax chez Aristophane (Eccl. 1179) et se retrouve chez Nicandre (Alexiph. 352, où il y a une variante λαιμώσσοντα). Le verbe dérivé λαιμάω, même sens, est aussi expressif (Hipponax, fr. 118 A-C, 3 West ; Hérondas, 6, 97 ; Aristophane, Av. 1563 passage lyrique). De même λαιμάζω (glose d’Hésychius λ 138 : λαιμάζουσιν· ἐσθίουσιν
ἀμέτρως). Lycophron (Alex. 326) emploie λαιμίζω « égorger » (un animal).
Il y a peu de composés nominaux de λαιμός. Le mot s’y trouve en premier terme : λαιμοτόμος, composé de dépendance verbale régressif, signifie « coupeur de gorge », il est attesté depuis Euripide (Iph. Taur. 444, passage lyrique). On le trouve aussi chez le lyrique Timothée (Pers. 130) et dans l’Anthologie (AP VI, 306, 4)33. Avec accent récessif, le mot a le sens passif « à la gorge tranchée », attesté chez Euripide (I. A. 776, Hec., 208, Ion, 1055, passages lyriques). Dans Électre, 459 (passage lyrique), où les manuscrits présentent λαιμοτόμον, on adopte pour des raisons métriques impérieuses la correction de Seidler λαιμοτόμαν (accusatif d’un *λαιμοτόμας, qui serait en attique λαιμοτόμης)34. Le verbe dérivé λαιμοτομέω « trancher la gorge » est attesté chez Apollonios de Rhodes (Arg. II, 840 ; IV, 1601), employé comme équivalent de l’homérique δειροτομέω, selon une scholie à Od. XXII, 349 : δειροτομῆσαι · λαιμοτομῆσαι)35. L’adjectif verbal λαιμότμητος36 se rencontre chez Euripide Ph. 455, seul passage non-lyrique de ces exemples d’Euripide, τὸ λαιμότμητον … κάρα « la tête à la gorge tranchée » et Andromède, fr. 7 Jouan-Van Looy = 122 Nauck 2 et Kannicht, 1054, fragment connu seulement par la parodie d’Aristophane, Thesmophories, 1029-1055 : …λαιμότμητ ̓ ἄχη δαιμόνων « douleurs à la gorge coupée infligées par les dieux »37.
Λαίμαργος « glouton, vorace, goinfre » est peut-être issu par haplologie de *λαιμο - μαργος, le deuxième terme étant l’adjectif μάργος « glouton » ; on retrouverait ce même terme dans στόμαργος « violent de bouche, au langage violent » (Eschyle, Perses 447 et autres tragiques)38 ». Λαίμαργος est attesté dans la prose hellénistique et tardive (Aristote, HA, 675 a 20 ; Théophraste, Hist. Plant., 1, 22, 3 et autres auteurs) et aussi dans la poésie tardive (AP IX, 252, 2 ; Oppien, Hal. II, 218). Le verbe dérivé λαιμαργέω « être vorace, se goinfrer » est employé par Porphyre (De l’abstinence, 1, 53), mais le dérivé nominal λαιμαργία « voracité, gloutonnerie, goinfrerie » est bien attesté en prose depuis Xénophon (Agésilas, 5, 1) et Platon (Resp. X, 619 b 9 ; Leg., V, 745 e 1 ; Epist. VII, 992 d 3). Ce terme expressif est attesté une fois dans la Septante (Macch. 4, 1, 27)39.
Δέρη / Δειρή
Après λαιμός dont nous avons constaté que l’extension est limitée, il nous reste à examiner δέρη. Le mot, sous la forme ionienne δειρή, apparaît dès Homère (huit exemples dans l’Iliade, cinq dans l’Odyssée). Il y désigne précisément le devant du cou d’une femme ou d’un homme, d’une déesse, du monstre Scylla, ou le cou d’un aigle. Souvent, qu’il s’agisse d’un guerrier ou d’une femme, le cou est dit ἁπαλή « délicat » : c’est le creux du cou qui est désigné, partie où la peau est la plus fine et la plus fragile40. Au sens figuré, le mot désigne une combe (cf. DELG) et est proche de δειράς, « haut vallon, combe »41. De δέρη, terme poétique, dérivent quelques mots, dont la plupart ne sont connus que par les lexicographes42. Δέραιον43 ou δέραια « collier » est assez bien attesté depuis Euripide (Ion 1431, au pluriel) ; Xénophon l’emploie pour un chien dans la Cynégétique (trois occurrences en 6, 1, cf. aussi Arrien, Cyn. 5, 8). À l’époque hellénistique, on le trouve chez Ménandre (Epitr. 246, 303 ; Périk. 815), Alciphron (3, 27) et chez le biographe d’Euripide, Satyros (papyrus, fr. 39, 7). Περιδέραιον ou περιδέραια, même sens, est dans les secondes Thesmophories d’Aristophane (fr. 332, 5 KA, au pluriel), chez des comiques inconnus (deux exemples) et dans la prose hellénistique, à partir d’Aristote. Δέριον n’est attesté que par le grammairien latin Charisius (IVe siècle, p. 46 Barwick). Avec les suffixes des noms d’instruments, δερριστήρ44 est glosé par Hésychius (δ 691) par περιδέραιον ἵππου, ou par συνάγχη περιαυχένιος (δ 692) « mal de gorge ». Selon Nicandre (fragment de prose 23 Schneider, cité par Athénée 9, 46), δειρήτης était le nom donné par les Éléens au στρουθός ; il doit s’agir de la μεγάλη στρουθός « autruche », oiseau au long cou. Il y a douze composés à deuxième terme -δειρος45. Ils s’appliquent presque tous à des animaux. Certains sont anciens, tous sont poétiques, de diverses époques46. L’hapax Δουλιχοδείρων (génitif) est épithète de κύκνων « cygnes au long col » dans l’Iliade (II, 460 = XV, 692)47. Ποικιλόδειρος « au cou bigarré » se trouve pour le rossignol chez Hésiode (O. 203), pour des sarcelles chez Alcée (fr. 345 LP), pour une vipère meurtrière d’une chienne dans une épigramme funéraire de l’Appendice de l’Anthologie (APl 154, 4). Ibycos emploie αἰολόδειροι πανέλοπες « sarcelles au cou changeant » (fr. 36a, 2-3)48 ; si la présence de ce composé est douteuse chez Stésichore (Supplément Lyr., fr. 15, col. 2, vers 5), il est bien attesté par la suite chez Oppien (Cyn. II, 317) et chez Nonnos (quatre exemples) pour divers oiseaux. L’hapax ὑψιδείρου (génitif) est épithète de χθονός « terre au col élevé », pour Delphes, dans l’Ode 4, 4 de Bacchylide. Dans les Oiseaux d’Aristophane, dans des passages lyriques (254, 1395), ταναοδείρων (génitif) est épithète de οἰωνῶν « oiseaux au cou étendu » (les scholies traduisent : μακροτραχήλων). Dans l’Alexandra, Lycophron (966) parle d’une île τρίδειρος « aux trois nuques » (traduction du dernier éditeur, dans la CUF, A. Hurst), ce qui évoque, comme explique une scholie ad loc. La Sicile (dite aussi Trinacrie, île aux trois extrémités, aux trois têtes). Enfin πολύδειρος, hapax de Nonnos (XXV, 199), « aux nombreux cous » (pour l’hydre de Lerne) semble une variante de πολυδειράς (que Nonnos emploie trois fois). Comme on voit, ces composés sont loin de prouver la vivacité de δέρη dans la langue courante.
Au terme de l’étude de ces mots désignant le cou, ou une partie du cou, il est clair que le mot le plus vivant est αὐχήν et qu’en particulier un des composés a été employé dans divers contextes, au sens concret et au sens figuré : ὑψιαύχην49. C’est l’emploi figuré qui nous paraît le plus intéressant. L’adjectif est employé pour un personnage, humain ou animal, qui a la tête dressée, ce qui traduit un sentiment : la fierté, l’orgueil (ou la vanité) s’expriment par une attitude50, celle qu’expriment d’autres langues, anciennes ou vivantes. En latin, collum tenere altum manifeste ces sentiments, en français on se pousse ou on se hausse du col, ou on se monte le cou51, on se rengorge. En anglais, make their neck stand out désigne la même attitude et donc le même sentiment, comme en allemand langen Halsen machen. Il s’agit là, pourrait-on dire, d’une véritable matrice métaphorique, au sens où l’employait Jean Taillardat52. Une enquête plus poussée dans différentes langues devrait élargir le domaine de cette métaphore. Et une étude des différentes expressions où figure le mot cou pourrait enrichir notre réflexion.